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L'Excellence scolaire et les valeurs du système d'enseignement français

Published online by Cambridge University Press:  11 October 2017

Pierre Bourdieu
Affiliation:
Centre de Sociologie européenne de l'École pratique des Hautes Études
Monique de Saint-Martin
Affiliation:
Centre de Sociologie européenne de l'École pratique des Hautes Études

Extract

Cette recherche s'inspire de l'intention de récuser les dualismes qui dominent encore certaine tradition méthodologique, en tâchant de saisir méthodiquement, par les techniques les plus objectives, les valeurs les mieux cachées, parce que les plus inconscientes, que les agents engagent dans leur pratique, et les critères en apparence les plus subjectifs qui servent à définir, dans un univers scolaire déterminé, comme d'ailleurs en toute société, le modèle de l'homme accompli, c'està- dire de l'excellence, comme manière inimitable et indéfinissable d'obéir aux modèles.

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Temps Présent
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Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1970

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References

page 147 note 1. On peut rappeler ici l'excellente définition des manières où Robert Redfield voit une définition du style de vie : « a culture's hum and buzz of implications… half uttered or unuttered or unutterable expressions of value » ( Trilling, L., « Manners, Morals and the Novel », The Libéral Imagination, New York, Viking Press, 1950, pp. 206207 Google Scholar, cité par Redfield, R., The Primitive World and its Transformations, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1” éd. 1953, 4e éd. 1961, P- 52 Google Scholar).

page 148 note 1. Dans la même logique, une étude statistique des caractéristiques sociales, scolaires et intellectuelles des candidats élus et battus aux élections dans une grande faculté (comme la Sorbonne) apprendrait sans doute beaucoup plus sur les valeurs qui définissent Vhomo academicus et sur Y académie mind que toutes les enquêtes d'opinion et toutes les analyses de contenu, surtout si elles se doublaient d'une étude ethnographique des mécanismes sociaux qui sont à l'oeuvre dans chaque élection (cliques, cycles de prestations et de contre-prestations, etc.).

page 148 note 2. Malinowski, B., Argonauts of the Western Pacific, Londres, Routledge, 1922, pp. 1720 Google Scholar (traduction française de A. et S. Devyver, Paris, Gallimard, 1963, pp. 74-77).

page 149 note 1. L'enquête a été menée par correspondance auprès des lauréats des années 1966, 1967 et 1968 : les taux de réponse ont atteint respectivement 81 %, 19 % et 71 % (en l'absence de tout rappel), ce qui constitue un bon indice des dispositions éthiques des lauréats (surtout si l'on observe que le dernier envoi a été fait aussitôt après mai 1968). La population des répondants ne présente aucun biais significatif sous le rapport des critères qu'il est possible de contrôler. On compte par exemple 33 % de filles dans l'échantillon contre 32,5 % dans l'ensemble des lauréats, 23 % de lauréats des disciplines scientifiques dans les deux cas, 35,5 % de lauréats des lycées parisiens contre 39 % dans la population-mère. La distribution des lauréats par lycées et par départements est restée à peu près constante au cours du temps. P. Maldidier a contribué à l'analyse de contenu des rapports d'agrégation; J.-C. Combessie et B. Queysanne ont été associés, soit à l'élaboration du questionnaire, soit à l'analyse de l'enquête.

page 149 note 2. On a rassemblé dans deux tableaux synoptiques les principales données chiffrées qui soutiennent les propositions avancées ici (l'ensemble des données concernant les lauréats du Concours général, les élèves des khâgnes et des taupes, et les élèves des grandes écoles, seront publiées dans un ouvrage en préparation).

page 149 note 3. La part des sujets issus des classes supérieures (61 %) est nettement plus élevée dans la population des lauréats que dans les facultés (31,5%) et très voisine au contraire, de celle que l'on observe dans les classes préparatoires (soit 62,5 % pour les khâgnes et 57,5 % pour les taupes) et dans les grandes écoles (soit 67,5 % pour l'E.N.S. sciences, 66 % pour l'E.N.S. lettres et l'École polytechnique, et 61 % pour l'E.N.A.). 74 % des lauréats expriment l'intention de mener leurs études supérieures dans des classes préparatoires aux grandes écoles et 26 % seulement en faculté (alors que les classes préparatoires n'accueillent que le 1/20 environ des étudiants inscrits dans l'enseignement supérieur). On compte 14,5 % de lauréats du concours général parmi les élèves de l'E.N.S. d'Ulm, 7 % à l'École polytechnique, 4,5 % à l'École des mines, 3 % à l'École centrale, contre un taux insignifiant dans les facultés des lettres et des sciences (d'après l'enquête réalisée par le Centre de sociologie européenne sur l'ensemble des élèves des grandes écoles en 1966).

page 154 note 1. L'idée de précocité suppose l'existence d'un cursus distribué en « classes » marquant autant d'étapes (gradus) dans l'acquisition progressive des connaissances et correspondant à un âge déterminé : or, comme l'a montré Philippe Ariès, une telle structure ne s'est constituée qu'à partir du début du xvie siècle : la pédagogie indifférenciée du Moyen Age ignorait l'idée d'une relation entre « la structuration des capacités et celle des âges » (P. Ariès, L'enfant et la vie de famille sous l'Ancien Régime, Paris, Pion, 1960, p. 202). A mesure que la structure du cursus se précise et se durcit, et, en particulier, à partir du xvne siècle, les carrières précoces deviennent plus rares et c'est à ce moment qu'elles commencent à apparaître comme un indice de supériorité et une promesse de réussite sociale. Il serait intéressant de suivre au cours du xixe siècle, les progrès vers un cursus rigoureusement défini et le développement corrélatif, en liaison aussi avec les idéologies romantiques de la création et du génie, de l'idéologie de la précocité.

page 154 note 2. Sur les variations de la définition sociale de la précocité sexuelle selon les classes sociales, voir J.-C. Chamboredon, M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale », in Revue Française de Sociologie (A paraître).

