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Les enjeux sociaux du corps. Le hammam maghrébin (XIXe-XXe siècle), lieu pérenne, menacé ou recréé

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Omar Carlier*
Affiliation:
Université de Paris I/EHESS-CHSIM

Résumé

Hérité in situ des Romains, mais réinventé à Damas et Istanbul par les élites musulmanes, le hammam redessine au Maghreb un modèle de conduite à peine entamé par la colonisation jusque dans le premier quart du XXe siècle. Egalitaire et pourtant distinctif, ordonnant et séparant les sexes, combinant le propre et le pur, ce lieu de détente essentiel à la vie au quartier, qui accompagne le rythme des jours et les âges de la vie, assure l'échange matrimonial et le conciliabule citadin, s'ajuste de manière inventive au défi de la modernité.

Des années 1930 aux années 1970, le hammam gagne le monde rural, conforte l'essor des couches moyennes, redéploie ses prestations de service, s'approprie les objets de la mode, résiste au modèle balnéaire européen puis à la réaction puritaine islamiste. S'il dépérit à Tunis, sauf dans l'imaginaire des artistes, il reste plus vivace que jamais en Algérie et au Maroc. Abandonné par les hommes au profit de la douche, il est recréé par les femmes et pour elles, comme lieu d'une pratique personnelle dissociée de la tradition, affirmant une nouvelle autonomie féminine dans le soin du corps et le souci de soi.

Summary

Summary

Inherited from the Romans, but reinvented in Damas and Istanbul by the Muslim elites, the hammam reshapes in Maghreb a mode of conduct hardly altered by colonization until the first quarter of the 20th century. This essential place for relaxation, creating both equality and distinction, classifying genders and separating them, combining the neat and the pure, accompanies the rythm of the days and the stages of life, ensures matrimonial exchange and city talk, and in this way being able to adjust in an inventive manner to the challenge of modernity.

From the 1930s to the 1970s, the hammam extends to the rural world, strengthens the rise of the middle class, widens its range of services, appropriates objects of fashion, resists the European model ofbathing and the puritanfundamentalist reaction in Islam. It recedes in Tunis, being kept alive only in the artist's imagination, but il stays in Algeria and Marocco, more alive than ever. Abandoned by men, who prefer the shower, it is recreated by and for women as a personal practice distinct from tradition, thus affirming a new feminine autonomy in the care of the body and the self.

Type
Hommes & Femmes. Codes Amoureux et Morale Publique
Copyright
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2000

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References

1. Il n'est jusqu'à des étudiants avancés, voire bien des collègues universitaires, même en sciences sociales, pour oublier ou méconnaître l'antériorité des thermes romains. Certains d'entre eux, il est vrai, se reprennent et corrigent leur erreur, mais la réponse spontanée est un bon indice de la puissance du mythe.

2. Jeannine Sourdel-Thomine, article « Hammam », Encyclopédie de l'Islam, 1954, pp. 142-147.

3. Un peu comme Les Contes des mille et une nuits, dans l'ordre de la littérature, sont reformulés à partir d'un modèle indien.

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6. Son nom le dit assez. Il s'agit bien de se baigner, pas seulement de se laver. Mais la racine du nom renvoie surtout à l'action de chauffer, et donc à celle de se laver à l'eau chaude.

7. Cité par Ariella Rothberg, Rôle et fonction du hammam en milieu urbain et rural marocain. L'exemple des Ouïes M'ta, Thèse de 3e cycle, Ehess, Paris, 1987.

8. Sous cette réserve, le musulman maghrébin peut donc associer en un seul lieu, profane mais ouvrant vers le sacré, ce que le judaïsme maghrébin dissocie volontiers, par l'usage spécifié du hammam pour le plaisir profane, et du miqveh pour le devoir rituel. Sur le transfert, ou le passage, à Paris, dans les années soixante, du bain rituel chez les juifs maghrébins, lire la belle étude de Hidiroglou, Patricia, « Du hammam maghrébin au Miqveh parisien », Journal of Mediterranean Studies, 4, 1996, pp. 241262.Google Scholar

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10. Abdelwahab Bouhdiba, La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1979, p. 212. Du même auteur, précisément, consulter l'article intitulé « Le hammam », publié en 1964 dans la Revue tunisienne des sciences sociales, 1, 1964, pp. 4-14. Dans ce texte fondateur, resté longtemps dans le paysage bibliographique comme un hapax, le sociologue tunisien érigeait pour la première fois ce modeste lieu en noble objet de recherche, et plaçait son étude sous le signe de la psychanalyse.

