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Pour une lecture déflationniste du doute cartésien

Published online by Cambridge University Press:  06 February 2023

François-Xavier de Peretti*
Affiliation:
Département de philosophie, Institut d'histoire de la philosophie, Aix-Marseille Université, Aix-en-Provence, France
*
*Auteur-ressource. Courriel : fxdeperetti@free.fr
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Résumé

L'on considère, selon une interprétation largement soutenue, que nous assistons dans la Méditation première à une montée en puissance du doute reposant sur une efficacité croissante des raisons de douter. Nous suggérons ici que nous pouvons défendre une lecture déflationniste du doute des Méditations en ce que la succession des arguments sceptiques utilisés par Descartes accuse une courbe d'efficacité décroissante. Cette lecture n'est bien évidemment pas sans conséquences, évoquées en conclusion, sur l'interprétation de l'exercice même du doute et, plus fondamentalement, de la doctrine cartésienne de la connaissance.

Abstract

Abstract

According to a broadly accepted interpretation, the doubt of the First Meditation gets stronger due to an increasing effectiveness of the reasons for said doubt. I defend a deflationary reading of the doubt of the Meditations insofar as the sceptical arguments used by René Descartes gradually lose power. This reading is obviously not without consequences, which will be mentioned in the conclusion, for the interpretation of the exercise of doubt and, more fundamentally, of the Cartesian doctrine of knowledge.

Type
Article
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Introduction

Descartes précise, dans l’Abrégé des six Méditations, les trois objectifs qu'il assigne à l'exercice du doute : i) nous délivrer de toutes sortes de préjugés, ii) accoutumer notre esprit à se détacher des sens, iii) évacuer tout doute de ce qui sera par la suite découvert comme véritable, autrement dit, purger notre esprit du doute (AT, IX, 1, p. 9)Footnote 1. Notre analyse se concentrera sur l'efficacité des arguments utilisés pour remplir le premier de ses objectifs.

Si nous nous penchons sur l'enchaînement des raisons de douter à partir de la forme la plus accomplieFootnote 2 qu'en donne Descartes dans les Méditations métaphysiques, nous pouvons être tentés de soutenir que, de raison de douter en nouvelle raison de douter, le doute volontaire gagne à chaque étape en extension et en efficacité. Dans cette hypothèse, chaque raison nouvelle engloberait, en sus des opinions déjà mises en cause, des opinions résiduelles que ne parvenait pas à faire vaciller la raison précédente. Ainsi, lorsque le doute fondé sur les erreurs que nous font parfois commettre nos sens se heurte à l’évidence des perceptions quotidiennes les plus proches, les arguments de la folie et du rêve submergeraient immédiatement ces points de résistance demeurés à l’écart des premiers assauts du doute. Puis, les vérités mathématiques qui semblent, un temps, résister à l'hypothèse d'une indistinction de la veille et du rêve seraient, à leur tour, submergées par l'hypothèse d'un Dieu trompeur, relayée par la fiction d'un malin génie.

Certes, alors qu'il parcourt ces différentes stations, l'exercice du doute gagne en radicalité en considérant d'abord comme toujours trompeur tout ce qui l'est parfois, jusqu’à la décision finale de tenir pour faux ce qui est simplement douteux avec le recours à la fiction du malin génie. Cette montée en puissance de la radicalité du doute incline à lui associer une montée en puissance de la force d’ébranlement de nos anciennes opinions par les raisons de douter qui suivraient la même courbe ascendante.

Il convient toutefois de nous demander si la suite des raisons de douter ne perd pas, en réalité, en force et en vraisemblance au fil de l'exercice du doute. Les motifs avancés pour nourrir le doute ne peinent-ils pas, en effet, de plus en plus à nous convaincre, à contrebalancer avec efficacité l'ancrage en nous et le poids de nos croyances, à emporter notre conviction, quand bien même ils servent à nous préparer à détacher notre esprit de nos sens ? Peut-on absolument affirmer, conformément à une interprétation répandue de la Méditation première parmi les commentateurs contemporainsFootnote 3, que nous assistons à une montée en puissance du doute reposant sur un ordre d'efficacité croissant des raisons de douter ?

La lecture que nous suggérons se proposera de distinguer, dans l'exercice du doute cartésien, deux courbes inversement proportionnelles, celle manifeste et croissante de l'hyperbole, relevant d'un effort accru de la volonté, et celle en revanche décroissante de la force des raisons de douter s'adressant à l'entendement. Il s'agit donc d'envisager l'hypothèse d'une lecture déflationnisteFootnote 4 des raisons de douter avancées dans les Méditations, qui n'associe pas les efforts de radicalisation du doute, marquant des degrés dans l'hyperbole (Gueroult, Reference Gueroult1953, t. 1, p. 41), à des degrés de force des arguments utilisés pour en soutenir l'exercice.

Pour argumenter en faveur de la possibilité d'une lecture déflationniste de l'enchainement des raisons de douter, nous procèderons en trois temps :

  • Dans une première section, nous examinerons des arguments globaux en nous appuyant i) sur des considérations d'ordre textuel, ii) sur des considérations d'ordre structurel et méthodique, iii) sur des considérations d'ordre psychologique ou psychagogiqueFootnote 5 telles qu'elles se présentent au terme du parcours accompli par la Méditation première.

  • Dans une seconde section, nous nous concentrerons sur des considérations d'ordre argumentatif et logique en procédant à l'examen de chaque raison de douter (erreurs des sens, hypothèse de la folie, hypothèse de l'indistinction de la veille et du songe, hypothèse d'un Dieu trompeur et fiction du malin génie) afin de déterminer dans quelle mesure l'on peut avancer qu'elles suivent une courbe décroissante d'efficacité.

  • En conclusion, nous indiquerons deux principales conséquences, à nos yeux, d'une lecture déflationniste du doute chez Descartes, l'une concernant la conception même de l'exercice et la présence d'arguments logiquement discutables, l'autre ayant trait à la doctrine cartésienne de la connaissance.

1. Première section : considérations d'ensemble

1.1. D'un point de vue textuel

À la fin de la Méditation sixième les doutes hyperboliques, suscités les jours passés, seront qualifiés de ridicules à commencer par l'indécision entretenue au sujet de la distinction de la veille d'avec le sommeil : « Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés comme hyperboliques et ridicules particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille » (AT, IX, 1, p. 71). Nous sommes loin des termes de la Méditation première qui faisaient valoir que toute opinion auparavant tenue pour vraie était désormais objet de doute, non par irréflexion ou légèreté, « mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées » (AT, IX, 1, p. 17) [« validas et meditatas rationes » (AT, VII, p. 21)]. Comment ne pas être ici frappé, sinon par le revirement opéré, du moins par une certaine forme de radicalité des termes choisis par Descartes, pour en faire état, lorsqu'il qualifie désormais les raisons mobilisées pour nourrir le doute de « ridicules » ou « dignes de risée » [« Risu dignae » (AT, VII, p. 89)] ? Comment ces raisons tantôt si fortes et si bien considérées peuvent-elles finir par être qualifiées de ridicules ? Nous pouvons justifier la radicalité de ce revirement en y percevant la preuve du succès de l'itinéraire des six méditations et la conséquence des avancées acquises dans la recherche de la vérité. Rétrospectivement, ce qui menaçait notre certitude peut enfin être écarté et reconsidéré comme dénué de tout véritable fondement. Le revirement de l'appréciation portée par Descartes sur les raisons de douter mesurerait ainsi le chemin parcouru, l'efficacité du travail de l'enquête épistémique poursuivie et menée à bien au cours des six méditations. Peut-on se contenter de cette justification ? Difficilement, car en quoi le fait que les motifs de douter aient finalement pu être écartés devrait-il les rendre, même rétrospectivement, ridicules ? Nous ne pouvons pas écarter d'un revers de main qu'en réalité ces raisons sur lesquelles étaient appuyées le doute comportaient déjà en elles-mêmes, de manière intrinsèque, quelque faiblesse originelle. La sévérité des termes choisis par Descartes dans la Méditation sixième s'expliquerait alors par l'aveu final d'une faiblesse en réalité initiale.

Un élément textuel, bien antérieur à la sentence sans appel qui frappe les raisons de douter en fin de Méditation sixième, plaide en ce sens : dès les premiers mouvements de la Méditation troisième, Descartes en effet qualifie la raison de supposer un Dieu trompeur de « bien légère, et pour ainsi dire métaphysique », le terme métaphysique prenant ici une résonance toute péjorative :

Et certes, puisque je n'ai aucune raison de croire qu'il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et même que je n'aie pas encore considéré celles qui prouvent qu'il y a un Dieu, la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion, est bien légère, et pour ainsi dire métaphysique (AT, IX, 1, p. 28).

Le moment auquel intervient cette première disqualification du doute hyperbolique a toute son importance, car elle est exprimée non pas après, mais avant que soit prouvées l'existence de Dieu et sa véracité. Nous sommes ici encore très loin du terme de l'itinéraire des Méditations que nous évoquions précédemment. Il ne s'agit pas d'un jugement rétrospectif ou a posteriori mais bien a priori. Descartes n'attend pas d’être entièrement sorti du régime du doute pour remettre en cause la vraisemblance, la pertinence et, par conséquent, la force de la raison de douter hyperbolique réputée la plus puissante et la plus décisive si l'on s'en tient à une lecture inflationniste du doute. Le peu de crédit qui frappe très vite l'hypothèse d'un Dieu trompeur semble disqualifier, sans attendre un dispositif de réfutation achevé, l'ascension hyperbolique de l'exercice du doute.

1.2. D'un point de vue structurel

Si nous considérons maintenant la structure de l'argumentation développée dans les Méditations, nous devons naturellement nous reporter à l'importance qu'accorde Descartes à la méthode, laquelle tient précisément à l'ordre dans lequel les propositions s'enchaînent, et donc, en l'espèce, à la manière dont se suivent les arguments déployés pour sortir du doute métaphysique. Selon l'exigence méthodologique fondamentale qui veut, chez Descartes, que l'on parte des vérités les plus simples, au sens des plus faciles à connaître, pour monter par degrés vers les plus difficilesFootnote 6, l'ordre suivi pour réfuter les raisons de douter fournira un indice d’évaluation de leur force. De la facilité de la réfutation l'on doit légitimement pouvoir déduire la fragilité de ce qui est réfuté. Ainsi, la force et la valeur des raisons de douter doit pouvoir se mesurer à la place qu'occupent, dans l'ordre des raisons, les arguments mobilisés pour les dissiper. Autrement dit, puisque les premières vérités sont les plus faciles à connaître, il en résulte que les raisons de douter qu'elles écartent sont celles qui offrent le moins de résistance à un examen de la raison, et qu'elles sont, par conséquent, les moins puissantes.

