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L'échange inégal de la langue. La pénétration des techniques linguistiques dans une civilisation de l'oral (Imerina, début du XIXe siècle)

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Françoise Raison-Jourde*
Affiliation:
Université de Paris-VII

Extract

« Tsy ny gramera no talohan'ny teny, fa ny teny talohan ‘ny gramera. » (« Ce n'est pas la grammaire qui précède le langage, mais le langage qui précède la grammaire. ») Réplique du pasteur Rainimanga Rahanamy. survivant des persécutions, célèbre pour son éloquence, au missionnaire Cousins qui lui reprochait une faute de grammaire.

L'histoire de Madagascar au XIXe siècle est très souvent abordée par les étrangers sous l'angle de l'implantation chrétienne en Imerina, et ceci est aisément compréhensible quand on sait que les missionnaires protestants et catholiques, pionniers de la conquête religieuse, eurent aussi longtemps le monopole de l'historiographie. Parmi les aspects de cette « conquête des âmes » qui, dans le cas de l'Imerina, précède de 70 ans environ la conquête coloniale, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture joue un rôle essentiel, particulièrement chez les protestants de la L.M.S. car ceux-ci plaçaient l'alphabétisation au nombre des conditions exigées pour devenir membre de leurs congrégations.

Summary

Summary

The present work deals with the Merina society and its first contacts with the LMS missionaries trained in advanced linguistic techniques (1820-1836): transcription of sounds into Latin characters, definition of the alphabet, compilation of an English-Malagasy/Malagasy-English dictionary.

The considerable reworking of the language by the missionaries in the course of translating the Bible is evident in the English-Malagasy section: eg, deliberate modification of semantic fields to admit new meanings. In the second section, reducing words to the state of signs isolates them from their social practice and leads one to believe that linguistic exchange is completely free, whereas in society the use of words is partially a function of the social status of the speakers.

The first grammars present the rules of the language without Connecting them to a corpus, as though anterior to grammatical function. Thus, the traditional normative role of several types of expressions, the proverbs, for example, is masked.

Type
Pratiques et Cultures
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1977

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References

Notes

1. L.M.S. : London Missionary Society, groupe congrégationaliste, donc situé en marge de l'Église anglicane. Dans la suite du texte, les lettres adressées de Madagascar au siège central de Londres sont toutes signalées par l'abréviation L.M.S.

2. La population merina, évaluée à l'heure actuelle à près de deux millions d'habitants, occupe le centre des Hauts Plateaux de Madagascar. Du point de vue linguistique, l'île possède une unité remarquable par rapport à l'hétérogénéité régnant dans bien des Etats africains. Il existe cependant des variations ethniques de prononciation et des variations de vocabulaire par rapport à un fonds commun.

3. La Bible à Madagascar. Les deux premières traductions du Nouveau Testament malgache, Olso, 1969, 244 p.

4. Délivré, A., L'Histoire des rois d'Imerina. Interprétation d'une tradition orale, Paris, Klincksieck, 1974, 447 p.Google Scholar ; Domenichini-Ramiaramanana, B., Hainteny d'autrefois. Poèmes traditionnels malgaches recueillis au début du règne de Ranavalona Ire , Tananarive, 1968, 334 p.Google Scholar ; Domenichini, J.-P., Histoire des palladiums d'Imerina, d'après des manuscrits anciens, Tananarive, 1971, 719 p.Google Scholar ronéo.

Le travail de Ayache, S., Raombana. L'historien (1809-1855), Tananarive, 1970, 356 p.Google Scholar ronéo, présente l'œuvre d'un des premiers Merina éduqués en Angleterre sous Radama Ier. L'appel à des traditions orales s'y nuance du recours à une écriture de l'histoire très marquée par des lectures extérieures.

5. L'école sort de Tananarive pour s'implanter dans les campagnes environnantes en 1823. On compte 2 000 scolarisés au total à la fin de 1824 ; 4 000 en 1828 (32 écoles). On redescend à 2 500 élèves en 1832 pour remonter à 4 000 environ en 1835. Au total, 10 à 15 000 élèves ont été scolarisés pendant ces quinze premières années.

6. Ce sont d'une part les Tsimiamboholahy et les Tsimahafotsy, groupes hova, d'autre part certains groupes nobles, les Andriamasinavalona par exemple.

7. L'Imerina n'a pas connu jusqu'aux premières années du XIXe siècle de contact direct avec les Européens. Ceux-ci avaient interdiction de pénétrer à l'intérieur de ses frontières, alors que les commerçants arabes ou islamisés fréquentaient ses marchés et sa capitale.