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13. Ibid., p. 319.

14. L'Afrique du Nord n'a pas de ville géante comparable à Baghdad et au Caire, même à l'apogée almohade de Marrakech, sans parler de la Séville andalouse. Elle ne construit pas de mosquée cathédrale visant à défier la chapelle Sixtine, à rencontre de Sinan, soucieux de surpasser Sainte-Sophie, et s'en tient à l'élégance plus sobre de la Fès mérinide ou de la Tlemcen zianide, ou des capitales cherifiennes et hafsides. Elle ne pousse pas aussi loin le mode de domination palatial illustré par la Citadelle des Mamelouks ou le Top Kape du Grand Seigneur, malgré les allures de cité interdite des palais saadiens.

15. Jocelyne Dakhlia et Lucette Valensi, communication au colloque Soliman le magnifique, Paris, Musée de l'homme, 1991.

16. William MARÇAIS, L'islamisme et la vie urbaine, Paris, Institut de France, Comptes rendus de l'Académie des belles-lettres et inscriptions arabes, 1928. Repris dans Articles et conférences, Paris, Maisonneuve, 1961, pp. 66-67.

17. J. Sourdel-Thomine, « Hammam », art. cit. ; W. MARÇAIS, L'islamisme…, op. cit.

18. S'appuyant sur les classiques, William Marçais n'a pas vu le rôle central joué par le café dans la nouvelle citadinité ottomane.

19. Carlier, Omar, « L'espace et le temps dans la recomposition du lien social », in Urbanité arabe, hommage à Bernard Lepetit, Paris, Sindbad, 1998, pp. 149224.Google Scholar Le café résiste mieux ; il s'accorde davantage aux activités et au « temps » de la ville et de la vie moderne ; cf. Omar, Carlier, « Le café maure. Sociabilité masculine et effervescence citoyenne (Algérie xvnexxe siècles) », Annales ESC, 45-4, 1990, pp. 9751004.Google Scholar

20. Indices concordants retrouvés et rassemblés ici, mais simplement glanés durant la décennie 1976-1986, à la faveur d'enquêtes de terrains entreprises pour les besoins d'une thèse portant sur la socialisation politique en Algérie dans l'entre-deux-guerres. L'histoire des usages hôteliers de ces lieux reste à faire.

21. Entretiens avec Omar Lardjane et Lakhdar Maougal, fins connaisseurs du hammam à Alger ; observations personnelles pour Oran.

22. Entretiens avec Sassia Benaddada Keddouri, historienne à l'université de Fès, printemps 1997.

23. Georges Colin, Chrestomathie marocaine, Paris, Maisonneuve, 1939.

24. Ibid.

25. Zirari, Hayat, Quête et enjeu de la maternité au Maroc : étude ethno-culinaire, Thèse, Paris, Ehess, 1993.Google Scholar

26. On ne se gêne guère pour toucher les cheveux, examiner les dents, palper les membres, et supputer les promesses de fécondité, comme aiment à le rappeler nombre de mes interlocutrices, à propos de pratiques, ou de précautions qui selon elles sont loin d'avoir complètement disparu.

27. Ce canevas d'évolution, esquissé ici à partir d'un modeste corpus d'entretiens portant sur trois générations, devra évidemment être soumis au contrôle d'une véritable enquête d'histoire sociale.

28. G. Colin, Chrestomathie…, op. cit.

29. A. Raymond, « Les bains publics au Caire… », art. cit.

30. Il semble en tout cas que le pourcentage des bains dépendant des habous soit beaucoup moins élevé sur le Nil à cette époque qu'à Alger (cf. Talal Shuval, La ville d'Alger vers la fin du xvme siècle : population et cadre urbain, Thèse de doctorat, Université d'Aix- Marseille, 1994).

