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Un tournant de l'historiographie médiévale (Note critique)

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Alain Guerreau*
Affiliation:
CNRS

Extract

D'une étude historique, on doit attendre la solidité de l'érudition, la hardiesse de la critique, la ruse du concept. Enfance de l'Europe répond pleinement à cette attente. Robert Fossier a produit un ouvrage exceptionnel.

On peut pourtant craindre que la majorité des médiévistes éprouvent des difficultés à en saisir la portée, et que ces deux volumes soient seulement utilisés pour ce qu'ils apparaissent dans la collection où ils sont publiés : un manuel, plus ou moins canoniquement compilé. Examinons ces difficultés.

Type
L'Europe Médiévale
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1986

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References

Notes

1. Fossier, Robert, Enfance de l'Europe Xe-XIIe siècles. Aspects économiques et sociaux, 1 : L'homme et son espace ; 2 : Structures et problèmes, Paris, PUF Google Scholar, « Collection Nouvelle Clio », n° 17 et 17 bis, 1982, 1125 p. Il faut rappeler ici brièvement l'ampleur de l'oeuvre de Fossier, Robert, qui comporte notamment : La terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIe siècle, 2 vols, Paris-Louvain, B. Nauwelaerts, 1968.Google Scholar Histoire sociale de l'Occident médiéval, Paris, A. Colin, 1970. Histoire de la Picardie, Toulouse, Privât, 1974. Chartes de coutumes en Picardie (XIe-XIIIe siècles), Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1974. Polyptyques et censiers, Turnhout, Brepols, 1978. (En collaboration avec Jean Chapelot) Le village et la maison au Moyen Age, Paris, Hachette, 1980. Le Moyen Age, 3 vols, Paris, A. Colin, 1983.

2. Qui a lu en entier Les Mythologiques de Claude LÉVI-Strauss, ou Le Capital de Marx ?

3. A ceci près toutefois que la contrainte de garder la division obligatoire des ouvrages de la « Nouvelle Clio » entre « connaissances » et « problèmes », a amené Robert Fossier à rejeter artificiellement dans ce second volet les quatre chapitres qui le composent et qui auraient été mieux à leur place à tel ou tel moment de la première partie. Mais cette remise en ordre s'effectue sans peine aucune.

4. Étant amené à lire quelques thèses, Robert Fossier semble avoir son idée sur cette affaire des plans à tiroirs : « il suffit d'examiner la disposition des tables des matières de la plupart des monographies régionales récentes, en France par exemple, pour savoir quel est le point de vue qui l'emporte dans l'esprit de l'auteur » (p. 127).

5. On ne signalera que pour la forme ce sur quoi les cuistres s'appesantiront. Il est clair d'un côté que les épreuves n'ont pu être relues dans les meilleures conditions, péripétie fâcheuse qui sema une traînée de coquilles et quelques perles. D'autre part, certaines approximations subsistent dans l'emploi de renseignements extraits de travaux de première main. S'agissant du Maçonnais que je connais un peu moins mal que d'autres régions, j'ai relevé : pp. 407 et 468, il faut lire Berzé au lieu de « Berge » ; p. 690, Bray au lieu de « Blanay » ; p. 404, Château-Renault n'est pas un toponyme maçonnais, mais une localité d'Indre-et-Loire ; p. 172, la notion de « chambons » n'existe pas en Clunisois ; p. 659, il est difficile de parler de « zones limoneuses » à propos de Cluny. Les alluvions observables en Clunisois et Maçonnais ne comportent guère que graviers, sables et argiles. Les limons et loess ne sont présents que dans la vallée de la Saône et en Bresse. Les expressions terra communis, terra francorum ne concernent pas les xiie et xme siècles, mais le xe siècle (p. 363). Elles “sont préalables à l'encellulement, et leur analyse renvoie aux structures carolingiennes. Cluny distribue au xne siècle 16 000 repas à titre d'aumône, par an (p. 775) : environ 45 par jour ! En face de près de 700 repas quotidiens pour les moines et la familia ! En bonne règle, le lecteur doit vérifier, lorsqu'il veut les utiliser, les références qui figurent en bas de page.

6. Plusieurs centaines de références utiles, citées en bas de page, auraient dû être reprises dans la bibliographie générale.

7. Coulanges, N.-D. Fustel De, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, t. IV : L'alleu et le domaine rural, Paris, Hachette, 1889, notamment pp. 171220.Google Scholar

8. Histoire sociale de l'Occident médiéval. « Naissance des communautés villageoises », pp. 183-185. Cet ouvrage, adressé à la Revue historique et aux Annales ESC (il figure de part et d'autre dans les listes de « livres reçus »), ne donna lieu à compte rendu dans aucune de ces deux revues.

