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Deux assemblées protestantes à Tianjin

En quête de repères de la certitude

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

Isabelle Thireau*
Affiliation:
EHESS, CNRSisabelle.thireau@ehess.fr
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Résumé

Cet article part d’une enquête menée entre 2011 et 2017 sur de deux lieux deculte protestants à Tianjin, ville située au sud-est de Pékin : un templeofficiel et un « point de rassemblement domestique ». Prenant appui surl’observation de 83 moments de culte ainsi que sur des échanges avec desprédicateurs et des fidèles, cette étude s’inscrit dans un contexte d’essor dureligieux, celui notamment du protestantisme, et de multiplication desrassemblements publics en dépit des contraintes rencontrées. L’analyse montrecomment, là où des références au passé ne peuvent être mobilisées pour éclairerl’expérience présente, prédicateurs et auteurs de témoignages s’emparent de laBible et de ses « histoires vraies » pour pouvoir parler des événements etsituations rencontrées au quotidien et en proposer un sens moins brouillé. LaBible offre en effet de nouveaux usages linguistiques qui permettent denouvelles formes d’interprétation, à distance des incertitudes mais aussi desrigidités idéologiques du langage disponible dans la Chine duxxie siècle. Elle propose des repères qui échappent àl’emprise du doute et auxquels peut s’arrimer l’expression de toutes sortesd’inquiétudes et d’incertitudes. La figure du « faux croyant » mais aussi celledu mauvais concitoyen sont ainsi déplorées à la lumière d’un même mal : lesfaux-semblants. La langue, première modalité de l’apparaître et dénoncée à cetitre comme lieu privilégié de diverses dissimulations, surgit ici pour nommeret contenir pareil soupçon, mais aussi pour proposer des interprétations et desorientations moins incertaines.

Abstract

Abstract

This article is based on fieldwork carried out between 2011 and 2017 at twoProtestant places of worship in Tianjin, a city to the southeast of Beijing: anofficial temple and a “domestic meeting place.” Based on the observation ofeighty-three services as well as exchanges with preachers and worshippers, thisstudy was conducted in a context of religious growth, particularly in the caseof Protestantism, that saw the multiplication of public gatherings despiterestrictions. The analysis shows how, in situations where references to the pastcannot help make sense of present experiences, preachers and witnesses mobilizethe Bible and its “true stories” to propose a less equivocal understanding ofsituations encountered in everyday life. In this way, the Bible offers newlinguistic models that enable new forms of interpretation, at a distance fromthe uncertainties but also the ideological rigidities of the language availablein twenty-first-century China. It also offers reference points that, freed fromnotions of doubt, can absorb the expression of all sorts of anxieties anduncertainties. The figure of the “false believer” and that of the bad fellowcitizen are thus deplored for the same evil: false pretenses. Language, oftendenounced as misleading and full of dissimulations, is here used to name andcontain such suspicions and to develop shared references and interpretationsdeemed less ambivalent.

Type
Le fait religieux à l'épreuve du monde
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Après les décennies marquées par la lutte des classes qui ont suivi la création de la République populaire de Chine, en 1949, un deuxième temps idéologique s’est ouvert à la fin des années 1970. On fait souvent commencer cette phase au décès de Mao en septembre 1976 ou avec l’annonce officielle par Deng Xiaoping, en décembre 1978, de la politique des « Quatre Modernisations »Footnote 1 – qui jette les bases de ce qui sera désigné plus tard comme une politique de réforme et d’ouverture –, voire avec l’adoption, en 1981, d’une résolution officielle sur l’histoire du Parti signalant le caractère erroné des thèses défendues par Mao lors du lancement en 1966 de la révolution culturelle. Ces décennies dites « de la construction » sont indissociables de l’écrasement du mouvement démocratique de 1989. Elles se voient toutefois accompagnées d’initiatives prises au sein d’espaces de publicisation et de légitimation extérieurs aux institutions officiellesFootnote 2. De manière plus large, des « publics intermédiaires »Footnote 3 se constituent à une échelle située à mi-chemin des relations privées et des liens entre concitoyens anonymes, comme autant d’espaces où s’organise la confrontation au sein d’une pluralité de manières de voir et d’apprécier la réalité sociale. À partir de 2008, et de façon plus drastique encore depuis que Xi Jinping est devenu secrétaire général du Parti communiste chinois en 2012, ces publics intermédiaires sont perçus comme une menace par les autorités et sont donc eux-mêmes menacés. Les associations civiles, par exemple, sont contraintes de fermer ou deviennent dépendantes des autorités locales qui les financent ou leur confient des responsabilités relevant de l’action publique, par exemple dans le domaine du travail social. Elles se transforment parfois en de simples simulacres ou se trouvent privées de la portée politique potentielle qu’elles recelaient. Les autorités éprouvent de telles craintes face aux risques de concertation et de coordination entre citoyens chinois que même des spectateurs engagés dans de simples discussions à la sortie de certains films sont dispersés par la policeFootnote 4. Fragilisés, ces « publics intermédiaires » s’organisent dès lors de manière plus fluide et éphémère : ils s’établissent parfois dans des appartements, lieux d’expériences utopiques ou de discussions en face-à-faceFootnote 5 ; ils surgissent aussi au détour de rassemblements publics. C’est à cette dernière forme que le présent article est consacré.

Entre 2011 et 2017, j’ai mené une enquête dans la ville de Tianjin sur des rassemblements qualifiés de publics car visibles dans l’espace urbain et ouverts à tous. Celle-ci a porté sur plusieurs types de rassemblements, dont les assemblées protestantes ici analysées : le temple protestant de la rue Shanxi et le rassemblement domestique de la rue Liuzhi. Choisir ces lieux d’observation visait à éclairer l’élaboration des repères nécessaires pour orienter la coexistence entre concitoyens en scrutant les espaces, aussi infrapolitiques soient-ils, où ceux-ci se rassemblent, se côtoient et interagissent. Suivre des rassemblements publics au sens d’« ouverts à tous » permettait de saisir des rencontres entre inconnus, nouées en dehors des formes de sociabilité préexistantes. En autorisant, par définition, la présence de l’enquêtrice, ces espaces limitaient également les risques que d’autres dispositifs d’enquêtes sociologiques sur des groupes particuliers, plus stabilisés et mieux identifiables, peuvent faire peser aujourd’hui sur leurs participants.

