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Viol et société coloniale : le cas de la Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

François Giraud*
Affiliation:
Instituto Nacional de Antropologiá e Historia (Mexico)

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Étudier la violence sexuelle n'est pas chose aisée. Deux raisons principales expliquent cette difficulté. La première vient de ce que le concept même n'est pas sans ambiguïté. Chaque société a son seuil de tolérance à la violence. Le terme renvoie par conséquent à des réalités qui diffèrent sensiblement, en tout cas, de celles que notre siècle hypersensible à toute violence appelle « viol ». La deuxième raison, plus universelle celle-là, vient de la dissimulation fréquente des faits de viol qui explique que les dénonciations soient peu nombreuses, et donc peu accessibles à l'étude. Pourtant, dans le cas des sociétés coloniales pluriethniques, la question du viol est d'autant plus essentielle que l'obsession du mélange et de la pureté raciale fait de toutes les pratiques sexuelles un enjeu fondamental dans les stratégies d'affrontement et de distinction sociale. En ce sens, en tant qu'usage social du corps le viol peut être lu comme paradigme d'une histoire et d'une structure des relations sociales.

Summary

Summary

Though very often hidden, rape—as reported in criminal trials in New Spain— allows us to understand a hierarchy of violent relationships. Analysis of the identity of the aggressors and victims as well as of the types of aggression point (1) to the mainfeatures of the physical acts—partially determined by socio-ethnie characteristics of the colonial order—committed by Indians as well, though for different reasons, as by Spaniards; and (2) to the fact that Indian women constituted the majority of the victims. Rape is thus the paradigm of their history.

Type
Crimes et Sociétés
Copyright
Copyright © Copyright © École des hautes études en sciences sociales Paris 1986

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References

Notes

Le présent travail s'inscrit dans une recherche sur la société et les mentalités à travers les archives criminelles mexicaines du XVIIIe siècle, menée sous la direction de monsieur Pierre Chaunu.

1. Sur ce point les avis divergent très sensiblement. Jacques Rossiaud s'appuyant sur des études de victimologie américaines parle d'un rapport de 1 à 4, « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-Est au xve siècle », Annales Esc, n° 2, 1976, pp. 289-325. Mais chaque société, sans doute, a son propre « chiffre obscur », très variable, et que l'historien peut difficilement déterminer.

2. Cf. à ce sujet Fanon, Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspero,Google Scholar « Petite collection Maspero », 1968, et Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, « Points », 1971.

3. Cf. Luc Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, n° 1, 1971. Bien que cet article soit consacré à une étude des consommations médicales, l'auteur pose en introduction la nécessité d'une « analyse de la culture somatique des différentes classes » qui inclut celle des pratiques sexuelles. Le présent travail, dans un contexte très distinct, part des mêmes prémisses étendues à une dimension socio-ethnique, qui ne s'oppose pas à une analyse de classe, mais lui donne une physionomie spécifique.

4. Cf. Paz, Octavio, Le labyrinthe de la solitude, Paris, Gallimard, 1972.Google Scholar

5. Cf. Magnus MÔRner, Estado, raza y cambio social en la hispano-américa colonial, Mexico, Sep/Setentas 128, 1974.

6. La Real Audiencia de Mexico couvre une partie de la Nouvelle-Espagne, C'est un organe administratif et un tribunal d'appel. Elle est composée de deux sections dont l'une (la Real Sala del Crimen) est chargée des affaires criminelles. Elle juge aussi en première instance les cas graves (casos de corte), ainsi que les affaires relatives à une zone correspondant à un rayon de cinq lieues autour de la capitale.

7. La proportion des procès pour viol est à peu près constante pendant toute cette période, quoique en légère décroissance. L'échantillon sélectionné provient en totalité de la partie centrale de la Nouvelle-Espagne. Son caractère réduit s'explique à la fois par la faible litigiosité en cette matière et par le fait que nous avons délibérément choisi d'écarter les affaires où l'agression sexuelle n'est pas évidente, par exemple les cas de rapt ou de gravidité quand la victime a pu être consentante.

8. Depuis le début de la colonie en effet, l'Indien jouit d'un statut ambigu. En tant que membre de la « Republica de Indios », il bénéficie de certains avantages. Par exemple, il ne doit pas payer les frais de procès. De plus, nombreuses sont les allusions dans les procès au fait que dans les affaires de moeurs l'Indien serait moins sévèrement puni. Il est en fait placé dans une situation de mineur qui lui confère des bénéfices secondaires.