8. Sur le contexte des traités de 1817 et 1829, voir Deschamps, H., Histoire de Madagascar, Paris, Berger-Levrault, 1965, pp. 154155 Google Scholar.

9. Se reporter sur ce point à Boiteau, P., Contribution à l'histoire de la nation malgache, Paris, Éditions sociales, 1958, 431 p.Google Scholar, ainsi que, du même auteur à : « Les droits sur la terre dans la société malgache précoloniale. Contribution à l'étude du mode de production asiatique », dans Sur le mode de production asiatique, Paris, CE.RM., i960, 350 p. (pp. 135-168). Le terme fait référence à un modèle dont l'Imerina offre de nombreux traits. Il reste à voir dans quelles limites il est applicable.

10. On trouvera dans Munthe (op. cit., p. 39) un exposé sur l'apprentissage préalable qu'avait fait le roi de l'écriture arabico-malgache pratiquée par les marchands qu'il avait vus, enfant, à la cour de son père, et par les ombiasy (maîtres d'une science ésotérique politico-religieuse). Ces derniers avaient été appelés de la côte sud-est (clan des Anakara) auprès du roi Andrianampoinimerina, comme conseillers. Le roi avait d'autre part retenu de propos européens que seuls les peuples du Mozambique et de Madagascar ne savaient ni lire ni écrire. Il en était affecté dans sa volonté d'être un grand souverain. Il choisit délibérément le système d'écriture occidental en raison de la simplicité de l'alphabet, comparée à la difficulté de maniement de l'arabico-malgache.

11. Le roi, quoique passionné par les travaux linguistiques des missionnaires, et maniant très correctement les deux alphabets arabico-malgache et latin, estime ne pas avoir besoin pour luimême de la sagesse des chrétiens. Ses ancêtres ne sont-ils pas assimilés à des dieux, lui-même n'est-il pas, selon la formule usitée « Andriamanitra hita-maso » (Dieu visible au regard)? S'il insiste sur l'ignorance du peuple quant à ce qui est juste et sage, il se présente lui-même comme établi par Dieu pour « donner la loi et ainsi éviter que ne se perdent les femmes et les enfants, les cultures ensemencées et tous les biens » (lettre à l'Association scolaire missionnaire, citée dans Ellis, W., History of Madagascar, t. II, p. 386 Google Scholar).

12. Carayon, Histoire de l'établissement français de Madagascar, 1845, p. 28. Le village en question est sans doute Ambatomanga.

13. Unité à la fois territoriale et ethnique, le foko est traduit dans les travaux anthropologiques les plus récents par patridème ou dème. L'absence de tout type d'organisation propre aux jeunes est frappante en Imerina : pas de classes d'âge, pas de stages d'initiation, pas d'apprentissage systématique au sein du foko.

14. Kabary (discours) de mars 1826, prononcé lors de l'examen annuel des écoles, devant 2 000 élèves de tout l'Imerina. Transcrit par Ellis, W., op. cit., t. II, p. 365 Google Scholar.

15. Ellis, W., op. cit., p. 353 Google Scholar.

16. Sur ce point, voir Munthe (op. cit., p. 44) : sous la direction du docteur Bogue, disciple de Samuel Johnson, l'accent était mis sur l'importance de la formation linguistique générale, sans laquelle on ne pouvait devenir un bon missionnaire. On soulignait la nécessité d'apprendre « le langage des païens », d'écrire une grammaire s'il n'en existait pas encore, un vocabulaire et un dictionnaire. D'autre part, le régionalisme linguistique de Jones et Bevan, tous deux gallois, les rendait plus libres à l'égard de la langue anglaise. Ayant leur propre orthographe, différente de celle de l'anglais, ils étaient prêts à admettre que chaque langue doit avoir une orthographe qui lui soit adaptée.

17. Autobiographie de Rainisoa-Ratsimandisa qui fut un des principaux aides-traducteurs des missionnaires. Mpanolo-tsaina, 1936, n° 138.

