1. INTRODUCTION
Nous ne savons que très peu de choses sur l'acquisition de la liaison variable en français (p. ex. il est ([t]) allé, pas ([z]) intéressant). Elle semble tout au moins être acquise plus tardivement que la liaison catégorique (p. ex. un [n] enfant, les [z] enfants) : seulement à l’âge de l'apprentissage de l’écriture. Cela correspondrait au fait que les liaisons sont suggérées par la graphie (cf. Laks Reference Laks2005).Footnote 1
Or, il est bien connu que l'acquisition de l’écrit commence avant l'apprentissage de l’écriture et de la lecture proprement dits. Une étape préparatoire cruciale est notamment constituée par l’écoute de textes lus à haute voix, tant en ce qui concerne le médium graphique que la conception de distanceFootnote 2 (cf. Söll Reference Söll1985; Koch et Oesterreicher Reference Koch and Oesterreicher1985; Bredel, Fuhrhop et Noak Reference Bredel, Fuhrhop and Noak2011). Cette confrontation précoce avec l’écrit affaiblit la thèse d'une stricte diglossie entre le français parlé, variété basse acquise en famille, et le français écrit, variété haute apprise à l’école (cf. Koch Reference Koch and Engler1997; Massot et Rowlett Reference Massot and Rowlett2013); elle donne cependant une explication supplémentaire à la variation sociale. Les enfants de milieux favorisés ont ainsi tendanciellement un accès plus précoce à l’écrit (cf. thèse du déficit de Bernstein Reference Bernstein1964).
D'une manière générale, la question de l'input est centrale pour les recherches acquisitionnistes. Celles-ci se limitent pourtant à la parole spontanée des proches dans les premières années. La prononciation en lecture, en particulier dans les médias de masse destinés aux enfants (CDs de chansons et comptines, dessins animés, jeux vidéo, etc.), n'a en revanche été que peu étudiée jusqu’à présent. Concernant la liaison, la seule étude existante (Chabanal et Liégeois Reference Chabanal, Liégeois, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014) met l'accent sur les liaisons catégoriques. Le présent article analyse un corpus combinant ces deux types d'input jusqu'alors négligés : il s'agit à la fois de CDs audio et de lectures. Les locuteurs étant des comédiens, notre étude s'inscrit dans les recherches sur la liaison chez les professionnels de la parole, comme les journalistes de radio (Ågren Reference Ågren1973) ou les hommes politiques (Encrevé Reference Encrevé1988; Laks Reference Laks, Baronian and Martineau2009).
Il s'agit ainsi d'une première analyse de la liaison portant sur un vaste corpus de lecture. À l'heure actuelle, le seul point de comparaison est le projet Phonologie du Français Contemporain PFC avec son texte lu Le village de Beaulieu (cf. Durand, Laks et Lyche Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009; http://www.projet-pfc.net/). Notre corpus permettra également d'approfondir la question du style : quel est l'effet du positionnement stylistique d'un texte écrit (au sens du médium) entre l'oral et l’écrit conceptionnels (cf. note 2) sur le médium oral dans le cas de la lecture ? Les résultats de cette étude exploratoire fournissent des arguments en faveur d'une approche multidimensionnelle de la liaison (cf. Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008).
2. LA LIAISON : ETAT DE L'ART
Avant de nous pencher sur l’étude même de la liaison variable dans les livres audio pour enfants, nous allons présenter l’état de l'art concernant la liaison, chez les adultes (2.1) comme chez les enfants (2.2). L'objectif de cette section est de livrer une synthèse critique des études antérieures. Cela nous permettra de dégager des critères d'analyse que nous appliquerons ensuite à notre propre corpus.
2.1. La liaison chez les adultesFootnote 3
Pendant longtemps, ce que nous savions de la liaison était essentiellement basé sur des intuitions, simplifiées à des fins didactiques (cf. Delattre Reference Delattre1947 sqq., Fouché Reference Fouché1959). Le modèle choisi était celui de la « conversation naturelle de la classe cultivée » (Delattre, Reference Delattre1956 : 49sq.), voire de leur « conversation ‘soignée’ » (Fouché, Reference Fouché1959 : II). On y proposait des listes de constructions (p. ex. article défini + nom, nom pluriel + adjectif) et des exemples de combinaisons de lexèmes précis (p. ex. les [z] enfants, des maisons ([z]) immenses). Ce faisant, c'est le « degré d'union » (Delattre, Reference Delattre1947 : 39) qui était identifié comme facteur central, c'est-à-dire la morphosyntaxe, et ‒ par relation de dépendance ‒ la prosodie. De plus, on notait une tendance globale favorisant la liaison en montant sur l’échelle sociale, et sur le continuum de situations en direction de la plus grande distance communicative et du style le plus soutenu, le maximum étant atteint dans la récitation des vers. On mentionnait également des facteurs connexes comme l’évitement du hiatus, l'emphase (avec accent d'insistance et coup de glotte) ainsi que l'existence de constructions figées (cf. Delattre Reference Delattre1947 et Reference Delattre1956).
C'est sur ces données normatives que ce sont basées les modélisations formelles à partir des années 1960, d'abord génératives (Schane Reference Schane1967, Selkirk Reference Selkirk1974), puis autosegmentale (Encrevé Reference Encrevé1988) et finalement optimaliste (Tranel Reference Tranel2000). Ces différentes approches adoptent une perspective ‘interne’, ce qui les conduit à se restreindre aux aspects phonologiques (évitement du hiatus) et syntaxiques (cohésion) et à déléguer l'analyse de la variation socio-stylistique à la sociolinguistique (cf. Ashby Reference Ashby, Cressey and Napoli1981). Il s'y ajoute dernièrement le FLE (cf. Howard Reference Howard2006; Kondo Reference Kondo2012). Ces approches échouent cependant devant la complexité des données, ce que Morin et Kaye Reference Morin and Kaye1982 soulignaient déjà à propos des émissions télévisées :
The facts that we have observed in this paper show that although there clearly are syntactic factors that must be included in any analysis of liaison, the traditional approach, according to which the syntactic environment in which a liaison occurs is defined category by category, and sometimes even word by word, appears to be essentially correct. (Morin et Kaye Reference Morin and Kaye1982 : 326)
Cette variation lexicale est confirmée par l'ensemble des études sur corpus parues depuis les années 1970 (cf. Ågren Reference Ågren1973; Malécot Reference Malécot1975; De Jong Reference De Jong and Lyche1994; Encrevé Reference Encrevé1988), et surtout sur très grand corpus comme PFC (cf. Mallet Reference Mallet2008; Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008; Durand et al. Reference Durand2011). Les formes du verbe être nous en fournissent un exemple frappant. Les taux de liaison y varient considérablement de c'est (impersonnel), à est (personnel) et sont (pour des données chiffrées cf. section 5.2), variation attestée en maintenant tous les autres facteurs constants : morphologie (forme verbale conjuguée), sémantique (auxiliaire), longueur syllabique (une syllabe), consonne de liaison ([t]). Ces données confirment les intuitions anciennes: la liaison est bien un phénomène multidimensionnel.