Or, il apparaît que le dispositif cartésien de sortie du doute épouse un ordre inverse de celui dans lequel les raisons de douter sont initialement exposées. Nous avons à faire à une structure argumentative en chiasme, où les derniers dispositifs d'alimentation du doute (Dieu trompeur et fiction du malin génie) sont les premiers à être repris pour être écartés. Les Méditations suivent un ordre de difficulté et de complexité croissant dans la réfutation des raisons de douter qui va de la mise hors-jeu de l'hypothèse-fiction du malin génie dans les Méditations seconde et troisième, à la démonstration de l'existence et de la véracité de Dieu dans les Méditations troisième, quatrième et cinquième, à la dissipation de l'argument du rêve dans la Méditation sixième. L'entreprise de sortie du doute se heurtera à deux écueils qui, eux, ne seront pas vraiment éliminés : l'hypothèse de la folie et l'erreur des sens. De folie, les Méditations ne traiteront plus. L'hypothèse sera éludée, mais non pas réfutée. Et des erreurs des sens, il sera bien à nouveau question, mais pour reconnaître précisément leur caractère trompeur en matière épistémique et par là la fausseté des jugements de connaissance reposant sur leur seul témoignage. La première raison de douter, à savoir l'argument de l'erreur des sens, se révèlera finalement la plus sérieuse de toutes, comme l'indiquent à la fois sa place dans le dispositif de leur réfutation et la conclusion à leur propos du parcours des Méditations. Les derniers dispositifs avancés pour soutenir le doute en revanche, à savoir l'hypothèse d'un Dieu trompeur relayée par la fiction du malin génie, pourront s'interpréter comme les plus fragiles puisque les premiers à pouvoir être éliminés.

1.3. D'un point de vue psychagogique

Vers la fin de la Méditation première, Descartes se voit contraint de faire appel à la fiction d'un malin génie. L'appel à la fiction du malin génie consiste à franchir un nouveau cap en ne tenant plus simplement nos opinions pour douteuses mais en les considérant désormais comme fausses. Sur quoi repose la motivation de ce nouveau dispositif de pensée ? Sur la crainte que la force des arguments jusque-là avancés ne s’émousse trop vite, qu'elle n'ait pas une action suffisamment dissolvante sur nos anciennes opinions :

Mais il ne suffit pas d'avoir fait ces remarques, il faut encore que je prenne soin de m'en souvenir ; car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. Et je ne me désaccoutumerai jamais d'y acquiescer, et de prendre confiance en elles, tant que je les considérerai telles qu'elles sont en effet, c'est à savoir en quelque façon douteuses, comme je viens de montrer, et toutefois fort probables, en sorte que l'on a beaucoup plus de raison de les croire que de les nier (AT, IX, 1, p. 17).

Deux choses sont ainsi à craindre dans l'exercice du doute : la familiarité de nos anciennes opinions, d'une part, et d'autre part, ce qui est bien plus décisif, le fait que nous ayons moins de raisons de rejeter que de croire ce qui a été mis en doute. Il n'y a donc pas que l'habitude qui affaiblit le doute. Les raisons de croire en nos opinions jouent ici contre le doute, plus que le doute ne semble parvenir à jouer contre elles. Il faut en définitive reconnaître aux raisons qui ont présidé à l'instauration du doute le plus universel, et dont le sujet méditant voulait encore se convaincre quelques instants plus tôt qu'elles étaient « très fortes et mûrement considérées », une certaine faiblesse. La question, à ce stade de l'exercice méditatif, est moins de savoir si quelque chose résiste au doute que de savoir si le doute peut résister à la force de ce que nous croyons, peut-être bien avec raison, et dont nous avons, par conséquent, peut-être douté à tort. Ce sont moins les raisons de croire que celles de douter qui pourraient, malgré les efforts déployés pour nourrir le doute, venir à faire défaut. Le doute menace ici de changer de camp et toute l'entreprise qui a consisté à porter l'exercice du doute à bout de bras, à le nourrir de nouvelles raisons en forme d'arguments sceptiques, pourrait, au regard de l'objectif consistant à éradiquer nos anciennes opinions, s'effondrer et n'avoir été menée qu'en vain.

Au moment où les raisons de douter seraient censées atteindre leur acmé, où le dernier argument, celui d'un Dieu éventuellement trompeur, devrait se révéler décisif et emporter l'adhésion en faveur du doute, au moment où l'on pourrait croire qu'il en est fini de nos anciennes opinions, tout semble s'enrayer de sorte que l’épreuve redouble. Le doute est lui-même en quelque façon devenu douteux. Cette crainte portant sur l'efficacité du doute provoque alors la décision d'employer tous ses soins à se tromper soi-même et à recourir à la figure du malin génie, truchement de la volonté de celui qui est déterminé à douter, moyen et non plus simple raison de douter :

C'est pourquoi je pense que j'en userai plus prudemment, si prenant un parti contraire, j'emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires ; jusques à ce qu'ayant tellement balancé mes préjugés, qu'ils ne puissent faire pencher mon avis plus d'un côté que d'un autre, mon jugement ne soit plus désormais maîtrisé par de mauvais usages […]. Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper (AT, IX, 1, p. 17).

Descartes tente ainsi dans un dernier sursaut d’énergie de maintenir l'exercice de remise en cause de ses anciennes opinions en passant le relai à la volonté qu'incarne la figure du malin génie, dispositif de sauvetage qui indique que les raisons de douter avancées précédemment n'ont pas la force qu'on voudrait qu'elles aient. Leur puissance argumentative et logique n'est manifestement pas à la hauteur de l'effet psychologique que nous devrions être en mesure d'escompter si la force logique du doute était allé crescendo, sans quoi il n'y aurait nul besoin d'en appeler à la béquille de la volonté et à son truchement en la figure d'un mauvais génieFootnote 7.

2. Seconde section : analyse argumentative des raisons de douter

Nous nous permettrons dans cette section, à plusieurs reprises, de sortir d'une approche strictement textuelle et historique de la Méditation première et de l’épure tracée par Descartes pour nous livrer à une analyse logique. Nous le ferons sur le fondement suivant : certes, Descartes affirme avoir écrit ses Méditations « pour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec [lui] sérieusement et considérer les choses avec attention » (Réponses au secondes objections, AT, IX, 1, p. 123), recommandation déjà formulée dans la Préface de l'auteur au lecteur des éditions latines de 1641 et 1642 : « iis qui serio mecum meditari […] volent » (Prefatio ad lectorem, AT, VII, p. 9)]. Pour autant, cette recommandation n'exclut pas une certaine liberté. Si en tenir compte exige assurément de suivre l'ordre et le protocole méditatif, d'en examiner tous les arguments et chaque hypothèse ou supposition, cela n'implique, en revanche, pas nécessairement que méditer sérieusement avec Descartes signifie que nous devrions strictement et uniquement méditer comme lui et rigoureusement écarter nos propres réflexions. Ou si l'on préfère, l'on est en droit de considérer que méditer comme Descartes à l'occasion de « méditations fort libres » (AT, IX, 1, p. 3), ainsi que les qualifie l'auteur anonyme de l’Avis du libraire au lecteur Footnote 8, consistera à les suivre, mais à tout aussi librement se détacher du texte pour penser, lorsque cela se présentera, à partir du texte et sur le texte. Cette permission que le lecteur méditant peut s'accorder nous apparaît pouvoir encore s'autoriser du temps que Descartes recommande de consacrer à la Méditation première, pour laquelle il prescrit de ne pas employer « seulement le peu de temps qu'il faut pour la lire », « quelques mois, ou du moins quelques semaines » afin de « considérer les choses dont elle traite, auparavant que de passer outre » (Réponses aux secondes objections, AT, IX, 1, p. 103). Si quelques semaines ou mois permettent de suivre pas à pas le texte cartésien, il serait pour le moins étonnant et même navrant qu'ils ne conduisent pas le lecteur à librement les meubler aussi de ses propres réflexions sur les matières traitéesFootnote 9. C'est de cette liberté, qui n'est autre que celle que Descartes s'accorde pour méditer et s'appliquer « sérieusement et avec liberté [nous soulignons] à détruire généralement toutes [ses] anciennes opinions », dont nous nous permettront d'user ici, à notre tour, pour soupeser les arguments successivement appelés à soutenir l'exercice du doute.

2.1. L'hypothèse d'une erreur généralisée des sens

Le caractère banal du constat des erreurs des sens, sur lequel l'argument s'appuie, rendrait presque tentant de le négliger au profit de l'attraction intellectuelle qu'exerce l’évocation des hypothèses aussi grandioses qu'extravagantes qui lui succèdent. Pour autant, première raison de douter, l'argument des sens trompeurs peut être compris comme la plus sérieuse de toutes les raisons de douter. Il n'a rien de métaphysique. Il n'a rien, non plus, de léger, car il se fonde sur ce fait indiscutable que parfois nos sens nous trompent. Plus banal que ceux qui suivent, l'argument est aussi plus solide. Il s'agit de la seule hypothèse mobilisée par le doute qui recevra confirmation, car les sens nous trompent bel et bien, non en ce qui regarde les commodités ou incommodités de notre corps, mais en matière de connaissance des corps (le nôtre comme les corps externes), bien que nous sachions à la fin de l'itinéraire méditatif nous en prémunir en utilisant plusieurs sens à la fois, notre mémoire et notre entendement (Méditation sixième, AT, IX, 1, p. 71). Sur le caractère intrinsèquement trompeur des sens reposent la critique cartésienne des formes substantielles de la physique d'Aristote, le principe de l'adhésion au mécanisme de la révolution galiléenne, celui de la convertibilité de la matière en étendue géométrique et les avancées décisives de la physique nouvelle, aux yeux de laquelle les qualités sensibles ne seront plus en mesure de fournir le critère de la vérité, mais où toute différence d'objet, de mouvement et de lieu se traduira désormais en rapports quantifiables appliqués à une matière identique à elle-même dans tout l'univers. Aussi, est-ce sans surprise que l’Abrégé des six méditations présente les choses matérielles comme les objets principaux du doute :

Dans la première [Méditation], je mets en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses, et particulièrement des choses matérielles, au moins tant que nous n'aurons point d'autres fondements dans les sciences, que ceux que nous avons eus jusqu’à présent (AT, IX, 1, p. 9).

Dans le texte latin, Descartes emploie l'adverbe « praesertim »Footnote 10, que le duc de Luynes traduit par le terme français « particulièrement » pour signifier que la Méditation première permet de douter « particulièrement des choses matérielles ». Nous suggérons toutefois de comprendre « praesertim », non pas exactement au sens de « particulièrement », mais au sens plus fort de « surtout » ou « par-dessus tout », ou encore de « principalement » comme dans la traduction des Réponses aux secondes objections par Clerselier indiquant que les raisons de douter de tout permettent de douter « principalement des choses matérielles » (AT, IX, 1, p. 103) [« de rebus ominibus praesertim corporeis » (AT, VII, p. 130)].

Si le doute sur les choses matérielles est si important cela tient au fait qu'en matière de sensations ou sentiments, nous rapportons, généralement et de manière abusive, à la réalité extérieure ce qui se fait connaître en nous par l'expérience sensible. Or cette tendance, si difficile à combattre, consistant à croire que les choses qui se trouvent hors de la pensée sont semblables au sentiment que nous en avons, est très ancrée en nous parce qu'elle procède d'habitudes que nous avons tous contractées durant notre enfance. Le Discours de la méthode incrimine ainsi nos jeunes années comme responsables de l'impureté et de la débilité de nos jugements, notamment en raison de l'assujettissement à nos appétits auxquels elles nous livrentFootnote 11. La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle pointe, à son tour, le temps de l'enfance comme celui de l'apprentissage imparfait des choses, qui s'accomplit d'abord par l'entremise de nos sens (AT, X, p. 507–510)Footnote 12. La première partie des Principes de la philosophie réitère, dès le premier article, le réquisitoire cartésien contre l'emprise exercée par nos sens sur nos esprits d'enfantsFootnote 13. A l'aune de l'ancrage en nous des erreurs dues à nos sens que soulignent et s'attachent à expliquer ces textes, comme de l'attention réitérée qu'y prête Descartes et encore de l'enjeu qu'il y a à s'en déprendre en ce qu'elles concernent toute sa physique, l'on est en mesure de comprendre pourquoi nous pouvons tenir la première raison de douter comme la plus sérieuse et la plus solide. C'est peut-être aussi en cela qu'elle méritait la première place dans l'ordre des raisons de douter.