18. Plusieurs sources sont utilisables, particulièrement le Journal de Jeffreys (15 janvier - 19 mai 1823, L.M.S., série Journaux, n° 6), traduit et présenté par J. Valette (B.A.M., 1967, XLV-2, pp. 37-52). Il modifie les données du dossier constitué par Chapus, G. S. dans « L'évolution de l'orthographe malgache », B.M., 1952, pp. 1631 Google Scholar. Munthe opère enfin une très bonne synthèse (op. cit., pp. 47-60), ainsi qu'O. Dahl (Les Débuts de l'orthographe malgache, Oslo, 1966, 52 p.). Le problème essentiel est celui de la transcription des voyelles. La possibilité de donner aux voyelles de la langue anglaise des sons très variés fit dire au roi que « a devait être a et i devait être i » ( Rabary, , Ny daty malaza, t. I, p. 41 Google Scholar). On décida donc d'introduire certaines voyelles françaises à côté des consonnes anglaises.

19. Ellis, W., op. cit., t. II, p. 391 Google Scholar, citant une lettre de Tananarive du 3 mars 1823.

20. Cousins, W. E., The translation of the malagasy Bible, p. 3.Google Scholar B. Huet de Froberville, créole de l'île Maurice, est l'auteur d'un Dictionnaire français et madécasse, en trois volumes (Port-Louis, 1816), puis du Grand Dictionnaire de Madagascar en cinq volumes (Port-Louis, 1816). Les manuscrits de ces travaux sont maintenant au British Muséum. Sur le plan linguistique, le Froberville exigeait un gros travail de révision, car il avait réuni les recueils précédents sans la moindre critique de leur système de graphie. N'ayant jamais vécu à Madagascar, il enregistre les graphies différentes comme si elles représentaient des nuances de prononciation dans les dialectes.

21. Coppalle, Manuscrit publié dans B.A.M., VIII, 1910.

22. Cousins, W. E., « Malagasy Dictionaries », Ant. Ann., 1884, pp. 4352 Google Scholar. Les lettres à la L.M.S. précisent encore que D. Johns utilisa le vocabulaire de ses manuscrits malgaches (recueil de traditions orales et de proverbes). Les jeunes étaient payés à la douzaine de mots et les plus doués employés à expliquer par écrit les racines et leurs dérivés.

23. Le dictionnaire comprend deux parties. La première est signée par J. J. Freeman : c'est l'anglais-malgache. Or il est évident si l'on se réfère aux archives de la L.M.S. que l'essentiel du travail est dû à Griffiths. Il prit pour point de départ une version abrégée du dictionnaire de Johnson, instrument linguistique favori de Bogue à l'Académie de Gosport. Cette première partie fut terminée dès novembre 1829 ; elle suit la révision de l'Ancien Testament traduit (Griffiths, Lettre L.M.S., 12 juillet 1830, B2 F3 ; Freeman, 21 novembre 1929, B3 F2). Il est probable que Freeman fut chargé de la révision du volume après le départ de Griffiths en 1834. La deuxième partie est signée de Johns : c'est le malgache-anglais. Le dictionnaire indique les noms des aides malgaches : Raharo pour le malgache-anglais, Ramarotafika et Rasatranabo pour l'autre. Ce sont trois enseignants. La deuxième partie est en fait presque essentiellement l'oeuvre de Jones, arrivé dans la première équipe et qui partit en 1830.

24. « A l'heure actuelle, une telle idée, bien que sans fondement, pourrait les pousser à suspendre le travail » (L.M.S., 30 juin 1834). Divers incidents parallèles : fureur des officiers à la vue des pages imprimées à Londres sur l'actualité merina, découverte de croquis et cartes dressés par Freeman sont autant d'indices d'une mentalité obsidionale. Freeman ayant proposé à la reine d'enseigner à quelques élèves le dessin, elle refuse et fait répondre qu'il ne doit rien « écrire au sujet des productions du pays et de ses potentialités ». Freeman découvre alors qu'on l'a accusé de prendre des vues et des plans du pays et d'envoyer outre-mer « la représentation du pays, de ses productions… qui pourraient être utilisée par les ennemis de la reine contre les intérêts de Madagascar ». Il aurait fait des cartes des routes menant à Tananarive (L.M.S., 27 février 1834, B5 FI).

25. Londres, 1729. Traduit par Grandidier, A. dans Collection des ouvrages anciens concernant Madagascar, t. IV, Paris, 1906 Google Scholar. Sur les conditions de transcription de ce vocabulaire, voir le pittoresque commentaire de Richardson, : « Drury's vocabulary of the Madagascar language, with notes », Antananarivo Annual, 1875, pp. 102112 Google Scholar. Drury était vraisemblablement illettré et a dicté son vocabulaire avec un accent cockney !