[. . .] we will argue that liaison cannot be seen as a single phonological process, but that it is partly morphosyntactic, partly phonological, partly phonetic and partly the result of the speaker's knowledge of the orthographic system, particularly in the areas most sensitive to sociolinguistic variation. (Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008 : 34)
Laks Reference Laks2005 pousse ces conclusions jusqu’à dire qu'il s'agit non pas d'un seul phénomène, mais de deux phénomènes différents : la liaison catégorique, préposée, marquant la morphologie (notamment le [z] du pluriel nominal), et la liaison variable, postposée, suggérée par la graphie et fonctionnant ainsi comme marqueur socio-stylistique (cf. Laks Reference Laks2005 et Reference Laks, Baronian and Martineau2009).
Cette analyse correspond au fait que la liaison est une survivance d'un état ancien de la langue, marqué par le passage entre l'ancien et le moyen français. En effet, lorsque les consonnes finales furent élidées, elles persistèrent dans un contexte, celui où des mots étroitement liés au niveau syntaxique se trouvaient au sein du même groupe prosodique. Les consonnes finales étaient alors enchaînées, c'est-à-dire resyllabées à l'attaque du mot suivant, ce qui au passage les protégeait de l’élision (cf. Delattre Reference Delattre1947; Ågren Reference Ågren1973; Morin et Kaye Reference Morin and Kaye1982; Laks Reference Laks2005; Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008) :
In a general way, we can say that the forbidden liaisons involve word-final consonants that have now completely disappeared before vowels, that optional liaisons involve those that are now in the process of disappearing, and that the required ones involve those that have not yet begun to erode, but where the dividing lines are, no one can say. (Malécot Reference Malécot1975 : 173)
Dans les autres contextes, il est cependant possible de faire revivre la consonne, notamment en raison de sa présence graphique. Nous examinerons ces contextes variables un par un dans la partie d'analyse (section 5).
Ces résultats complexes mis à jour par la linguistique de corpus ne peuvent guère être pris en compte par les théories formelles que nous avons citées. Ils constituent plutôt des arguments en faveur de la linguistique cognitive et plus précisément des modèles exemplaristes basés sur l'usage, comme Bybee (Reference Bybee2001 et Reference Bybee2005) l'a déjà montré pour le cas de la liaison (cf. Pustka Reference Pustka2007 pour le schwa et les liquides). Dans ces approches, ce ne sont pas les processus, mais les représentations qui se trouvent au centre de la modélisation. Ces représentations peuvent constituer des clusters avec différentes formes pour une même entrée lexicale et sont marquées par un changement permanent, dépendant des contextes linguistiques et non-linguistiques: les formes fréquentes dans l'usage, notamment dans les constructions plus ou moins figées, gagnent en force lexicale et sont ainsi plus rapidement accessibles, alors que les formes rares se marginalisent.
La perspective cognitive permet de sortir de la limitation que les linguistes se sont infligés eux-mêmes en faisant abstraction d'un ‘système’ synchronique (qui dans la réalité est loin d’être économique et logique) au profit d'explications universelles : les principes de la communication (p. ex. immédiat/distance, hiérarchies sociales), de l'articulation (p. ex. structure syllabique, accentuation) et du changement (p. ex. principes de diffusion, notamment par la fréquence). Ceux-ci se reflètent dans la variation, non seulement au sein de la communauté des locuteurs, mais également au niveau de la cognition individuelle.
2.2. La liaison chez les enfants
Longtemps négligée, l'acquisition précoce de la liaison est étudiée depuis deux décennies environ, et depuis, les recherches se multiplient. S'opposent essentiellement deux conceptions théoriques : l'approche abstraite de Wauquier-Gravelines et Braud Reference Wauquier-Gravelines and Braud2005 et l'approche constructionniste de Chevrot, Dugua et Fayol Reference Chevrot, Dugua and Fayol2009. Ces recherches restent centrées sur la liaison catégorique chez l'enfant de moins de six ans et, jusqu’à présent, la liaison variable chez les enfants plus âgés est peu étudiée (cf. Dugua et Baclesse Reference Dugua, Baclesse, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014). La parole adressée aux enfants n'a pas non plus attiré un grand intérêt dans ce domaine; l’étude toute récente de Chabanal et Liégeois Reference Chabanal, Liégeois, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014 fournit quelques premiers chiffres pour la liaison variable, réalisée entre 3% et 14%, sans entrer dans plus de détails. Méthodologiquement, ces approches sont diverses : de l’élicitation par la lecture à la récitation et jusqu’à la parole spontanée.
En ce qui concerne la liaison variable, les contextes étudiés restent assez limités : Dugua Reference Dugua2002 se penche exclusivement sur les adjectifs préposés petit et gros (cf. aussi Soum-Favaro et al. Reference Soum-Favaro, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014 pour des erreurs d’écriture du type gro segle pour gros aigle), et Chabanal et Embarki Reference Chabanal and Embarki2002 mettent l'accent sur les formes verbales conjuguées c'est et est. Il faut préciser que ces liaisons sont considérées comme obligatoires par Delattre Reference Delattre1947, mis à part est. Dans l’étude de Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008, en revanche, gros et c'est s'avèrent également variables – ce qui est confirmé par le présent corpus (cf. section 5.2). Un panorama plus vaste est fourni par le mémoire de maîtrise de Basset Reference Basset2000, dont les résultats sont repris par Wauqiuer Reference Wauquier2009, ainsi que par l’étude du folklore enfantin par Nardy, Chevrot et Chauvin Reference Nardy, Chevrot, Chauvin, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014.