2.2. L'hypothèse de la folie

L'argument de la folie est très singulier, car il ne trouve pas de réponse dans la succession des réfutations des raisons de douter auxquelles procèdent les Méditations. L'hypothèse n'est qu'assez brutalement écartée avant d’être tout simplement occultée : « Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples » (AT, IX, 1, p. 14). Descartes affirme ne pas être fou, soit ; mais cela s'apparente-t-il à un argument qui permette d’évincer l'hypothèse ? Est-on assuré de ne pas être fou à partir du moment où l'on croit et où l'on dit ne pas l’être ? L'aliéné, par définition, n'est-il pas dans l'ignorance de son état ?

Or, Descartes conçoit bien la folie comme un état d'aliénation constante lorsqu'il évoque les figures de fous qui « assurent constamment [nous soulignons] qu'ils sont rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tous nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre » (AT, IX, 1, p. 14). Les fous ainsi représentés se trouvent entièrement immergés dans leur folie en raison du désordre physiologique, précise Descartes, que créent dans leurs cerveaux les noires vapeurs de leur bile. Si nous considérons les exemples qui illustrent la conception de la folie dont traite ici Descartes, autant dire qu'il ne s'agit pas d'altérations modérées ni intermittentes de l'humeur et du comportement, et que la représentation de la folie, dans la Méditation première, correspond à ce que nous qualifierions de parfaite démence. Pour confirmer que l'on peut s'autoriser cette qualification, il est éclairant de se reporter aux traités nosologiques et nosographiques de l’époqueFootnote 14. Descartes connaissait, a minima, le Second discours auquel est traité des maladies mélancoliques et du moyen de les guérir qui faisait partie des Discours de la conservation de la vue, des maladies mélancoliques, des catarrhes, et de la vieillesse d'André Du Laurens, publiés en 1597 avant de connaître de nombreuses rééditions au cours du XVIIe siècle. Outre la mention des cas assez communs de ceux qui pensent être rois, empereurs, papes ou cardinaux, le chapitre VII du Second discours inventorie et décrit, avec précision, une série de quinze cas rares de syndromes mélancoliques. Comme le démontre Annie Bitbol-Hespériès, ce sont certains de ces cas de folie présentés par Du Laurens qui sont intégrés à l'exemplification de la folie de la Méditation première. Or, il apparaît que parmi les quinze cas de mélancolie recensés par Du Laurens, ceux que choisit de retenir Descartes dans la Méditation première, en évoquant des insensés « qui s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre », caractérisent les formes d'altération de l’imaginatio et de la cogitatio tenues par Du Laurens pour les plus graves (Bitbol-Hespériès, Reference Bitbol-Hespériès, Melkevik and Narbonne2000, p. 243–244). Aussi, comme le note encore Annie Bitbol-Hépériès se référant au texte latin des Méditations, « le verbe “labefacere” vise un véritable ébranlement du cerveau, sens fort que rendent deux termes “troublé” et “offusqué” dans la traduction » (Bitbol-Hespériès, Reference Bitbol-Hespériès, Melkevik and Narbonne2000, p. 242). Parmi les commentateurs les plus méticuleux de la Méditation première, Harry Frankfurt souligne, pour sa part, que « la traduction française des Méditations [approuvée par Descartes] fait référence aux fous comme aux “insensés” [pour le terme latin “insanis”] » et que

ce terme [français] signifie « ceux qui ont perdu la raison », traduction appuyée par le fait que Descartes parle de « bon sens » dans la première phrase du Discours de la Méthode : un insensé est un homme à qui manque le bon sens ou la capacité de jugement rationnel qui permet à ceux qui l'exercent correctement de distinguer le vrai du faux (Frankfurt, Reference Frankfurt and Luquet1989, p. 55–56).

Aussi, au regard des indices textuels dont nous disposons ainsi que de la nosologie et de la nosographie relatives aux formes de mélancolie dont Descartes reprend des descriptions précises de cas cliniques inventoriés par Du Laurens — nous fournissant un point de vue médical et historique précieux —, il nous semble incertain de soutenir, comme le fait Jacques Derrida dans sa passe d'armes avec Michel Foucault sur le statut de l’évocation de la folie dans la Méditation première Footnote 15 (quel que soit le talent qui soutient son analyse), que le portrait du fou cartésien est celui d'un fou « qui ne se trompe pas en tout, ni toujours », d'un fou dont la folie n'affecte « de manière contingente et partielle que certaines régions de la perception sensible » et que cette folie constitue, par conséquent, une cause d'erreurs sensibles beaucoup moins grave, dans l'ordre épistémologique, que celle à laquelle nous sommes livrés dans le rêve (Derrida, Reference Derrida1963, p. 482).

À un degré d'aliénation conforme aux exemples que considère Descartes, tout fou risque bien d’être incapable de se savoir et de se dire fou puisqu'il se prend pour ce qu'il n'est pas. Si l'hypothèse de la folie n'est pas réfutée mais rejetée, c'est peut-être parce qu'aucun argument ne peut véritablement être avancé à son encontre. Dire et croire ne pas être fou peut tout aussi bien être le symptôme qu'on est fou qu’être le signe qu'on ne l'est pas. Du point de vue de la conscience qu'il a de lui-même et de ce qu'il peut dire de lui, le véritable aliéné ne se distingue paradoxalement pas d'un homme sain. Il existe un inquiétant voisinage, une troublante ressemblance, entre le discours de la folie et celui de la raison. De ce voisinage témoignaient déjà MontaigneFootnote 16 et CharronFootnote 17. Et Cervantès encore ne cessera de mettre en scène cette proximité, cette apparente similitude, ce double visage possible du discours les nombreuses fois où Don Quichotte impressionne ses interlocuteurs par l'apparente sagesse de ses propos. De l'intérieur de sa folie, le fou ne se connaît pas comme tel. Et, aucun point de vue extérieur à celui du sujet de l’énonciation ne permet, dans le texte des Méditations, de confirmer ou d'infirmer le bien-fondé de sa négation. La question de la folie reste parfaitement indéterminée. Le texte cartésien ne parvient jamais à aller plus loin qu'une dénégation de principe et d'autorité de la folie de sorte que le sujet méditant ne touche jamais à la certitude parfaitement rationnelle de ne pas être fou. À ce titre, l'argument de la folie, après l'argument des sens trompeurs, peut être interprété comme le second argument le plus logiquement sérieux, inquiétant et encombrant qui alimente les raisons de douter. Le côté lapidaire, abrupt, expéditif de la réaction de Descartes, ou du moins du sujet méditant, à l’évocation de l'hypothèse de sa propre folie dénote assurément un mouvement d'humeur, un profond désagrément éprouvé au seul fait de l'envisager, mais cela ne s'apparente en rien à un argument qui permette en toute logique son éviction de droit. Si l'on accorde, par conséquent, une résistance et une robustesse à l'hypothèse de la folie, comme nous le suggérons, la brutalité de la réaction cartésienne, son irritation peuvent s'interpréter comme les signes et les effets d'une impuissance à la réfuter, impuissance dont découle la nécessité d’étouffer l'hypothèse et de devoir, à défaut de pouvoir en démontrer l'impossibilité, se contenter de l’écarter d'autorité. Foucault considère ainsi que Descartes ostracise par un « coup de force » la folie hors de l'enceinte de la rationalité philosophique s’érigeant en garde-fouFootnote 18. Derrida, commentant la lecture de Foucault, défendra que Descartes ne fait, en réalité, que délaisser l'hypothèse de la folie pour l'argument de l'indistinction de la veille et du rêve, « exagération hyperbolique de l'hypothèse où les sens pourraient parfois me tromper » (Derrida, Reference Derrida1963, p. 479) et « exaspération hyperbolique de l'hypothèse de la folie » qui n'en n'aurait été que l’ébauche ratée (Derrida, Reference Derrida1963, p. 482). Quelles que soient les divergences entre ces deux lectures restées célèbres, l'une et l'autre ont toutefois en commun de soutenir que l'hypothèse de la folie est simplement écartée et non réfutée, qu'elle soit exclue pour Foucault, ou qu'elle soit initialement abandonnée au profit de l'argument du rêve pour Derrida. Or, quand bien même nous ne suivons pas Derrida sur son interprétation de l'insuffisante efficacité de l'argument de la folie et sur la qualification de cette dernière, il nous semble remarquable qu'il convienne néanmoins que l'on ne puisse pas totalement l’éliminer en droit, ni s'en débarrasser à peu de frais, qu'il en fasse ressurgir la menace et la nécessité de l'affronter dans toute sa radicalité avec l’évocation du malin génie, et ceci quoi que l'on pense du déplacement de lieu que Derrida lui fait subir dans l'argumentation cartésienne :

Non seulement Descartes ne met plus la folie à la porte dans la phase du doute radical, non seulement il en installe la possibilité menaçante au cœur de l'intelligible, mais il ne permet à aucune connaissance déterminée de lui échapper en droit. Menaçant le tout de la connaissance, l'extravagance — l'hypothèse de l'extravagance — n'en est pas une modification interne. À aucun moment la connaissance ne pourra donc à elle seule dominer la folie et la maîtriser, c'est-à-dire l'objectiver (Derrida, Reference Derrida1963, p. 486).

2.3. L'hypothèse de l'indistinction de la veille et du rêve

L'hypothèse repose sur une expérience quotidienne parfaitement commune. Lorsque nous rêvons, il arrive que nous n'ayons rien à envier aux plus fous des fous en matière de confusion entre ce qui est réel et ce qui est illusoire. Nous prenons nos rêves pour des réalités. Aussi, pour banale qu'elle est, l'expérience du rêve n'en est pas moins en mesure de pouvoir éveiller le soupçon. Si, lorsque je rêve, je ne crois pas dormir ni rêver, pourquoi, maintenant que je crois être éveillé, ne serais-je pas en train de dormir et de rêver que je suis éveillé ? Selon cette hypothèse, il n'y aurait, semble-t-il, d'autre réalité que les illusions de nos songes, la veille elle-même n'existerait qu’à l'intérieur du rêve, qu’à titre d'effet du rêve. Croire veiller ne serait que rêver que l'on ne rêve pas. Or rien n'est moins sûr que cette nouvelle raison de douter soit plus puissante que les arguments des sens trompeurs et de la folie et atteste d'une montée en puissance de l'efficacité logique du doute. Examinons, pour commencer, ce qu'expose le texte de la Méditation première :

Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier, que cette tête que je remue n'est point assoupie, que c'est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions (AT, IX, 1, p. 15).

En faisant le constat que nous avons, non pas toujours, mais simplement « souvent » été trompés en rêvant, d'une part, et que nous nous en souvenons, ce qui suppose que nous ne rêvons plus, d'autre part, le texte exclut l'hypothèse forte qui assimilerait notre vie entière à un songe. Comment, en effet, pourrais-je me souvenir d'avoir rêvé, si je rêve encore ? La seule possibilité logique revient à admettre que nous rêvons de manière intermittente, ce qui est en réalité le cas, et ce qui suppose une distinction réelle entre sommeil et veille que l'argument entend précisément gommer, même si dans le moment présent où je doute je suis peut-être en train de rêver et ne trouve pas le moyen d'opérer cette distinction. Or, si l'hypothèse d'une vie rêvée n'est pas généralisable et ne couvre pas la totalité de notre existence, elle ne souscrit pas aux exigences d'un doute inflationniste, qui après l'hypothèse de la folie devrait ici affecter le champ de toutes nos expériences. L'intermittence du rêve a pour conséquence qu'il y a bien, dans ce cas, un monde différent des images de mes songes.