Même quand l’activité accomplie – danse, chant, exercice physique, jeux collectifs – est identique, les rassemblements observés présentent des propriétés situationnelles et des formes d’engagement très différentes, selon notamment la façon dont la parole y surgit. Par exemple, sur une place publique accueillant des exercices physiques, il n’est pas exigé des participants qu’ils communiquent par la parole : les échanges se fondent sur l’observation réciproque de chacun et associent au mutisme des uns les bavardages à distance des autres ; à l’inverse, dans les assemblées protestantes des rues Shanxi et Liuzhi, la participation se traduit principalement par des actes de parole – sermons, témoignages, chants et prières – et par l’attention portée aux discours des orateurs qui se succèdent, en dépit de toutes sortes d’apartés et d’échanges privésFootnote 6.

En s’intéressant à deux assemblées protestantes, l’enquête menée à Tianjin – une municipalité composée d’arrondissements urbains et ruraux et dont la population comptait officiellement, au début de l’enquête, 13 458 000 personnesFootnote 7 – s’est retrouvée confrontée à deux questions. Tout d’abord, celle des enjeux politiques liés à la langue et à la parole depuis la création, en 1949, de la République populaire de Chine. D’emblée, le régime a proposé un vocabulaire nouveau, exclusif, pour désigner les individus, les actions et les situations de manière positive ou négative. Qui plus est, l’accès à la parole est rapidement devenu un indice de la position détenue dans les nouvelles hiérarchies qui s’instaurent pendant les décennies « révolutionnaires » (1949-1979) et, en dépit des évolutions, depuis les décennies de « construction ». Exemple parmi d’autres, la séquence des « récits d’amertume » qui marque la première étape de la Réforme agraire (1946-1952) : les équipes de travail alors dépêchées dans chaque village identifient et forment les individus seuls habilités à exposer, lors de séances publiques organisées dans un second temps, « les souffrances passées et à se vengerFootnote 8 ». Pareil apprentissage a pour visée de sélectionner les faits valides et d’en proposer une description utilisant, et donc légitimant, les nouvelles catégories politiques qui s’imposent. Face à ces orateurs accédant à une parole publique dont ils étaient jusqu’alors souvent privés, les accusés sont en revanche empêchés de parler. Cette attention portée à la langue et à la parole autorisée ne s’est pas démentie ensuite. Dès la fin des années 1970, ce lexique officiel est toutefois confronté à la disparition de certains termes, à l’éclatement des familles sémantiques et idéologiques ou à la dilution des liens entre les dimensions descriptives et normatives des mots utilisés. Les récits publics sur le présent s’avèrent d’autant plus dissonants que l’écart est manifeste entre les principes politiques officiellement toujours revendiqués et les situations d’inégalités engendrées par les politiques adoptéesFootnote 9. D’où des distorsions, des incohérences et des incertitudes qui fragilisent non seulement l’évocation du passé, mais aussi les possibilités de donner du sens à l’expérience présente. Le rapport entre le symbolique et le réel s’en trouve brouillé à la hauteur des ressources sans précédent – techniques, humaines, financières – mobilisées pour s’assurer de la visibilité exclusive des récits jugés valides et de l’effacement des paroles publiques non désirées.

Ensuite, l’enquête a été confrontée à l’épineuse question du religieux en Chine. Comme le rappellent Vincent Goossaert et David A. Palmer, « aucune institution ou tradition religieuse particulière n’a jamais revendiqué l’adhésion explicite et exclusive d’une majorité de la populationFootnote 10 », même si « au xixe et au début du xxe siècle, un champ explicitement religieux s’ouvrit du fait des missionnaires chrétiens mais aussi des réformateurs politiques et révolutionnairesFootnote 11 », nombre de ces derniers rejetant l’héritage religieux chinois et se tournant vers le christianisme. La difficulté se voit redoublée dans le cas d’une religion étrangère dont l’histoire est mouvementée, particulièrement à Tianjin (où pas moins de neuf concessions étrangères surgissent entre 1860 et 1947Footnote 12). De fait, circonscrire le champ religieux est un enjeu complexe en Chine, et revendiquer une affiliation à une confession est loin d’être une démarche anodine, ce qui explique les estimations contrastées concernant le nombre et la distribution des croyants entre les cinq religions protégées par la Constitution de 1982 – le bouddhisme, le catholicisme, le protestantisme, l’islam et le taoïsme. Le nombre de protestants est ainsi difficile à établir : les estimations varient entre 25 et 130 millions de fidèlesFootnote 13 ! Selon Nanlai Cao, le chiffre serait proche de 60 millions, dont 20 % fréquentent les églises officielles du Mouvement patriotique des trois autonomies (autogouvernement, autofinancement et auto-développement) créé en 1954 et qui prévaut toujours, après treize ans d’interdiction de toute forme de vie religieuse entre 1966 et 1979Footnote 14. À leurs côtés, on compterait 12 millions de catholiques, eux-mêmes divisés depuis 1957 entre une Église d’État et une Église dite souterraine dépendant du Saint-SiègeFootnote 15. Cette progression, particulièrement notable au regard du chiffre communément admis d’un million de chrétiens en 1949, concerne toutefois l’ensemble du champ religieux. Cette « renaissance religieuse » s’est accompagnée depuis les années 1980 de la rénovation et parfois de la construction d’édifices dédiés aux cultes, qu’ils soient bouddhistes, taoïstes, musulmans ou chrétiens, dont plus d’un million de temples villageois selon Kenneth DeanFootnote 16.