Les résultats globaux sont les suivants. Tout d'abord, les liaisons variables sont acquises plus tardivement que les liaisons catégoriques (en prenant l'absence de fausses consonnes de liaison comme critère d’évaluation) : non pas comme la liaison obligatoire entre trois et cinq ans, mais plutôt entre six et huit ans, voire plus tard (cf. Wauquier-Gravelines et Braud Reference Wauquier-Gravelines and Braud2005; Chevrot, Dugua et Fayol Reference Chevrot, Dugua and Fayol2005; Dugua et Baclesse Reference Dugua, Baclesse, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014; Soum-Favaro et al. Reference Soum-Favaro, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014). De plus, l'acquisition se fait plus rapidement chez les enfants provenant de milieux sociaux favorisés, ce qui s'expliquerait par la fréquence des liaisons dans l'input (cf. Chabanal et Embarki Reference Chabanal and Embarki2002; Chevrot, Dugua et Fayol Reference Chevrot, Dugua and Fayol2005; Nardy Reference Nardy2008; Nardy et Dugua Reference Nardy and Dugua2011). Les enfants de tous les milieux sociaux sont par ailleurs sensibles à la variation situationnelle et stylistique : ils réalisent davantage de liaisons dans les récitations de poésies et de comptines que dans les élicitations à partir d'images ou en parole spontanée, donc plus dans l’écrit oralisé et l'oral élaboré qu’à l'oral (semi-)spontanéFootnote 4 (cf. Chabanal et Embarki Reference Chabanal and Embarki2002; Nardy, Chevrot et Chauvin Reference Nardy, Chevrot, Chauvin, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014).
Pour des contextes précis, les études ont montré que la liaison est acquise plus tardivement après gros qu'après petit – il existe donc déjà une variation lexicale chez les enfants (cf. Dugua et Baclesse Reference Dugua, Baclesse, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014). À l’âge de 11 ans, le taux des liaisons variables reste très bas, en l'occurrence 0% après les substantifs au pluriel et les formes du verbe avoir, un maximum de 20% étant atteint avec les formes du verbe être (cf. Basset Reference Basset2000). Pour ce qui est des adjectifs préposés et des formes verbales conjuguées, cette rareté de la liaison concerne même les comptines. On observe cependant deux exceptions : les formes du verbe être liaisonnent même à 86%, alors que les mots invariables, représentés par la conjonction quand, le font à 100% (cf. Nardy, Chevrot et Chauvin Reference Nardy, Chevrot, Chauvin, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014).
Nardy, Chevrot et Chauvin Reference Nardy, Chevrot, Chauvin, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014 remarquent par ailleurs que certains contextes lexicaux sont particulièrement fréquents (p. ex. sont [t] ouvertes, 35 occurrences; cf. aussi section 5.2). En lecture, Dugua et Baclesse Reference Dugua, Baclesse, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014 notent un « continuum de fréquence de réalisation entre 0% (après depuis) et 99,4% (après très) », mais ne donnent malheureusement pas de chiffres pour d'autres mots.
Après ce survol des études existantes portant sur la liaison variable, tant chez les adultes que chez les enfants, nous exposerons la méthodologie de notre propre étude sur les livres audio destinés aux enfants.
3. METHODE D'ANALYSE
La présentation de la méthodologie commencera par la description du corpus (3.1) et se poursuivra par celle du protocole d'analyse (3.2).
3.1. Le corpus de livres audio pour enfants
Les Français ont longtemps été sceptiques face au livre audio. Contrairement aux pays anglophones et germanophones, où ce support occupe déjà 10% du marché du livre, sa diffusion ne fait que débuter en France, où le seuil de 1% n'a pas encore été franchi (cf. Livres Hebdo, 774; 24/04/2009). Alors que ce développement récent est considéré comme une réponse à la mobilité et l'individualité croissantes, la tradition des livres audio est bien ancienne. Ils ont pourtant longtemps été réservés à ceux qui ne peuvent ou ne savent pas lire eux-mêmes : les mal voyants et les enfants. Les premiers « livres phonographiques » pour déficients visuels sont apparus dès l'invention du phonographe en 1877; pour les enfants, l'idée est née dans les années 1920. Aujourd'hui, le département audiovisuel de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) contient à peu près 100 000 documents destinés aux enfants à partir de cette époque – un corpus très précieux qui demande encore à être exploité.
Contrairement à d'autres pays, les médias audio pour enfants proposés en France s'adressent pour la plupart à un public favorisé. Ils proposent essentiellement des classiques dont l’écoute en classe est explicitement autorisée par certains éditeurs (p. ex. par Gallimard), mettant en avant leur intéret pour l'acquisition de la lecture. La forme de présentation est essentiellement celle de la lecture à haute voix – contrairement à l'Allemagne par exemple, où les pièces radiophoniques connaissent un succès incontestable depuis la diffusion de la cassette audio dans les années 1970 et 1980 (cf. Bastian Reference Bastian2003). En France, la réception des livres audio par les enfants contribue ainsi à un élargissement du clivage social portant sur les compétences de l’écrit. On soulignera néanmoins l'intérêt pour le soutien des enfants de milieux défavorisés : en plus de la distribution de livres et de l'organisation de réunions de conteurs, on pourrait aussi avoir recours à ces médias de masse.
Le corpus sur lequel se base la présente étude est constitué de 32 livres audio pour la plupart conseillés pour les enfants dès l’âge de 4 à 5 ans, d'une durée totale de 17 heures et 35 minutes, correspondant à 122 363 mots et 7 348 contextes codés de liaisons potentielles. Ce corpus se situe ainsi, par sa taille, au cinquième rang des corpus de liaison, après ceux du projet PFC (actuellement environ 72 heures de parole spontanée et 21 heures de lecture), du corpus d'Orléans analysé par De Jong Reference De Jong and Lyche1994 (environ 45 heures), du corpus radiophonique d’Ågren Reference Ågren1973 (environ 40 heures) et du corpus de conversations parisiennes de Malécot Reference Malécot1975 (environ 25 heures).
Concernant la lecture, en revanche, il n'existe qu'un seul point de comparaison : le projet PFC (cf. Durand, Laks et Lyche Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009; http://www.projet-pfc.net/). Ce corpus est très grand en ce qui concerne son nombre de locuteurs (environ 300 à l'heure actuelle) et en même temps très restreint par son lexique : les 399 mots du texte lu ne contiennent en effet que 33 contextes de liaison. De plus, il s'agit d'un texte construit par des phonologues dans le but de tester des contextes de liaison bien précis (p. ex. grand ([t]) émoi, pâtes ([z]) italiennes). Les livres audio, en revanche, ont été écrits et lus indépendamment de toute étude linguistique. Le type de lecture est bien évidemment différent et on pourrait s'interroger sur leur naturalité respective : celle proposée par les non-professionnels, éventuellement moins conscients de leur parole, ou celle des professionnels de la parole présentant une plus grande sécurité linguistique lors d'une tâche beaucoup plus longue (entre 13 minutes et plus de 2 heures contrairement aux 2 à 3 minutes dans PFC).