L'on pourrait cependant objecter que le texte du Discours de la méthode semble autoriser le lecteur à comprendre que l'hypothèse d'un rêve éveillé ou d'une veille illusoire, ce qui revient au même, doit être considérée comme absolument générale. En effet, Descartes dit supposer que toutes les choses entrées depuis toujours en son esprit ne sont pas plus vraies que les illusions de ses songes :

Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l'esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes (AT, VI, p. 32).

Bien que l'argument des Méditations nous semble nettement marquer une inflexion à la baise quant à l'extension à accorder au temps du rêve et au nombre de pensées comme d'objets qu'il enveloppeFootnote 19, pour sauver la thèse d'une montée en puissance du doute, l'on peut toujours aller à l'encontre de la chronologie des textes et décider de lire les Méditations à l'aune du Discours. Il faut, dans ce cas, imaginer que le souvenir d'avoir rêvé est lui-même un rêve par une sorte de mise en abîme et d'enchâssement de rêve dans le rêve. Tel est le prix à payer pour restituer à l'argument des Méditations son maximum d'extension.

Toutefois, admettre que l'hypothèse envisagée par Descartes doit être comprise dans les Méditations comme celle d'un rêve généralisé et permanent (ce que nous ne soutenons pas) ne règlerait une difficulté que pour en soulever une autre et ne rendrait pas sa force concluante à l'argument de l'indistinction. En effet, dans l'hypothèse d'un rêve généralisé, d'une vie qui ne serait jamais qu'un songe, nous n'aurions jamais connu que rêve et sommeil. D'où nous viendrait, dans ce cas, ne serait-ce que l'idée de veille pour nous interroger sur ce qui la distingue de nos songes ? Si je ne connais que le rêve, il devient difficile de dire que la veille pourrait n’être qu'un rêve. Si je n'avais jamais qu’été prisonnier de mes rêves, je ne pourrais pas même dire que je rêve. Celui qui ne connaît, et n'a jamais connu que la captivité, n'a pas même conscience de son sort. L'hypothèse d'un rêve généralisé, rend alors incompréhensible que l'on puisse parler de rêve puisqu'elle exige que nous ne connaissions rien d'autre, que nous soyons comme les prisonniers de la caverne de Platon prenant les ombres qui défilent sur la paroi située devant eux pour l'unique réalité possible. Si aucun point de vue extérieur au songe n'a jamais pu nous être donné, comment pourrions-nous avoir ne serait-ce que l'idée de notre condition, en l'occurrence celle de rêveurs ? Comment pourrions-nous parler de sentiment d'indistinction entre veille et sommeil, si nous n'admettons pas d'abord que nous connaissons leur distinction ? L'hypothèse de l'indistinction ne peut déboucher sur l’éventualité d'un rêve généralisé, qui n'admet pas d'autre point de vue que celui du rêve, car elle suppose, en même temps, pour pouvoir être énoncée, une conscience du rêve et donc un point de vue qui lui soit extérieur. La force et la portée de l'argument de l'indistinction de la veille et du rêve sont ainsi pour le moins limitées, car si je peux-dire que j'ai rêvé, c'est que je n'ai pas toujours rêvé. En effet, si j'avais toujours rêvé, si je rêvais encore maintenant, je ne serais pas en mesure de le dire, ni de le savoirFootnote 20.

En troisième et dernier lieu, l'objection la plus têtue, qui vient à l'esprit et qui limite la force de l'argument de l'indistinction de la veille et du rêve n'est pas d'ordre logique, mais psychologique et vécue. Elle est la suivante : qui a, une seule fois, pensé rêver alors qu'il était éveillé ? Personne, à vrai dire. S'il arrive à tout un chacun de douter en rêve qu'il rêve, comme Descartes lui-même dans ses songes de la célèbre nuit du 10 novembre 1619Footnote 21 ; l'inverse, en revanche, ne se produit jamais. Il n'arrive à personne de douter, éveillé, qu'il est éveillé ou de sérieusement croire rêver. Assimiler la veille au sommeil revient à identifier et à confondre deux états psychiques qui ne sont, en réalité, pas comparables, ni assimilables l'un à l'autre. D'ailleurs Descartes ne s'y trompe pas. Il n'affirme pas que l'indistinction entre la veille et le rêve, que l'on éprouve parfois dans nos songes, puisse être transposée à l’état de veille. En effet, si l'on y est attentif, sa formulation de l'argument reste extrêmement prudente et en-deçà d'un véritable parallèle entre la veille et le sommeil, puisqu'il ne dit pas être capable de se persuader qu'il dort, mais seulement que son étonnement est tel, qu'il est « presque capable » de se persuader qu'il dort :

Et m'arrêtant sur cette pensée [d'avoir été trompé par les illusions de mes songes], je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors (Méditation première, AT, IX, 1, p. 14–15).

Ce « presque », « fere » dans le texte latin (AT, VII, p. 19), n'est, bien sûr, pas lâché au hasard. Il limite, d'emblée, la portée de l'argument et en souligne la faiblesse. Le fait de recourir à cet argument semble, dès lors, ne pouvoir se justifier que par la décision de pousser à un certain niveau d'extravagance la recherche de raisons de douter dans le but de s'exercer à séparer l'esprit des sens. Ce « presque » annonce à bas bruit les qualificatifs d'hyperboliques et de ridicules qui sanctionneront, à la fin de la Méditation sixième, l'hypothèse d'un rêve éveillé. En ce sens l'argument du rêve n'est pas de même nature que celui de la folie. Il ne constitue pas une hypothèse rivale de celle de la folie, que Descartes lui aurait préférée parce qu'elle en maintiendrait les avantages, à commencer par la radicalité du doute, sans en avoir les inconvénients tels que l'aliénation et la dépossession du sujet méditant de sa faculté de juger correctement (Moyal, Reference Moyal1997, p. 26). Ces deux hypothèses n'ont pas la même force, car, finalement, il y a bien des fous, et des fous qui s'ignorent, alors qu'il n'existe point de sujets qui s'imaginent dormir alors qu'ils veillent et prennent leur vie pour un songe, sauf précisément, et peut-être, quelques fous. L'hypothèse du rêve généralisé se heurte donc à la résistance de nos états de conscience puisque nul ne pense sérieusement dormir lorsqu'il ne dort pas. L'argument dit du rêve marque un recul dans la trame argumentative du doute. Il introduit aux étapes les plus extravagantes du doute dont il fait ainsi partie avec celle d'un Dieu trompeur relayée par la fiction du malin génie. Avec l'argument de l'indistinction de la veille et du rêve, l'hyperbole se renforce. Or, l'hyperbole à ce stade et l'excès qu'elle s'autorise auront pour contrepartie une certaine faiblesse tant logique que psychologique de l'argumentation.

2.4. L'hypothèse d'un Dieu trompeur et la supposition d'un malin génie

Avec l'argument du Dieu trompeur nous touchons à la pièce maîtresse d'une lecture inflationniste du doute. Elle est la plus étendue, la plus métaphysique et la plus hyperbolique des raisons de douter. En dépit de cela, elle accuse certaines faiblesses qui permettent d'alimenter une lecture déflationniste du doute.

Si nous examinons l'argument pour lui-même, nous pouvons observer qu'il repose sur une hypothèse logiquement incohérente en raison de son caractère autodestructeur lorsque nous voulons le prendre au sérieux. On pourrait nous objecter, comme le fera Gassendi à Descartes, que soumettre à l'analyse logique la « vetus opinio » d'un Dieu qui peut tout, et par qui j'ai été créé tel que je suis, fait offense à la toute-puissance divine et à l'impénétrabilité de ses raisons et de ses voies, au Dieu créateur des vérités dites éternelles, dont la transcendance absolue est incommensurable avec la rationalité humaine qui ne permet, dès lors, en rien d'accéder à ce qui est vrai en Dieu et pour lui (Gassendi, 1644/Reference Gassendi and Rochot1962, p. 464–465). Certes, Descartes soutient que Dieu nous est à jamais incompréhensible et que ses fins sont imperscrutables (Méditation quatrième, AT, IX, 1, p. 44). Or, dès lors que nous ne saurions juger des fins impénétrables de Dieu, en quoi serions-nous mieux autorisés, sans quelque excès de témérité, à juger de ce qu'est nécessairement la nature de celui dont les fins se dérobent à la puissance de notre entendement ? C'est pourtant ce à quoi s'autorise Descartes dès la Méditation troisième en déclarant qu’« il est assez évident qu'il [Dieu] ne peut être trompeur, puisque la lumière naturelle nous enseigne que la tromperie dépend nécessairement de quelque défaut » (Méditation troisième, AT, IX, I, p. 41). Descartes fait bien ressortir une contradiction logique entre la toute-puissance divine et une possible tromperie dont Dieu serait l'auteur. L'explication, précédant immédiatement le segment de la Méditation troisième que nous venons de citer, tient dans les termes qualifiant Dieu et la connaissance que nous pouvons en avoir :

Dieu, dis-je, duquel l'idée est en moi, c'est-à-dire qui possède toutes ces hautes perfections, dont notre esprit peut bien avoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes [nous soulignons], qui n'est sujet à aucuns défauts, et qui n'a rien de toutes les choses qui marquent quelque imperfection » (AT, IX, I, p. 41).

Outre l'existence de Dieu, nous pouvons aussi avoir de sa nature et de ses perfections quelque idée sans les connaître entièrement. Il en résulte que si notre esprit fini ne peut comprendre Dieu, il peut toutefois en connaître quelque chose au moyen des principes de la rationalité humaine. Nous ne nous autorisons rien d'autre en examinant ici l'argument de son éventuelle tromperie d'un point de vue logique.