page 154 note 3. L'idée de don est si fortement associée à celle de précocité que la jeunesse tend à constituer par soi une garantie du talent. Ainsi, les jurys d'agrégation peuvent reconnaître un concours « brillant » à la part des nouveaux venus, des «jeunes talents” : «Or nous avons vu, cette année, plusieurs de ces jeunes recrues se distinguer. Sur 27 reçus, on compte 14 candidats n'ayant pas enseigné, et 8 d'entre eux sont classés dans les 10 premiers (…). Leurs succès ne nous font pas oublier les mérites des professeurs en exercice qui, placés dans des conditions de travail moins favorables, ont fourni un effort valeureux et ont triomphé des difficultés. (…) Mais à ceux qui se sont affirmés dès leur premier concours, nous sommes reconnaissants, non seulement d'avoir animé l'oral par leur entrain et leur désir de convaincre, mais aussi de nous avoir fourni un précieux témoignage… » (Agr. G.M., 1963). « A l'oral, les « carrés » (candidats plus jeunes) se révèlent souvent les meilleurs : plus vivants dans l'entretien, plus éveillés, plus disponibles. Au fil des concours, la pesanteur se substitue à la grâce » (Concours d'entrée à l'E.N.S. d'Ulm, oral de philosophie, 1965). L'étudiant précoce, enfant chéri du jury, fait l'objet d'une indulgence spéciale, ses lacunes et ses fautes pouvant même, au titre de « péchés de jeunesse », concourir à attester son « talent » : « Elles sont plus jeunes que les années précédentes. Ne doit-on pas penser que beaucoup ont péché par manque de maturité, d'expérience, et que leurs défauts pourront être vite corrigés (…). Sous leur gaucherie, sous leur naïveté, parfois des dons et des qualités sérieuses qui sont autant de promesses » (Agr. L.M.F., 1965). « Enfin, l'on retrouve, comme autrefois, des candidats qui savent faire une explication française. S'ils n'ont pas accédé aux notes les plus élevées, c'est simplement qu'ils avaient commis, çà et là, quelques erreurs mineures d'interprétation, par des inadvertances bien compréhensibles dans un concours, ou par péché de jeunesse » (Agr. G.M., 1963). On a souligné, dans ces textes comme dans ceux qui seront cités par la suite, les mots ou les expressions où se manifestent le mieux l'idéologie scolaire et les oppositions fondamentales selon lesquelles elle se structure. On a utilisé les abréviations : 1) Agr. L.M., 2) Agr. L.F., 3) Agr. G.M., 4) Agr. G.F., 5) Agr. L.M.G., 6) Agr. L.M.F., pour désigner respectivement 1 et 2 les rapports d'agrégation des lettres masculine et féminine, 3 et 4, les rapports d'agrégation de grammaire masculine et féminine, 5 et 6 les rapports d'agrégation de lettres modernes masculine et féminine.

page 155 note 1. Les économistes oublient communément dans l'étude de la consommation que la valeur d'un bien, et, en particulier, d'un bien symbolique comme un spectacle (cf. les « premières », les « exclusivités », etc.) ou un voyage touristique, tient toujours pour une part à la précocité (définie comme ci-dessus) de l'appropriation qui entre dans la définition complète de la rareté sociale à un moment donné du temps. Étant donné les lois de la diffusion différentielle des biens rares, les inégalités entre les classes sociales revêtent toujours la forme de décalages temporels : les classes défavorisées sont « en retard », c'est-à-dire que des pratiques et, en particulier, des consommations, qui sont la règle dans d'autres classes, sont chez elles l'exception et que les individus qui les composent n'accèdent que beaucoup plus tard, à un âge beaucoup plus avancé, donc pour beaucoup moins longtemps, aux mêmes biens (c'est par exemple la maison construite « pour la retraite » par opposition à l'appartement hérité à vingt ans).

page 156 note 1. L'argumentation qu'emploient les lauréats littéraires pour expliquer que leur devoir ait été distingué illustre parfaitement cette opposition : [1] « Originalité, rigueur, sensibilité » (Français, fils d'ingénieur chimiste) ; « Personnel, pas trop scolaire, clair » (Philosophie, fils d'ouvrier professionnel). [2] « Peut-être à cause des cartes, assez complètes, et de certaines connaissances sur le Massif central et sur les Vosges plus étendues que sur les autres massifs montagneux » (Géographie, fils d'employé) ; « Clarté, schémas, références » (Sciences naturelles, fils de professeur de dessin ; « Qualité et nombre des schémas, rigueur du plan » (Sciences naturelles, fils de directeur commercial). [3] Les langues anciennes semblent occuper une position intermédiaire : « Traduction relativement exacte avec tentative de bonne mise en français » (Grec, fils de directeur technique) ; « D'abord la justesse grammaticale qui est la condition sine qua non d'un bon thème ; ensuite la manière fine de rendre les subtilités du texte français » (Thème latin, fils de médecin). [4] Les lauréats de mathématiques et de physique invoquent le plus souvent la clarté, la rigueur, l'exactitude, la précision mais les notations concernant la manière ne sont pas totalement absentes : « Rédaction, rigueur et manière de mener le raisonnement » (Mathématiques, fils de professeur de l'enseignement maritime) ; « Je crois que mon devoir a été distingué par la clarté et des solutions assez rapides dans les questions que j'ai traitées » (Mathématiques, fils de professeur d'hypokhâgne) ; « La rapidité et l'élégance des solutions » (Mathématiques, fils de médecin).