La constitution du corpus a été conduite dans un souci de diversité et de profondeur, afin de permettre des analyses aussi bien quantitatives que qualitatives. La diversité concerne, d'un côté, les genres littéraires présents, de l'autre, les types de lecteurs. En ce qui concerne les genres, on trouve en effet des contes de fées traditionnels de Grimm, Andersen et Perrault (p. ex. Le Petit Chaperon Rouge), des contes musicaux classiques (p. ex. Pierre et le Loup), des fables de La Fontaine dans une version moderne (p. ex. Le Corbeau et le Renard), des contes du monde (p. ex. africains) ainsi que deux œuvres littéraires plus longues, Le Petit Prince de Saint Exupéry (1943) et Le Petit Nicolas de Sempé et Goscinny (1959) (cf. liste des CDs audio en annexe). Les lectures ont été faites par 17 locuteurs différents, pour la plupart des comédiens connus, parmi lesquels trois sont des locuteurs de français L2, originaires du Maroc, du Sénégal et d'Haïti.
Les textes varient considérablement quant à leur longueur : entre 13 et 20 minutes pour une bonne partie des contes de fées (avec entre 25 et 260 contextes de liaison codés; cf. tableau 14), environ une heure pour les collections de contes du monde et deux heures ou plus pour Le Petit Prince et Le Petit Nicolas. Ainsi, les taux de liaison observés ne permettent pas une comparaison équilibrée des textes; en revanche, les chiffres plus élevés pour les lectures du Petit Prince (897) et du Petit Nicolas (1 549) permettent d'aborder la question de la variabilité idiolectale.
3.2. Le protocole d'analyse
Outre la question du style, les livres audio présentent un avantage non négligeable du point de vue de l’économie de la recherche : il n'est pas nécessaire de recruter des informants ni de procéder à une transcription préalable. Dans notre cas, la version graphique préexiste même à la version phonique – et n'est guère modifiée dans le cas des livres pour enfants analysés. Vu l'aspect visuel très important des albums pour les moins de 6 ans, les livres consultés n'ont cependant pas permis une saisie automatique du texte par des programmes de reconnaissance, mais ont dû être dactylographiés. Dans le cas du Petit Prince et du Petit Nicolas, les textes (disponibles au format de livre de poche) étaient disponibles en ligne sous forme électronique.Footnote 5 Il faudrait préciser que nous avons fait économie d'un alignement texte/son, comme on le fait souvent pour les corpus oraux (p. ex. dans le cadre du projet PFC), et que nous avons effectué le codage tout simplement sous WORD.
Avant l’étude de la liaison sur les CDs audio, les textes eux-mêmes ont été soumis à une analyse linguistique afin de les situer sur le continuum entre oral et écrit conceptionnels (cf. section 1). En effet, même si la situation de communication est identique pour l'ensemble des livres audio (grande distance spatio-temporelle, haut degré de planification, aucun rapport personnel entre les partenaires de la communication, etc.), l'auteur peut créer une certaine intimité.
Une difficulté supplémentaire est bien connue des recherches littéraires et linguistiques sur l'oralité simulée (cf. Goetsch Reference Goetsch1985) : un texte est loin d’être homogène, mais utilise des degrés d'oralité différents pour mettre en scène récit et discours et pour caractériser les personnages. Cette fonction contrastive concerne en particulier la hiérarchisation sociale, comme Blank Reference Blank1991 l'a montré pour l’œuvre de Queneau (cf. aussi Langenbacher Reference Langenbacher1981) et la relation entre enfants et adultes (cf. Goldschmitt Reference Goldschmitt, Christl, Ellena and Landvogt2005 pour une comparaison du Petit Prince et du Petit Nicolas). Alors que l'on trouve depuis très longtemps des traits de l'oral dans certaines pièces de théâtre populaires (p. ex. Les Agréables conférences de Deloffre, 1649–1651) et dans les discours directs du roman réaliste et naturaliste (p. ex. dans l’œuvre de Zola), la nouveauté est de les trouver dans le récit (cf. Blank, Reference Blank1991; Goldschmitt, Reference Goldschmitt, Christl, Ellena and Landvogt2005). S'y ajoute le fait que les livres pour enfants de moins de 6 ans sont conçus pour la lecture à haute voix. Dans le cas des contes de fées, la situation est encore plus complexe, ceux-ci ayant initialement été transmis à l'oral, ensuite mis par écrit, transformés à maintes reprises, puis ré-oralisés.
Grâce aux différences de fréquence, le niveau morphosyntaxique se prête aisément à un positionnement des textes sur le continuum immédiat/distance. À ce niveau en français, les différences sont particulièrement riches – ce qui a pu conduire à un traitement diglossique (cf. Koch Reference Koch and Engler1997; Massot et Rowlett Reference Massot and Rowlett2013). Certains phénomènes semblent effectivement être distribués de façon (quasi-) complémentaire (cf. Söll 3 Reference Söll1985; Koch et Oesterreicher Reference Koch, Oesterreicher, Holtus, Metzeltin and Schmitt2001 et 2 Reference Koch and Oesterreicher2011), raison pour laquelle nous allons nous pencher sur ceux-ci dans notre analyse. Le tableau 1 visualise les phénomènes choisis :
Considérons à présent les lectures. La méthode d'analyse de la liaison est celle du protocole PFC (cf. Durand, Laks et Lyche Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009; http://www.projet-pfc.net/). Dans un premier temps, il s'agit de repérer les contextes possibles de la liaisonFootnote 6 ; dans un second temps, ces contextes possibles sont codés selon le système de codage PFC (cf. tableau 2), légèrement modifié.Footnote 7
Les différents types de données – informations sur les textes et lectures, analyse morphosyntaxique et codage liaison – ont été intégrés dans une banque de données ACCESS, enrichie par un tagging des classes de mots.Footnote 8
4. LE STYLE DES TEXTES : LA MORPHOSYNTAXE ENTRE ORAL ET ECRIT
Pour le positionnement des textes sur le continuum immédiat/distance, nous sommes confrontés aux problèmes habituels de toute classification : après avoir décidé quelles variables et variantes prendre en compte (cf. section 3.2), il faudra encore savoir quels poids donner à chacune d'entre elles afin de permettre une quantification. L'objectif d'une telle procédure serait en fin de compte de proposer un modèle transparent de l'intuition des non-experts dans l'esprit de la linguistique perceptive des variétés (cf. Krefeld et Pustka Reference Krefeld and Pustka2010). Vu que la taille du corpus et le nombre des phénomènes morphosyntaxiques sont trop bas pour procéder à une telle quantification, nous nous sommes limités, dans cette première approche exploratoire, à la présence/absence des traits (cf. tableau 3) : la distance est surlignée en gris et l'immédiat en blanc ‒ ou plus précisément : les traits de distance (à droite) ainsi que l'absence de traits d'immédiat (à gauche) en gris, les traits de l'immédiat (à gauche) et l'absence de trait de distance (à droite) en blanc.
