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Irene Van OorschotThe Law Multiple: Judgement and Knowledge in Practice. Cambridge: Cambridge University Press, 2021, 205 pp.

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Irene Van OorschotThe Law Multiple: Judgement and Knowledge in Practice. Cambridge: Cambridge University Press, 2021, 205 pp.

Published online by Cambridge University Press:  29 March 2023

Javiera Araya-Moreno*
Affiliation:
Chercheuse post-doctorale, Département de sociologie et d’anthropologie, Université Concordia, Canada, Faculté de droit, Université Adolfo Ibáñez, Chile javieraarayamoreno@gmail.com
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Abstract

Type
Book Reviews / Compte rendus
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Copyright
© The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Law and Society Association

« Qu’est-ce que l’athérosclérose? » C’est la question que se posait Annemarie Mol en 2002 lorsqu’elle publiait son ouvrage devenu classique et associé au « tournant ontologique » en sciences sociales, The Body Multiple Footnote 1. En observant ce que font des médecins cliniciens, des patients, des pathologistes, des chirurgiens et des techniciens de laboratoire dans un hôpital des Pays-Bas, l’anthropologue découvre que l’athérosclérose n’est pas une maladie que l’on peut déceler par le biais de différentes techniques médicales. Plus qu’une maladie qu’on présume cachée dans le corps, d’après Mol, l’athérosclérose est constituée à travers différentes pratiques : un patient qui décrit ses symptômes lors d’une consultation médicale, un chirurgien qui regarde une artère, un pathologiste qui examine un tissu extrait d’un cadavre, parmi d’autres. Ces multiples techniques n’offrent pas des perspectives différentes, mais des façons d’« instaurer » ou d’« actualiser » – en anglais, le verbe qu’utilise Mol est « enact » – un même et seul objet : le corps.

Bien que le corps et le droit puissent paraître deux objets de recherche dissemblables, dans The Law Multiple Irene van Oorschot montre que tous les deux partagent une même caractéristique : ils sont multiples. En décrivant le travail quotidien des tribunaux pénaux de première instance, également aux Pays-Bas, van Oorschot affirme que le droit, tout comme le corps, est actualisé à travers des pratiques multiples qui entrent parfois en tension entre elles. L’une de ces tensions s’est produite lors de la publication d’une étude quantitative qui a trouvé que les accusés ayant certaines caractéristiques associées à une appartenance ethnique « étrangère » (par exemple, qui ne parlent pas le néerlandais) sont punis plus durement que les autres. L’étude, qui a provoqué des accusations de partialité et de racisme énergiquement niées par les juges dont les décisions avaient été analysées, ouvre le premier chapitre du livre et illustre l’une des tensions décrites par l’auteure entre les différentes techniques utilisées pour actualiser un même objet : la tension entre, d’une part, le droit comme mécanisme de distribution de la punition entre groupes sociaux et, d’autre part, le droit comme processus de traitement neutre de cas individuels. Le deuxième chapitre explique les bases de l’approche qui permet à l’auteure, dans son ethnographie, de s’attarder aux pratiques concrètes – les procédures et les technologies – qui rendent opérationnelles les abstractions mobilisées par le droit. Ce qui attire l’attention de van Oorschot n’est pas le potentiel décalage entre les principes du droit et leur application dans la pratique; son objectif est plutôt d’examiner comment cette application a lieu et est rendue possible par une série de pratiques concrètes.

Ces pratiques sont analysées dans les quatre chapitres empiriques, qui décrivent chacun une façon d’actualiser ou de « performer » la prise de décision judiciaire. Alors que le troisième chapitre revient sur la controverse déclenchée par l’étude quantitative sur les sentences judiciaires, le quatrième montre que les décisions prises par les tribunaux étudiés comportent une dimension morale et intuitive, qui est mobilisée par les juges pour évaluer d’une manière spécifique les remords exprimés par les accusés dans leurs interventions dans les salles d’audience. Selon van Oorschot, ces remords, contrairement à ce que l’étude quantitative sur les sentences aurait pu suggérer, ne sont pas évalués par les juges selon une typologie d’accusés (qui distinguerait les individus selon leur appartenance ethnique, par exemple), mais bien selon une typologie de situations (par exemple, des cas de toxicomanie ou de violence domestique). Le cinquième chapitre se penche sur le dossier judiciaire et sur les pratiques de visualisation de celui-ci, examinant comment les juges développent une manière de « voir clairement le cas » (p. 14) qui repose sur des aspects non textuels du dossier; autrement dit, l’arrangement des documents d’un dossier semble aussi important que son contenu. En fait, van Oorschot décrit comment l’utilisation progressive de dossiers judiciaires numériques dans les tribunaux qu’elle a étudiés a rendu plus difficile le travail de « visualisation de l’affaire » (p. 117) que les juges et les greffiers avaient l’habitude de faire avec des dossiers en papier. Le sixième chapitre porte sur la manière dont la vérité de l’affaire judiciaire est le résultat de l’articulation temporelle entre le présent et le passé à laquelle participent les différents acteurs du processus, notamment le dossier judiciaire. Comme le démontre l’auteure, paradoxalement, plus que l’historicité de ce qui s’est passé, c’est l’historicité du dossier judiciaire qui produit cette articulation temporelle; en effet, elle est souvent remise en question par les avocats de la défense, contestant par exemple l’authenticité d’un document ou la chaîne de garde des preuves.

The Law Multiple reprend les publications qui s’intéressent à ce que les études sociojuridiques ont longtemps négligé : la procédure judiciaire et la technicité du droit, qui permettent aux juges réagissant aux accusations de partialité d’affirmer qu’ils ne font « qu’appliquer le droit ». Pratique à la fois d’observation statistique, d’évaluation morale, de brassage de papiers et de mise en récit des faits qui ont supposément eu lieu, van Oorschot montre que la décision judiciaire apparaît comme tout cela en même temps; aucune des quatre façons d’actualiser la décision judiciaire n’est plus correcte ou plus adéquate qu’une autre et, malgré les tensions qui se produisent entre elles, elles font toutes « tenir » un même objet qui apparaît comme « du droit ».

Plutôt que d’avoir à choisir parmi les multiples manières de « faire du droit », van Oorschot nous invite à rester avec cette multiplicité, à la penser comme un outil heuristique ouvrant la voie à de nouvelles enquêtes et réflexions. Revenons pour un instant à la multiplicité du corps : si tant celui-ci que le droit sont constitués par des pratiques diverses, la dimension matérielle du corps est plus difficilement discutable que celle du droit, qui se distingue précisément par le fait que son caractère matériel est lui-même nié par plusieurs façons de l’instaurer, notamment celles qui reposent sur des abstractions. Van Oorschot nous invite précisément à étudier cette dimension matérielle du droit, non pas en opposition à ses abstractions, mais bien dans le registre de la multiplicité. Si le droit est dévoilé comme étant tout autant un outil de l’« égalité devant la loi » que de discrimination, elle propose d’étudier précisément comment des inégalités se produisent malgré – et aussi grâce à – l’application même des procédures judiciaires, confirmant ainsi l’intérêt de l’étude en même temps de la technicité du droit et des injustices qu’il crée et rend possibles. Après tout, tant The Body Multiple que The Law Multiple démontrent que les questions d’ontologie sont aussi des questions de politique.

References

1 Annemarie Mol, The Body Multiple: Ontology in Medical Practice (Durham: Duke University Press, 2002).