Or, étrangement, le caractère autodestructeur, que nous venons d’évoquer, de l'argument, ne sera opposé à Descartes par aucun de ses objecteurs et les commentateurs s'y sont assez peu attachés, à quelques rares exceptions prèsFootnote 22. Quelle est précisément la nature de cette contradiction généralement laissée dans l'ombre ? Il s'agit de l'impossibilité d'envisager, de fait, l'idée d'un Dieu absolument trompeur de manière sérieuse. Sans même avoir à démontrer que Dieu existe et que sa nature infiniment parfaite contrevient à la faiblesse de vouloir nous tromper, sans avoir donc à examiner la validité de la vérité de la proposition « Dieu me trompe toujours » en elle-même, un autre argument permet de la réfuter. Cet argument peut nous délivrer immédiatement du doute. Il repose sur la seule considération, non de l'idée, mais du fait d'avoir l'idée d'un Dieu trompeur. Comment pourrais-je, en effet, avoir le soupçon que Dieu veuille me tromper s'il le voulait vraiment ? Car, s'il est tout puissant, s'il m'a créé et s'il veut véritablement me tromper, comme le suppose l'hypothèse, il n'a pu faire en sorte que je puisse le soupçonner de tromperie. Si les trois postulats (ma création par Dieu, son absolue puissance et son absolue tromperie) contenus dans l'hypothèse d'un Dieu trompeur étaient vrais, je ne pourrais pas même concevoir l'idée d'un Dieu trompeur. Sa toute-puissance, avant même d’être en contradiction avec la volonté de tromper, est en contradiction avec le fait que je puisse avoir l'idée de sa tromperie. L'on peut traduire cette contradiction ainsi : je ne peux supposer que Dieu me trompe toujours et affirmer, en même temps, que la proposition par laquelle je le pense soit vraie. Il s'agit d'une autocontradiction, que nous pourrions appeler aussi énoncé contre-performatif, ou contradiction performative au sens où la proposition selon laquelle j'affirme que Dieu tout puissant me trompe toujours, ou celle selon laquelle un Crétois soutient que tous les Crétois sont toujours des menteurs, ne forment pas des énoncés purement constatifsFootnote 23. Ces propositions créent, en étant énoncées, une contradiction avec la condition de possibilité de leur énonciationFootnote 24. Enfin, ajoutons qu’à partir du moment où j'ai seulement l'idée que Dieu puisse éventuellement être trompeur, il me suffit de rester sur mes gardes, je peux alors suspendre tout jugement, et c'en est fini du pouvoir de Dieu de me tromper. Le soupçonner de tromperie, c'est déjà pouvoir mettre en échec la tromperie. Si j'ai donc l'idée d'un Dieu trompeur, c'est que Dieu n'a pas détourné de lui tout soupçon. S'il n'a pas détourné de lui tout soupçon, soit il ne l'a pas voulu, soit il ne l'a pas pu. S'il ne l'a pas voulu, c'est donc qu'il n'est pas absolument trompeur. Si, en revanche, il ne l'a pas pu, c'est qu'il n'est pas absolument puissant, c'est donc qu'il n'est pas Dieu. Dans un cas comme dans l'autre, Dieu ne peut être et absolument puissant et absolument trompeurFootnote 25.

En dernier lieu, nous évoquerons non pas l'absence de l'hypothèse d'un Dieu trompeur des raisons de douter exposées dans la quatrième partie du Discours de la méthode, qui renverrait ici à de trop nombreuses considérations, mais la volatilité de son apparition dans La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle. Son traitement dans le dialogue de La Recherche peut offrir ici un éclairage certes extérieur au texte des Méditations, mais néanmoins intéressant. Il est, en effet, saisissant de constater que le dialogue de La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, écarte immédiatement cette hypothèse de l'exposé même des raisons de douter. Le personnage d'Eudoxe y expose quatre raisons de douter dans le même ordre que celui des Méditations. Ainsi, évoque-t-il : i) les erreurs des sens que nous reconnaissons parfois et qui sont susceptibles de nous faire craindre qu'ils nous trompent toujours ; ii) les mélancoliques qui ne sont pas comme ils s'imaginent être, mais qui s'imaginent comme ils se perçoivent par l'entremise de leur sens, ce en quoi les autres hommes ne se distinguent pas d'eux ; iii) l'expérience du rêve dont l'acuité des représentations ne correspond pourtant à aucune réalité présente de sorte que rien ne nous assure que nous ne rêvons pas les réalités qui nous semblent présentes alors que nous nous croyons éveillés ; iv) enfin, la possibilité que Dieu nous ait créés incapables de connaître la moindre vérité bien que nous croyons l'inverse (AT, X, p. 510–512). Néanmoins, lorsque le personnage de Poliandre se persuade, comme l'y a invité Eudoxe, de pratiquer lui-même, pour sa propre gouverne, l'exercice du doute, il se propose pour cela d'avoir recours aux difficultés les plus fortes qui puissent soutenir son doute. Or, étrangement, pour qui est habitué à lire l'ordre des raisons de douter de manière inflationniste, et à considérer l'hypothèse d'un Dieu trompeur comme la plus puissante, il ne la retient pas, mais l'ignore. Il retient celle des erreurs des sens et celle d'un rêve généralisé. Si l'on veut bien admettre que ce choix n'est pas celui de Poliandre en tant que tel, qui n'a d'ailleurs, comme les deux autres personnages mis en présence, aucune épaisseur psychologique dans le dialogue, l'on peut en conclure que l'argument du Dieu trompeur apparaît à Descartes comme plus fragile que ceux du rêve et du doute sur les perceptions des sens qu'il fait retenir par Poliandre comme les arguments les mieux à même de remettre en cause ce qu'il croyait pourtant jusqu'alors savoir avec certitude.

Finissons, ici, par évoquer brièvement la supposition d'un malin génie déjà considérée dans notre première section. Dernière à être avancée dans la Méditation première, la fiction du malin génie est le premier motif de douter à être écarté, par la séquence qui se déploie, dans la Méditation seconde et dans la Méditation troisième. Dès le début de cette séquence l'hypothèse et fiction du malin génie se trouve, dans l'expérience du cogito, tenue en échec :

Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit Méditation seconde (AT, IX, 1, p. 19).

Le malin génie sera, ensuite, une nouvelle fois et définitivement débouté de ses prétentions à nous tromper, lorsque sera écartée l'hypothèse d'un Dieu trompeur et, par conséquent, le fait qu'il puisse nous laisser être abusés en toutes choses.

Conclusion

Nous esquisserons, pour conclure, deux conséquences qui découlent d'une lecture déflationniste du doute cartésien. Une première conséquence portera sur la manière de considérer la finalité de l'exercice du doute et sur la fonction qu'il convient d'accorder aux raisons de douter les plus discutables et, par-là, les moins convaincantes d'un point de vue logique. Une seconde conséquence aura trait à la doctrine cartésienne de la connaissance et au rôle qu'y joue le recours à la véracité divine.

Concernant l'exercice du doute lui-même, une lecture déflationniste invite à se déprendre d'une interprétation trop théorique des arguments de la Méditation première, qui ne prendrait pas assez au sérieux, ou pas suffisamment en compte, le genre méditatif qui, dans une longue tradition antique puis chrétienne, invite au détachement des sens et fournit divers protocoles pour s'y exercer. Ce point nous semble d'autant plus important que les autres expositions de la philosophie première de Descartes renvoient toutes, de manière explicite, à l'exercice spirituel de la méditation que seules les Méditations métaphysiques ont le privilège de déployerFootnote 26, à l'exception du dialogue inachevé de La recherche de la vérité par la lumière naturelle Footnote 27. De fait, l'aspect méditatif de la démarche et de la pensée cartésiennes aura été longtemps négligé. Il faudra attendre les années 1930 avec Etienne Gilson, puis la seconde moitié du XXe siècle et les années 2000 pour voir le commentaire cartésien de langue française prendre progressivement en compte la méditation cartésienne en tant que telleFootnote 28 ; et c'est seulement à partir du milieu des années 1960 que le commentaire anglo-saxon connaîtra la même inflexionFootnote 29. Toutefois, l’étude des Méditations comme exercices spirituels reste encore globalement sporadique et n'a pas été conduite de manière véritablement systématique.

Que le doute métaphysique soit un exercice, au sens premier de ce qu'est une méditation, qu'il faille prendre au sérieux l'idée de méditation comme exercice spirituel et pratique volontaire de la pensée destinée à produire une transformation de soi et tout particulièrement un changement profond des dispositions de l'esprit à l’égard des sens, c'est ce que Gassendi et Leibniz n'avaient déjà pas voulu considérer. Dans les Cinquièmes objections, Gassendi reproche à Descartes d'avoir eu recours aux raisons de douter de la Méditation première qu'il qualifie de machinerie, de fabrique d'illusions, de recherche de détours et de nouveautés alors qu'il eût, selon lui, suffit de tenir pour fausses les choses incertaines et de mettre à part celles en mesure d’être reconnues, par la suite, comme vraiesFootnote 30. Faire à Descartes ce procès revenait, de la part de Gassendi, à méconnaître qu'un des intérêts majeurs de la méditation réside précisément dans l'exercice et les détours qu'il pense devoir dénoncer. Leibniz fera preuve du même aveuglement sur l'intérêt du doute. Leibniz, comme Gassendi, voit dans le doute cartésien un dispositif qui cherche l'originalitéFootnote 31, alors que Descartes regrette exactement l'inverse dans le recours aux arguments sceptiques dont il se trouve contraint de faire usage (Réponses aux secondes objections, AT, IX, 1, p. 103). Comme Gassendi, Leibniz estime que, d'un point de vue logique, le doute ne s'impose pas, qu'il est inutile. Gassendi et Leibniz n'ont pas totalement tort sur ce point, car ils pressentent, dans leurs critiques, que le doute de la Méditation première n'a pas de vertu strictement logique et ne se déploie pas selon un ordre progressif des raisons, mais ils ne perçoivent pas qu'il a une vertu d'exercice propédeutique à l'usage de la raison en métaphysique et en physique, qui exige d’être en mesure de penser sans recourir aux sens et à l'imagination.

Or, si nous lisons la Méditation première comme un exercice autant, sinon plus, que comme une stricte argumentation théorique, l'on dispose d'une hypothèse qui explique pourquoi Descartes expose des arguments comme suppositions, bien qu'ils accusent de réelles faiblesses logiquesFootnote 32. Nous suggérons, dans cette perspective, que leur intérêt et la justification de leur maintien tient pour l'essentiel, non à une puissance argumentative qui leur fait défaut, mais à ce qu'ils participent, à titre de suppositions et de résolutions, d'expériences de pensée, d'un exercice ascétique qui exige d’être répété sous des formes variées pour accoutumer ceux qui les manient à séparer leur esprit de leurs sens. L'on peut considérer que la justification des hypothèses avancées, à partir de celle de l'indistinction de la veille et du rêve, est moins d’être de bonnes raisons de douter que des moyens utiles pour entretenir et répéter l'exercice de détachement des sens, quitte à devoir recourir pour cela à des hypothèses toujours plus extravagantes. Si les derniers arguments nourrissant le doute n'emportent pas l'adhésion de l'entendement (ce que suggère, en raison de leur faiblesse logique, une lecture déflationniste de leur enchainement), du moins permettent-ils d'habituer le sujet à détacher son esprit des sens. En tant qu'ascèse, l'exercice du doute suit certainement une pente d'efficacité ascendante. Si l'on s'en tient à considérer l'effort de détachement des sens, les hypothèses du doute nous apprennent à progressivement nous abstraire du sensible et produisent sur le sujet méditant les effets positifs d'une nouvelle habitude dans cette perspective, qui n'est pas celle que nous avons examinée et qui mériterait encore d’être analysée pour elle-même.

On pourra objecter que le début de la Méditation seconde témoigne néanmoins d'une certaine efficacité du protocole suivi par la Méditation première, non pas sur le seul plan ascétique et spirituel, mais bien sur le plan argumentatif :

La Méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus (AT, IX, 1, p. 18).

Toutefois, les raisons de douter de la veille sont présentées ici de manière globale. De ce fait, leur résultat est évalué à l'aune de l'efficacité de l'ensemble du dispositif de la Méditation première et non au regard de l'efficacité argumentative de chaque raison appelée à comparaître pour alimenter l'exercice, prise séparément. Or, il est intéressant de noter que Descartes ne met justement pas ici en avant les dernières raisons de douter et même la toute dernière (l'argument d'un Dieu éventuellement trompeur relayé par la fiction du malin génie), ce qui eût éventuellement suffit si leur efficacité eût été décisive et si, jouissant d'une sorte de force conclusive, elles eussent pu être à l'origine de l’ébranlement et du désemparement évoqués par le début de la Méditation seconde. Aussi, que l'ensemble du protocole de la Méditation première jouisse d'une certaine efficacité dans l'installation du doute ne permet pas de conclure que les raisons de douter aient pour autant suivi un ordre croissant d'efficacité, et n'exclut par conséquent pas que les raisons logiquement les plus fortes soient les premières et non les dernières dans l'ordre de succession de leur entrée en jeu selon la pente argumentative déflationniste que nous avons proposée.