Le tableau montre que les contes musicaux, les contes de fées, les contes du monde et Le Petit Prince sont essentiellement écrits dans un français de distance, tandis que Le Petit Nicolas et les fables modernisées contiennent un bon nombre de particularités du français parlé, donc de l'oral simulé.
Cette classification globale ne devrait cependant pas masquer une variation considérable à l'intérieur des textes, notamment entre récit et discours ainsi qu'entre les différents personnages. Prenons l'exemple des pronoms nous, on ‘nous’ et l'on :
(1) Pronoms nous, on ‘nous’ et l'on dans Le Petit Nicolas
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(a) Ce matin, nous Footnote 9 sommes tous arrivés à l’école bien contents, parce qu’on va prendre une photo de la classe qui sera pour nous un souvenir que nous allons chérir toute notre vie, comme nous l'a dit la maîtresse. (Le Petit Nicolas)
-
(b) Les caisses, on est allés les chercher dans la cave de l’école. On a bien rigolé, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de lumière dans la cave et Rufus s’était mis un vieux sac sur la tête et il criait « Hou! Je suis le fantôme. » Et puis, on a vu arriver la maîtresse. (Le Petit Nicolas)
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(c) « C'est incroyable, disait papa, à voir ce que l'on dépense dans cette maison, on croirait que je suis un multimillionnaire ! (. . .) L'enfant n'a rien à voir là-dedans. Tout ce que je demande, c'est que l'on m'explique pourquoi le gigot coûte ce prix-là ! (Le Petit Nicolas)
Dans l'exemple (1a), qui se trouve tout au début du livre, on peut observer les formes et fonctions standard : nous pour la première personne du pluriel (‘les enfants’), on pour l'usage impersonnel (‘quelqu'un’). Le on ‘nous’ que l'on retrouve un peu plus tard, et qui est illustré dans l'exemple (1b) renvoie, lui, à la perspective des enfants. Enfin, l'exemple (1c), se situant dans un épisode au milieu du livre, contient l'on avec l'article défini, forme ancienne donnant l'effet d'un style élevé. Cette variante se trouve dans le discours direct d'un adulte, le père de Nicolas, et plus particulièrement dans une discussion avec sa femme qui n'est explicitement pas adressée à l'enfant.
Cette mise en scène de différentes voix et perspectives se confirme pour maintes autres variables morphosyntaxiques ((ne). . .pas, structures interrogatives, etc.). Nous ne pouvons développer ce point dans cet article, et nous passons directement au style des lectures et à la liaison variable.
5. LE STYLE DES LECTURES : LA LIAISON VARIABLE
La présentation des résultats concernant la liaison se fera en fonction des classes de mots, à l'instar des études précédentes (Delattre, Reference Delattre1947; Ågren, Reference Ågren1973; De Jong, Reference De Jong and Lyche1994; etc.). Afin de mettre l'accent sur la variation stylistique, nous avons exclues au préalable les liaisons catégoriques après déterminants, pronoms et numéraux ainsi que les constructions figées (où les taux de liaison atteignent 100% dans le corpus analysé). De plus, nous négligeons ici les résultats relatifs aux adjectifs préposés (97% de liaisons) et aux prépositions (98%), les rares non-réalisations s'expliquant par des facteurs internes. Restent les substantifs (5.1), les verbes, dont nous avons choisi le plus fréquent, être (5.2), les adverbes (5.3) et les conjonctions (5.4). Nous allons à chaque fois comparer la lecture avec la parole spontanée, les lectures de différents types de textes ainsi que la variation à l'intérieur des lectures. Vu le grand nombre de facteurs en interaction, la taille du corpus ne permet malheureusement pas, dans une bonne partie des cas, d'appliquer des tests statistiques (X2) ou d'y produire des résultats significatifs. Les hypothèses développées dans cette étude exploratoire doivent donc être testés sur un corpus plus vaste.
5.1. Substantifs
Dans les approches normatives, la liaison est considérée comme interdite après un substantif au singulier et facultative après un substantif au pluriel (p. ex. des maisons [z] immenses, les trains [z] ont du retard, les lilas [z] et les roses; exemples cités dans Delattre, Reference Delattre1947 : 44). À cette différence morphologique s'ajoutent comme facteurs explicatifs de la liaison la cohésion syntaxique et prosodique, la structure syllabique et les situations de communication (cf. aussi Fouché Reference Fouché1959). Dans les corpus, cette liaison est peu fréquente, voire rare : 3% chez Malécot (Reference Malécot1975 : 163), 18% chez Ashby (Reference Ashby, Cressey and Napoli1981 : 50). Dans le contexte Quelques fanatiques ([z]) auraient même entamé. . . du texte PFC, la liaison n'est réalisée par aucun des 100 locuteurs pris en compte par Durand et Lyche (Reference Durand and Lyche2008 : 46). Quant à l'acquisition, Basset Reference Basset2000 montre que les enfants de 3 ans ne réalisent que 2% de liaisons après les substantifs au pluriel, les enfants de 7 et 11 ans même 0% (cf. Wauquier Reference Wauquier2009). Dans notre corpus de livres audio pour enfants, le taux de réalisation s’élève en revanche à 13% (62/463) : 0% dans Le Petit Nicolas et entre 11% et 17% dans les autres types de textes. Mise à part cette différence globale entre les textes, nous n'avons cependant pas pu trouver d'effets stylistiques à l'intérieur de ceux-ci.
