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L'homme sans honneur ou le saint scandaleux

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Gilbert Dagron*
Affiliation:
Collège de France

Extract

Le sentiment de l'honneur, qui compte tant dans la Grèce d'hier et dans celle d'aujourd'hui — honneur des héros d'Homère et des jeunes de Sparte, honneur des klephtes et des sarakatzanoi — est à peu près absent de la littérature byzantine. On peut raisonnablement penser qu'il ne disparaît pas soudainement à la fin de l'Antiquité, mais il cesse d'être une valeur reconnue, son expression devient floue et les textes qui l'exaltent, comme l'épopée de Digénis Akritas, sont relativement marginaux. Cette éclipse intéresse moins l'histoire des sentiments que celle des sociétés, puisque l'honneur sert de pierre de touche à un système de valeurs qui traduit un idéal social, se révèle dans un contexte social, souligne des différences de statut social et fonctionne par arbitrage de la société elle-même.

Summary

Summary

Like every other revolution, Christianity put forward an experimental “new man”, the monk and the saint. The social code of honor continued to operate in Byzantine Society, but it is tainted with suspicion and illegitimity, and it is countered by a system of values wich are precisely its inverse. Through the term kenodoxia or vainglory we can find a casuistry of honour's renunciation, and through the person of the salos or holy fool, the paradoxal model of salvation by dishonour. Finally, we shall have to consider what make this inversion possible: the disappearance of the traditional “city” between two suddently discovered solitudes, that of the desert and that of the town.

Type
Autour du Religieux
Copyright
Copyright © Copyright © École des hautes études en sciences sociales Paris 1990

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References

Notes

1. Au beau volume collectif sur l'honneur et la honte dont il avait été l'artisan (Honour and Shame. The Values of Mediterranean Society, Londres, 1965), Jean Péristiany voulait donner une suite, limitée au monde hellénique. Du colloque tenu au Collège de France en 1984 pour préparer ce second livre, qui ne verra hélas jamais le jour, sont sorties plusieurs publications importantes : Lloyd-Jones, H., « Ehre und Schande in den griechischen Kultur », Antike und Abendland, 33, 1987, pp. 128 Google Scholar ; Vernant, J.-P., « Entre la honte et la gloire : l'honneur du jeune Spartiate », Métis, Revue d'anthropologie du monde grec ancien, 2, 1987, pp. 269298 Google Scholar ; repris dans L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et les autres en Grèce antique, Paris, 1989, pp. 173-209. Byzance, parce que hellénophone, était conviée à ce rendez-vous ; mais il apparut bien vite qu'elle ne pouvait pas apporter le complément médiéval qui fonderait l'idée d'une continuité culturelle. Byzance n'est pas la Grèce, elle a reçu bien d'autres héritages et transmis d'autres successions.

2. Voir Honour and Shame, op. cit., et particulièrement, dans ce volume collectif, la contribution de Bourdieu, P., reprise dans Esquisse d'une théorie de la pratique, précédée de trois études d'ethnologie kabyle, Genève-Paris, Droz, « Le sens de l'honneur », 1972, pp. 1544.CrossRefGoogle Scholar

3. Outre les travaux déjà cités, on lira, par exemple, Jamous, R., Honneur et Baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Cambridge, Cambridge University Press ; Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1981.Google Scholar

4. Les trois premiers degrés de l'Échelle de Jean Climaque, le détachement, le renoncement et l'exil volontaire (apotagè, aprospathéia, xénitéia), font une place importante à la rupture des liens familiaux.

5. Cf. Michaèlidès-nouaros, G., Dikaion kai koinônikè syneidèsis, Athènes, 1972 Google Scholar ; Patlagean, E., « Christianisation et parenté spirituelle : le domaine de Byzance », Annales ESC, 1978, n° 3, pp. 625636.Google Scholar

6. Voir, par exemple, Dagron, G., « Les moines et la ville », Travaux et Mémoires du Centre d'Histoire et Civilisation de Byzance, Collège de France, 4, 1970, p. 251 Google Scholar (repris dans La romanité chrétienne en Orient, Londres, Variorum Reprints, 1984).