page 156 note 2. On a établi ailleurs que les différences entre les étudiants de différentes origines sociales qui tendent à s'affaiblir et parfois à s'annuler (à mesure que croît l'inégalité entre les taux de sélection des survivants) dans les domaines les plus rigoureusement contrôlés par l'École, comme le maniement de la langue scolaire (cf. Bourdieu, P., Passeron, J.-C. et Saint-Martin, M. De, Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton, 1965 Google Scholar), réapparaissent dans toute leur force à mesure que l'on s'éloigne de ce qui est directement enseigné par l'École, et que l'on passe par exemple du théâtre classique au théâtre d'avant-garde ou au théâtre de boulevard (cf. Bourdieu, P. et Passeron, J.-C., Les étudiants et leurs études, Paris, Mouton, 1964 Google Scholar). Ici, on observe par exemple que, tandis que les lauréats des disciplines nobles écoutent le plus souvent les chaînes « culturelles » (45,5 % des lauréats de français et de philosophie écoutent souvent France-Musique et France- Culture), les lauréats de géographie et surtout de sciences naturelles n'écoutent que les chaînes de grande diffusion (France-Inter et les postes périphériques).

page 157 note 1. 72,5 % d'entre eux vont au moins une fois par mois au cinéma contre 61 % des lauréats d'histoire et géographie, et 53,5 % des lauréats de latin-grec.

page 157 note 2. Soit quelques jugements à propos du jazz qui illustrent cette opposition : [1] « Expression artistique très riche et séduisante » (Français, fils d'ingénieur chimiste). « Le jazz est une tentative artistique originale, provenant de la fusion originelle du folklore religieux noir et du folklore européen (…). L'air de jazz n'est pas figé, immuable, mais par contre susceptible de variations, d'interprétations nouvelles et originales, contrairement aux autres oeuvres musicales, qui sont « enfermées » dans leur partition » (Mathématiques, fils d'ingénieur technique). [2] « Le rythme est moderne et semble traduire toutes les aspirations du monde surtout quand il est joué par des Noirs » (Sciences naturelles, fils de commerçant). « Le jazz de l'époque des Blues de la Nouvelle-Orléans traduit un certain esprit malheureux des Noirs » (Sciences naturelles, fille d'ouvrier mécanicien).

page 157 note 3. Ce sont les lauréats de français que chante l'hagiographie journalistique et leurs productions scolaires sont traitées en événements littéraires : tout comme les discours de réception à l'Académie française, les meilleures dissertations de français au concours général ou au baccalauréat sont tradionnellement publiées par les journaux littéraires (Figaro littéraire, supplément littéraire du Monde). On peut aussi trouver un indice indirect de la supériorité reconnue au français parmi les disciplines littéraires dans le souci de réhabilitation qu'expriment souvent les rapports d'agrégation de grammaire ; en insistant sur la jeunesse des candidats et sur leur « vocation », en rappelant les qualités supérieures qu'exigent des exercices comme la version latine, on entend prouver que les agrégés de grammaire ne sont pas le produit d'une sélection négative et que l'agrégation de grammaire n'est pas, comme le veut la représentation commune, la parente pauvre de l'agrégation des lettres : « Cette année, ce sont des éléments jeunes, ayant la vocation de grammairiens, qui, au moins à l'oral, ont donné le ton… Méthodiques et amis d'une certaine discipline intellectuelle, initiés à l'esprit moderne de la recherche grammaticale et sensibles à l'intérêt de ses travaux, non dépourvus d'ailleurs des qualités que réclament les études proprement littéraires… » (Agr. G.M., 1963). Finesse… invention… agrément… Trois candidats ont su joindre ces qualités, dont la dernière n'est pas, loin de là, négligeable (Agr. G.M., 1963).

page 157 note 4. Voir Le Monde, Supplément littéraire au numéro du 21 juin 1969.

page 157 note 5. Selon le dictionnaire de Lalande, l'adjectif « personnel » n'est employé au sens laudatif de « original, résultant de réflexions ou de sentiments réels, sincères et non de souvenirs et d'imitation » que depuis peu (il ne figure ni dans le Littré, ni dans le Darmesteter, Hatzfeld et Thomas) et seulement « dans la critique littéraire et la critique d'art, et en pédagogie » pour qualifier « des manières de penser, de sentir, de s'exprimer ».

page 158 note 1. « Il y a comme un phénomène de création spontanée. »

page 158 note 2. « Le mystère du don artistique », « pouvoir magique (des mots) », « le mystère de sa beauté. »

page 158 note 3. « Le mystère de la lecture », « C'est moi gui suis au bord des eaux bleutées, c'est moi qui croise ce regard. » « Cette oeuvre que nous avons nous-même créée. » « C'est moi qui écris », « me retrouvant merveilleusement moi. » « L'oeuvre devient ma propre création. » « Je peux participer à la création littéraire. » « Le personnage que j'entends créer. »

page 158 note 4. « Que d'interprétations différentes à partir d'un même personnage, d'un même geste, d'une même phrase ! » « Et pour chacun, les personnages du roman, les sentiments du roman, prendront une signification particulière. » « Peut-on juger ?… »; «est pour moi», « reste pour moi. » « L'oeuvre littéraire ouvre en moi des échos faits d'impressions et de sensations »; « pour que nous puissions les interpréter à notre guise, selon notre sensibilité. » « Nous pouvons comprendre une oeuvre littéraire, l'expliquer et surtout la ressentir. » Le subjectivisme des affections s'associe naturellement à un refus de toutes les démarches qui peuvent paraître « réductrices » : « il est toujours dangereux de soumettre l'oeuvre à des critères, tel un produit industriel »; “ l'oeuvre littéraire se résout-elle à un personnage ?” ; « l'oeuvre littéraire représente bien plus que tout cela ». Pour qui douterait de la validité de cette analyse et de la représentativité des documents sur lesquels elle s'appuie, on se contentera de citer des extraits de rapports de jurys de concours où se trouvent « définis » les principes de l'interprétation des textes littéraires, espérant montrer par là qu'il n'y a pas très loin entre les préceptes explicites de la pédagogie de « l'explication de texte » et les discours dissertatifs des élèves bien formés sur la lecture «créatrice». Soit, par exemple, sur le seul thème de la «sensibilité » : « D y a là une insensibilité littéraire qui surprend » (Agr. L.M., 1962). « Il était indispensable de montrer quelque sensibilité musicale et poétique. » « Il y faut de la sensibilité — une sensibilité fraîche, un peu naive peut-être, qui se refuse à chercher le secret d'un poème dans les replis d'une élaboration savante au demeurant incertaine (Si vous entrez dans les cuisines… » disait déjà La Bruyère) et qui accueille avec simplicité Y émouvant intimisme de la « servante au grand coeur » — une sensibilité affinée par une mémoire amoureuse ». « On a tôt fait de discerner termes de valeur, accents originaux, passages denses qui frémissent d'une vie intérieure, d'une intention peut-être latente mais vivement sentie. » « La fraîcheur d'esprit d'un premier contact peut remplacer avantageusement une science encombrante. » (Concours d'entrée à l'E.N.S., Explication française, 1966). « L'hémistiche une fois replacé dans son contexte, laissons-le résonner en nous… L'exorcisme poétique n'a pas anéanti l'angoisse et nous ressentons le dernier vers dans notre chair et dans notre âme, comme une plaie encore ouverte. » (Agr. CF., 1959). On aura remarqué au passage que les maîtres ne reculent pas plus que les élèves devant l'exaltation du mystère poétique ou la complaisance narcissique.