Concernant le substantif au singulier, les études précédentes étant d'accord sur la non-réalisation de la liaison – mises à part certaines constructions figées (cf. Malécot Reference Malécot1975) –, nous avons exclu ce contexte du codage systématique. Les cas de réalisation inattendue ont néanmoins été codés. En effet, Delattre lui-même ne classe cette liaison comme interdite que dans ses simplifications didactiques (1947), alors qu'il la considère comme possible (« on la fait régulièrement dans la récitation des vers et dans le théâtre classique », Delattre, Reference Delattre1955 : 59). Ainsi s'expliquent les trois réalisations après substantif au singulier (en plus des constructions figées) dans notre corpus de livres audio : un instant [t] auparavant (Le Lac des Cygnes), l'expert [t] en la matière (Le Carnaval des Animaux) et De tout temps [z], en tous lieux (Contes du Maroc) – toutes les trois se trouvant dans des textes situés de par leur morphosyntaxe au pôle de la distance.
5.2. Verbe être
Au sein des verbes, on observe depuis longtemps une très grande variation en ce qui concerne la réalisation de la liaison :
Cette catégorie de liaisons facultatives couvre toute la gamme des fréquences, d'un C'est impossible, qui lie presque toujours, à un Il a dit un mot, qui ne lie presque jamais, en passant par un Il allait à l’école, qui lie près de la moitié du temps. (Delattre Reference Delattre1956 : 51)
Il faut alors distinguer, d'un côté, au niveau morphologique, entre les formes verbales conjuguées ou non (infinitif, participes), et, d'un autre côté, au niveau sémantique, entre les auxiliaires (notamment être et avoir) et les verbes pleins.
Nous nous concentrons ici sur les 729 formes du verbe être, l'auxiliaire le plus fréquent. Selon les approches normatives, la liaison est obligatoire après la forme impersonnelle c'est (p. ex. c'est impossible; Delattre Reference Delattre1947 : 45). Mise à part cette catégorisation à des fins didactiques, Delattre nuance ses propos : « La liaison est pour le moins très fréquente. (Dans l'enseignement on peut la compter comme obligatoire.) » (Delattre Reference Delattre1956 : 51).
Les formes personnelles sont, pour leur part, considérées comme facultatives, p. ex. je suis ([z]) imbattable (Delattre Reference Delattre1947 : 45; cf. aussi Fouché Reference Fouché1959). Les auteurs notent que la liaison est soumise dans ce contexte à une variation sociale et stylistique. Delattre (Reference Delattre1955 : 56) donne l'exemple suivant – pour la forme impersonnelle : « Pour C'est un vieux clou, un journaliste dirait naturellement [sɛ t vjø klu], un ouvrier [sɛ vjø klu]. » Et Fouché (Reference Fouché1959 : 474) précise que la liaison est moins fréquente « à mesure que le ton devient plus familier ».
Ces intuitions sont précisées quantitativement par la linguistique de corpus – cependant avec des différences considérables : alors que Malécot (Reference Malécot1975 : 165) note encore un taux de 70% pour les formes du verbe être en général, même la forme impersonnelle c'est n'atteint que 30% dans PFC (cf. Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008 : 46). Quant à l'acquisition, Basset 2002 note pour le verbe être des taux de 0% chez les enfants 3 ans, de 12% chez les enfants de 7 ans et de 20% chez les enfants de 11 ans (cf. Wauquier Reference Wauquier2009). Dans l’étude de Chabanal et Embarki Reference Chabanal and Embarki2002, 24 enfants de 9 ans produisent la liaison après être entre 33% (dans l’élicitation de il est allé et c'est à toi) et 96% (dans la récitation de poésies). Finalement, Nardy, Chevrot et Chauvin Reference Nardy, Chevrot, Chauvin, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014 trouvent pour la récitation de comptines un taux de réalisation moyen de 86% pour être, avec des réalisations systématiques pour c'est [t] un (22 occurrences), est [t] un (22 occ.), était [t] un (14 occ.) et sont [t] ouvertes (35 occ.) et des non-réalisations pour suis // un (5 occ.) et seras // en (12 occ.). Les études montrent donc que les enfants sont sensibles à la variation situationnelle et stylistique de la liaison après les formes du verbe être.
Dans notre propre corpus de livres audio, le taux global du verbe être s’élève à 73% (n = 729), celui de c'est à 87% (n = 143). Pour les formes personnelles les plus fréquentes, le tableau 4 donne une comparaison entre nos propres résultats et les trois corpus pour lesquels nous disposons de ces données détaillées (pour les adultes, en parole (semi-)spontanée) : Ågren Reference Ågren1973, De Jong Reference De Jong and Lyche1994 et PFC (Mallet Reference Mallet2008).
On voit clairement que les taux sont beaucoup plus élevés chez Ågren Reference Ågren1973 que dans les trois autres corpus. Des études supplémentaires sont nécessaires pour déterminer s'il s'agit d'un indice d'une variation socio-stylistique et/ou d'un changement en cours.
Dans le corpus de livres audio, on constate que le taux de liaison dépend fortement du type de texte, et ce, en fonction du continuum morphosyntaxique entre immédiat et distance : le taux le plus bas se trouve dans Le Petit Nicolas, un taux moyen dans les fables modernisées et des taux plus élevés dans les autres lectures (cf. tableau 5).
Quand on regarde de plus près les formes individuelles, on remarque tout d'abord que la non-liaison après c'est (taux de liaison : 87%; cf. tableau 4) se limite aux textes modernes : Le Petit Prince (3 occurrences, 80%), les fables modernisées (3 occ., 93%) et Le Petit Nicolas (13 occ., 62%) (cf. tableau 6).
Dans ces cas, une explication possible serait l'oralité simulée dans les discours directs des enfants, comme le montre le tableau 7 pour Le Petit Nicolas.
Voici les quatre contextes de discours directs des enfants, trois sans liaison après c'est [t] et un avec liaison :
(2) Comportement de c'est ([t]) dans le discours direct des enfants dans Le Petit Nicolas :
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(a) « Regarde, il m'a dit, et c'est // un vrai, pas en chocolat ! »
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(b) « Je ne peux pas le prêter, mon sifflet à roulette, a dit Rufus, c'est // un souvenir de famille. »
-
(c) « C'est pas lui, m'sieu, c'est // Agnan qui a dit le Bouillon ! » a crié Rufus.
-
(d) — C'est [t] à cause de Geoffroy, monsieur, il ne veut pas être le prisonnier ! » a dit Eudes.