31. Ainsi un marchand de légumes des bas quartiers d'Oran ouvrit un bain à Ville-Nouvelle vers 1938 (entretien avec Abdelkader Tahraoui, 1985), ou un ancien docker du port d'Alger fit de même dix ans plus tard au Clos-Salembier (entretien avec Henni Daki, 1985).

32. Entretien en 1988 avec Mme B., à Alger.

33. À Alger, Mme H., personne de caractère et femme d'entreprise, va plus loin encore, vers 1993, en ouvrant un véritable établissement polyvalent, à la fois bain maure, salle de sport et salon d'esthétique ; je remercie Doria Cherifati, psycho-sociologue à l'université d'Alger, pour ces précieuses indications (juillet 2000).

34. Le signi — indice intéressant, le mot est d'origine berbère — est une sorte de panier renversé recouvert de peaux destinées à conserver la vapeur produite par l'eau versée sur des pierres brûlantes, pour le bain d'une seule personne, installée dans la cour. D'autres cultures traditionnelles, tout à fait étrangères aux pays maghrébins et méditerranéens, par exemple en Sibérie, connaissent elles aussi cette technique vraisemblablement millénaire. Le hammam sgheir, lui aussi domestique, consiste au contraire en une pièce située dans un angle de la cour, chauffée depuis l'extérieur du mur d'enceinte, et pouvant contenir plusieurs personnes de la maison. Nous renvoyons le lecteur sur ces deux points à la belle thèse d'Ariella Rothberg.

35. Selon la datation induite par A. Rothberg à partir des propos recueillis auprès de sa plus vieille informatrice, il faudrait faire remonter la création du premier hammam dans la région des Ouïes M'ta aux alentours de 1900.

36. O. Carlier, « L'espace et le temps… », art. cit.

37. O. Carlier, « Le café maure… », art. cit.

38. Mes remerciements vont à Zoubida Haddab, pour ces notations tirées d'une enquête orale en « petite Kabylie » et dans la région de Bordj Bou Arreridj.

39. Observations de terrain dans le Djurdjura, la Soumam et le Guergour, dans la décennie 1980 ; entretiens à Alger avec des collègues de Tizi Ouzou en 1998 et 1999.

40. Après l'école, le café, l'épicerie, le marchand de couleurs, et autres petits commerçants artisans, viennent la gare, puis la station service et le bureau de poste, enfin le stade de fortune et un local de pharmacie, en attendant le cinéma et le médecin permanent.

41. Omar Carlier, Entre nation et jihad, histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de la Fondation de sciences politiques, 1995, notamment le chapitre consacré au nordest constantinois, lre partie, chap. 3, pp. 91-123.

42. Sur un site d'anciens bains romains situés «au nord-est de Miliana », le Dr Shaw remarque la différence entre un grand bassin réservé aux musulmans et « un bassin moindre, dont les juifs se servent, ne leur étant pas permis de se baigner dans le grand bain avec les mahométans » [c'est moi qui souligne]. Voir : Dr Shaw, Voyages de Mr Shaw MD dans plusieurs provinces de la barbarie et du Levant, trad. de l'anglais, 1743, t. 1, p. 81. L'observation fait peut-être l'impasse ici sur la dualité du bain pour les communautés juives maghrébines. Si les femmes Israélites vont au hammam sans problème, au moins à Tunis, sans doute depuis fort longtemps, l'observance religieuse implique quant à elle, depuis l'Antiquité, l'exercice du bain rituel dans un lieu spécifique, le miqveh. Gustave Mercier, La civilisation urbaine au Mzab, Alger, 1922, en signale l'existence à Ghardaïa, en tant qu'annexe de la synagogue, sous le nom de makoui ; voir également P. Hidiroglou, « Du hammam… », art. cit.

43. Entretiens avec de vieilles dames à Tlemcen, Alger et Oran au milieu des années 1980.

44. Le roman de Baïbars, 2, Fleur des truands, Paris, Sindbad, 1986.

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46. Léon L'Africain (Hassan ibn Mohammad al Wassan al Fassi, dit Jean), Description de l Afrique, Paris, Maisonneuve, 1956.