26. Ainsi le Dictionnaire de la langue de Madagascar, Paris, 1658. La partie lexique (176 p.) est suivie d'un « Recueil des noms et dictons » (61 p.), puis d'un « Petit catéchisme » (112 p.). Lexique et catéchisme sont en fait de la main du P. Bourdaise. La même association vocabulairecatéchisme subsiste dans le travail de Jeffreys, J., Catechism and vocabulary in the malagasy language, Colombo, 1826, 16 p.Google Scholar

27. A. Rochon, Voyage à Madagascar, au Maroc et aux Indes orientales, accompagné d'une carte géographique, d'une carte de l'Inde orientale, d'un vocabulaire madécasse, de tables astronomiques, Paris, 1801, 3 vol. in-8°.

28. Il n'y aura pas en fait colonisation mais établissement d'une sphère d'influence. Froberville a été encouragé à écrire dans ce but précis par Farquhar qui souhaitait réunir dans ce but le maximum d'informations concernant l'île.

29. Introduction de Froberville (British Muséum, Add. Mss. 18121, fol. 3). L'étude des sources par J. Valette et F. Ranaivo fait apparaître principalement Flacourt (directeur de la Compagnie française de l'Orient, au XVIIe siècle), ainsi que L. Chapelier (XVIIIe siècle), Dumaine (chef des traites pour le gouvernement français, fin du XVIIIe siècle), Rochon, etc. Se reporter à l'utile préface de J. Valette et F. Ranaivo, B.M., janvier 1963, pp. 3-17.

30. Les raisons de recueil de ces termes côtiers isolés ne sont pas claires. Ont-ils été tirés du Froberville parce qu'ils permettent, par rapprochement philologique, de comprendre l'origine des termes merina ? Dans ce cas, ils seraient utilisés à titre d'indices archéologiques. Étaient-ils répandus en Imerina ? C'est ce que note D. Griffiths en l'expliquant par la circulation des marchands et des soldats à l'intérieur d'une construction politique élargie aux côtes.

31. Pour reprendre le titre du livre récent de M. de Certeau, D. Julia et J. Revel à propos des patois de France, c'est-à-dire de nos propres rapports de force linguistiques : Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Paris, 1975.

32. J. Webber, Dictionnaire malgache-français rédigé selon l'ordre des racines par les missionnaires catholiques de Madagascar et adapté au dialecte de toutes les provinces, île Bourbon, 1853. Suivi d'un dictionnaire français-malgache. La partie publiée du dictionnaire de F. Callet ne couvre que la lettre A. Éditée une première fois en 1882, rééditée dans B.A.M. de 1902 (troisième trimestre) à 1904, sous le titre: «Pages oubliées. Nouveau dictionnaire malgachefrançais par le P. Callet. » Personne ne sait à l'heure actuelle où se trouve l'ensemble des manuscrits de F. Callet. L'étude de nombreux autres mots était ébauchée, puisque le travail fut poursuivi jusqu'à sa mort en 1885. L'écart de temps qui sépare cette oeuvre du Johns et Freeman n'empêche pas la comparaison, dans la mesure où le recueil de Callet s'est fait auprès de gens des campagnes, âgés, contemporains de la génération des « douze » et vivant encore en marge des élites urbaines gagnées à l'influence anglaise.

33. Pour Satan : ny Devoly (formé sur devil). L'adjectif satanical est traduit par satanick, avy amy ny Devoly (venant du Diable). On note ici l'embarras du traducteur : Devoly n'explique en rien satanick ! Pour Christ : Ny Mesia (le Messie), ny zanak'Andriamanitra (le fils de Dieu). Le terme Kralsty, curieusement, n'apparaît pas là. Pour book. taratasy (papier), boky. Noter l'absence du terme Sorabe, qui désigne le livre dans les groupes lettrés de la côte sud-est. Pour Gentile.- Gentilisa, ny tsy mahalala an'Andriamanitra (ceux qui ne connaissent pas Dieu). Pour Trinity. Ray-Zanaka, sy Fanahy Masina, Andriamanitra iray hiany (Père, Fils et Esprit-Saint, un seul Dieu). De même chez Webber, l'Annonciation est traduite en malgache par « le jour où l'Ange Gabriel a annoncé à la Vierge qu'elle mettrait au monde le fils de Dieu ».

34. Nous manquons ici d'un dossier essentiel : les minutes des traductions, totalement disparues. Les critiques sévères portées dans les lettres à la L.M.S. touchent méthodes et résultats sans fournir d'exemples. Les traducteurs s'étaient répartis les textes et se retrouvaient régulièrement pour se concerter. Les aides malgaches étaient présents, mais nous ne savons pas en quelle langue se fit la discussion sur la traduction. Les repentirs des traducteurs et les critiques avancées par les Merina seraient des pièces essentielles pour une sémantique de la langue au XIXe siècle.