9. Essor démographique (pp. 98-101), la distension des structures carolingiennes (pp. 146- 148), les essarts (pp. 185-186), mottes et phénomène castrai (pp. 207-211), incastellamento (pp. 214-228), généralisation des ponctions (p. 301), fin de l'échelon intermédiaire carolingien (p. 377), dévolution du ban (pp. 380-391), dévolution des pouvoirs de justice (pp. 395-401), « les 7 visages de la féodalité » (pp. 454-489), libertés partielles (pp. 520-527), affranchissements ruraux et urbains (pp. 540-570), servage (pp. 580-581), corvées (pp. 700-702), « voies et produits avant 1075 » (pp. 739-746), « produits et voies du xne siècle » (pp. 746-757), développement de la circulation monétaire (pp. 780-791), famille (pp. 908-911), noblesses (pp. 973-979), zones urbaines (pp. 987-1 038).

10. Kuchenbuch, Ludolf, Bàuerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft im 9. Jahrhundert. Studien zur Sozialstruktur der Familia der Abtei Priim, Wiesbaden, Franz Steiner, 1978.Google Scholar

11. Voir notamment l'énorme littérature consacrée aux nomades et semi-nomades d'Afrique et du Moyen-Orient, ou aux populations pratiquant les cultures itinérantes sur brûlis dans l'Asie du Sud-Est.

12. La boutade irrecevable de Robert Boutruche : « Que dire des figurants représentés par quelques douzaines de familles et des groupes minuscules relevant du folklore de l'esprit inventif des chancelleries seigneuriales » montre les dangers qu'il y a à ne pas analyser sérieusement la logique d'un système de dénomination qui n'était certainement pas gratuit. Boutruche, Robert, Seigneurie et féodalité. Le premier âge des liens d'homme à homme, Paris, Aubier, 1968 (2), pp. 141142.Google Scholar

13. « L'élevage médiéval s'appuie sur la forêt » (p. 659). A Cluny, l'analyse du domaine par Henri de Blois au milieu du xne siècle fait ressortir, dans les dix doyennés étudiés, une possibilité d'augmenter le cheptel simplement en utilisant les prés disponibles ; l'augmentation proposée est de 116 têtes par rapport à un cheptel existant de moins de deux cents unités : c'est dire qu'il y avait des prés non utilisés. D'ailleurs les cartulaires de Cluny et de Saint-Vincent de Mâcon attestent largement la présence des prés aux xe et xie siècles.

14. Ce qui ressort clairement des analyses de Robert Fossier : observons, par exemple, le remarquable synchronisme entre les deux phases d'essor monétaire (pp. 773 et 1 056-1 063) et les deux phases marquantes de transformation « d'alleux » en « tenures » (pp. 960-961). Le moins qu'on puisse dire est qu'il n'y a pas incompatibilité directe entre circulation monétaire et accentuation de la domination féodale ! Chez les anthropologues, Karl Polanyi a développé une utile réflexion sur la notion d'« embeded markets ». Récemment, Maurice Aymard a proposé une synthèse fouillée très pertinente qui, quoique conçue en relation avec des exemples tirés des XVe XVIIIe siècles, s'applique à l'ensemble de la période féodale (” Autoconsommation et marchés : Chayanov, Labrousse ou Le Roy Ladurie ? », Annales ESC, n° 6, 1983, pp. 1 392-1 410).

15. R. Fossier, La terre et les hommes de Picardie, op. cit., pp. 282-299.

16. « On va observer dans le rythme de cet essor au moins deux temps forts, nets : entre 975 ou 1000 et 1080-1110, l'époque des fondations ; puis, après un palier, un nouveau bond après 1160 ou 1190 et qui déborde les limites de ce livre. Nous retrouverons dans presque tous les domaines ces coupures » (p. 773). Notons que les famines suivirent aussi ce rythme (p. 116).