page 158 note 5. « C'est dans cette lecture de soi-même, cet épanchement de notre personnalité, que le roman trouve son accomplissement » ; « c'est moi-même que je rencontre. »

page 158 note 6. « Alors, je m'évade » « les sensations fugitives qui font le fantastique et le merveilleux de mon quotidien », « le domaine féerique », « ombre mystérieuse ». « Cette oeuvre que nous avons nous-mêmes créée en y transférant nos rêves et nos chimères. »

page 158 note 7. « Tous les rêves qui sans cesse me hantent et me déchirent », « quête inlassable », « le chemin de fer désespérément inutile… », « le cri d'angoisse d'un homme », « déchirement », « incertitudes »

page 160 note 1. Que l'on pense aux efforts que plusieurs générations d'intellectuels français ont déployés pour sauver enfin le marxisme de la « vulgarité »…

page 160 note 2. On lit de même, dans un rapport sur le concours de l'E.N.A. : « A part quelques candidats « hors série », dotés d'une personnalité frappante et parfois éclatante, l'épreuve laisse une impression de grisaille. » (Réflexions des jurys sur les travaux des candidats à l'E.N.A., Épreuves et statistiques du concours de 1967, Paris, Imprimerie nationale, 1968, p. 9). Ou bien, encore dans les rapports de jurys d'agrégation ou de l'École normale : « Bref, qu'il s'agisse de la sûreté de l'information (…), de la justesse des termes ou du sentiment de la véritable élégance, l'ensemble des épreuves d'explication (…) nous a laissé une impression inquiétante d'ignorance, de confusion et de vulgarité (Agr. L.M., 1959). « Le jury est disposé à l'indulgence pour bien des gaucheries et même pour des contresens isolés, mais il sera toujours impitoyable pour la sotte prétention, le pédantisme et la vulgarité » (Concours d'entrée à l'E.N.S., Explication française, 1966). « C'est ainsi qu'on pourrait dépasser l'humble et morose effort d'un laborieux défrichage, pour accéder à l'aisance d'une traduction qui joindrait l'élégance à l'exactitude » (ibid.). La propension professorale à la déploration satisfaite des défauts du candidat fait que, comme ici, le vocabulaire correspondant au pôle négatif du système d'oppositions est beaucoup plus fourni. On voit, en outre, dans ces deux exemples, que les oppositions notées ci-dessus ne sont pas rigides et immuables, beaucoup de termes étant substituables, ainsi : vulgaire, laborieux et gauche.

page 161 note 1. On ne finirait pas de recenser, et pas seulement dans le discours universitaire, les jugements construits conformément aux principes de ce système classificatoire. de toutes ces oppositions, aucune n'a un plus haut rendement que celle que l'on marque entre l'érudition, toujours suspecte de porter la marque d'un effort d'acquisition laborieux, et le talent (avec la notion corrélative de culture générale) : « C'est le manque de culture générale qui a été sensible (…) plus utile aux candidats que les ouvrages d'érudition où ils se perdent » (Agr. L.M., 1959). La distinction entre le savoir et le talent est au principe de la dévalorisation des disciplines censées exiger seulement de la mémoire, la plus dédaignée de toutes les aptitudes : « Sans qu'on puisse négliger, bien sûr, l'effort de mémorisation, indispensable en philologie, il demeure que c'est la culture acquise par la réflexion, qui donne aux faits de langue leur signification et, finalement, leur portée pédagogique et humaine » (Agr. G.F., 1959).

page 162 note 1. Si l'on a communément conscience du poids des épreuves de langues anciennes dans les grands concours littéraires, l'École normale supérieure comme l'agrégation des lettres ou de grammaire, on oublie trop souvent d'examiner les effets de la prédominance de matières considérées comme des «valeurs sûres” («La grammaire “ paie ” ! C'est ce qu'on ne devrait pas oublier». Agr. G.M., 1963) : la logique d'un concours comme celui de l'E.N.S. semblant se rapprocher plutôt de celle qui préside à l'attribution des prix d'excellence, on peut supposer qu'elle privilégie le même type d'excellence.

page 162 note 2. Parmi les scientifiques, on observe une hiérarchie du même type, soit 76,5 % pour les lauréats de physique, 68 % pour les lauréats de mathématiques et 52,5 % pour les lauréats de sciences naturelles.

page 162 note 3. h'effet de consécration est très inégal, on le verra, selon les dispositions socialement conditionnées, à l'égard de l'École de ceux sur qui s'exerce la consécration scolaire.