35. Mêmes listes généalogiques, recours identique aux proverbes (Ecclésiaste), recours aux images d'une civilisation préindustrielle, système d'autorité de type patriarcal, etc. Baker relève ainsi des passages au sens particulièrement frappant en raison de la coïncidence des coutumes et de l'état de la société (Lettre L.M.S., 1er juillet 1830, B3 F3).

36. Sur l'apprentissage des langues anciennes, voir Munthe, , op. cit., pp. 7879 Google Scholar. Les protestants voient dans le livre l'accès direct à la Parole, chaque mot se présentant comme un contenant prêt à livrer la Vérité au lecteur. Ils sont beaucoup moins sensibles que le lecteur actuel à ce que présente d'obscurité cet héritage précieux mais complexe : superposition de plusieurs strates de civilisations et genres littéraires, forêt touffue aux multiples entrées.

37. Ravoajanahary, Ch., «La notion de liberté chez les Malgaches», A.U.M., série Lettres, n°7, pp. 4761 Google Scholar.

38. Le catéchisme de D. Griffiths date de 1828 (33 p.), celui de D. Johns est rédigé avant 1833 (52 p.), mais le plus utilisé fut celui de D. Johns et J. J. Freeman (1833, 199 p.). Il traduit Russell, prêcheur à Dundee : Catéchisme de l'Écriture, faits et doctrine.

39. Sur le détournement de sens de marina, voir S. Rajaona, « Essai d'analyse de la structure de la pensée malgache. Étude de quelques notions », B.A.M., 1959, XXXVII.

40. Dès 1835 s'amorce en effet une rupture du circuit linguistique : interruption des écoles, saisie des livres, qui sont brûlés. Les Bibles sont enfouies ou circulent difficilement dans la clandestinité. Les derniers missionnaires partent en 1836. Or ils étaient constamment sollicités pour expliquer oralement les passages obscurs des traductions. D'après Baker (Lettre L.M.S., 1er juillet 1830, B3 F3) les lecteurs « comprennent bien les mots mais pas le sens ». Un des aides malgaches de Freeman ajoute à propos du Nouveau Testament : « Nous savons ce que vous voulez dire. C'est votre malgache à vous Anglais, mais ce n'est pas notre malgache » (Lettre L.M.S., 10 décembre 1829, B3 F2).

41. Akatra (montée) donne : « Ny andro niakaran'ny Tompontsika. » Parfois même, elles s'introduisent au niveau de la racine. Ainsi ampatra est traduit par « avec les membres étendus » c'est-à-dire « ouverts comme les bras de Notre Seigneur sur la croix ».

42. Ainsi andraka (jusqu'à, en attendant que), d'où mandrakizay, donne lieu à l'exemple suivant : « Ny andanitra ho velona mandrakizay » : « Ceux qui vont au ciel vivront éternellement. » Notions de survie chrétienne de l'âme au Paradis, étrangère au contexte malgache.

43. Comme si une formule en attirait une autre, on compte douze proverbes suivant le mot amboa (chien, chien sauvage), et une vingtaine pour akoho (poule, poulet), mots suscitant des images familières à tous, donc susceptibles d'introduire avec humour, sous couvert animal, à une fine psychologie de l'humain.

44. Ainsi fanjakana donne simplement : gouvernement, royaume, honneur, dignité, privilège. Suivi de deux mots composés illustrant la notion inverse (anarchie). Andriana : le souverain, les nobles. Titre de respect. Roandriana : Sir.

45. La distinction fondamentale qui sépare Callet de Johns est celle entre encyclopédie et dictionnaire. Pour la saisir mieux, voir Rey-Debove, J. : « Le domaine du dictionnaire », Langages, n° 19, septembre 1970, pp. 334 CrossRefGoogle Scholar.

46. Le mot kabary, élément fondamental du vocabulaire socio-politique, donne : « Proclamation publique ou message, assemblée réunie pour une affaire publique. » Le développement très riche du Froberville est entièrement coupé (cf. B.M., Grand Dictionnaire, lettre C). De même pour fanjakana, si l'on compare aux deux pages de Froberville sur anpandzaca, B.M., lettre A avril 1963.

47. Ainsi celles des 29 et 30 mai 1833 à la L.M.S. : description d'un sampy (talisman).

48. Voir à ce sujet les remarques parallèles Délivré, d'A., op. cit., pp. 3536 Google Scholar. L'Histoire des rois est un recueil considérable des traditions orales, œuvre du P. Callet, parue dans une première version en 1873.