47. Entretiens avec de vieilles dames à Tlemcen, Alger et Oran au milieu des années 1980.

48. Observation personnelle, à Oran et Alger, à la fin des années 1980.

49. André Raymond, , Les grandes villes arabes à l'époque ottomane, Paris, Sindbad, 1985.Google Scholar

50. Grandguillaume, Gilbert, Nedroma, L'évolution d'une médina, Leyde, Brill, 1976.Google Scholar

51. Entretien avec Sassia Benaddada Keddouri, déjà citée.

52. Note tirée d'une enquête orale à Médina Jdida (Oran) au début des années 1980 avec l'aide notamment de Abdelkader Tahraoui.

53. Entretiens avec des traminots retraités habitant le golfe (El Mouradia, Alger). Carlier, Omar, « Les traminots algériens des années 1930, un groupe social médiateur et novateur », Le mouvement social, 146, 1989, pp. 6189.CrossRefGoogle Scholar Témoignage de Ahmed Henni, coiffeur, rue Marengo, dans la basse casbah des années 1930.

54. A. Rothberg, Rôle et fonction, thèse citée.

55. G. Colin, Chrestomathie… op. cit.

56. Zohra Bouchentouf-Siagh, « Le hammam, espace de parole et signe du bain », in Khadda, N. et P., Siblot, Alger, une ville et ses discours, Montpellier, Université Paul Valéry, Montpellier III, 1996, pp. 311320.Google Scholar

57. Entretien avec Mme Mekki, au printemps 1992, à propos des années 1930-1950, et avec Mme T. B., l'été 1999, pour les années 1980. La bachagha Setti ould Kadi était la principale figure féminine de la ville d'Oran dans les années 1940 et 1950. Les deux autres personnages, fictifs, ont une discussion rhétorique dans la conversation.

58. Et que des parentes et collègues oranaises constataient encore à Oran à la même époque, à propos des épouses des nouvelles notabilités du jour.

59. Entretiens avec Hassan El Boudrari, que je remercie pour ses précieuses observations et suggestions.

60. Dès les années 1920 et 1930, certains des objets féminins locaux du bain commencent à être concurrencés, à Alger, par la mode des produits de Paris, qu'il s'agisse de savon ou d'huile, de foulards ou de parfums. Entretiens à Alger avec Mmes F. et M., à la fin des années 1970. La guerre et l'émigration, qui ne concernent que les hommes, exercent néanmoins un premier « effet-retour » sur le monde des femmes. La mobilité des familles et des femmes elles-mêmes donna une tout autre dimension à ce mouvement dans les années 1960, après l'Indépendance.

61. Mes remerciements vont à Zoubida Haddab, pour ses indications relatives à Bordj Bou Arreridj et Sétif, et le passage des années 1930 aux années 1950.

62. Berque, Jacques l'a subtilement suggéré voici quarante ans dans son Maghreb entre deux guerres, Paris, Le Seuil, 1962.Google Scholar

63. Carlier, Omar, « De l'islahisme à l'islamisme. La thérapie politico-religieuse FIS », Cahiers d'études africaines, 126, 1992, pp. 186219.Google Scholar

64. W. Marçais, L'islamisme et la vie urbaine…, op. cit.

65. O. Carlier, « L'espace et le temps… », art. cit.

66. Entretiens avec Zoubida Haddab, pour la région de Bordj Bou Arreridj et Sétif, à propos du passage des années 1930 aux années 1950.

67. O. Carlier, «De l'islahisme à l'islamisme… », art. cit.

68. Entretiens avec Fatima-Zohra Stambouli, que je remercie de son amical témoignage, ainsi que Kheira Tiouririne et ses collègues enseignantes d'Alger, pour un éclairage complémentaire sur leur propre expérience balnéaire.

69. O. Carlier, « Le café maure… », art. cit.

70. Fettouma B., actrice et chanteuse, y emmène régulièrement ses amies, pour y chanter.

71. Film de Ferid Boughedir, Halfaouine, l'enfant des terrasses, 1990.

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