page 162 note 4. Toute sanction scolaire produit, par surcroît, un effet de consécration. En particulier, le concours général joue le rôle d'un véritable concours de prérecrutement universitaire, bien que cela ne soit pas sa fonction déclarée. On en voit un indice, parmi bien d'autres, dans le fait que la quasi-totalité des lauréats considère sa nomination au concours général comme l'événement le plus important de sa vie scolaire. C'est ainsi que la carrière universitaire peut être vécue dans l'émerveillement ininterrompu d'une série continue d’ « événements » universitaires : « Dès le début de l'après-midi j'allais au ministère (…) ; je finis par dénicher un obscur fonctionnaire qui, à l'énoncé de mon nom, me dit de but en blanc : « Monsieur, vous êtes nommé maître de conférences à Grenoble. » Quel éblouissement ! Ce fut, avec mon admission à l'École normale, une des plus fortes poussées de joie de ma vie. » ( Blanchard, R., Je découvre l'université, Paris, Fayard, 1963, p. 80 Google Scholar). « Mon intérêt allait à bien d'autres objets lors de mes premières années de Grenoble et d'abord à cette université qui me faisait l'honneur de m'accueillir » (ibid., p. 87).

page 163 note 1. On lit dans le Dictionnaire des Idées reçues, « Thème : au collège, prouve l'application, comme la version prouve l'intelligence. Mais dans le monde, il faut rire des forts en thème ».

page 163 note 2. Les rapports d'agrégation appellent sans cesse de leurs voeux « Ventrain », « l'enthousiasme », « l'engagement personnel », la « conviction », qui s'opposent aussi bien à « l'insouciance coupable » qu'à la « prudence astucieuse » : « elle a même eu le courage de s'engager personnellement, avec intelligence et mesure » (Agr. L.M.F., 1965). Ils demandent que l'on « mette de la vie » dans le style, dans l'élocution, et ils se réjouissent de la «fraîcheur », serait-elle un peu « naïve », des jeunes candidats. Ils rappellent qu’ «… il faut aussi, pour une bonne leçon, du tact, de l'habileté même, et ce minimum A'enthousiasme par quoi le pensum grammatical devient un authentique plaisir de l'esprit » (Agr. G.F., 1959). « Les examinateurs ont trop souvent l'impression qu'un amour scolaire des jeux de langage et de la complication verbale arrive à émousser la perception juste des questions, la réaction critique et l'exigence de lucidité. » (Concours d'entrée à l'E.N.S., oral de philosophie, 1965.) Ils blâment les «… candidats sceptiques en matière littéraire, rompus aux exercices de voltige et au maniement du sic et non » (Agr. L.M., 1959), sans pour autant réprouver le recours à une « rhétorique de bon aloi, qui, dans les limites du raisonnable, ne s'interdit ni la chaleur ni le sourire » (Agr. G.F., 1959). Les rapports condamnent aussi la « désinvolture », « l'assurance cavalière » (à l'égard de la culture et du même coup à l'égard du jury), le « mélange de négligence et de prétention ». Et ils ne cessent de répéter aux candidats qu'ils doivent louvoyer habilement entre le « trop » et le « trop peu » : « Il faut éviter à tout prix deux attitudes également répréhensibles : l'admiration sur commande et le dénigrement systématique. » (Agr. L.C.F., 1962.) « Entre la sécheresse et la prolixité, il existe une manière souple, aérée, discrète, de s'acheminer peu à peu vers les conclusions essentielles » (ibid.). « Une fois qu'on a lu le texte intelligemment, sans se prendre pour un fin diseur, mais sans achopper, sans faire de fautes de liaison… » (Agr. G.M., 1963.) « Nous avons trouvé moins d'expressions prétentieuses ou inutilement abstraites…, moins de mots « à la mode »… Mais il ne faudrait pas que ce louable effort vers la simplicité et la clarté aboutisse à l'abandon du style de l'essai pour tomber dans celui de la conversation lâchée, voire vulgaire. » (Agr. L.M.F., 1965 ). « Nous voudrions rappeler aux futurs candidats que l'explication française… est un mélange intelligent des explications littérales indispensables et d'explications littéraires… ; c'est un choix adroitement concerté (Agr. G.M., 1957). «… Une élocution aisée, qui se garde des impropriétés comme de l'emphase ou de trop ambitieuses généralités » (Agr. L.M., 1965). « Ce qui est choquant et ridicule, c'est le ton arrogant et superbe, cet air défaire la leçon… » (Agr. L.M., 1965).

page 163 note 3. « Dans ces cas délicats… le seul critère est celui du goût, la seule attitude possible, celle d'une sympathie vigilante » (Agr. L.C.F., 1962), «… commenter avec sobriété et avec tact » (Agr. G.F., 1959), «… il faut attraper une certaine justesse de ton » (Agr. L.M., 1962). « On a vainement attendu le plus souvent ce qu'on est en droit d'exiger de futurs professeurs, ou de professeurs en exercice : une certaine alacrité, du talent pour faire écouter et apprécier une traduction, le goût d'en rendre, non seulement les constructions, mais aussi les finesses » (Agr. G.F., 1959). « Une explication française a le privilège de révéler les qualités de finesse, de souplesse intellectuelle et aussi le don du discernement » (Concours d'entrée à l'E.N.S., Explication française, 1965).

page 164 note 1. « …la grammaire et le bon sens imposent de choisir » (Agr. L.M., 1962). « Dans le domaine propre de la traduction, il faut un peu as flair sémantique » (ibid.). « La traduction d'ensemble… doit manifester sa vigueur, son ingéniosité, son goût, en un mot son art des équivalences. C'est l'éternelle association de l'esprit de géométrie avec l'esprit de finesse » (Agr. G.M., 1959).

page 164 note 2. « Le maître, comme le prêtre, a une autorité reconnue parce qu'il est l'organe d'une personne morale qui le dépasse » ( Dukkheim, , Éducation et sociologie, Paris, Alcan, 1922, pp. 7172 Google Scholar).