7. Voir ces mots dans le Patristic Greek Lexicon de G. W. H. Lampe.

8. Bonne mise au point de P. Miquel dans le Dictionnaire de Spiritualité, VI, col. 494-502, s. v. Gloire (vaine gloire).

9. Voir aussi I Cor. 4, 7 ; II Cor. 10, 17.

10. Jean Climaque, Scala Paradisi, Gradus XXII, PG 88, col. 948-957. Sur l'Échelle, cf. Wöiker, W., Scala Paradisi, Eine Studie zu Johannes Climacus und zugleich eine Vorstudie zu Symeon dem neuen Theologen, Wiesbaden, 1968 Google Scholar (sur la kénodoxia, pp. 132-141).

11. Jean Cassoen, Conférences, V, 12, E. Pichery éd., p. 202 ; Jean Climaque, Scala Paradisi, Gradus XIV, PG 88, col. 864 ; Pseudo-Nil, De octo vitiis, PG 79, col. 1461.

12. Barnasuphe et Jean de Gaza, Correspondance, trad. L. Régnault, Ph. Lemaire et B. Outtier, Solesmes, 1971 ; pour le texte grec il faut encore se reporter à l'édition de Nicodème l'Hagiorite, revue par S. N. Schoinas, Volo, 1960. Nous donnons ci-après le numéro des lettres correspondant à la traduction française.

13. Cette mésaventure survint à Jean Chrysostome, cf. Kallinikos, Vie d'Hypatios, XI, 9, G. J. M. Bartelink éd., trad., pp. 114-115.

14. ÉVagre, Traité pratique, chap. 30, A. et C. Guillaumont éds, II, p. 571. Dans le même traité, au chap. 13, ibid., II, pp. 528-531, Évagre écrit : « La pensée de la vaine gloire est une pensée très subtile qui se dissimule facilement chez le vertueux, désirant publier ses luttes et pourchassant la gloire qui vient des hommes. Elle lui fait imaginer des démons poussant des cris, des femmes guéries, une foule qui touche son manteau ; elle lui prédit même qu'il sera prêtre, et fait surgir à sa porte des gens qui viennent le chercher ; et s'il ne veut pas, on l'emmènera ligoté ; l'ayant fait s'exalter ainsi par de vaines espérances, elle s'envole et l'abandonne aux tentations soit du démon de l'orgueil, soit de celui de la tristesse, qui introduit en lui d'autres pensées contraires à ces espérances. Parfois même elle le livre au démon de la fornication, lui qui, un instant plus tôt, était un saint prêtre qu'on emmenait ligoté ».

15. Jean Climaque, ibid., PG 88, col. 949.

16. L'idée est longuement développée dans Évagre, De octo spiritibus malitiae, PG 79, col. 1160-1161 (sous le nom de Nil d'Ancyre).

17. Jean Climaque, ibid., PG 88, col. 949.

18. Climaque recommande à l'ascète de « cacher sa manière de vivre », d'« aimer les humiliations publiques », mais il ne va pas jusqu'à recommander de feindre le vice, ibid., PG 88, col. 956.

19. Bien typé, en effet, puisque la vision apocalyptique du Jugement Dernier contenue dans la Vie de saint Basile le Jeune, Vilinskij éd., pp. 78-79, présente comme une catégorie spéciale parmi les élus ceux qui ont contrefait la folie pour le Christ afin de mieux s'opposer au prince des sophistes, le diable, et acquérir la vraie gloire. Pour une analyse de la folie en Dieu, voir surtout Matons, J. Grosdidier De, « Les thèmes d'édification dans la Vie d'André Salos », Travaux et Mémoires, 4, 1970, pp. 277328 Google Scholar ; Certeau, M. De, « Le silence de l'absolu », Recherches de Sciences religieuses, 67, 1979, pp. 525546 Google Scholar ; Rydén, L., « The Holy Fool », dans The Byzantine Saint, S. Hackel éd., Londres, University of Birmingham Fourteenth Spring Symposium, 1981, pp. 106113 Google Scholar. On trouvera de bonnes indications dans le Dictionnaire de Spiritualité, art. « Fous pour le Christ », t. V, col. 752-770. Le livre de Saward, J., Perfect Fools, Follyfor Christ's Sake in Catholic and Orthodox Spirituality, Oxford, 1980 Google Scholar, est un peu décevant : il confond folie en Dieu et marginalité monastique, rapprochant imprudemment les saints fous byzantins des « innocents » russes, des hommes sauvages de l'Irlande chrétienne primitive, des cisterciens qui refusent la sagesse profane et des franciscains enivrés d'amour divin et de sympathie pour les hommes ; le saint fou que nous allons étudier n'est ni un itinérant ni un ermite, mais un personnage de la ville ; il n'est ni irénique ni insouciant comme un enfant, mais apparemment malfaisant et provocateur.

