LES MOTS DU MEURTRE
En avril 1946, à mi-chemin entre la publication du Mythe de Sisyphe et celle de L'Homme révolté, Camus écrit dans ses Carnets:
Révolte. Commencement: « Le seul problème moral vraiment sérieux c'est le meurtre. Le reste vient après. Mais de savoir si je puis tuer cet autre devant moi, ou consentir à ce qu'il soit tué, savoir que je ne sais rien avant de savoir si je puis donner la mort, voilà ce qu'il faut apprendre ».
Après le seul problème philosophique vraiment sérieux du suicide traité dans le premier essai, le meurtre devient le seul problème moral vraiment sérieux dans le second. Camus definit L'homme révolté comme étant un effort pour comprendre son temps, celui du crime logique, et lui donne comme propos de « poursuivre, devant le meurtre et la révolte, une reflexion commencée autour du suicide et de la notion d'absurde ». La progression de l'absurde vers la révolte passe donc par le meurtre, et le choix des titres en est une parfaite illustration : « L'absurde et le meurtre » pour l'introduction et « Révolte et meurtre » pour la première section du dernier chapitre. Également, le mot meurtre est un des plus récursifs de la table des matières, derrière ceux de révolte et de terrorisme; et une simple analyse lexicométrique atteste les dires de Roger grenier qui considère que « le véritable sujet de L'Homme révolté, celui qui resurgit à chaque page, est comment l'homme, au nom de la révolte, s'accommode du crime »: le mot crime est presque aussi récurrent dans le texte que les deux mots-pivots de l'œuvre: homme et révolte (respectivement 526, 539 et 578 occurrences).
en tant que lecteur - plutôt que commentateur - de Camus, ses mots m'in-téressent autant que ses idées. en tout cas, ils en sont aussi importants. Camus se considère artiste plutôt que philosophe, justement parce qu'il dit penser « selon les mots et non selon les idées ». on ne peut que constater en fait que les mots occupent une place bien particulière au sein de l'univers camu-sien.