9. Mexico, Agn, Criminal, volume 160, expediente 7, folios 142227.Google Scholar

10. Ibid., vol. 569, exp. 1, fol. 3.

11. Alcade (Alcalde) : Magistrat municipal et président du conseil municipal. Il juge en première instance. Gouverneur (Gobernador) : terme utilisé pour désigner un haut fonctionnaire municipal (ou régional) chargé en particulier de la justice et du prélèvement du tribut. Principal : noble indigène. FiscalMayor de la Iglesia : fonctionnaire chargé d'assister le curé d'une paroisse. Son rôle est spécialement de faire accomplir aux paroissiens leurs devoirs religieux.

12. Cf. en particulier Shorter, Edward, Naissance de la famille moderne, Paris, Seuil, 1977, pp. 7282.Google Scholar La thèse de Shorter est toutefois critiquée, par exemple, par Segalen, Martine, Mari et femme dans la société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, pp. 2128.Google Scholar

13. L'âge au mariage est plus jeune en Nouvelle-Espagne qu'en Europe du Nord. Pour les hommes il est de 18,4 ans dans la région d'Oaxaca et de 19,5 ans dans la région de Puebla. Cf. Borah, Woodrow, Cook, Sherburne, Ensayos sobre la historia de la poblacion : Mexico y el Caribe, Mexico, Siglo XXI, t. II, 1978, p. 278 Google Scholar et Morin, Claude, Santa Inès Zacatelco (1646-1812), Mexico, Sep-Inah, « Coleccion cientifica historia 9 », 1973, pp. 6768 Google Scholar

14. Ibid., vol. 184, exp. 6, fol. 181 (Tetepango, 1754).

15. Ibid., vol. 184, exp. 15, fol. 469 (Actopan, 1816).

16. Ibid., vol. 55, exp. 9 bis, fol. 179 (Ixmilquilpan, 1801).

17. Cf. Devereux, Georges, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, p. 109.Google Scholar

18. Mexico, Agn, Criminal, vol. 184, exp. 15, fol. 434 Google Scholar (Actopan, 1816) ; vol. 200, exp. 15, fol. 434 (Huichapan, 1804).

19. Ibid., vol. 47, exp. 7, fol. 212 (Cuernavaca, 1818).

20. Ainsi, un laboureur d'Almoloya déclare y habiter depuis douze ans. On ne peut guère en ce cas parler de déracinement ou de marginalité.

21. Cf. J. Caro Baroja, « Honor y vergùenza. Examen historico de varios conflictos » dans Peristiany, J. G., El concepto del honor en la sociedad mediterranea, Barcelone, « Nueva Coleccion Labor », 1968, p. 95.Google Scholar

22. Ceci ne recouvre pas la distinction femme espagnole/femme non espagnole. Bien que l'idéal espagnol soit la réclusion des femmes et son confinement aux tâches strictement domestiques, de très nombreuses femmes, dans tous les groupes ethniques, sortaient de la maison ou effectuaient des tâches qui les amenaient à vivre à l'extérieur. Cf. Latin American Women : Historical Perspectives, Asuncion Lavrin éditeur, Westport Conn., Greenwood Press, 1978, pp. 36-47.

23. Ce n'est pas une particularité. Bien qu'aucune étude d'ensemble n'ait été produite sur la question de l'apprentissage de l'écriture, tous les documents semblent permettre d'affirmer le taux extrêmement bas de femmes qui savent signer.

24. E. Shorter, op. cit., p. 192.

25. Le viol intervient en effet plusieurs fois après que la relation de concubinage ait été rompue par la femme.

26. Mexico, Agn, Criminal, vol. 139, exp. 10, fol. 199 (Malinalco, 1805).Google Scholar

27. Cette question pourrait être approfondie à partir d'une étude des dispenses accordées par l'autorité ecclésiastique. Mais elle manque à ce jour.

28. Mexico, Agn, Criminal, vol. 98, exp. 11 (San José de Tula, 1806).Google Scholar

29. On peut sur ce point se reporter aux attendus des jugements qui sont très explicites, cf. François Giraud, « La réaction social ante la violaciôn : del discurso a la practica (Nueva Espana, Siglo xvm) », dans S. Alberro et alii, El afân de normar y el placer de pecar : idéologies y comportamientos familiares y sexuales en el Mexico colonial, à paraître.

30. Agn Mexico, Criminal, vol. 569, exp. 1, fol. 3 (Mexico, 1791) ; ibid., vol. 160, exp. 7, folios 142-227 (Mexico, 1809). Cacique : notable indigène traditionnel.