Cet essor est aujourd’hui à nouveau entravé par des directives qui visent à contenir le développement des Églises non officielles – plus rapide que celui des Églises officielles – et à promouvoir les religions d’origine chinoise : alors que, dans les années 1990 et 2000, la théologie chrétienne était jugée compatible avec le système socialiste, elle est désormais appelée à se fondre dans un tout insaisissable mais désigné comme la culture chinoise traditionnelleFootnote 17. Les cultes chrétiens, le bouddhisme tibétain et l’islam font ainsi l’objet de critiques et d’attaques croissantes qui culminent, pour ce dernier cas, dans la situation dramatique des Ouïghours du Xinjiang. Si la répression varie selon les régions et les conjonctures, des réglementations nationales sont publiées depuis 2013 à un rythme quasi annuel et interdisent, par exemple, pour ce qui est des cultes chrétiens, les financements étrangers et l’assistance à la messe des moins de 18 ans ou demandent aux églises officielles de superviser plus étroitement les contenus doctrinaux ainsi que la formation et les déplacements du clergéFootnote 18. Il est difficile de cerner précisément les risques encourus aujourd’hui dans le cas des pratiques protestantes. Les sanctions possibles et les formes de brimade diffèrent en effet selon la conjoncture politique, mais aussi selon que l’on se trouve dans le temple officiel d’une grande ville, dans un appartement accueillant un groupe d’étude biblique non enregistré ou dans une organisation de plusieurs centaines de fidèles administrant des sacrements en dehors de l’Église officielle.

En dépit de ces contraintes, il m’a été possible de fréquenter de façon assidue deux assemblées officielles locales, un contexte favorable à une familiarisation progressive et à la tenue d’échanges suivis – avant, pendant ou après le culte – avec des fidèles, des prédicateurs et des pasteurs. En revanche, je n’ai pu accompagner les uns et les autres dans leurs activités, religieuses ou pas, hors des lieux considérés. L’analyse qui suit s’attache ainsi à restituer quelques grandes régularités dans les moments de parole observés. Elle prend appui sur l’observation de 83 moments de culte, dont les objets varient (culte dominical, culte destiné aux jeunes fidèles, moments de prières mais aussi de témoignages, d’évangélisation ou d’étude biblique), et les échanges qui les ont entourés, ainsi que sur 124 moments de culte enregistrés et vendus sous forme de DVD dans l’un des temples considérés.

Deux espaces de parole reliés par la circulation des fidèles et des prédicateurs

L’enquête s’est déroulée dans deux lieux qui relèvent de l’Église officielle. Le premier est le temple dit de la rue Shanxi, ou Shanxilutang 山西路堂 (fig. 1), héritier du temple méthodiste Wesley édifié en 1872Footnote 19. Ce temple est également le siège de l’association municipale du Mouvement patriotique des trois autonomies, c’est-à-dire de l’Église protestante officielle qui refuse toute appartenance à un mouvement protestant particulier, bien que son fonctionnement dérive encore largement des Églises protestantes, étrangères ou autochtones, de la première moitié du xxe siècleFootnote 20 : le temple de la rue Shanxi se rapproche ainsi du courant méthodiste sur le plan de l’organisation, du rituel et de la doctrine.

Figure 1 Temple de la rue Shanxi (arrondissement Heping, Tianjin)

Légende : Ce temple est l’héritier du plus grand temple protestant de Tianjin avant 1949, le temple méthodiste Wesley, créé en 1872, qui déménage en 1913 au 201 de l’actuelle rue Bingjiang. Baptisé « temple de la rue Bingjiang » après 1949, il devient le « temple de la rue Shanxi » lorsqu’il y emménage dans un nouveau bâtiment en 1996, à la suite de la rénovation de la rue Bingjiang.

Figure 2 Temple supérieur du lieu de culte de la rue Shanxi

Légende : Le temple de la rue Shanxi est composé d’un temple inférieur au rez-de-chaussée d’une capacité d’accueil de 350 personnes et d’un temple supérieur sur deux étages de 1 120 places.

Deux espaces de rassemblement s’y trouvent articulés (fig. 2). Au rez-de-chaussée, le temple inférieur peut accueillir 350 personnes assises face à un chœur bordé de plantes vertes et surmonté d’un pupitre en bois clair. Au fond du chœur, une croix blanche se détache sur un rideau de velours rouge ; au-dessus, une rampe soutient trois écrans de télévision. Des chaises pliantes en bois sont fixées au sol, dessinant un auditorium desservi par trois allées. À l’extérieur, dans la cour, deux escaliers mènent à l’entrée du temple supérieur puis, si l’on poursuit encore l’ascension, à un dernier étage d’où l’on découvre le chœur, en contrebas. Celui-ci, bien plus vaste que celui du temple inférieur, est entouré de huit panneaux de bois latéraux et d’un panneau central surmonté d’une grande croix blanche. Sur son côté droit, une estrade accueille les bancs destinés à une chorale. Au-dessus d’eux, une inscription, « Yimaneili », soit Emmanuel. Les mêmes chaises pliantes peuvent ici accueillir, sur deux niveaux, 1 120 fidèles. Si les deux célébrations dominicales (de 8 h 30 à 10 h, puis de 10 h 30 à 12 h) ainsi que le « rassemblement des jeunes » (qui se tient le jeudi de 19 h 30 à 21 h) se déroulent à la fois dans les temples supérieur et inférieur (d’où l’on suit la retransmission du culte qui se déroule à l’étage via l’écran caché derrière le rideau rouge au fond du chœur), les autres rassemblements hebdomadaires se tiennent uniquement dans le temple inférieur. Il s’agit de la « réunion de prière », le mardi de 19 h à 20 h 30 ; du rassemblement de « partage des témoignages », le jeudi de 9 h 30 à 11 h ; de « l’étude biblique », le samedi soir de 19 h à 20 h 30 ; et enfin du « rassemblement d’évangélisation », le dimanche de 19 h à 20 h 30.

Si l’enquête prend en compte un autre lieu de culte situé dans la rue Liuzhi (fig. 3), c’est à la suite de discussions avec plusieurs fidèles : à leurs yeux, venir au temple de la rue Shanxi ne constitue pas une expérience suffisante, mais doit être complété par la fréquentation d’un ou plusieurs « points de rassemblement domestiques » (jiating juhuidian 家庭聚会点), car « c’est là que les prières et les témoignages sont les plus lingFootnote 21 » – un terme que certains traduisent par « efficace », d’autres par « inspiré », et qui désigne, au-delà de l’interprétation chrétienne, un « pouvoir cosmologique spontanéFootnote 22 ». On distingue les « points de rassemblement » officiels, tolérés par les autorités car attachés à une église enregistrée, et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers sont alors administrés par les « églises de maison » qui, depuis le milieu des années 1950, se développent en dehors du mouvement officiel des Trois autonomiesFootnote 23. Ces églises non enregistrées rassemblent des églises calvinistes et des communautés évangéliques, pentecôtistes et charismatiques ou affichent au contraire le souhait de dépasser ces distinctionsFootnote 24 ; elles entretiennent des relations également variables avec les autorités localesFootnote 25.

