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Le pari de l’universel

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Cyril Lemieux*
Affiliation:
Institut Marcel Mauss/Groupe de sociologie politique et morale

Extract

Constatant que l’on a assisté en sciences sociales, ces trente dernières années, au « reflux des épistémologies naturalistes » et à la montée en puissance corrélative d’un « cadre épistémologique néo-wébérien », Jean-Louis Fabiani se demande, une fois refermé mon ouvrage, si entreprendre désormais de sortir de ce cadre n’implique pas un « coût spécifique » et s’il est raisonnable de le payer. Il est vrai que le Devoir et la grâce est un livre qui, sous les auspices d’Émile Durkheim, entend réhabiliter, en sciences sociales, une démarche classificatoire capable de prétendre à la validité universelle. Un tel projet renoue donc indéniablement avec une certaine forme de faillibilisme et pourra être reçu à cet égard comme une régression vers l’épistémologie naturaliste. Ce sera le cas, surtout, si le lecteur n’est pas convaincu par la manière dont, à travers ses formulations, l’ouvrage s’efforce d’anticiper les critiques les plus définitives qui furent adressées au naturalisme en sciences sociales. J.-L. Fabiani semble attentif à ces efforts et avoir pour eux de la sympathie, raison pour laquelle il décrit à mon sens fort bien la voie étroite que l’ouvrage cherche à frayer. Mais il n’en demeure pas moins inquiet face à ce qui lui paraît constituer le risque majeur de l’entreprise: celui de tourner trop vite le dos à la tradition wébérienne et de délaisser, en particulier, deux de ses composantes essentielles. D’une part, se demande-t-il, l’analyse grammaticale de l’action, telle que l’ouvrage la promeut, ne conduit-elle pas à méconnaître la centralité dans la vie sociale des rapports de domination et de la violence physique, que Max Weber, pour sa part, avait parfaitement identifiée? D’autre part, n’oblige-t-elle pas à faire le sacrifice de « l’historicisation générale des énoncés » qui s’avère, dit encore J.-L. Fabiani, « une des propriétés les plus fécondes des sciences sociales »? La réponse que je me propose d’apporter à cette double question rendra peut-être plus claires celles qu’ensuite je tenterai de formuler vis-à-vis des remarques et des objections que m’adressent de leur côté, avec tout autant de pertinence, Christian Jouhaud et Louis Quéré.

Type
Grammaires de l’action
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2010

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References

1 - Par « faillibilisme », j’entends ici la position défendue par Charles S. Peirce, et à sa suite par Karl Popper, consistant à refuser de tenir pour scientifiques les énoncés infaillibles – i.e. ceux qui ne sont qu’en mesure d’être confirmés (et en aucun cas, démentis) par l’enquête empirique. Sans doute doit-on être attentif aux raisons pour lesquelles Jean-Claude Passeron, notamment, a énergiquement contesté que ce type de doctrine épistémologique « naturaliste » convienne aux exigences pratiques des sciences sociales et en particulier à la nature irrémédiablement historique de leurs objets: Passeron, Jean Claude, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991 Google Scholar. Un des arguments de mon ouvrage (p. 74-76) est que, néanmoins, une certaine forme de faillibilisme est défendable, et même souhaitable, dans ces sciences.

2 - Une voie qui est aujourd’hui loin d’être la seule, comme en témoignent diverses autres tentatives: de Fornel, Michel et Lemieux, Cyril (dir.), Naturalisme versus constructivisme?, Paris, Éd. de l’EHESS, 2007 Google Scholar.

3 - Que mes trois commentateurs trouvent ici l’expression de ma sincère gratitude.

4 - «Technique de pouvoir» est une notion développée dans un précédent ouvrage: Lemieux, Cyril, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000, p. 445-448 Google Scholar, ainsi que dans mon séminaire de l’EHESS qui fut consacré en 2007-2009 à une réflexion sur les apports possibles de l’analyse grammaticale de l’action à la question du pouvoir et de la domination.

5 - Quand bien même ils s’avèrent, en certaines communautés humaines, occuper une place exorbitante. Voir à ce propos: Lemieux, Cyril, «De la théorie de l’habitus à la sociologie des épreuves: relire L’expérience concentrationnaire », in Israël, L. et Voldman, D. (dir.), Michaël Pollak. De l’identité blessée à une sociologie des possibles, Paris, Éd. Complexe, 2008, p. 179-205 Google Scholar.

6 - Au sens précisé supra, note 1.

7 - D’où la proposition clé de l’ouvrage, selon laquelle les trois métarègles identifiées au début du chap. 3 « suffisent à rendre compte à elles seules de l’ensemble des attitudes humaines observables » (p. 69).

8 - Par « principe de solidarité », on vise l’idée, à bien des égards fondatrice des sciences sociales, selon laquelle « il n’existe pas d’action, ni d’individu, qu’on puisse décrire comme ‘purement’ individuels » (p. 30). Par principe de rationalité, on propose d’entendre « le principe méthodologique en vertu duquel il faut toujours considérer qu’une action tend à avoir une raison, quand bien même celle-ci, dans la situation, n’est pas acceptable ou n’apparaît pas actuellement » (p. 108).