Concernant, enfin, la conséquence d'une lecture déflationniste sur le plan de la théorie cartésienne de la connaissance, l'on peut considérer qu'elle contribue à relativiser les attendus d'un type d'interprétations qui soutiennent que la véracité divine constitue chez Descartes le fondement ultime de toute connaissanceFootnote 33. En effet, la fragilité de l'hypothèse d'un Dieu trompeur, que souligne une lecture déflationniste du doute, suggère, à l'inverse et par contrecoup, que la véracité divine, mettant fin à une hypothèse « bien légère, et pour ainsi dire métaphysique » de l'aveu même de Descartes, ne joue peut-être pas un rôle aussi décisif dans la théorie cartésienne de la connaissance qui permettrait de garantir jusqu’à la vérité des évidences actuelles. L'on peut comprendre, par conséquent, que le poids et la considération accordés par nombre de commentateurs à l'hypothèse d'un Dieu trompeur s'explique par la volonté d'accorder le rôle le plus étendu à la véracité divine, si tant est que la valeur de l'antidote est augmentée par l'ampleur du mal qu'il combat. L'extension maximale du rôle joué par la véracité divine chez Descartes trouvera, dans ce cas, naturellement matière à s'appuyer sur une lecture inflationniste du doute plaçant au sommet de la hiérarchie des raisons de douter l'hypothèse, perçue comme hautement menaçante, d'un Dieu trompeur relayée par la fiction du malin génie. Ainsi, la thèse d'un doute inflationniste et des faiblesses des raisons de douter qui précèdent l'hypothèse d'un Dieu trompeur et celle de l'impossibilité de toute véritable certitude avant d’établir l'existence d'un Dieu vérace peuvent former un dyptique cohérent qu'une lecture déflationniste pourra, pour sa part, contribuer à interroger. Une lecture déflationniste se conjuguera, à l'inverse, en raison du peu de crédit logique qu'elle accorde à l'hypothèse d'un Dieu trompeur, avec les thèses suivantes : i) la thèse selon laquelle la connaissance certaine des évidences actuelles n'exige pas de recours préalable à la connaissance de la véracité de Dieu, ii) celle selon laquelle l'argument d'un Dieu éventuellement trompeur n'affecte pas sérieusement la confiance dans l'usage de la raison qui constitue un de ces gonds ou une de ces charnières sans lesquels Wittgenstein soutiendra que le jeu du doute serait impossible (Wittgenstein, 1969/Reference Wittgenstein and Fauve1971, p. 341–342).

Remerciements

Que soient remerciés, pour le temps qu'ils y ont consacré, pour la méticulosité de leurs lectures et pour les nombreuses questions, demandes et remarques qui en ont présidé à sa rédaction finale, les évaluateurs anonymes de cet article ainsi que ses correcteurs, Cécile Facal et Christophe Facal.

Footnotes

1 Nous nous référons ici, comme ensuite, à l’édition suivante, désignée par le sigle AT : Œuvres de Descartes (éd. Ch. Adam et P. Tannery), Paris, Léopold Cerf, 1897–1913, 13 vol. ; réédition à Paris chez Vrin/CNRS, 1964–1974, 11 t. en 13 vol (voir en bibliographie Descartes, Reference Descartes, Adam and Tannery1964–1974).

2 En effet, Les Méditations mobilisent l’éventail le plus large des raisons de douter de tout le corpus cartésien. Si nous comparons, notamment, la première exposition du doute dans le Discours de la méthode à celle des Méditations métaphysiques, les raisons de douter du Discours n'intègrent ni l'hypothèse de la folie, ni celle d'un Dieu trompeur, ni la fiction d'un malin génie. En outre, les Méditations seules ont le privilège de déployer le doute dans la forme savamment réglée et séquencée d'un véritable exercice spirituel qu'exige sa pratique et que le lecteur est d'ailleurs invité à accomplir à la suite de l'auteur.

3 Sans prétention à l'exhaustivité, nous mentionnons ici quelques jalons notables de cette ligne interprétative. Ainsi Octave Hamelin évoque une élévation de la puissance du doute (Hamelin, Reference Hamelin1911, p. 116, 121). Henri Gouhier considère que les degrés d'efficacité des raisons de douter se mesurent à leur degré croissant d'universalité (Gouhier, Reference Gouhier1962, p. 25). Jean-Marie Beyssade estime que Descartes mobilise des raisons toujours plus fortes de douter de sorte que le protocole du doute se déploie en suivant une échelle de puissance croissante (Beyssade, Reference Beyssade1973, p. 277, 279, 282–283). Georges Moyal, au fil d'une argumentation originale, juge l'hypothèse de l'indistinction de la veille et du rêve plus efficace que celle de la folie, en ce qu'elle ne remet pas en cause la liberté de la volonté nécessaire à la poursuite de l'exercice du doute ; il considère encore que l'argument du Dieu trompeur marque une avancée en efficacité en ce qu'il renforce celui de l'indistinction de la veille et du rêve comme cause d'un état généralisé d'illusion (Moyal, Reference Moyal1996, p. 425 notamment). Harry Frankfurt soutient que les efforts successifs pour distinguer, au moyen des sens, les données véridiques des données non véridiques se heurtent à des objections croissantes que forment les raisons de douter de la Méditation première pour un lecteur naïf guidé par les seules ressources du sens commun (auquel il estime que Descartes s'adresse et se conforme à la façon de penser), lecteur fruste qui se laissera, de ce fait, persuader par l'efficacité croissante de chaque doute exposé se justifiant par la faiblesse de ceux qui le précédent (Frankfurt, Reference Frankfurt and Luquet1989, p. 47–73, 107–116, 114–115). José-Luiz Bermúdez note : « The sceptical doubts and the supporting arguments come in increasing degrees of strenght » (Bermúdez, Reference Bermúdez1998, p. 239). Janet Broughton expose que les raisons de douter de la Méditation première gagnent en force autant qu'elles gagnent en extension en ces termes « The First Meditation is short but devastating. After some preliminaries, Descartes raises a series of increasingly disturbing reasons for doubting increasingly large collection of our beliefs, until, it seems, there is “not one of [our] former beliefs about which the doubt may not properly be raised” » (Broughton, Reference Broughton2002, p. 21). Denis Kambouchner souligne que « dans le cours de la méditation [première], il se produit une conversion du sujet méditant dont la résistance intérieure à la force de ces raisons [de douter] ne cesse de faiblir » (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 239), et écarte la supposition selon laquelle les raisons de douter réunies dans la Méditation première seraient dépourvues de force (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 243). Leur force tient en partie à leur mise en scène qui par un enchainement ininterrompu ne laisse pas de répit au sujet méditant. Ainsi sont-elles amplifiées, avivées, potentialisées les unes par les autres. Elles n'en doivent pas moins leur efficacité à leur contenu argumentatif. Elles doivent être prises absolument au sérieux et ne pourront recevoir de caractère dépréciatif qu'au terme de l'enquête métaphysique des Méditations (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 244–246). L'enchainement de la Méditation première peut se lire alors selon « une structure en cascade, chaque raison de douter soulevant des objections dont l’énoncé détermine l'entrée en scène d'une raison plus forte encore » (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 249). Laurence Devillairs voit dans l'hypothèse d'un Dieu éventuellement trompeur l'argument le plus efficace en ce qu'il rompt avec la banalité des arguments sceptiques précédents qui ne parvenaient pas à véritablement bouleverser le sujet méditant (Devillairs, Reference Devillairs2018, p. 16).

4 Nous empruntons au lexique économique le concept de déflation, comme par la suite celui d'inflation, pour qualifier deux lectures possibles du doute cartésien au moyen d'analogies : l'analogie qu’évoque une lecture qualifiée d'inflationniste entre la courbe d'efficacité croissante qu'est réputé parcourir le doute cartésien et une courbe croissante des valeurs traduites par les prix des biens et des services en phase d'inflation, et l'analogie inverse qu’évoque une lecture qualifiée de déflationniste entre la courbe d'efficacité décroissante du doute et une courbe décroissante des valeurs et des prix en phase de déflation. Dans les limites de cette double analogie, les métaphores de l'inflation et de la déflation ont l'avantage d’être d'un maniement plus fluide et aisé que l'usage de périphrases telles qu’« une lecture fondée sur l'hypothèse d'une efficacité décroissante des raisons successives de douter » et qu’« une lecture fondée sur l'hypothèse d'une efficacité croissante des raisons successives de douter », auquel il nous eût fallu, autrement, consentir de recourir.

Nous avons évoqués, pour la première fois, la possibilité d'une lecture déflationniste de la Méditation première et choisi d'utiliser les termes d'inflationniste et de déflationniste pour qualifier deux interprétations possibles du doute cartésien dans une thèse d'histoire de la philosophie intitulée « Certitude, évidence et vérité chez Descartes. La question du fondement cartésien de la connaissance », soutenue en 2014 à l'Université d'Aix-Marseille.

5 Le terme désigne chez Platon la conduite des âmes au moyen de discours, voir le Phèdre, 271 c (Platon, Reference Platon1950, p. 70).

6 « Toute la méthode réside dans la mise en ordre et la disposition des objets vers lesquels il faut tourner le regard de l'esprit, pour découvrir quelque vérité. Et nous l'observons fidèlement, si nous réduisons par degrés les propositions complexes et obscures à des propositions plus simples, et si ensuite, partant de l'intuition des plus simples de toutes, nous essayons de nous élever par les mêmes degrés jusqu’à la connaissance de toutes les autres », Règles pour la direction de l'esprit (dans Descartes, 1963–1973, t. 1, p. 100) ; « Le troisième [précepte de la méthode était] de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres », Discours de la méthode (AT, IV, p. 18). Sont visées dans ces textes la facilité ou simplicité de la connaissance et non la simplicité de la chose connue, sachant que les choses les plus simples ou faciles à établir ne sont pas les plus simples considérées du point de vue de leur nature ou essence. Cela est par exemple et en particulier vrai pour Dieu.

7 Dans le même sens Olivier Dubouclez soutient : « L'usage de ce concept [la suppositio] répond à une difficulté précise dans la conduite du discours métaphysique : l'insuffisance des raisons des sceptiques pour provoquer le doute […]. À cause de l’échec répété du discours sceptique à porter le doute à l'intérieur du moi, la supposition analytique procède à son institution volontaire “force” sa mise en place, dans l'attente de son activation psychologique. La récapitulation liminaire au début de la Seconde méditation empruntera elle-même la voie de la suppositio pour mettre en scène le mécanisme d'autopersuasion qui accompagne l'hypothèse du Malin génie » (Dubouclez, Reference Dubouclez2016, p. 325–327). Nous reviendrons sur le rôle de la supposition dans l'exercice du doute cartésien dans notre conclusion.

8 L’Avis du libraire au lecteur remplace dans l’édition française de 1647, la Prefatio ad lectorem [Préface de l'auteur au lecteur] des éditions latines de 1641 et 1642.