49. Alors que dans les Tantarany Andriana (Histoire des rois) elle est dépendante de l'histoire. Voir à ce sujet le développement Délivré, d'A., op. cit., pp. 2526 Google Scholar.

50. Par exemple, voir andevo (esclave) ou alo (” ce qui, dans un système de choses qui se tiennent, les unit ou les relie sans les confondre »), qui touche à la nourriture, au tissage, aux gardiens de talismans et aux grands du royaume, intermédiaires entre le peuple et le roi. La délimitation de la notion, permettant de donner sens aux différents emplois du mot dans des registres extrêmement variés et servant donc de trait d'union entre ses différents emplois, est fondamentale. Elle est souvent remarquable chez Callet ; or elle disparaît chez Malzac dans la reprise qu'il fait de Callet sur les mêmes principes que Johns (un lexique). Voir par exemple ce que devient alo une fois supprimé le sens indiqué plus haut. Johns est lui-même inégal dans le repérage du sens profond des racines. Il distingue par exemple ambo (haut, surélevé) d'un autre ambo qui désigne l'épilepsie, alors que Callet fait le rapprochement (le « haut mal », dirait-on en français).

51. G. Julien, B.A.M., vol. II, ler trimestre 1903. Procès-verbal de la séance du 12 mars 1902, pp. 6-8. Au total, le projet était celui d'une introduction à la civilisation merina par le biais de la langue.

52. Voir par exemple l'étude d'alana, dans un de ses sens : en liaison avec le sikidy. Le contexte rappelle de très près ici le texte de l'Histoire des rois que nous avons citée plus haut.

53. Nous touchons là le problème fondamental de la position de l'enquêteur et de l'informateur. Pour les missionnaires anglais, l'informateur est souvent un scolarisé, influencé plus ou moins consciemment par les jugements de valeur étrangers sur sa civilisation. Dans le cadre des « douze », les échanges, centrés constamment sur les problèmes de traduction de la Bible, ne sont pas vraiment « ouverts », Callet, lui, marqué par des difficultés psychologiques qui l'isolent de ses confrères, renonce assez vite après son arrivée à Tananarive aux tâches d'enseignement. Il ne touche à la campagne, dans un but direct d'évangélisation, que des milieux sociaux très défavorisés. Cette double marginalisation par rapport à la « volonté d'agir » traditionnelle des missionnaires jésuites (enseigner les jeunes élites) ouvre pour lui la possibilité d'un autre rapport à l'adulte merina, dans lequel, repoussé, ou croyant l'être, par les siens, il sera adopté dans un rapport symbolique de parenté par l'informateur.

54. D'où le recours aux citations extraites des kabary royaux. Ranavalona rappelle aux officiers et gens du palais : « Si vous aimez donc Andrianampoinimerina, Laidama et moi-même Ranavalomanjaka, ne changez en rien mes paroles : ce sont là des recommandations et des paroles que je vous confie comme une tradition sacrée… Ne craignez donc pas de mourir si vous répétez la vérité qu'elles comportent car ces paroles sont des charmes contre les balles ; elles portent en elles-mêmes la puissance et la gloire» (9 Alahatsy 1860), Tantarany Andriana, pp. 1170-1171. L'effort de mémorisation est facilité dans les discours royaux par le recours à des proverbes.

55. Par exemple, lors des kabary royaux pour lesquels des dizaines de milliers de personnes se déplaçaient de tout l'Imerina, ou lors de la fête du Fandroana. Une soirée était alors consacrée à évoquer le passé familial et les actes qui avaient illustré tel ou tel ancêtre ( Ellis, , op. cit., I, pp. 362363 Google Scholar). Il était également d'usage de réciter les généalogies lors des cérémonies sur les tombes.

56. Ils inaugurent donc, à propos de Madagascar, une démarche qui sera consacrée par Saussure quand il sépare linguistique externe et linguistique interne et réserve à cette dernière le titre de linguistique, en excluant par là « toutes les recherches qui mettent la langue en rapport avec l'ethnologie, l'histoire politique de ceux qui la parlent ou encore la géographie du domaine où elle est parlée, parce qu'elles n'apportent rien à la connaissance de la langue prise en ellemême » ( Bourdieu, P. et Boltanski, L., « Le fétichisme de la langue », Actes de la recherche en sciences sociales, juillet 1975, n° 4, p. 14 Google Scholar). Nous n'accusons nullement ici les missionnaires anglais de « mauvaise foi ». Ils sont persuadés de faire œuvre progressiste et philanthropique en mettant « au service des Malgaches », dans des conditions de vie incroyablement dures, les outils tout neufs de la linguistique.