Alors que l'absence de liaison dans les exemples (2a) et (2b) s'explique éventuellement par le fait qu'il s'agit de discours entre enfants, on observe de la variation dans les paroles adressées aux adultes. L'exemple (2c), sans liaison, est en effet adressé au surveillant dans la cour de l’école (surnommé le Bouillon), l'exemple (2d), avec liaison, est adressé au père de Nicolas, avec visiblement davantage de respect (monsieur).
Quand on observe de plus près les occurrences dans la parole des adultes, il est également possible de formuler des hypothèses explicatives.
(3) Comportement de c'est ([t]) dans le discours direct des adultes dans Le Petit Nicolas :
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(a) « Je vous signale, a dit la maîtresse, que c'est [t] un nouvel inspecteur, l'ancien était déjà habitué à vous, mais il a pris sa retraite. . . »
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(b) « Tu seras bien gentil avec Louisette, m'a dit maman, c'est [t] une charmante petite fille et je veux que tu lui montres que tu es bien élevé. »
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(c) « C'est [t] un des spectacles les plus grotesques auxquels il m'ait été donné d'assister depuis la dernière fois que je t'ai vu ! » Celui qui avait parlé c’était monsieur Blédurt, qui regardait par-dessus la haie du jardin.
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(d) Le photographe a souri et il a dit : « C'est [t] une boîte d'où va sortir un petit oiseau, bonhomme. »
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(e) « Qui me prouve que ce chien est à vous, a demandé papa, c'est [t] un chien perdu ! — Et le collier, a répondu le monsieur, vous n'avez pas vu son collier ? Il y a mon nom dessus !
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(f) Dans le salon, papa était en train de parler avec maman. Il avait des tas de papiers sur la table devant lui et il n'avait pas l'air content. « C'est // incroyable, disait papa, à voir ce que l'on dépense dans cette maison, on croirait que je suis un multimillionnaire ! (. . .) »
Sur six contextes, dans lesquels différents adultes s'adressent soit aux enfants soit à d'autres adultes, seul un présente un cas de non-réalisation : Dans (3f), le père de Nicolas se met en colère dans une discussion avec sa femme (cf. section 4). Dans la phrase exclamative en question, c'est est de plus suivi d'un adjectif expressif (C'est // incroyable), dont l'influence sera encore discuté dans la section 5.4.
Dans le cas de est, c’était et était, les cas de non-réalisation se trouvent également soit dans le discours direct (dans tous les types de textes, plus dans les fables modernisées que dans les contes musicaux) soit dans Le Petit Nicolas (presque tous les exemples se trouvant dans le récit). De plus, la forme figée il était [t] une fois que l'on retrouve au début des contes de fées se prononce bien évidemment toujours avec liaison. Au total, on trouve dans les contes de fées 55 occurrences de était, dont 50 avec liaison (dont 9 dans il était [t] une fois) et 5 sans. Les non-réalisations se limitent pourtant à trois livres audio ‒ Le petit Poucet, Le hardi petit tailleur et Cendrillon 3 ‒, dans lesquels on observe également des réalisations avec liaison, toutes les occurrences de cette forme à l'imparfait se trouvant par ailleurs dans le récit.
5.3. Adverbes
Dans le cas des adverbes, le nombre de syllabes joue un rôle important, tout comme pour les prépositions et les conjonctions. Ainsi, la liaison est considérée comme étant obligatoire après les monosyllabes et facultative après les polysyllabes. Pour les adverbes monosyllabiques, Delattre (Reference Delattre1947 : 46) donne entre autres les exemples suivants : très [z] utile, trop [p] aimable, pas [z] amusant (cf. aussi Fouché Reference Fouché1959). Il reconnaît en même temps qu'il s'agit d'une simplification didactique :
En gros, on peut considérer cette liaison comme obligatoire, et c'est ainsi qu'il faut la donner dans l'enseignement pratique. Mais si l'on regarde de plus près, on y découvre des tendances facultatives. (Delattre Reference Delattre1956 : 52)
Cette variabilité est confirmée par les études de corpus : Malécot (Reference Malécot1975 : 176) considère la liaison dans ce contexte comme « optional », et De Jong (Reference De Jong and Lyche1994 : 108) trouve un taux de liaison de 84% (n = 476). Dans le corpus PFC, les taux oscillent entre 1% pour pas et 64% pour plus (cf. Mallet Reference Mallet2008). Dans les livres audio finalement, le taux moyen s’élève à 70%.
Le tableau 8 fournit un survol des adverbes un par un, sous forme de comparaison des différents corpus.
On constate que dans tous les corpus, les taux de liaison sont très élevés pour très; les autres adverbes, pour leur part, varient beaucoup d'un corpus à l'autre. Il est particulièrement remarquable que trop liaisonne à 100% dans nos lectures – contrairement au corpus PFC qui ne présente qu'un taux de 15%. Une explication pourrait être le marquage stylistique de cette réalisation comme étant particulièrement soutenue.
Regardons de plus près l'adverbe de négation pas, qui est de loin le plus fréquent, mais dont on sait depuis longtemps qu'il entraîne moins la liaison que les autres (cf. infra). Pour ce mot, la variation entre les types de textes est bien visible (cf. tableau 9); la différence est significative (test de X2) entre Le Petit Nicolas et les autres types de texte.
À l'intérieur des textes, certains cas de variation s'expliquent encore par l'oralité simulée. Tout d'abord, on remarque que toutes les négations sans ne (seulement 5 sur 122 occurrences de pas, toutes dans Le Petit Nicolas) se caractérisent par une absence de liaison. Il s'agit par ailleurs dans 4 des cas de cooccurrences fréquentes avec le verbe être, qui pourraient être stockées mentalement en tant que telles ‒ sans liaison : c'est pas /sepa/, t'es pas /tepa/ (avec <t’> au lieu de <tu>) et j'ai pas/ ʒepa/.
Venons-en maintenant aux adverbes polysyllabiques, après lesquels la liaison est traditionnellement considérée comme facultative, p. ex. jamais ([z]) à l'heure, toujours ([z]) en retard (Delattre Reference Delattre1947 : 46). Les données de corpus sont ici éparses, ce qui pourrait être dû à une fréquence très basse : au « never » de Malécot (Reference Malécot1975 : 165) s'opposent ainsi des taux de plus de 60% pour assez et beaucoup chez Ågren Reference Ågren1973 (cf. tableau 10). Concernant l'acquisition, Nardy, Chevrot et Chauvin Reference Nardy, Chevrot, Chauvin, Soum-Favaro, Coquillon and Chevrot2014 fournissent l'exemple tellement [t] amusant (9 occurrences avec liaison) ‒ contrairement à seulement 17% dans notre corpus de livres audio (18 occ.). Cette différence pourrait s'expliquer par le type de texte : comptines vs prose.
