Parmi les romans philosophiques de Voltaire, l'Ingénu est intéressant à plus d'un titre. Il exprime les idées de l'auteur, mais, et sauf erreur de notre part, il éclaire aussi d'une vive lueur l'état d'esprit de l'écrivain. Puisqu'il est admis de nos jours que le succès de la Profession de foi du vicaire savoyard inspira le Sermon des Cinquante, pourquoi l'Ingénu ne serait-il pas une conséquence nécessaire du triomphe de la doctrine naturiste de J. J. Rousseau? La renommée grandissante de ce dernier ne blessait-elle pas l'ombrageux patriarche qui voyait, avec douleur, l'influence de son rival contrebalancer fortement la sienne? En effet, d'une discussion plutôt académique et littéraire sur la nature du sauvage et du civilisé, Rousseau sut tirer des conclusions aussi pratiques qu'angoissantes pour l'humanité. Entraîné par l'éloquence enflammée du philosophe, le public s'enthousiasma et discuta cette question avec passion. Voltaire, dont le génie a surtout été d'expliquer et de suivre son siècle alors même qu'il paraissait le précéder, se rendit compte de ce nouveau désir créé par l'intérêt général. La mode en étant à l'homme de la nature, il écrivit l'Ingénu, livre d'actualité s'il en fût. Le civilisé qu'était Voltaire ne pouvait guère prendre ce sujet bien au sérieux, mais enfin, et c'est ce qui lui importait, il restait dans le goût du jour.