9 Dans ce sens, Berel Lang souligne que, depuis la tradition stoïcienne à laquelle Descartes peut se rattacher du moins en partie, le genre de la méditation philosophique ne requiert pas de subordination du lecteur méditant à l'auteur : « The meditation as genre implies a freedom of the part of the reader to acte on what the writer places before him, freedom equal to that of the writer as he affirms or denies. For the Stoics, that freedom is constant ; in Descartes where it is constrained by the process of meditation, it is nonetheless preserved from its initial appearence » (Lang, Reference Lang1988, p. 26). Dans le même sens, Denis Kambouchner note : « L'auteur [dans les Méditations métaphysiques] ne s'adresse jamais directement au lecteur. D'un côté donc, ledit lecteur est invité à entrer dans tout le détail d'une expérience dont les moments intellectuels sont méticuleusement décomposés et enchaînés ; mais d'un autre côté, comme il convient à une communication de régime libéral (entre honnêtes gens), il est laissé tout à fait libre de sa pratique, à propos de laquelle, passés les avertissement de la Préface au lecteur, Descartes ne formule que des recommandations à l'optatif (“je voudrais que les lecteurs…”), et encore pas assez précises […]. Si le texte des Méditations est tout à fait fixé, la forme de la méditation (autrement dit de la “rumination“) qu'il semble appeler ne l'est pas […] : loin de prétendre régler l'esprit et les gestes de ses lecteurs (lesquels, d'une manière ou d'une autre auront été formés ailleurs), Descartes n'aura précisément voulu livrer qu’un texte à lire avec une extrême attention » (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 153–154).

10 « In prima, causae exponuntur propter quas de rebus omnibus, praesertim materialibus, possumus dubitare », Synopsis (AT, VII, p. 12).

11 « Et ainsi encore je pensai que pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle » (AT, VI, p. 13).

12 Nous devons attendre alors les corrections tardives de notre entendement pour tâcher de rétablir la vérité dont les sens nous auront privés, comme un tableau réalisé par de trop jeunes apprentis doit attendre l'intervention du maître pour en réparer les nombreuses imperfections. Et encore, cela ne suffira pas à rétablir une juste représentation de la réalité. Ainsi, Descartes, filant la métaphore, fait dire au personnage d'Eudoxe que tout l'art du maître ne suffira jamais à effacer l'accumulation des défauts de ses élèves, de sorte que le souci d'atteindre la perfection et de gagner du temps l'incitera à préférer tout effacer et tout recommencer de nouveau. Il en va, selon Eudoxe, du tableau ou de la table rase de l'esprit humain, comme des maisons mal bâties, aux fondements branlants : mieux vaut tout jeter à terre pour tout reconstruire, à nouveau, sur de solides fondements que de se perdre en d'innombrables et imparfaites réparations.

13 « Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu'il n'y a point d'apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n'entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d'incertitude » (AT, IX, 2, p. 25).

14 « À la fin du seizième siècle et au dix-septième siècle, la mélancolie continue à retenir l'attention des médecins en Europe. André Du Laurens, en France et Felix Plater, en Suisse s'y intéressent. André Du Laurens lui consacre en 1597 un Discours rédigé en français, maintes fois réédité au dix-septième siècle et traduit en plusieurs langues : anglais, italien, latin. Felix Plater traite de la mélancolie dans son livre latin en trois tomes publiés à Bâle en 1625 et souvent réédité au dix-septième siècle, Praxeos Medicinae. Entre ces deux publications, Petrus Forestus (van Foreest) médecin à Delft, en Hollande, réputé pour la finesse de description des nombreux cas pathologiques qu'il recense, analyse la mélancolie en 1602 dans l’édition complétée de son traité latin de médecine théorique et pratique, Observationum et curationum medicinalium sive medicinae theoricae etpracticae libri XXVIII » (Bitbol-Hespériès, Reference Bitbol-Hespériès, Melkevik and Narbonne2000, p. 236). Aux traités médicaux dont fait état Annie Bitbol-Hespériès, nous ajouterons la mention de l'ouvrage de Louys Guyon qui propose cette définition de la mélancolie : « Melancholia, ainsi appelée des Grecs et Latins, est une aliénation d'entendement, insanie ou folie, sans fièvre, provenant d'une humeur mélancolique, qui occupe le jugement, et changeant son naturel […], le cerveau aussi est vicié », Le miroir de la beauté et santé corporelle (Guyon, Reference Guyon1615, t. 1, p. 182–183).

15 La passe d'armes entre Michel Foucault et Jacques Derrida est restée célèbre sous les termes de « querelle de la folie ». Cet épisode du commentaire cartésien comprend trois pièces versées au dossier de la question du statut de l'hypothèse de la folie dans la Méditation première : i) trois pages de Michel Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique (Foucault, 1961/Reference Foucault1972), ii) la conférence de Derrida intitulée « Cogito et histoire de la folie » (Derrida, Reference Derrida1963), iii) une réponse détaillée de Foucault à Derrida intitulée « Mon corps, ce papier, ce feu » publiée, à titre de postface, dans la seconde édition de l’Histoire de la folie à l’âge classique, (Foucault, 1961/Reference Foucault1972, p. 583–603). La querelle entre Foucault et Derrida nous semble relever, du moins initialement, d'un dialogue de sourds. Foucault lit la Méditation première selon le principe d'une mise en perspective dans une histoire de la folie, alors que Derrida procède, en deçà de cette perspective, à une analyse du « sens patent » de la structure argumentative qui soutient le doute hyperbolique. Ces points de vue et ces divergences de méthodes n'auraient peut-être pas été en soi définitivement irréconciliables, si Foucault n'avait pas choisi, en 1972, de se placer, à son tour, sur le terrain de Derrida et de reprendre les textes latin et français des Méditations dans une analyse serrée pour creuser leur opposition. L'on se réfèrera utilement sur la « querelle de la folie » aux études de J.-M. Beyssade (Beyssade, Reference Beyssade1973, p. 273–294 ; repris dans Beyssade, Reference Beyssade2001, p. 13–48) et de D. Kambouchner (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 381–394 ; Kambouchner, Reference Kambouchner2010, p. 213–222).

16 « Dequoy se faict la plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse ? Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez ; des santez vigoreuses, les mortelles maladies : ainsi des rares et vifves agitations de nos ames, les plus excellentes manies et plus detraquées ; il n'y a qu'un demy tour de cheville à passer de l'un à l'autre. Aux actions des hommes insansez, nous voyons combien proprement s'avient la folie avecq les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avecq les gaillardes elevations d'un esprit libre et les effects d'une vertu supreme et extraordinaire ? Platon dict les melancholiques plus disciplinables et excellans : aussi n'en est-il point qui ayent tant de propencion à la folie », Montaigne, Essais, II, sous la direction de Pierre Villey et Louis Saulnier (1592/Reference Montaigne, Villey and Saulnier2004, p. 492).

17 « La sagesse et la folie sont fort voisines. Il n'y a qu'un demi-tour de l'une à l'autre : cela se voit aux actions des hommes insensés. […]. De quoi se fait la subtile folie, que de la plus subtile sagesse ? C'est pourquoi, dit Aristote, il n'y a point de grand esprit sans quelque mélange de folie ; et Platon, qu'en vain un esprit rassis et sain frappe aux portes de la poésie » (Charron, 1606/Reference Charron1836, p. 73–74).

18 Selon Foucault, Descartes procède à un acte d'exclusion de la folie. Alors que la tradition sceptique faisait de la folie une raison de douter, un moyen dans la quête de la vérité, Descartes l’évincerait de cette fonction dans l'exercice du doute. Foucault interprète ainsi l’évocation par Descartes de la folie comme un rejet brutal, sa réduction au silence et son exil. Il n'y a plus, en ce sens, de compromis ni de collaboration possible, avec Descartes, entre la folie et la raison dans l'entreprise de la recherche de la vérité. Si le sujet se qualifiait de fou, il se disqualifierait immédiatement comme sujet méditant capable de vérité par la raison. Foucault voit dans ce divorce entre folie et raison, une pétition de principe et le symptôme d'un nouveau rapport à la folie qui voit le jour au XVIIe siècle et annonce son grand renfermement, sa mise à l’écart et sous contrôle qui va conduire à l'institution des procédures d'internement. L'internement sera la forme institutionnelle que prendra la grande coupure qu'instaure l’Âge classique entre la raison et la déraison, dont le traitement par Descartes dans la Méditation première serait, l'expression ou l’écho philosophique.

19 Voir sur ce point Harry Frankfurt qui estime que dans les Méditations « l'argument du rêve » trouve une conclusion plus faible que dans les œuvres antérieures parce que Descartes lui retire une part de la fonction qu'il lui assignait dans ses premiers travaux pour la donner à « l'argument du démon » (Frankfurt, Reference Frankfurt and Luquet1989, p. 70–73).

20 Hilary Putnam tient un raisonnement du même type sur ce qu'il qualifie de « problème classique du scepticisme » en proposant la fameuse expérience de pensée selon laquelle nous serions des cerveaux placés par un savant fou dans des cuves, séparés de nos corps, maintenus en vie par un bain nutritif, et dont toutes les représentations seraient les effets d'impulsions électroniques communiquées par un ordinateur aux terminaisons du système nerveux cérébral. Il est impossible qu'une telle hallucination collective soit vraie, soutient Putnam, « parce qu'en un sens elle est auto-réfutante ». Autrement dit, sa vérité implique nécessairement sa propre fausseté. L'argument de Putnam peut se résumer ainsi : les cerveaux dans des cuves « ne peuvent pas faire référence à quelque chose d'extérieur » qui existe vraiment, donc, et en particulier, au fait d’être, dans la réalité extérieure à leurs représentations, des cerveaux dans des cuves. Si nous pouvons formuler la simple hypothèse que nous sommes des cerveaux dans des cuves c'est que nous ne le sommes pas, car si nous l’étions nous ne pourrions pas même le dire ou le penser ne serait-ce que sous la forme d'une hypothèse (Putnam, Reference Putnam and Gerschenfeld1984, p. 15–32). Dans ce même registre de raisonnement, nous qualifierons encore, plus avant, l'hypothèse d'un Dieu trompeur d’énoncé autocontradictoire de type contre-performatif, où la situation ou position de l’énonciateur contredit le contenu de l’énoncé. Enfin, signalons que John Cottingham, propose de considérer la fiction du malin génie de Descartes comme l'antécédent de l'expérience de pensée des cerveaux dans des cuves (Cottingham, Reference Cottingham1986, p. 277).

21 Baillet rapporte, au sujet des songes que fit Descartes dans la nuit du 10 novembre 1619, qu'il réalisa en dormant que ce qui lui venait à l'esprit était un songe : « Ce qu'il y a de singulier à remarquer c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était en songe ou en vision, non seulement il décida, en dormant, que c’était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quitta » (Olympica, AT, X, p. 184). Si, à en croire Baillet, même en dormant, Descartes parvient à distinguer le sommeil de la veille, c'est dire combien l'argument de leur indistinction ne peut être lu, sous sa plume, que comme une fiction fort fantaisiste.

22 Mark Olson évoque brièvement l'idée que la portée générale de l'hypothèse d'un Dieu trompeur jette le doute sur l'argument lui-même et qui de la sorte se détruit (Olson, Reference Olson1988, p. 407). Denis Kambouchner évoque, d'une phrase, le caractère autodestructeur de l'argument du Dieu trompeur qui, s'il avait fait que nous nous trompions toujours, aurait aussi fait que nous nous trompions à son sujet (Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 316).

