À partir d’une approche socio-anthropologique qui considère la mise en discours et la réaction aux événements extrêmes comme des constructions sociales largement déterminées par les affects partagés et valorisés au sein des sociétés touchées, cet article s’intéresse aux émotions suscitées par les catastrophes naturelles entre le xiiie et le xvie siècle. Alors que l’historiographie a plutôt analysé les discours de raison émis à l’encontre des catastrophes en soulignant la rupture constituée autour du tremblement de terre de Lisbonne (1755) par la sécularisation des interprétations, l’approche par les affects permet de mettre en évidence un autre tournant majeur dans la sensibilité occidentale. Les textes étudiés témoignent en effet de l’émergence d’une sensibilité à l’aspect « humanitaire » des catastrophes à partir de la moitié du xve siècle et surtout pendant le xvie siècle. Dans le cadre interprétatif qui reste celui de la rétribution des péchés, cette émergence traduit néanmoins un net changement de regard face à la souffrance sociale. Il s’illustre, d’une part, à travers l’expression de nouvelles émotions pour représenter la catastrophe. Au couple peur/émerveillement qui constitue la structure de narration médiévale, se substitue au xvie siècle le couple terreur/pitié. Les « désastres », terme nouveau qui accompagne cette évolution, sont dorénavant ressentis comme des tragédies. D’autre part, la théorie politique et les dispositifs de gouvernement s’adaptent à cette nouvelle construction affective, en intégrant dans leurs champs la prise en charge d’urgence des victimes de catastrophe. À un niveau plus général, l’article montre la construction d’une économie morale qui tend à valoriser la figure de la victime dans la perception de la réalité aux xve et xvie siècles et propose de voir dans cette rupture une racine des politiques compassionnelles modernes.