20. Édition critique par Rydén, L., Das Leben des heiligen Narren Symeon von Leontios von Neapolis, Stockholm-Uppsala, 1963 Google Scholar ; traduction française par Festugière, A. J., Leontios de Néapolis, Vie de Syméon le Fou et Vie de Jean de Chypre, Paris, 1974 Google Scholar. Nous donnons ci-après les pages de l'édition de Rydén et de la traduction de Festugière.

21. PG 111, col. 625-888 ; voir l'article fondamental de José Grosdidier de Matons cité plus haut. La Vie de saint André Salos est datée par L. Rydén, qui en achève actuellement l'édition, du Xe siècle ; C. Mango tend à la faire remonter à la fin du vne siècle, « The Life of St. Andrew the Fool reconsidered », Rivista di Studi Bizantini e Slavi, 2, 1982 (Miscellanea Agostino Pertusi, 2), pp. 297-313 ; réponse de Rydén, L., « The Life of St. Basil the Younger and the Date of the Life of St. Andréas Salos », Harvard Ukrainian Studies, 7, 1983 (Okeanos, Mélanges I. Sevcenko), pp. 568586.Google Scholar

22. Acta Sanctorum, Nov., III, col. 569.

23. Voir notamment la Vie de Cyrille le Philéote, XV, 1, Sargopoulos éd., p. 86 ; J. Grosdidier de Matons, op. cit., p. 280.

24. I Cor., 1, 25 : « Ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes » ; I Cor., 4, 10 : « Nous sommes fous à cause du Christ, mais vous êtes sages par le Christ ». On trouve une référence à ces thèmes pauliniens dans l'introduction de la Vie de Syméon d'Émèse, Rydén éd., pp. 122-123 ; trad. Festugière, p. 107. L'empereur Léon VI, au tout début du Xe siècle, y renvoie aussi, lorsqu'il considère la « folie contrefaite » comme une ascèse réservée à ceux que guette l'orgueil de l'intelligence, de la culture, des mortifications et de la vertu ; cf. Hypotyposis, Papadopoulos-Kerameus, éd., Varia Graeca Sacra, Saint-Pétersbourg, 1909, p. 243 Google Scholar ; Matons, J. Grosdidier De, « Trois études sur Léon VI », Travaux et Mémoires, 5, 1973, pp. 217218.Google Scholar

25. « Vie et récits de l'abbé Daniel le Scetiote », 7, Clugnet, L. éd., Revue de l'Orient chrétien, 5, 1900, pp. 6770 Google Scholar : « La religieuse que l'on croyait être une ivrognesse ».

26. Rydén éd., pp. 145-149, 154-157 ; trad. Festugière, pp. 133-137, 143-146.

27. J. Grosdidier de Matons, op. cit., p. 304.

28. Ibid., p. 305.

29. M. de Certeau, op. cit., p. 541.

30. En dehors des Vies de Syméon et d'André, voir par exemple Jean Rufus, Plérophories, 103, Patrologie orientale, 8, p. 178 : un frère simule la folie, il rit lorsqu'un autre frère le rencontre, jusqu'à ce que ce dernier s'en aille ; « Vie et récits de l'abbé Daniel le Scetiote », 3, Revue. de l'Orient chrétien, 5, 1900, pp. 60-62 : Marc l'idiot, connu pour ses extravagances à Alexandrie, provoque un vieillard qui l'approche ; cf. aussi le passage de Kékauménos analysé plus bas.