Qu’elles soient officielles ou non, les Églises protestantes à Tianjin prennent ainsi appui sur des « points de rassemblement domestiques », soit des rassemblements se tenant dans des espaces privés domestiques. Un temple officiel ou une église de maison peut encadrer plusieurs points de rassemblement ; symétriquement, un point de rassemblement peut espérer se transformer un jour en une église de maison. Les rassemblements domestiques non officiels, qui prospèrent d’autant plus facilement que la Bible peut y être lue et commentée hors de la présence d’une autorité interprétative, regroupent aujourd’hui une grande partie de la communauté protestante. Leur nombre aurait encore augmenté après l’adoption, en 2018, de nouvelles réglementations visant à éliminer les églises de maison et autres organisations religieuses qui refuseraient de rejoindre les instances officielles, puis, en 2022, après la promulgation de mesures administratives ayant pour but de censurer l’usage d’Internet par les chrétiens chinois, notamment ceux ne relevant pas de l’Église officielle. Ces « points de rassemblement », bien plus rares au sein d’une Église catholique davantage soucieuse de hiérarchie, sont responsables, avec les églises non enregistrées, de la multiplication des lieux de culte et de l’augmentation de la population chrétienne en Chine. À titre d’exemple, en 2011, le temple officiel de la rue Shanxi encadrait 47 « points de rassemblement », dont celui de la rue Liuzhi, un chiffre peu élevé au regard du millier de « points » alors estimé à Tianjin. Cela pour une population protestante officielle de 195 367 personnes en 2009, sur les 12 938 224 que comptait la municipalité de TianjinFootnote 26.

Figure 3 Entrée du point de rassemblement domestique de la rue Liuzhi (arrondissement Nankai, Tianjin)

Légende : Ce point de rassemblement a été créé en 1991 par un pasteur qui officiait également rue Shanxi. Celui-ci a confié, avant sa disparition, l’animation du lieu à une laïque, sœur Guo, les assemblées continuant à se tenir dans l’ancien appartement du pasteur où vivent désormais son fils aîné et sa famille.

Créé en 1991 par un pasteur aujourd’hui disparu, le point de rassemblement domestique de la rue Liuzhi se situe toujours dans l’appartement familial où résident désormais son fils et sa famille, au rez-de-chaussée d’un immeuble des années 1990. Une soixantaine de personnes s’y retrouvent le mardi après-midi pour l’« étude biblique » et le mercredi matin pour une « réunion de prière » tandis que le dernier mercredi du mois est consacré à un « partage de témoignages ». Les participants investissent alors toutes les pièces de cet appartement de 70 m2 : l’entrée assez vaste et qui fait également office de salon, le couloir, l’ancienne cuisine, une première chambre et enfin une seconde, qui occupe une place centrale pendant le culte. On y trouve en effet non seulement un lit double, un bureau, une table basse avec une télévision, une armoire, mais aussi, en face de l’entrée, à droite du lit, un pupitre en bois portant une croix en relief et sur lequel un micro est posé. C’est de là que « sœur Guo », qui anime ce rassemblement depuis 2008, prend la parole ; c’est de là également que les chants sont dirigés par « sœur Liu », qui officie dans trois rassemblements, ou que les prédications sont faites par un pasteur, femme ou homme, dépêché par le temple de la rue Shanxi ou désigné par celui-ci au sein de l’assemblée.

Les deux lieux de l’enquête sont donc officiels. Si l’on suit la classification proposée par Fenggang Yang, ils relèvent à ce titre du marché religieux rouge (c’est-à-dire des religions et lieux de culte officiellement autorisés), et non de la catégorie grise (celle d’une religiosité non institutionnelle caractérisée par la porosité entre activités légales et illégales) ou de la catégorie noire (qui rassemble les religions et pratiques formellement proscrites)Footnote 27. Plus on s’en rapproche cependant, plus ces catégories – ici la rouge – révèlent leur complexité. Les liens entre un temple officiel et les « points de rassemblement domestiques » qu’il encadre varient en effet, allant de la supervision hebdomadaire du contenu des prédications à la seule présence d’un envoyé le jour où un « point » inaugure une nouvelle adresse. Les fidèles circulent par ailleurs volontiers à Tianjin entre le temple de la rue Shanxi et des points de rassemblement jugés « hérétiques » aux yeux du premier.

Au-delà de leur appartenance commune à la sphère officielle, le temple et le point de rassemblement observés partagent d’autres caractéristiques. Tous deux accueillent des nouveaux venus à chaque assemblée : parfois des protestants de passage à Tianjin, ou des nouveaux convertis, ou encore des personnes ici présentes « pour voir ». Nombreux sont en effet celles et ceux qui viennent écouter prédications et témoignages sans se déclarer chrétiens et seuls quelques prédicateurs ou fidèles inscrivent leur croyance dans une histoire familiale, évoquant parfois un culte suivi en cachette, enfant, avant 1979. Dans le temple de la rue Shanxi, cette situation apparaît en pleine lumière le premier dimanche de chaque mois : lorsque l’eucharistie est célébrée, deux tiers des présents quittent le temple faute d’être baptisés. Dans les deux lieux également, on se tient ouvertement à distance de toute influence étrangère – les seules publications en chinois venant de l’extérieur proviennent de Singapour ; une enquêtrice étrangère – comme je l’étais – est dès lors particulièrement observée, car perçue, en dépit de ses dénégations, comme représentante présumée des « bonnes pratiques » suivies dans son pays, et doit évoluer avec prudence face aux questions concernant le déroulement du culte ailleurs. Dans le temple comme dans le point de rassemblement s’affiche également un même souci de dépasser les affiliations préexistantes, notamment les « liens de sang, les liens de clans, les liens ethniquesFootnote 28 », mais aussi les frontières provinciales et donc administratives, comme le signale une prédicatrice lorsqu’elle indique : « Lui vient du nord-est, toi tu viens du Henan et moi je viens du Hebei, et pourtant nous nous rassemblons. Nous sommes liésFootnote 29. » De fait, un tiers environ de ceux qui prononcent des témoignages individuels lors des assemblées consacrées aux récits d’événements attestant la présence de Dieu dans la vie du témoin ne sont pas originaires de Tianjin. C’est bien le signe de la présence d’une importante population migrante, même si elle reste minoritaire et inférieure à ce qui est observé dans d’autres villes chinoises ; un signe également de la pratique qui vise à associer des déplacements personnels de courte durée à la réalisation de témoignages dans les églises des villes traverséesFootnote 30.