9 - Alors même que Weber, Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1992, p. 126 Google Scholar, affirme que « la connaissance des propositions les plus certaines de notre savoir théorique – par exemple celles des sciences exactes, mathématiques ou physiques – de même que l’acuité et la subtilité de notre conscience sont d’abord des produits de la culture », il n’hésite pas à écrire également qu’il « demeure vrai que dans la sphère des sciences sociales une démonstration scientifique, méthodiquement correcte, qui prétend avoir atteint son but, doit pouvoir être reconnue comme exacte également par un Chinois ou plus précisément doit avoir cet objectif, bien qu’il ne soit peut-être pas possible de le réaliser pleinement, par suite d’une insuffisance d’ordre matériel » (ibid., p. 130). Le propre de la position appelée ici « universalisme méthodologique » – et c’est en quoi elle est peut-être plus wébérienne qu’il n’y semble – est de faire apparaître le caractère fondamentalement non contradictoire de ces deux affirmations de M. Weber.

10 - L’équivalent de cette erreur semble pouvoir être nommé, chez l’anthropologue, « ethnocentrisme » (p. 24-25) et, chez le sociologue, « ethnocentrisme de classe » et dans certains cas, si l’on peut l’appeler ainsi, ethnocentrisme de genre ou encore générationnel.

11 - C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 48.

12 - Tel est l’argument central du chapitre 2 de l’ouvrage.

13 - Une première erreur serait ici de confondre cette absence fonctionnelle d’unani-misme avec une pure et simple absence de mécanismes de contrôle collectif de l’interprétation – lesquels sont tangibles, pour autant du moins que quelque chose comme une communauté de chercheurs reste descriptible. Une seconde erreur serait de considérer comme arbitraires les accords relatifs auxquels parviennent les chercheurs (au-delà des points sur lesquels ils peuvent s’opposer). Ces accords, en effet, ne tiennent pas à du pur et simple conformisme vis-à-vis de l’opinion des pairs mais plutôt au fait d’éprouver soi-même certains des sentiments d’évidence qu’ils éprouvent.

14 - Le risque est similaire, au demeurant, pour l’anthropologue ou le sociologue novices et/ou débutant un terrain nouveau. Eux aussi ont plus de chances d’être égarés par leurs sources, tant qu’ils ne maîtriseront pas les règles dérivées que ces dernières utilisent lorsqu’elles s’adressent à eux.

15 - Inclination que C. Jouhaud – je m’empresse de le dire – ne manifeste pas lui-même dans ses travaux.

16 - Mon article sur la forme « controverse » auquel se réfère C. Jouhaud, n’entre pas, à mes yeux, dans le cadre de l’universalisme méthodologique défendu dans Le devoir et la grâce. Il ne relève d’ailleurs pas davantage d’un universalisme dogmatique. Car cet article ne prétend à aucun moment que la forme « controverse » serait universelle, ni même qu’il nous faudrait le présupposer pour des raisons de méthode. Il s’efforce plutôt de suggérer que l’émergence et la généralisation des conflits que les différents historiens dont il cite les travaux ont eu tendance à vouloir identifier comme étant des « controverses », sont tributaires de conditions historiques bien particulières – comme notamment la division de la production des savoirs en espaces spécialisés, le développement de médias et la monopolisation de la violence physique par l’État.

17 - Élans et attentes sont les deux formes que prennent ce que j’appelle, dans l’ouvrage, les tendances à agir des acteurs, soit leurs dispositions. Le point méthodologiquement important est que ni les élans, ni les attentes ne peuvent être identifiés en dehors des attitudes qui les manifestent (p. 208-210). L’énoncé positif de la règle ou le relevé de la faute constituent, en cela, leur explicitation la plus accomplie.

18 - On notera que c’est cette matérialisation de la règle sous forme d’énoncés oraux ou écrits qui permet aux acteurs d’en faire des raisons d’agir (au sens précis donné à ce terme p. 101 de l’ouvrage) et, par exemple, de les utiliser en tant que prescriptions à suivre.

19 - C’est cette double exigence qui tend à éloigner l’analyse grammaticale de l’action de la théorie de la pratique développée par P. Bourdieu pour la rapprocher d’un point de vue plus nettement ancré dans le pragmatisme. En effet, s’il est vrai, comme le souligne J.-L. Fabiani, que l’intérêt porté par Le devoir et la grâce à l’action la plus « empirique » a quelque chose à voir avec la conception bourdieusienne du sens pratique, le fait de s’intéresser également, et tout autant, aux moments les plus réflexifs se présente en revanche en rupture avec cette conception. En rappelant que la capacité humaine à expliciter et à discuter collectivement les règles en vigueur est loin d’être continûment mise en œuvre, mais en soulignant également qu’elle existe et se manifeste régulièrement, il s’agit, en somme, de se prémunir tout autant contre ce que P. Bourdieu appelait « l’erreur scolastique » – consistant à préjuger d’une omniprésence de la grammaire dans la vie sociale – que contre le « déni de réflexivité » qu’on est en droit de reprocher à sa conception de l’agir, en ce que cette dernière tend à « laisser croire qu’il pourrait exister, en l’absence de toute règle, des stratégies, un sens du jeu ou une maîtrise pratique de la logique » (p. 39).

20 - Il est à souligner qu’ainsi entendues, les situations publiques peuvent commencer à se produire sans la présence effective de tiers ou d’un public – comme, par exemple, au cours d’une scène de ménage ou au détour des rêveries d’un promeneur solitaire.

21 - Symptomatiquement, L. Quéré présente l’engagement et la restitution comme étant le « contraire » de la distanciation. Je soutiens pour ma part que « les distanciations ne sont pas l’inverse des engagements, mais plutôt une des formes qu’ils peuvent prendre » (p. 138).

22 - Tel est l’argument que je défends au chapitre 7 du livre.