31. Rydén éd., p. 147 ; trad. Festugière, p. 135.

32. Rydén éd., pp. 144-145 ; trad. Festugière, p. 132.

33. Rydén éd., pp. 165, 168 ; trad. Festugière, pp. 154, 159.

34. M. de Certeau, op. cit., p. 531, citant J. Lacan.

35. Apophthegmata Patrum, PG, 65, col. 285 : Moïse de Scété, qui a fui la visite d'un gouverneur, s'entend demander « Où est la cellule de l'abbé Moïse ? » et répond « Que lui voulez-vous ? C'est un fou ! » ; Jean Climaque raconte l'histoire d'un solitaire qui, pour racheter ses fautes, simule la folie pendant treize ans dans un couvent où il vit sous un nom d'emprunt et où il est le seul étranger (Scala Paradisi, Gradus XIV, PG, 88, col. 721).

36. Évagre, Histoire ecclésiastique, I, 21 J. BIdeZ et L. Parmentier éds, pp. 31-32 ; trad. Festugière, A. J., Byzantion, 45, 1975, pp. 231232 Google Scholar : « Certains, en très petit nombre, certes, mais enfin ils existent, lorsqu'à force de vertu ils sont parvenus à l'impassibilité, retournent au monde, au plein milieu de son tumulte. Ils se manifestent comme des gens à l'esprit dérangé et foulent ainsi la vaine gloire… Ils s'appliquent à manger avec un parfait détachement, même si ce doit être chez des cabaretiers ou à l'éventaire de revendeurs, ne rougissant ni du lieu ni de l'individu, ni de quoi que ce soit. Ils fréquentent souvent les bains, se réunissant la plupart du temps aux femmes et se lavant avec elles, devenus si maîtres de leurs passions qu'ils tyrannisent l'instinct naturel… »

37. Vie de Syméon d'Émèse, Rydén éd., p. 122 ; trad. Festugière, p. 106 : Syméon « s'éleva à un tel degré de pureté et d'impassibilité que, au travers de tout ce qui semblait aux êtres plus passionnés et plus charnels se présenter comme une souillure, un dommage ou un obstacle à la vie vertueuse, au travers de tout cela ce très pur a passé sans en subir de taches, comme une perle à travers le bourbier, je veux dire au travers de la vie citadine, du commerce avec les femmes et de toutes les autres séductions trompeuses de la vie. »

38. L'auteur de la Vie de Syméon dit évidemment le contraire : « Il est absolument comme sans corps (asômatos) », mais c'est pour justifier qu'il puisse sans dommage offenser la pudeur en faisant ses besoins en pleine rue, Rydén éd., p. 148 ; trad. Festugière, p. 136.

39. Ibid., Rydén éd., p. 168 ; trad. Festugière, p. 159.

40. Vie de saint Grégoire le Décapolite, 15, F. Dvornik éd., pp. 59-60 ; sauter sur les épaules d'un homme, comme ferait un singe, est le propre des démons, cf. Vie d'André Salos, PG, 111, col. 656 ; et les remarques de L. Rydén, « The Life of St. Basil the Younger and the Date of the Life of St. Andreas », op. cit., p. 581.

41. Cecaumenos Strategicon, B. Wassiliewsky et V. Jernstedt éds, p. 63 ; voir à ce sujet les commentaires de J. Grosdidier de Matons, op. cit., pp. 300-301.

42. G. A. Rallès et M.Potlès, Syntagma ton hiérôn kanonôn, II, pp. 441-442.

43. Inconnu par ailleurs.

44. Au XIe siècle, Nikôn de la Montagne Noire raconte que son maître, Luc d'Anazarbe, avait dans sa jeunesse fait le « fou pour le Christ », mais s'était détourné de ce genre d'ascèse et avait déconseillé à son disciple de s'y livrer ; cf. Doens, I., « Nicon de la Montagne Noire », Byzantion, 24, 1954, p. 134.Google Scholar

45. Rydén éd., p. 123 ; trad. Festugière, pp. 107-108.

46. Ainsi dans la Vie de Syméon d'Émèse, Rydén éd., p. 168 ; trad. Festugière, p. 159.

47. Bourdieu, P., dans Honour and Shame, op. cit. ; Id., Le sens pratique, Paris, 1980, pp. 167172.Google Scholar

48. Voir note 30.

49. Cf. Dagron, G., Constantinople imaginaire, Paris, 1984, p. 143 Google Scholar ss, p. 323 ss.

50. Agathias, Historiae, V, 3, 7 ; V, 5, 2-3 (séisme de 557), R. Keydell éd., pp. 167 et 169- 170.