Ces deux lieux présentent aussi des contrastes. Ils offrent, par exemple, des modalités d’accès différentes : le temple est un lieu public ouvert à toute personne âgée de plus de 18 ans ; le « point de rassemblement » est un espace privé qui accueille à certaines heures de la semaine des personnes étrangères au foyer et dont l’hôte ne connaît pas toujours l’identité. Si aucun obstacle n’en interdit l’accès, il faut connaître l’adresse pour s’y rendre. Les abords de ces deux sites et la conduite qu’il convient d’y adopter varient eux aussi. Le temple de la rue Shanxi exhibe tous les signes d’un espace religieux – architecture, plaque institutionnelle, croix disposées le long de la clôture – et, le dimanche, il est impossible d’ignorer la nature des activités qui s’y déroulent : une foule entre et sort tout au long de la matinée, les cloches retentissent à intervalles réguliers, des haut-parleurs diffusent les chants entonnés à l’intérieur, des marchands vendent sur le trottoir objets et publications religieuses. Il n’en va pas de même à Liuzhi, où la nature religieuse du rassemblement, même s’il est enregistré, ne doit pas déborder au-delà des murs de l’appartement – dans la résidence comme dans les rues adjacentes : toute distribution de littérature religieuse, tout rassemblement sans accord préalable des autorités sont illégaux. Il convient donc de ne sortir sa Bible qu’une fois entré et de ne pas la garder sous le bras en partant ; arrivées et départs doivent être à la fois rapides et discrets. De même qu’il ne faut pas chercher à évangéliser aux abords de la résidence :

Je vous l’ai déjà dit, mais je crois qu’il faut que je le redise : la police sait que nous tenons ce rassemblement, ils sont venus plusieurs fois discuter avec moi, ils nous tolèrent, mais il ne faut absolument pas créer de problèmes dans les lieux publics. L’autre jour, dans le parc voisin, une femme s’est mise à accoster les uns et les autres et à leur parler de la Bible et elle parlait d’une voix forte et tout un groupe s’est formé autour d’elle. Ce n’est pas bon tout ça. Il ne faut surtout pas suivre cet exemple. Si on agit comme ça, on risque d’avoir des problèmesFootnote 31.

Les modalités d’engagement varient également d’un lieu à l’autre. On circule volontiers dans le temple lors du culte, surtout pendant les rassemblements qui se tiennent au rez-de-chaussée. Ce n’est pas le cas à Liuzhi où la ponctualité est de mise, une arrivée tardive obligeant à se frayer un chemin dans un appartement où s’entassent déjà plusieurs dizaines de personnes. En outre, distance et proximité entre les présents s’y manifestent de manières différentes. Certes, il faut distinguer, au sein même du temple Shanxi, ce qui se passe, d’un côté, le dimanche, lorsque les plus âgés ou ceux qui ont du mal à se déplacer se regroupent dans le temple inférieur, alors que le deuxième étage du temple supérieur est plutôt investi par des fidèles jeunes, susceptibles de monter sans effort les étages et, de l’autre, les jours de semaine, quand seul le temple inférieur est occupé. Dans ce dernier cas, l’assemblée est en général plus clairsemée et il n’est pas inapproprié de manifester une moindre attention au culte, en s’endormant ou en se levant pour répondre au téléphone. Malgré ces variations, une même configuration s’impose rue Shanxi : les fidèles sont placés face à la chaire, les uns à côté des autres, que le voisin soit un proche ou un inconnu. À Liuzhi, les membres de l’assemblée sont assis coude à coude et les sièges sont disposés à la fois le long des murs et au centre de la pièce, plaçant chacun – et ses émotions – sous le regard d’autrui. Cette proximité va de pair avec la dispersion des participants dans plusieurs pièces, et donc l’impossibilité d’embrasser dans un même regard tous les présents ou la difficulté de croiser ceux qui ont pour habitude de s’asseoir dans un autre coin de l’appartement. Ainsi, dans le « point de rassemblement », tous s’entendent mais tous ne se voient pas, une situation renforcée par la rapidité des départs et des arrivées. La composition des assemblées, enfin, est contrastée entre les deux lieux. S’il n’existe pas d’études sociologiques sur les groupes confessionnels à Tianjin, et s’il était difficile de s’intéresser durant l’enquête à la biographie des uns et des autres en raison du caractère sensible des activités religieuses, il a tout de même été possible d’observer que l’appartement de la rue Liuzhi accueille proportionnellement moins d’hommes (un dixième des participants) que le temple (entre un quart et un tiers selon les assemblées), les femmes étant toujours largement majoritaires. Qui plus est, situé à proximité de grandes universités, Liuzhi abrite un nombre élevé d’enseignants, de membres de leurs familles ou de personnes ayant travaillé dans ces établissements, bien que l’on y croise également des commerçants, des comptables, des infirmières et des ouvriers. En revanche, une plus grande hétérogénéité sociale semble prévaloir au temple, l’un des lieux de culte protestant qui présente le moins de risques pour les fidèles de Tianjin et qui, à l’instar d’une paroisse à l’échelle municipale, accueille des individus aux expériences biographiques très variables. Pareil constat mériterait cependant d’être nuancé selon le type de rassemblement : ainsi, le culte du jeudi soir, destiné à une population active, est à l’évidence beaucoup plus investi de « cols blancs » que la séance de témoignages se tenant le matin même.