page 165 note 1. C'est ce que suggère Kant dans un texte consacré à l'enseignement du prêtre : « Ce qu'il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l'Église, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n'a pas libre pouvoir d'enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu'enseignement qu'il s'est engagé à professer au nom d'une autorité étrangère » ( Kant, E., La Philosophie de l'histoire, trad. S. Piobetta, Paris, Gonthier, 1947, p. 50 Google Scholar).

page 165 note 2. Levenson, J. R., Modern China and its Confucian Past, New York, Doubleday and C , 1964, p. 31.Google Scholar

page 165 note 3. « C'est en réalité d'après des critères plus humbles, sinon plus humiliants, que nous avons dû juger les copies » (Agr. L.M., 1959).

page 165 note 4. «… il est inadmissible que le candidat substitue au développement personnel que l'on attend de lui la lecture d'une page empruntée à un critique… en déclarant avec modestie : je ne saurais mieux dire. » (Agr. L.M., 1962).

page 166 note 1. On n'aurait aucune peine à montrer que les mêmes contradictions se retrouvent, encore plus évidentes, dans la représentation que l'étudiant se fait de son travail, de ses professeurs et de ses propres aptitudes : ainsi par exemple, l'aspiration à un encadrement plus étroit, plus « scolaire », de l'apprentissage alterne avec l'image idéale et prestigieuse du travail noble et libre, ignorant contrôle et discipline, comme la prise de notes avaricieuse avec l'adhésion exaltée au charme du verbe magistral ; ou encore, l'attente du « maître » prestigieux, « brillant », « pas trop scolaire », animé d'un « feu sacré », « vivant », capable de « faire aimer ce qu'il présente et d'établir une communication avec le public » (selon des expressions notées parmi d'autres dans des entretiens avec des étudiants lillois) coexiste, souvent chez les mêmes individus, avec le goût du cours «utile», « bien fait », au « plan clair », « facile à suivre » et « bien documenté ». Si les deux types d'attente ont des poids tout à fait variables (comme on l'a vu dans le cas des lauréats du concours général) selon les catégories et, en particulier, selon l'origine sociale des étudiants et selon les disciplines, il reste que la prédominance des valeurs charismatiques s'affirme toujours assez pour donner une allure honteuse et coupable à toutes les revendications proprement scolaires.

page 166 note 2. Gusdorf, G., Pourquoi des professeurs ? Paris, Payot, 1963, pp. 10 Google Scholar et 110.

page 167 note 1. On voit combien il serait naïf d'expliquer par la recherche du prestige et des satisfactions d'amour-propre ou par toute autre « motivation », des pratiques et des idéologies dont la possibilité et la probabilité sont objectivement inscrites dans la structure de la relation pédagogique et qui sont, en outre, impliquées dans la définition sociale de la tâche pédagogique que les agents ont intériorisée inconsciemment au cours de tout leur apprentissage. Outre que l'on observe de façon très générale qu'à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie des professions, la définition socialement admise et approuvée de l'exercice accompli de la profession implique la distance détachée par rapport à la tâche, c'est-à-dire par rapport à la définition minimale (et subalterne) de la tâche, les professeurs, et en particulier les professeurs de l'enseignement supérieur, doivent compter avec une image de l'accomplissement accompli de leur profession qui a l'objectivité d'une institution et dont seule pourrait rendre compte complètement une histoire sociale de la position de la fraction intellectuelle à l'intérieur des classes dominantes, ainsi que de la position des universitaires à l'intérieur de cette fraction (c'est-à-dire dans le champ intellectuel) et des représentations corrélatives des manières approuvées de réaliser l'image approuvée de l'intellectuel accompli. Mais surtout, une analyse complète des fonctions de ces pratiques et de ces idéologies devrait prendre en compte les services très palpables qu'elles rendent à une catégorie déterminée d'enseignants dans un état donné du système d'enseignement. Ainsi, par exemple, des conduites qui, comme le refus affiché de contrôler l'assiduité des étudiants ou d'exiger la remise ponctuelle des devoirs offrent un moyen de réaliser à un moindre coût l'image de l'enseignant de qualité pour enseignés de qualité permettent aussi à des enseignants qui, surtout dans les positions subalternes, sont condamnés au double jeu permanent entre les activités d'enseignement et les activités de recherche, de diminuer leur charge de travail.

page 168 note 1. Pour rendre raison des variations de l'adhésion à une idéologie de type charismatique qui tend à croître à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale, il faut prendre en compte entre autres choses (la docilité envers l'École constituant un autre facteur important) la forme que revêt, dans les différents milieux, l'aide apportée par la famille. Si l'aide expresse (conseils, explications, etc.) et perçue comme telle croît à mesure que s'élève le niveau social (passant de 25 % dans les classes populaires à 36 % dans les classes supérieures), bien qu'elle semble décroître à mesure que le niveau de réussite s'élève (puisque les accessits déclarent avoir reçu une aide dans 38 % des cas contre 27 % pour les prix), il reste qu'elle ne constitue que la part visible des « dons » de tous ordres que les enfants reçoivent de leur famille. Si l'on sait par exemple que la part des lauréats qui ont fait leur première visite au musée dès l'enfance (avant l'âge de onze ans) avec leur famille croît fortement avec l'origine sociale (soit 60,5 % pour les classes moyennes et 67,5 % pour les classes supérieures — ce qui ne constitue qu'un indicateur parmi d'autres des encouragements indirects et diffus donnés par la famille — on voit que les enfants des classes supérieures cumulent l'aide diffuse et l'aide explicite, tandis que les enfants des classes moyennes (et en particulier les fils d'employés et d'instituteurs) reçoivent surtout une aide directe et que les enfants des classes populaires ne peuvent compter (sauf exception) sur aucune de ces deux formes d'aide directement rentables scolairement. Les lauréats du concours général issus des classes moyennes ont appris à lire avant d'entrer à l'école plus souvent que les lauréats issus des classes supérieures (soit 70 % contre 64 %) mais moins souvent que les fils et filles d'ouvriers (85 %), cette forme d'aide directe ne constituant qu'un des avantages compensatoires, tant sociaux que scolaires, qui expliquent la réussite de cette catégorie très fortement sur-sélectionnée.