57. D., Griffiths, A grammar of the malagasy language in the Ankova dialect, Woodbridge, 1854, 244 p.Google Scholar

58. Comparaison d'autant plus intéressante que les textes sont seulement distants d'un an. Grammaire malgache rédigée par les missionnaires catholiques de Madagascar, La Réunion, 1855, 118 p. Ce travail anonyme est en fait de Webber. Pour s'en assurer, il n'est que de le comparer à celui de Dalmond (1842), plus médiocre, qui ne mentionne même pas les racines.

59. Circuits définis en malgache comme teny miakatra, teny midina. Or, à la même époque, d'autres observateurs étrangers ont bien perçu l'importance de ces échanges qui se jouent dans l'assemblée publique du kabary. Cf. « Fragments sur Madagascar. Du Cabare et du tanguin », dans Nouvelles Annales des voyages, 1821, t. X, par E. Colin, et le mot Cabare, retranscrit dans le dictionnaire de Froberville, dans B.M., juillet 1963, pp. 556-557.

60. Voir à ce sujet, en Imerina et Betsileo, H. Dubois, Essai de dictionnaire betsileo, Tananarive, 1917, et Rainihifina, Lovantsaina, t. II.

61. L'appréhension première de la langue comme matériau brut et non socialisé est bien rendue par le P. Ailloud dans sa préface à la Grammaire malgache hova, Tananarive, 1872, 383 p. Pour pénétrer dans le « secret des idiotismes » il a essayé « d'extraire ces règles qui se trouvaient encore enfouies dans le langage comme le sont des pierres de construction dans une riche carrière ». Griffiths, plus ambigu, parle de la perfection remarquable de la langue vu l'état de la population « non éduquée et demi-civilisée ».

62. La grammaire de Jeffreys (vers 1825), restée manuscrite, a disparu. En 1845 sort à Maurice celle de Baker, rédigée en 1831 : An Outline of a grammar of the malagasy language as spoken by the Hovas. Freeman a donné ses « General observations on the malagasy language. Outlines of grammar and illustrations », dans l'Histoire de Madagascar d'Ellis (op. cit.), t. I, pp. 491-517. Du côté catholique, voir les travaux de Dalmond (1842) et Webber (1855).

63. Premières phrases de la Gramara malagasy de J. Sewell, destinée aux écoliers, Tananarive, 1868, 31 p. La preuve du fonctionnement de la grammaire comme idéologie se lit dans l'âpreté des querelles entre missionnaires, dont l'enjeu est justement la maîtrise du champ du langage. Il existe une orthographe protestante et une catholique, des divergences grammaticales appuyées sur ces transcriptions différentes. Dans un premier stade, ces contradictions internes au groupe des missionnaires européens sont peu visibles, en raison du cloisonnement des groupes de fidèles. Mais, avec la fondation de l'Académie malgache, qui réunit protestants et catholiques, les contradictions éclatent et les missionnaires mettent réciproquement en cause leur autorité sur la langue. Le conflit permet au frère Rafiringa de révéler les « variations » missionnaires en matière d'orthographe, de grammaire, donc de contester ouvertement leur autorité linguistique (B.A.M., 1902, vol. I, n°4, pp. 186-189).

64. Certains le manient de manière remarquable, tel Griffiths, dont le message à la reine du 5 novembre 1832 (Archives L.M.S.) contient les expressions les plus traditionnelles (5 novembre 1832, B4 F3).

65. Freeman, dans Ellis, , op. cit., t. I, p. 515 Google Scholar. Un exemple entre cent est fourni par le terme désignant aujourd'hui encore les quêtes imprévues et urgentes : vonjy rano-vaky (c'est-à-dire : « secours pour rupture de digue »), image incompréhensible en dehors d'une civilisation hydraulique où toute la population est mobilisable en cas de débordement des digues.

66. Febvre, L., Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, 1947, à propos des lacunes d'outillage mental dans la philosophie et les sciences (pp. 384457)Google Scholar.

67. Constatation qui rejoint celle de B. Domenichini-Ramiaramanana à propos des jeux de mots très nombreux dans la culture orale qui, « avant d'être jeux (y) sont économies de discours et d'explication », dans « Première expérience de la littérature orale merina », ASEMI, 1974, V, n° 4, pp. 31-66, remarquable restitution du contexte social d'initiation d'une enfance à la tradition orale.