17. R. Fossier, La terre et les hommes de Picardie, op. cit., p. 554.

18. Parmi les événements à tournure violente, pourquoi ne pas citer la révolte de la Saxe de 1073-1075 ? (en dernier lieu : Tôpfer, Bernhard éd., Deutsche Geschichte. 2 : Die entfalteteFeudalgesellschaft von derMitte des 11. biszu den siebziger Jahren des 15. Jahrhunderts, Berlin, VEB Deutscher Verlag der Wissenschaften, 1983, pp. 2428.Google Scholar)

19. Des oreilles sensibles ont entrepris de discuter de l'euphonie du vocable, quoiqu'il soit formé le plus régulièrement du monde. A-t-on déjà vu des oreilles discuter de concepts ? Multi ergo audientes dixerunt : Durus hic sermo, et quispotest eum audire (Jean VI,60).

20. Guerreau-jalabert, Anita, « Sur les structures de parenté dans l'Europe médiévale », Annales ESC, n° 6, 1981, pp. 1 0281 049.Google Scholar On peut voir aussi maintenant l'ouvrage de l'anthropologue britannique Goody, Jack, L'évolution de la famille et du mariage en Europe (trad. frse, Paris, Armand Colin, 1985)Google Scholar.

21. Guerreau-jalabert, Anita, « La Renaissance carolingienne : modèles culturels, usages linguistiques et structures sociales », Bibliothèque de l'École des Chartes, 139, 1981, pp. 535.Google Scholar

22. C'est probablement le même mouvement, visant de fait à renforcer l'élément qui apparaissait comme la seule garantie d'organisation de la classe dominante, qui déclencha le puissant mouvement de dons aux églises et aux monastères. En Maçonnais, la concordance est frappante ( Duby, Georges, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, Armand Colin, 1953, pp. 5758 Google Scholar).

23. Ce fut le signal de l'éclosion soudaine et massive des littératures en langue vulgaire. Après 1150, on peut dire que l'Église a perdu le monopole de l'écrit. Je trouve particulièrement suggestive et intéressante l'hypothèse chronologique sur les rapports entre l'espace et l'anthroponymie aristocratique (pp. 331-333).

24. Cette observation chronologique est décisive : « Sur les “paix” de village, nous savons peu de chose avant 1150 » (p. 300). Pour les confréries « inutile d'avancer des hypothèses pour le xie siècle et même pour la première moitié du xne siècle ». Je souligne la suggestion, qui me paraît extrêmement judicieuse, de chercher à déterminer méthodiquement les rapports entre les constructions d'églises des xie-xne siècles, l'évolution de l'habitat et le développement des structures de villages (pp. 194 et 735).

25. On regrette l'absence de toute analyse des sociétés galloise, irlandaise, écossaise. Notons que c'est cette opposition est-ouest qui est apparue déterminante à Perry Anderson dans son analyse de l'Europe moderne (L'État absolutiste. Ses origines et ses voies, Londres, New Left Books, 1976 ; trad. frse, Paris, F. Maspero, 1978).

26. La première réflexion sur l'organisation concentrique de l'espace européen est due à Wallerstein, Immanuel, The Modem World-System. Capitalist Agriculture and the Origins of theEuropean World-Economy in the Sixteenth Century, New York, Académie Press, 1974.Google Scholar Toutefois le modèle proposé par Wallerstein reste — excessivement — économiste, et ignore toute évolution antérieure (voir Jochen Blashke éd., Perspektiven des Weltsystems. Materialien zu Immanuel Wallerstein, « Das moderne Weltsystem », Francfort, Campus Verlag, 1983).

27. Le dessin de cette zone corrobore vivement la suggestion rapportée note 24 : cette zone médiane « précoce » englobe tous les foyers du « premier art roman » : Lombardie, Bourgogne du Sud, Catalogne, ainsi que le Languedoc, le Poitou. Les constructions d'églises furent non pas tant un témoignage qu'un élément de la restructuration de la société européenne. Voir, par exemple, p. 298 (les églises catalanes sont du xie siècle, et non du xe siècle comme une coquille paraît l'indiquer), et p. 670 en ce qui concerne les techniques.

28. Robert Fossier relève des villages neufs en Allemagne du Sud dès 980-1030 (pp. 99-100) ; il range dans une même catégorie de zones à regroupements peu nets la France moyenne et la Bavière (p. 223) ; il observe une même terminologie ambiguë pour les tenures en Languedoc et en Bavière (p. 479). Autant d'éléments qui manifestent une certaine analogie structurelle de l'Allemagne du Sud et de la « zone occitane ». Ce n'est évidemment qu'une tendance.

29. Et aussi l'apparition de l'art gothique, né dans le Bassin parisien. On voit donc que le « modèle Fossier » fournit accessoirement un système d'hypothèses qui rend compte rationnellement de la chronologie et de la géographie tant de l'art roman (cf. n. 27) que de l'art gothique.