23 Pour ce type de propositions, Alfred North Whitehead et Bertrand Russell emploient le terme général de contradiction (Whitehead et Russell, Reference Whitehead and Russell1910, p. 63–68). Le concept de contradiction performative est systématiquement utilisé pour ce type de propositions dans les travaux de Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel sur l’éthique de la discussion. Jürgen Habermas définit ainsi une contradiction performative : « On fait intervenir ce concept lorsqu'un acte de parole constatif “Cp” repose sur des présuppositions non contingentes dont le contenu propositionnel contredit l'affirmation “p” » (Habermas, Reference Habermas and Bouchindhomme1999, p. 101–102). Plus récemment Jean-Luc Marion a recouru à ce concept pour disqualifier la portée de l'argument de la folie dans la Méditation première « […] elle [le maintien de l'hypothèse de la folie] accomplirait une contradiction performative : les conditions de la discussion demandent la rationalité commune, qu'anéantit précisément l'argument utilisé ; la folie ne peut discuter rationnellement d'elle-même » (Marion, Reference Marion2013, p. 105).

24 Voir supra n. 20.

25 L'on trouve un raisonnement analogue chez Hume qui traite, non de la possibilité de soupçonner Dieu de tromperie mais de la possibilité de penser l'existence du mal, dans les Dialogues sur la religion naturelle, lorsque le personnage de Philon soutient que la perfection divine est prise entre deux feux, car, si le mal existe, soit Dieu est tout-puissant mais il ne peut être absolument bienveillant, soit Dieu est absolument bienveillant mais il ne peut plus alors être considéré comme tout-puissant puisqu'il n'empêche pas l'existence du mal : « Les vieilles questions d’Épicure restent encore sans réponse. La Divinité veut-elle empêcher le mal, sans en être capable ? Elle est alors impuissante. En est-elle capable, mais sans en avoir la volonté ? Elle est alors malveillante. En a-t-elle à la fois le pouvoir et la volonté ? D'où vient alors que le mal soit ? » (Hume, 1779/Reference Hume and Malherbe1987, p. 271). Dans l'hypothèse cartésienne d'un Dieu soupçonné d’être éventuellement trompeur, l'on peut soutenir comme le fait Hume que ce que Dieu, infini et parfait, veut et ce que Dieu peut se révèlent incompatibles. Ses attributs entrent en contradiction : chez Hume les attributs pris en considération sont l'omnipotence et la toute bonté, dans le cas que nous traitons, il s'agit de l'omnipotence et de la tromperie, mais dans les deux cas le raisonnement, qui conclut à une contradiction si l'on soutient que Dieu est tout parfait, est analogue.

Concernant l'antécédent épicurien du problème auquel se réfère Hume, voici le texte rapporté par Lactance : « Dieu, dit-il [Épicure], ou bien veut supprimer les maux et ne le peut, ou bien le peut et ne le veut ; ou bien il ne le veut ni ne le peut, ou bien il le veut et le peut. S'il le veut et ne le peut, il est faible, ce qui ne peut échoir à Dieu ; s'il le peut et ne le veut, il est jaloux, ce qui est également étranger à Dieu ; s'il ne le veut ni ne le peut, il est tout à la fois jaloux et faible, et partant n'est pas Dieu ; s'il le veut et le peut, ce qui seul convient à Dieu, quelle est donc l'origine des maux, ou pourquoi ne les supprime-t-il pas ? », Lactance ([IIIe-IVe siècles], Reference Lactance1982, p. 159–161).

26 En effet, la quatrième partie du Discours de la méthode se présente comme un compendium de « méditations », selon le terme même de Descartes, faites au Pays-Bas huit ans plus tôt, à savoir en 1628–1629, méditations qui renvoient à l’évidence au « petit traité » perdu portant sur l’âme et sur Dieu dont il est question dans sa correspondance avec Mersenne (A Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, p. 140). Les Méditations de 1641 reprennent ainsi et développent manifestement des méditations antérieures que le Discours se contentait de rapporter sous la forme d'un récit. Non plus en amont, mais cette fois-ci en aval des Méditations, la première partie des Principes de la philosophie propose une présentation des vérités en matière de philosophie première sur un mode synthétique, « c'est pourquoi, écrit Descartes, afin de la bien entendre, il est à propos de lire auparavant les Méditations que j'ai écrites sur le même sujet » (AT, IX, 2, p. 16). Quant à l'Entretien avec Burman, il consiste explicitement en un commentaire et une reprise de difficultés propres au texte des Méditations. On perçoit ainsi que la forme méditative est celle à laquelle renvoient explicitement les autres exposés de la métaphysique et de la philosophie première de Descartes.

27 Cette exception est peut-être significative pour le propos qui nous intéresse. Il ne faut, en effet, peut-être pas exclure que son inachèvement puisse s'expliquer par l'inadéquation du genre littéraire dialogique à l'assimilation des vérités de la métaphysique et de la philosophie première si l'on considère qu'un dialogue à trois voix (Épistémon, Polyandre et Eudoxe) n'est intrinsèquement pas en mesure de restituer les méandres, le cheminement ininterrompu et le travail sur soi d'une méditation conduite par définition à la première personne. En ce sens La recherche de la vérité par la lumière naturelle qui ne renvoie pas explicitement à des méditations est peut-être moins un contre-exemple qu'une exception qui confirme la règle du privilège accordé par Descartes à la méditation en matière de philosophie première et de métaphysique, et l'hypothèse que l’élément dans lequel se déploie le mieux sa doctrine métaphysique semble bien ainsi être celui de la pratique méditative.

28 Pour le commentaire de langue française : Gilson, 1930/Reference Gilson1984, p. 183–184 ; Alquié, Reference Alquié1950, p. 161–179 ; Mesnard, Reference Mesnard1970, p. 116 ; Foucault, 1972/Reference Foucault2005, p. 157–158 ; Foucault, Reference Foucault and Foucault1994, p. 630 ; Foucault, Reference Foucault2001, p. 340–341 ; Hadot, Reference Hadot1995, p. 395–399 ; Belin, Reference Belin2002, p. 245–270 ; Hermans et Klein, Reference Hermans and Klein1996, p. 427–440 ; M. et J.-M. Beyssade, Reference Beyssade, Beyssade and Descartes1992, p. 21–28 ; Leduc-Fayette, Reference Leduc-Fayette2000, p. 175–192 ; Guery, Reference Guery2000, p. 169–174 ; Guenancia, Reference Guenancia2002, p. 239–254 ; Kambouchner, Reference Kambouchner2005, p. 137–156 ; Peretti (de), Reference de Peretti2009, p. 3–22 ; Comtois, Reference Comtois2015, p. 117–140.

29 Beck, Reference Beck1965 ; Thomson, Reference Thomson1972, p. 61–85 ; Stohrer, Reference Stohrer1979, p. 11–27 ; Oksenberg-Rorty, Reference Oksenberg-Rorty1983, p. 545–564 ; Oksenberg-Rorty, Reference Oksenberg-Rorty and Oksenberg-Rorty1986, p. 1–20 ; Rée, Reference Rée1984, p. 151–166 ; Hatfield, Reference Hatfield1985, p. 41–58 ; Hatfield, Reference Hatfield and Oksenberg-Rorty1986, p. 45–79 ; Hatfield, Reference Hatfield2003 ; Kosman, Reference Kosman and Oksenberg-Rorty1986, p. 21–42 ; Lang, Reference Lang1988, p. 19–37 ; Vendler, Reference Vendler1989, p. 193–224 ; Rubidge, Reference Rubidge1990, p. 27–49 ; Sepper, Reference Sepper, Gaukroger, Schuster and Sutton2000, p. 736–749 ; Kureethadam, Reference Kureethadam2008, p. 51–68 ; Hettche, Reference Hettche2010, p. 283–311.

30 « An non futurum fuisset magis et philophico candore et veritatis amore dignum, res, ut se habent, et bona fide ac simpliciter enunciare, quam, quod objicere quispiam posset, recurrere ad machinam, captare praefligias, sectari ambages ? » (Objectiones Quintae, AT, VII, p. 258) ; [« N'eût-ce pas été une chose plus digne de la candeur d'un philosophe et du zèle de la vérité de dire les choses simplement, de bonne foi, et comme elles sont, que non pas, comme on vous pourrait objecter, recourir à cette machine, forger ces illusions, rechercher ces détours, et ces nouveautés ? » (traduction par Clerselier de 1647, légèrement revue et corrigée par F. Alquié [Descartes, Reference Descartes and Alquié1963–1973, t. 1, p. 708]).

31 « Ce que Descartes dit ici [à l'article premier de la première partie des Principes de la philosophie] sur la nécessité de douter de toute chose dans laquelle il y a la moindre incertitude, il eût été préférable de le ramasser dans le précepte suivant, plus satisfaisant et plus précis : il faut à propos de chaque chose considérer le degré d'assentiment ou de réserve qu'elle mérite, ou, plus simplement, il faut examiner les raisons de chaque assertion. Ainsi les chicanes sur le doute cartésien eussent cessé. Mais peut-être l'auteur a-t-il préféré émettre des paradoxes, afin de réveiller par la nouveauté, le lecteur engourdi » (Leibniz, 1692/Reference Leibniz and Schrecker1978, p. 17).

32 Voir supra n. 7.

33 Parmi les interprétations de la philosophie de Descartes continuant de jouir d'un certain consensus, l'une des mieux admises, considère la véracité divine comme la clef de voûte de l’édifice cartésien de la connaissance en ce qu'elle garantit la vérité de toutes nos connaissances claires et distinctes qui se manifestent à nous dans l'expérience de l’évidence. Cette thèse repose sur le principe selon lequel Dieu, créateur de toutes choses, ne saurait être trompeur en raison de son infinie perfection. Ne pouvant nous tromper, en vertu de sa nature même, l'on peut conclure que Dieu étant, à la fois, à l'origine et de l'ordre des raisons et de l'ordre des choses, a voulu et a fait que ces deux ordres se correspondent, si tant est que nous usions convenablement de notre entendement. Du connaître à l’être, sous réserve d'un usage convenable de notre faculté de connaître, la conséquence doit être tenue pour bonne. Bien qu'ayant des antécédents, en particulier la thèse soutenue en 1874 par Émile Boutroux (Boutroux, 1874/Reference Boutroux and Canguilhem1927, p. 99–108), cette interprétation, a vu son autorité renforcée dans la seconde partie du XXe siècle et particulièrement en France. De Ferdinand Alquié (Reference Alquié1950, p. 237–259) à Martial Gueroult (Reference Gueroult1953, p. 44 ; p. 221–247), en passant jusqu’à aujourd'hui, à titre d'exemples significatifs, par Nicolas Grimaldi (Reference Grimaldi1978, p. 130–133), Jean-Marie Beyssade (Reference Beyssade1979, p. 14, 29, 46, 51, 56, 256–265, 317–328 ; Reference Beyssade, Grimaldi and Marion1987, p. 341–364 ; 2001, p. 83–104, p. 125–151), Michelle Beyssade (Reference Beyssade1997, p. 575–585), Laurence Devillairs (Reference Devillairs2004, p. 197–249), Hélène Bouchilloux, (Reference Bouchilloux2015, p. 3–16), cette interprétation est parvenue à rapprocher des auteurs pourtant parfois très éloignés (Alquié et Gueroult) sur l'interprétation d'autres points majeurs de la doctrine de Descartes.

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