68. Des formules du même type existent en français, dont le célèbre : « Dis, papa, c'est loin l'Amérique ? - Tais-toi et nage ! ».

69. Ses interlocuteurs lui demandent toujours de restituer une situation (« Où l'as-tu entendu ? De quoi s'agissait-il ? »), de reconstituer un véritable scénario où une pratique sociale se remet en place. Paulhan, J., Expérience du proverbe, Paris, 1925, 67 pGoogle Scholar.

70. Cf. J. Paulhan : « Je m'efface volontiers devant le succès de ces paroles, je me retire, je demande presque que l'on m'excuse si je suis à tel point dans le vrai » ; et plus loin : « On laisse entendre qu'on est influencé par le proverbe, loin qu'on ait voulu par lui influencer l'interlocuteur » (op. cit., p. 40).

71. Il existe en pays bara, dans le sud de l'île, un genre d'entretien spécifique (vaibola) destiné à mettre en question publiquement celui dont le comportement et les manières de penser sont jugés déviants par rapport au groupe. Il doit se disculper et accepter le regard collectif porté sur sa conduite (indication donnée par R. B. Rabenilaina, Département de Lettres malgaches. Université de Madagascar).

72. Se reporter à la préface des Hainteny traduits par J. Paulhan. Le ressort du Hainteny semble plus vaste qu'on ne l'entend sous le terme de reparties amoureuses. Paulhan le découvre dans un débat à propos du prix réclamé par un couvreur de toit au propriétaire de la maison. « Ainsi dispute un propriétaire avec son voisin sur la limite d'un champ, un malade avec le guérisseur qui l'a mal soigné » (Les Haint-tenys, p. 27).

73. D'après une étude du Mpanolo-tsaina (avril-juin 1946, pp. 36-39), les convertis abandonnèrent ce genre car il avait trait à « un amour qui n'était pas pur ». Mais il faut penser aussi dans le cas des Européens à la difficulté du recueil soulignée par Paulhan. Quand il interrogeait un vieillard savant : « Il me récitait quelques hain-teny puis s'arrêtait. Et l'on disait autour de nous : il ne peut pas continuer seul, il faudrait quelqu'un qui sût lui répondre. »

74. Cf. ses « General observations on the malagasy language », dans Ellis, , op. cit., t. I, pp. 491517 Google Scholar.

75. Pour l'Angleterre, voir Lares, M., Bible et civilisation anglaise. Naissance d'une tradition, Paris, Didier, 1974, 345 p.Google Scholar

76. Johns dit en effet avoir collecté abondamment, entre autres des proverbes, ce qui donnera lieu en mars-avril 1836 à une demande d'autorisation auprès de la reine pour la publication de quelques proverbes et fables recueillis localement. Concession de dernière heure due au fait que le gouvernement interdit alors la circulation de toute littérature étrangère (lettre de D. Johns, 26 mars 1836, B5 F2). Freeman envoie à Londres un volume entier de « Songs and legends and fables », matériel destiné à soutenir le travail de rédaction d'Ellis, auteur brillant des Polynesian Researches (1829) à qui la Mission confie la rédaction d'un ouvrage du même type sur Madagascar. L'information, ainsi remaniée, et du reste fort intelligente, devient cependant impersonnelle et didactique. Presque jamais les manuscrits d'origine ne sont cités pour eux-mêmes ; ils disparurent à la suite de la rédaction d'Ellis, comme si leur intérêt était désormais dépassé.

77. Cas le plus frappant: la circoncision, dont Callet décrit la perte de contenu dès 1869. W. E. Cousins commentait d'ailleurs ainsi la parution de Fomba Malagasy : « Nombre de ces coutumes tombent rapidement en désuétude et ne seront bientôt plus que matière à histoire » (Teny Soa, Noël 1876, pp. 242-243).

78. Futur évangéliste et gouverneur de Tamatave, fusillé en 1896 sur l'instigation de Gallieni.

79. English and malagasy vocabulary, Londres, 1861. Est-ce pour flatter les autorités qu'Ellis dit trouver dans cette collection de mots et de courtes phrases « le premier germe d'une littérature malgache » ?

80. Sur le même problème dans la société grecque au temps de Platon, et sa méfiance des mots abstraits, voir J. Goody et I. Watt : « The consequences of litteracy ». Cet article nous a été d'une aide très féconde dans la réflexion.