Avec leurs similitudes et leurs contrastes, ces lieux de l’enquête ne prétendent à aucune représentativité. Ils n’infirment pas ce qui peut être observé ailleurs, dans d’autres églises officielles ou dans des églises urbaines et rurales dissidentes. Placés sous l’autorité du plus grand temple protestant de Tianjin, unis par la circulation des pasteurs et des prédicateurs et de la plupart des fidèles, ils permettent toutefois de saisir, au-delà des différences dans leur écologie spatiale et interactionnelle, quelques-unes des régularités orientant l’expérience qui s’y déploie, et notamment les paroles qui y sont prononcées.

Au foyer d’une émotion collective : rendre manifeste ce qui est présumé partagé

L’enquête révèle, tout d’abord, que nombre des personnes rencontrées fréquentent plusieurs lieux de culte, multiplient les assemblées dans un même temple, circulent entre un temple et un, voire plusieurs points de rassemblement. C’est là se plier à l’une des obligations faites au croyant et sans cesse rappelée pendant les sermons : « se rassembler » autant que faire se peut. Cette règle est d’autant plus importante qu’elle permet d’accomplir deux autres devoirs : prier ensemble et témoigner devant autrui. D’où une forme de quotidianisation de ces assemblées, selon plusieurs acceptions du terme : elles se tiennent au quotidien et, en outre, se déroulent parfois dans des espaces de la vie quotidienne. Un même processus de quotidianisationFootnote 32 émerge des actions menées ensemble et de façon répétée, qui s’accompagnent d’une familiarisation progressive avec les gestes qu’il convient d’accomplir comme avec les manières appropriées, situées, de communiquer entre soi. En ce sens, la multiplication de ces assemblées permet, par la répétition, de créer un environnement familier qui, au-delà des variations de détail, est marqué par une grande stabilité des repères temporels et sociauxFootnote 33.

Tableau 1 Culte dominical au temple de la rue Shanxi le 9 août 2015

Séquence Durée
Répétition des trois cantiques 30 min
Cantique d’ouverture de l’assemblée « Faisons silence pour nous rapprocher de Dieu » 3 min 22 s
Cloches 35 s
Cantique d’exhortation du chœur 1 min
Officiante : premier cantique, verset de la Bible, « Notre Père qui êtes aux cieux » 5 min 15 s
Deuxième cantique de l’assemblée 3 min 8 s
Exhortation de l’officiante 7 min 8 s
Lecture de cinq versets de la Bible par l’officiante 2 min
Deux cantiques par le chœur seul 6 min 47 s
Prédication, suivie d’une courte prière spontanée et de la bénédiction du pasteur 48 min 41 s
Annonces concernant la vie du temple 2 min 46 s
Troisième cantique de l’assemblée, chant de clôture par le chœur seulement 6 min 52 s

Note : L’Eucharistie a lieu le premier dimanche de chaque mois, après le troisième et dernier chant et, surtout, après le départ des non-baptisés, qui représentent environ les deux tiers de l’assistance.

Source : Tableau établi d’après les observations d’Isabelle Thireau.

Tableau 2 Culte dans le « point de rassemblement domestique » le 25 mai 2011 et le 1er juin 2011

Séance 1, 25 mai 2011 : séance de partage et de prière avec témoignages Durée Séance 2, 1er juin 2011 : séance de partage et de prière sans témoignages Durée
Répétition des cantiques 30 min Répétition des cantiques 30 min
Six cantiques 25 min 30 s Cinq cantiques 25 min 74 s
Exhortation de sœur Li 9 min 12 s Prière spontanée de sœur Li 9 min 20 s
Lecture de versets de la Bible par sœur Li 1 min 32 s Lecture de versets de la Bible par sœur Li 1 min 56 s
Liste de prière et prière collective 8 min 50 s Liste de prière et prière collective 7 min
« Notre Père qui êtes aux cieux » 39 s « Notre Père qui êtes aux cieux » 33 s
Témoignages 52 min 22 s Sermon 57 min
Cantique 3 min 20 s Cantique 4 min 12 s
Prière spontanée d’un fidèle 3 min 34 s Prière spontanée d’un fidèle 3 min 31 s
Verset de la Bible et mots de clôture par sœur Li 1 min 10 s Verset de la Bible et mots de clôture par sœur Li 1 min 05 s

Bien que ces tableaux reflètent des moments particuliers, ils montrent le déroulement répété et attendu du culte. Ils donnent à voir, notamment, l’importance attachée aux cantiques, quoiqu’impuissants à restituer l’enthousiasme et l’assurance qui entourent ces chants. Chaque assemblée débute en effet par une demi-heure de répétition de cantiques, lesquels occupent ensuite près d’une demi-heure du culte et s’accompagnent de modes d’expressivité variés. Ces cantiques sont issus d’un recueil que l’on peut acheter pour 13 yuans à la librairie du temple de la rue Shanxi où la Bible, que chaque fidèle est encouragé à posséder, est également en vente pour 60 yuans. Ces achats n’ont cependant rien d’obligatoire : Bible et recueil de chants sont disposés en piles à l’entrée du temple et accessibles à chacun.

Les cantiques, et la Bible dont ils s’inspirent, font surgir de façon ramassée un vocabulaire inédit et dotent le langage de nouvelles manières de décrire ce qui est ou pourrait être. L’essor du protestantisme en Chine est en effet inséparable des médiations symboliques qu’il promeut : un nouveau lexique, présumé commun à tous ceux qui « croient », s’impose dès qu’on franchit le seuil de ces assemblées. On s’apostrophe en utilisant les termes « sœur » ou « frère » ; on se dit bonjour en lançant un « Merci Seigneur ! ». Vite adoptés par les nouveaux venus, ces usages circonscrivent un « nous » qui est d’abord défini par ces formes d’adresse et de salutation. Ces orientations partagées se traduisent également dans le choix des mots employés pour désigner les figures divines. Ainsi, alors que le vocable Shangdi (ou 上帝, qui désigne sous la dynastie Shang un souverain suprême et tout-puissant) est très présent pour désigner Dieu dans la traduction de la Bible, les termes shen (神, dieu, divinité, mais aussi miraculeux ou extraordinaire) et zhu (主, Seigneur, mais aussi hôte, Maître, principal ou Allah) dominent les échanges tenus rue Shanxi comme rue Liuzhi. Dans 23 moments de culte sélectionnés de manière aléatoire, et une fois les chants écartés, le terme zhu est le plus fréquemment employé rue Shanxi (49,8 %), suivi de près par le mot shen (47,2 %), mais très loin devant le terme shangdi (3 %) ; ces pourcentages sont respectivement de 47,4 %, 49,9 % et 2,7 % rue Liuzhi.