5.4. Conjonctions
Venons-en donc à la dernière classe de mots étudiée : les conjonctions. Globalement, celles-ci sont moins censées liaisonner que les adverbes. En effet, la liaison après les conjonctions monosyllabiques est considérée comme facultative (p. ex. mais ([z]) alors, puis ([z]) on partira; Delattre Reference Delattre1947 : 46; cf. aussi Fouché Reference Fouché1959), mais « peu fréquente » (Delattre Reference Delattre1956 : 52) et celle se trouvant après les conjonctions polysyllabiques (p. ex. après pourtant, cependant, néanmoins) comme interdite (Delattre Reference Delattre1947 : 46) ou du moins « rare » (Delattre Reference Delattre1956 : 53).
Toutes les conjonctions ne se comportent cependant pas de la même façon. Différents corpus montrent que la liaison est extrêmement fréquente après quand (considérée comme obligatoire par Delattre Reference Delattre1947, qui la compte parmi les adverbes), mais qu'elle n'atteint qu'un taux moyen après mais et puis (bien qu'il faille admettre que les effectifs sont assez faibles pour puis; cf. tableau 11).
Quand on analyse la liaison après mais et puis de plus près, on observe des taux de liaisons qui correspondent à la position du texte sur le continuum immédiat/distance. Commençons par puis : après cette conjonction, il n'y a aucune liaison dans Le Petit Nicolas ni dans les contes musicaux – mais 100% dans les fables modernisées (les autres textes présentant des taux autour de la moyenne; cf. tableau 12).
Le cas de mais est un peu différent : ici, le taux est également le plus bas dans Le Petit Nicolas, moyen dans les fables modernisées et le plus haut dans les autres types de textes, mais les pourcentages sont d'une manière générale plus faibles (cf. tableau 13). La différence entre les fables modernisées et les autres types de textes est significative (test de X2); pour Le Petit Nicolas, le test ne s'applique malheureusement pas vu le nombre trop faible de réalisations.
Ici également, le comportement de la liaison n'est pas le même dans le récit et dans le discours direct (seulement 10% – contrairement à une moyenne de 34%; cf. tableau 11).
De plus, on remarque l'effet de la prosodie au service de l'emphase (cf. section 2.1). Ainsi peut-on entendre à peu de distance dans les Contes du Japon la réalisation Mais ([z]) en réalité d'abord sans liaison et ensuite avec. La première occurrence est lue avec une pause, la seconde sans. Cet effet se remarque particulièrement devant les mots expressifs : dans le corpus, il n'y a pas de liaison devant impitoyable (1 occurrence), impossible (1 occ.), inutilement (3 occ.) ni heureusement (3 occ.).
6. CONCLUSION
Notre étude exploratoire de la liaison variable dans les livres audio pour enfants a tout d'abord révélé les limites de chaque étude de corpus, surtout pour l'analyse d'un phénomène dont les facteurs explicatifs principaux sont connus depuis longtemps. Pour expliquer les cas restants, il nous faudrait un corpus beaucoup plus grand. C'est le grand intérêt que peuvent présenter les livres audio pour la phonologie, surtout lorsque les textes sont disponibles en ligne, ce qui facilite considérablement la constitution d'un corpus d'une telle taille. Ainsi, un corpus plus vaste de livres audio actuellement en voie de constitution permettra de tester de manière systématique les hypothèses développées ici, aussi bien celles portant sur les styles des différents textes que celles sur les différences stylistiques à l'intérieur d'un même texte (le style n’étant pas à confondre avec les situations de communication ou la différence entre parole spontanée et lue).
La visibilité de cette variation stylistique dans les lectures souligne un autre avantage d'un corpus de livres audio. Les principes de l'oralité simulée, bien connus de la littérature, peuvent de manière analogue être observés dans le médium phonique. Cette simulation ne se limite par ailleurs pas à la littérature, mais se trouve également dans la parole spontanée : comme le disait Goffman Reference Goffman1959, nous sommes dans une perpétuelle mise en scène de nous-mêmes (cf. aussi les principes de ‘bricolage’ et de ‘crossing’ dans le langage des jeunes). Cette mise en scène quotidienne est néanmoins beaucoup plus difficile à cerner, d'où l'intérêt d'en découvrir les grandes forces là où elles sont le plus visibles : dans l'oralité simulée.
Sur le plan phonologique, le corpus étudié confirme les résultats empiriques des études de corpus de ces dernières décennies et renforce ainsi l'exigence d'une approche multidisciplinaire liant plusieurs théories (cf. Laks Reference Laks2005, Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008). Étant données les différences importantes entre la stylisation de l'immédiat et de la distance, on pourrait en effet prendre comme base la thèse d'une France (ou Francophonie) diglossique dans laquelle les locuteurs possèdent deux grammaires, une de l'immédiat et l'autre de la distance (cf. Koch Reference Koch and Engler1997; Massot et Rowlett Reference Massot and Rowlett2013 et section 1). Ainsi peut-on postuler les formes pas /pa/ et mais /mɛ/ pour la grammaire de l'immédiat (ainsi que des substantifs au pluriel sans /z/ final), auxquelles peut s'ajouter un [z] de liaison, épenthétique à partir de la forme graphique (cf. Laks Reference Laks2005 et section 2.1), en distance. Ce processus semble cependant en voie de disparition.
La situation est totalement différente dans le cas de c'est : ici, les taux de réalisation de la liaison sont (encore) beaucoup plus élevés, non seulement en lecture, mais aussi en parole spontanée. Toutefois, les taux de réalisation semblent également chuter. Ce changement peut être modélisé par l'apparition d'un nouvel exemplaire (cf. Bybee Reference Bybee2001, Reference Bybee2005 et section 2.1), c'est /se/, à côté de /sɛt/, l'accessibilité du /t/ étant maintenu par la graphie. D'après nos analyses, la forme /sɛt/ est particulièrement présente ‒ non (seulement) physiquement, mais (surtout) mentalement ‒ dans les situations (réelles ou imaginées) de la distance. Médium et conception ne sont donc pas strictement séparés, mais bien reliés.
ANNEXE : LE CORPUS DE LIVRES AUDIO POUR ENFANTS