page 170 note 1. 40,5 % des élèves issus des classes moyennes ont obtenu le prix d'excellence dans l'année contre 38 % des élèves issus des classes supérieures, 60 % des fils d'instituteurs contre 35 % des fils de professeurs (et 73 % des élèves des classes moyennes nommés en latin-grec contre 67 % des élèves des classes supérieures de la même catégorie). Le fait que les fils de professeurs proviennent plus souvent (38 % contre 28,5 %) des lycées parisiens, où la sélection et la concurrence sont plus sévères, ne suffit pas à rendre compte de la différence. Dans les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques et littéraires, les élèves issus des classes moyennes sont aussi les plus nombreux (avec les élèves issus des classes populaires) à avoir obtenu le prix d'excellence et les moins nombreux inversement à avoir une mention au baccalauréat.

page 170 note 2. Une observation continue menée au long de l'année 1965 sur 80 étudiants préparant la licence de sociologie à la faculté de lettres de Lille a conduit à des conclusions semblables : la substitution d'un contrôle fréquemment répété, fondé sur des critères plus explicites et plus rigoureux et permettant une organisation rationnelle de la préparation, au contrôle traditionnel par le seul examen final, tend à favoriser relativement les étudiants issus des classes moyennes par rapport aux étudiants issus des classes supérieures, les filles par rapport aux garçons.

page 170 note 3. La part des lauréats qui disent aimer fortement ou très fortement le français atteint 73 % dans les classes moyennes (et 79 % chez les fils d'instituteurs) contre 68 % chez les fils de cadres supérieurs et 62 % chez les lauréats originaires des classes populaires.

page 171 note 1. Cette double relation prend évidemment des formes différentes selon les ordres et les types d'enseignement : la subordination aux valeurs dominantes n'est jamais aussi marqués que dans les ordres les plus élevés de l'enseignement et dans les disciplines qui, par leur contenu et leur signification sociale et scolaire, expriment au plus haut degré l'idéal scolaire et social que reconnaît le système d'enseignement français. Plus on s'éloigne de ce foyer des valeurs scolaires que sont les études supérieures de lettres (soit verticalement, vers l'enseignement primaire, soit latéralement vers l'enseignement technique ou, dans les deux sens à la fois, vers l'enseignement technique élémentaire) et plus les institutions, les agents et leurs pratiques sont dévalorisés et dépréciés comme en témoignent les représentations (fortement réactivées aujourd'hui du fait de la concurrence entre les professeurs traditionnels de l'enseignement secondaire et les instituteurs) qui entourent l'enseignement primaire, les « primaires » et tout ce qui rappelle leur pédagogie (la calligraphie, « science des ânes » ou le souci de l'orthographe) et la situation inférieure faite à l'enseignement technique de tous les degrés, c'est-à-dire du collège d'enseignement technique au Conservatoire national des arts et métiers, école polytechnique du pauvre, ou aux Instituts universitaires de technologie, de création récente.

page 171 note 2. Et, de fait, l'École tend à considérer avec indulgence un mauvais rapport à la culture quand il apparaît comme la rançon d'un bon rapport à l'École : on se souvient, par exemple, que les rapports des jurys d'agrégation exigent des aspirants professeurs qu'ils professent au moins l'adhésion à l'institution et aux valeurs dont elle a la garde par l'entrain de leur maintien et l'enthousiasme de leurs propos.

page 172 note 1. C'est ainsi que les enseignants peuvent professer, avec l'illusion la plus totale de la neutralité éthique, des jugements scolaires qui, comme en témoigne le choix des métaphores et des adjectifs, sont en réalité des jugements de classe : « Mélange de négligence et de prétention, le français que parlent ces futurs agrégés des lettres s'offre comme un jargon qui brasse tout à la fois les hardiesses des mots à la mode et les solécismes populaires. Cette disparate est aussi déplaisante que la vue de bijoux en toc sur une peau malpropre. Parmi nos candidats, comment les plus intelligents eux-mêmes n'en sont pas choqués ? Comment les pensées parfois justes et fines qu'ils ont élaborées peuventelles, à leurs yeux, s'exprimer d'une façon si grinçante et souvent si basse ? » (Agr. L.M., 1959). On voit comment les enseignants qui se refusent avec indignation à toute action pédagogique visant à inculquer ouvertement les valeurs dominantes peuvent professer ces valeurs, dans les moindres détails de leur pratique, dans leurs jugements déclarés, mais aussi dans leurs moues, leurs allusions, leurs sous-entendus et même leurs silences ou leurs omissions. Même lorsqu'ils se réfugient dans la transmission objectiviste d'une information de fait, ils transmettent toujours plus que des savoirs, ne serait-ce que la valeur des savoirs transmis et de la manière particulière de les transmettre qui est impliquée par définition dans le fait de les transmettre.