De façon plus large, des mots peu usités sont soudain disponibles pour mettre en signes et en significations les choses et les événements, pour rendre compte des réalités rencontrées et des possibilités imaginées. Ce sont notamment des termes présents dans la Bible et surtout, pour ce qui est des traductions protestantes actuelles, dans la Revised Chinese Union Version, publiée en 2003 par le Conseil chrétien de Chine, version amendée de la célèbre Chinese Union Version de 1919Footnote 34. Il en est ainsi du lexique qui évoque des notions emblématiques de la foi chrétienne – la lumière, la grâce, le salut – et qui contribue à la polysémie des mots chinois utilisés pour le traduire. On trouve aussi l’usage renouvelé de termes courants comme « l’âme », parfois lestés, depuis 1949, d’un sens idéologique et exclusif comme « le diable » ou « le péché ». Signalons les problèmes de traduction rencontrés, les termes chinois utilisés renvoyant non pas à une seule mais à plusieurs notions dites occidentalesFootnote 35. Ainsi, « l’âme » c’est aussi l’esprit ; « le péché », c’est également le délit, le crime et l’infraction ; alors que le diable, les démons et les esprits malins se voient rassemblés sous un même terme chinois. Dès lors, il est difficile de rendre en français non pas tant les mots que leurs usages et les glissements de sens ou les nouvelles interprétations dont ils s’enrichissent au regard d’une histoire singulière. Au-delà de ces questions de traduction, ce vocabulaire commun et en partie inédit permet de considérer autrement le sens des expériences individuelles ou d’imaginer différemment les situations dans lesquelles elles s’inscrivent. Si un tel processus est observé ailleurs, il produit des effets singuliers dans une situation où le langage disponible est coloré à la fois de significations contraignantes et d’une forme d’indétermination concernant sa dimension normative qui est en partie levée par l’usage de termes nouveaux ou explicitement déconnectés d’une expérience passée. Qui plus est, pareil vocabulaire se présente ici sous la forme stabilisée de chants à entonner – des cantiques rapidement mémorisés et dont l’importance s’est révélée croissante au cours de l’enquêteFootnote 36.

Début 2012, un piano et une pianiste font leur apparition dans l’appartement de la rue Liuzhi pour accompagner celle qui anime les chants. Quelques mois plus tard, l’entrée de celui-ci est réservée à la chorale féminine qui s’est formée : celle-ci propose désormais chaque semaine de nouveaux cantiques, qui viennent s’ajouter à ceux de l’assemblée. Dans d’autres « points domestiques » observés de manière plus ponctuelle, on chante ensemble pour faire face à toutes sortes d’aléas : remplacer un prédicateur qui fait faux bond, se remettre de l’intervention de policiers venus vérifier la nature du rassemblement, etc. À partir de 2015, les témoignages, désormais officiellement considérés avec soupçon par les autorités, sont remplacés par des chants collectifs ou par une succession de chants individuelsFootnote 37. Les cantiques font ainsi surgir des moments à la fois récurrents et attendus, caractérisés par l’expression d’une forme d’assurance, de légèreté ou d’insouciance. D’autres enquêtes ont souligné la multiplication actuelle en Chine de rassemblements au cours desquels les participants « font ensemble » des sons et/ou des mouvements, quelle que soit l’activité réaliséeFootnote 38. Elles décrivent la « relation de syntonie » qui s’instaure alors, par l’expérience de la proximité, sous la forme d’un « nous »Footnote 39. Dans le temple de la rue Shanxi comme rue Liuzhi, cette pratique chorale commune va de pair avec une attention aux émotions partagées et à la compréhension mutuelle ainsi présuméeFootnote 40.

« Quand je suis prise de colère, c’est terrible. On pourrait croire que je suis folle. Alors maintenant quand la colère monte, je me mets à chanterFootnote 41. » Face à ces moments attendus de chants collectifs, les fidèles décrivent également le recours au chant, individuel cette fois, pour « calmer sa colère ». Souvent évoquée au cours des entretiens, la colère vise le cercle proche – la famille, les voisins, la parentèle – ou « la société ». Nombre de ces récits intègrent une double récusation, celle de la colère et celle des situations qui l’engendrent. Ou plutôt, la colère est revendiquée comme juste et justifiée dans le moment même où elle est combattue ; si elle doit être empêchée, c’est en raison des conséquences néfastes qu’elle a sur soi et sur les relations établies avec autrui. La colère conduit en effet, comme le signalent sermons et témoignages, à prononcer des paroles mauvaises, incorrectes ou injustes. Elle peut avoir pour résultat d’empêcher de parler ou de respirer. Elle a partie liée avec le souffle mais aussi avec la parole, que ce soit les propos dits ou entendus. Des fidèles évoquent parfois la présence de Satan qui, alors qu’ils se tournent vers le recueil de chants pour calmer colère ou frayeur, les empêche d’émettre un seul son. La colère surgit, en tout cas, dans un moment d’incertitude ; elle se manifeste à propos de situations qui comptent pour celui qui les éprouvent ; elle correspond à différentes formes de dissonance ou de conflit :

Mais comment ne pas être en colère quand on voit la société où nous vivons ? Le cœur des gens est instable. Les gens luttent sans cesse les uns contre les autres et tout ça, ça existe aussi dans la Bible et quand on lit la Bible on trouve des réponses pour aujourd’hui. Alors souvent je prie et je pleure en priant. Ou je chante. Je demande à Dieu qu’il change notre monde tel qu’il existe ici en Chine. Aujourd’hui il faut avoir la Bible dans une main et le journal ou la télévision dans l’autre et essayer d’interpréter ce qu’on dit dans le journal ou à la télévision grâce à la Bible. Sinon tout devient chaotique. Rien n’est certain, rien n’est sûrFootnote 42.