31. Mexico, Agn, Criminal, vol. 36, exp. 20, fol. 486 (Actopan, 1763).Google Scholar

32. L'intérieur est en effet l'espace féminin par excellence dans toute les sociétés méditerranéennes. Comme dans le domaine kabyle on retrouve « la division spatiale entre l'espace masculin, avec le lieu d'assemblée, le marché ou les champs et l'espace féminin la maison et son jardin…” ( Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 129 Google Scholar). Toutefois en Méso-Amérique, la femme indigène a souvent une fonction essentielle dans le domaine des échanges, donc au marché (tiangui), cf. par exemple De Chinas, Beverly Newhold, Mujeres de San Juan, la mujer zapoteca del istmo en la economia, Mexico, Sep-Setentas, 216, 1975.Google Scholar

33. Mexico, Agn, Criminal, vol. 122, exp. 1, fol. 14 (San Cristobal Ecatepec, 1807).Google Scholar

34. Ibid., vol. 28, exp. 1, fol. 1 (San Juan Teotihuacan, 1799) ; vol. 116, exp. 4, fol. 55 (Teposcolula, 1803).

35. Cf. par exemple vol. 175, exp. 2, fol. 173 (Cuautla Amilpas, 1780). La promesse de mariage doit être exprimée et matérialisée par un présent : médaille (vol. 365, exp. 3, San Agustin de las Cuevas, 1793) ou mouchoir (vol. 105, exp. 12, fol. 307, Ixmiquilpan, 1792).

36. En termes juridiques, il n'y a pas dans le droit espagnol de l'époque une démarcation très nette entre coercition physique et coercition morale. Un juriste écrit encore en 1847 : « Le coït… est considéré comme involontaire, non seulement quand intervient la force physique, mais aussi quand il y a menace, tromperie, fraude, promesse ou autre genre de séduction » ( Escriche, Joaquin, Diccionario razonado de législation y jurisprudencia, Madrid, Libreria de la Viuda e Hijos de D. Antonio Calleja, 1847, t. 1, p. 745 Google Scholar).

37. Agn Mexico, Criminal, vol. 184, exp. 6, fol. 181 (Tetepango, 1754). Dans notre échantillon seuls deux cas de rapts ont été retenus, puisque l'absence de consentement de la femme est toujours problématique. Les rapts toutefois sont probablement très nombreux mais échappent le plus souvent à la justice. Cf. Carmelo Trasselli, « Du fait divers à l'histoire sociale. Criminalité et moralité en Sicile au début de l'époque moderne », Annales ESC, n° 1, 1973, p. 231.

38. Une conception de la vie sociale insiste, à juste titre, sur le fait que celle-ci est faite en grande partie — sinon exclusivement — de faits de communication. Une réflexion de ce type mériterait d'être faite pour des sociétés coloniales ou pluriethniques. L'erreur sur le message se révélerait, nous semble-t-il, une donnée fondamentale de ces sociétés. Cf. sur ce point les travaux de Goffman, Bateson, Watzlavick, etc. présentés par exemple dans La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Paris, Seuil, 1981. Quelques observations sont faites à ce sujet par Goffman, E., dans La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973, t. 1, pp. 43, 80, 157 et 166.Google Scholar

39. C'est souvent le mode de défense adopté par les accusés au cours de leur procès. Cf. François Giraud, « La reaccion social… » op. cit.

40. Mexico, Agn, Criminal, vol. 184, exp. 15, fol. 420(Actopan, 1816).Google Scholar

41. Ibid.

42. Ibid., vol. 200, exp. 15, fol. 430 (Huichapan, 1804).

43. Ibid., vol. 184, exp. 6, fol. 134 (Tetepango, 1754).

44. Ibid., vol. 223, exp. 13, folios 358-381 (Chalco, 1792).

45. Ils sont peu nombreux dans notre échantillon. Jacques Rossiaud insiste au contraire sur le grand nombre de viols collectifs (op. cit., p. 293). Serait-ce alors davantage un phénomène urbain ?

46. Il y a une pression collective du groupe qui oblige même à participer au viol : «… bien qu'il voulût s'en aller de là et les laisser seuls, Barcenas ne le lui permit pas en lui demandant s'il n'était donc pas un homme…», vol. 62, exp. 7, fol. 216 (Tulancingo, 1803).

47. Mexico, Agn, Criminal, vol. 122, exp. 1, fol. 14 (San Cristobal Ecatepec, 1807).Google Scholar

48. « Produit de l'histoire, l'habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l'histoire, conformément aux scènes engendrées par l'histoire ; il assure la présence active des expériences passées…», Bourdieu, Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 91.Google Scholar

49. Georges Devereux, op. cit., p. 112.

50. Cf. Giraud, François, « De las problématicas europeas al caso novohispano : apuntes para una historia de la familia mexicana », dans Familia y sexualidad en Nueva Espana, Mexico, SEP 80, n° 41, 1982.Google Scholar

51. Favret, Jeanne et Peter, Jean-Pierre dans Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère…, Un cas de parricide au XIXe siècle présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, « Archives », 1973, p. 257.Google Scholar

52. Kellar, J. Mac, Le viol. L'appât et le piège, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 1978, p. 127.Google Scholar