page 173 note 1. Comme le montre l'analyse des caractéristiques sociales et scolaires des lauréats du concours général ou des élèves des grandes écoles et, en particulier, la comparaison entre les écoles normales supérieures, ouvrant aux professions d'enseignant, de chercheur ou d'intellectuel, et les écoles qui, comme l'École nationale d'administration ou l'École polytechnique, conduisent aux carrières de la haute administration ou des affaires, les différentes fractions des classes dirigeantes peuvent être rangées, dans leur rapport au système d'enseignement, entre deux pôles extrêmes, qui correspondent aux populations les plus représentées dans ces deux types d'écoles : d'un côté, des familles dotées d'un fort capital culturel (mesuré aux diplômes des parents et des grands-parents), de taille rela tivement restreinte, plutôt provinciales et appartenant pour une forte part à l'enseignement ; de l'autre, des familles dotées d'un fort capital social (mesuré à l'ancienneté de l'appartenance aux hautes classes), relativement grandes, plutôt parisiennes, appartenant plutôt au monde du pouvoir et des affaires. Tout semble indiquer que, comme celle des différentes classes sociales, l'attitude des différentes fractions des classes dominantes à l'égard de l'École est fonction du degré auquel la réussite sociale dépend de la réussite scolaire en chacun des milieux correspondants : il ressort d'une analyse statistique du Who's Who que c'est dans le milieu des affaires que la réussite sociale dépend le moins de la réussite scolaire (23 % des patrons et cadres dirigeants du secteur privé figurant dans le Who's Who n'ont pas fait d'études supérieures contre 4,5 % des hauts fonctionnaires, et moins de 1 % des médecins et des universitaires). Il serait facile de montrer que, pour la grande bourgeoisie des affaires et du pouvoir, le normalien qui, dans l'idéologie universitaire, incarne l'idéal de l'homme accompli, n'est pas loin d'être à l'élève de l'École nationale d'administration, incarnation d'une culture mondaine mise au goût du jour, ce que le « fort en thème » est à l'homme cultivé selon les canons de l'École. Ainsi, lorsque le jury du concours de l'École nationale d'administration découvre chez les candidats des qualités que d'autres appelleraient universitaires, ce n'est pas toujours pour les en louer : « Des candidats qui ont certainement beaucoup travaillé n'ont pas gardé de temps pour réfléchir ni même pour lire autre chose que le Monde. Ils ne présentent aucun recul par rapport à leurs ingurgitations. Ils manquent d'humour et de gaîté, et on craint à les entendre que l'administration ne devienne bien triste et beaucoup trop sérieuse : et si la haute administration et les grands corps de l'État deviennent des lieux géométriques de lugubres « forts en thème », comment fourniront-ils une France heureuse ? » (Concours d'entrée à l'E.N.A., 1967.)

page 173 note 2. On voit que l'École contribue ainsi à reproduire la structure des rapports entre les fractions des classes dominantes, entre autres choses en détournant les enfants issus d'autres classes ou d'autres fractions de tirer de leurs titres scolaires le profit économique et symbolique qu'en obtiennent les enfants de la grande bourgeoisie des affaires et du pouvoir, mieux placés pour relativiser les jugements scolaires.

page 174 note 1. On voit par exemple que le poids relatif des enseignants issus de la petite bourgeoisie décroît à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie des ordres d'enseignement, c'est-à-dire à mesure que s'accuse la contradiction inscrite dans la fonction professorale et que s'affirme plus complètement le primat du rapport à la culture caractéristique des classes privilégiées : 33 % des instituteurs en poste en 1964 étaient originaires des classes populaires, 36 % de la petite bourgeoisie et 12 % de la moyenne ou de la grande bourgeoisie, tandis que, parmi les professeurs (secondaire et supérieur confondus), 13 % étaient originaires des classes populaires, 42 % de la petite bourgeoisie et 33 % de la moyenne et de la grande bourgeoisie. On peut se donner une idée de l'origine sociale des professeurs d'enseignement supérieur en considérant l'origine sociale des élèves de l'École normale supérieure : soit 6 % de classes populaires, 27,2 % de classes moyennes et 66,8 % de classes supérieures. S'il n'est pas douteux que les différentes catégories d'enseignants doivent nombre de leurs caractéristiques à la position qu'elles occupent dans le système d'enseignement et à la trajectoire scolaire, avec le type de formation corrélatif, qui les a conduits à cette position, il reste que toutes ces caractéristiques sont étroitement liées à des différences d'origine sociale en sorte que des catégories d'enseignants qui ne se distinguent guère par leurs conditions d'existence et leur situation professionnelle peuvent être séparées dans leurs attitudes professionnelles et extra-professionnelles, par des différences qui sont irréductibles à des oppositions d'intérêts catégoriels : on peut émettre à peu de risques l'hypothèse que, à travers toutes les retraductions liées au type de cursus scolaire, à la faculté, à la discipline, etc. (autant de caractéristiques qui ne se distribuent sans doute pas au hasard entre les différentes origines sociales), à travers aussi toutes les réinterprétations proprement universitaires, s'expriment encore quelques grands types de systèmes de dispositions liés à des origines sociales différentes. C'est ainsi que, bien qu'elles se construisent le plus souvent selon les catégories d'une taxinomie proprement intellectuelle, les oppositions perçues semblent renvoyer à l'opposition entre les deux recrutements, petit-bourgeois et bourgeois, du personnel de l'enseignement supérieur : par exemple, les principes selon lesquels R. Blanchard distingue, dans ses mémoires, les « obscurs et consciencieux » des « gentlemen » ne diffèrent en rien de ceux qu'ont mis au jour les analyses antérieures. Soit quelques notations à propos de la seconde catégorie : « un collègue l'a baptisé gentilhomme des lettres » ; « plus professeur que chercheur et produisant peu » (op. cit., p. 94) ; « auréolé d'étonnants succès scolaires, premier de normale, premier d'agrégation (…) mais il ne faisait pas grand-chose (…) et publiait une fois par an une note très brève, qui du moins épuisait le sujet » (ibid.) ; « un véritable aristocrate : d'abord par sa naissance, fils d'un célèbre professeur à la Sorbonne et d'une mère grande dame, filleul de la princesse Mathilde : tout cela en imposait beaucoup aux plébéiens que nous étions. de surcroît très racé : grand, mince, élégant, séduisant, fort prisé des femmes et le leur rendant bien. Ses dons intellectuels étaient à l'avenant : intelligent et subtil » (op. cit., p. 95). A ceux-là s'opposent les obscurs : « Je revois un groupe de professeurs et préparateurs obscurs et consciencieux, du « fumier de génie », disait plaisamment un de mes amis » (pp. cit., p. 90) ; « enfin le dernier des anciens était un obscur germaniste, le seul à n'être pas normalien » (op. cit., p. 94).