Les chants, avec le mélange de familiarité, de légitimité et d’évidences qui les caractérisent, apparaissent donc comme un recours pour combattre une émotion – et donc une expérience – jugée problématique et, également, pour réaffirmer ce qui est partagé. Si les gestes et les expressions qui les accompagnent sont volontiers observés ailleurs, ils semblent ici redoublés par l’émotion associée à ce qui est connu, prévisible et qui ne présente aucun risque. En levant les doutes sur le partage des émotions et des évaluations, ces moments de chant associent processus d’individuation et possibilités d’une communauté.

L’évocation empêchée d’un passé commun pour fonder l’intelligibilité du présent

À côté de chants réguliers et fixés à l’avance, les sermons et la parole individuelle qu’ils autorisent font à l’inverse l’objet d’une surveillance particulière dans une situation marquée par une grande diversité de prédicateurs. On compte ainsi une dizaine d’orateurs agréés rue Shanxi qui ne suffisent pas à la tâche, comme il est répété lors de chaque rassemblement. Il s’agit de pasteurs expérimentés d’âges variés, formés dans l’un des instituts de théologie du pays, mais aussi de pasteurs stagiaires ou de laïcsFootnote 43. Une hiérarchie est visible entre ces orateurs aux styles oratoires très divers, même s’ils restent orientés par les principes doctrinaux fondamentaux affichés par les autorités du temple dans les documents produits : l’importance de l’Évangile, la lutte contre l’hétérodoxie, mais aussi l’acception de la pluralité du monde ; l’affirmation des péchés de l’humanité comme de la grâce accordée par Dieu à tous sans distinction ; la reconnaissance d’un Dieu trinitaire. Relevant des Trois autonomies, le temple de la rue Shanxi doit également manifester son patriotisme et montrer l’exemple dans le processus « d’indigénisation » des fêtes chrétiennes comme Noël.

Les trois assemblées hebdomadaires jugées les plus importantes rue Shanxi sur le plan du message biblique – le culte dominical, celui du jeudi soir adressé aux plus jeunes et, enfin, l’étude de la Bible du samedi soir – sont les seules à être enregistrées avant d’être vendues pour 3 yuans sous forme de DVD. Elles accueillent également les sermons les plus maîtrisés car assurés par des pasteurs ou par des prédicateurs expérimentés. Les 124 enregistrements achetés de manière aléatoire entre janvier 2011 et juillet 2016 – et qui concernent parfois des moments de culte observés pendant l’enquête – donnent à entendre 8 hommes et 6 femmes. La parole des pasteurs y domine : 92 sermons ont été prononcés par des pasteurs dont 77 par des hommes ; 32 sermons l’ont été par des laïcs dont 18 par des hommes. En revanche, les femmes laïques dominent les prédications (63 %) dans les 51 autres assemblées suivies, hors séances de témoignages – soit les rassemblements hebdomadaires non enregistrés de la rue Shanxi et tous ceux de la rue LiuzhiFootnote 44. Plus encore que les sermons, qui s’appuient, pour les pasteurs stagiaires, sur un apprentissage à l’Institut de théologie de Nankin et, pour les laïcs, sur une formation « sur le tas », les témoignages font l’objet d’une vigilance explicite : rue Shanxi, où il a été possible d’assister à 21 assemblées de « partages de témoignages », de telles prises de parole doivent obtenir une validation préalable par l’officiant et sont limitées de manière croissante au fil des ans ; rue Liuzhi, 11 « partages de témoignages » ont pu être observés avant d’être interdits à partir de 2015.

La variété des prises de parole individuelles ne peut ainsi être dissociée de la grande diversité des prédicateurs, selon l’âge, la formation ou la biographie. De même, elle va de pair avec le caractère à la fois hétérogène et imprévisible des sermons et surtout des témoignages, qui explique sans doute que ces derniers constituent le moment le plus attendu par les fidèles de la rue LiuzhiFootnote 45. En dépit de ces variations de styles et d’interprétations et malgré les contraintes distinctes qui pèsent sur les sermons et les témoignages, les propos échangés au sein de ces assemblées officielles présentent plusieurs régularités.

Tout d’abord, le passé n’y est jamais convoqué comme passé, comme réserve de sens et d’expériences partagées susceptible d’appuyer la lecture de la Bible ou d’éclairer les réalités présentes. Certes, le passé immédiat surgit parfois de manière implicite à travers les connexions établies entre le nouveau lexique religieux et un registre idéologique ancré dans les dernières décennies. Les « activistes », les « masses ordinaires » ou le « peuple », qui ont tous connu un destin particulier après 1949, font par exemple leur apparition aux côtés des « disciples chrétiens ». De même, des emprunts à des formes idéologiques passées sont réalisés pour dessiner les contours des éléments religieux de l’expérience : « Si nous ne t’obéissons pas, nous ne pourrons pas être des éléments progressistes », assure un prédicateur, reprenant ainsi une formule désignant hier une catégorie politique particulièreFootnote 46. Un autre parle de la « mentalité féodale » dont les membres de l’assemblée doivent se défaireFootnote 47. Un autre encore mobilise la dialectique entre infrastructure et superstructure pour expliquer, lui aussi, le retard économique de la Chine, à partir d’un glissement entre la « loi » de Dieu et celle du matérialisme économique. Des souffrances passées, comme celles des anciens « jeunes instruits envoyés à la campagne », sont évoquées pour incarner ce qui constitue une épreuve ; la fragilité des individus est exposée en contestant le caractère infaillible des modèles révolutionnaires, une affirmation qui entraîne des réflexions vite refermées sur ce qu’il convient de réfuter, ou non, dans l’expérience passée.

Sans lumière pendant l’hiver tout est rabougri, même si un hiver rigoureux fortifie aussi le caractère de ceux qui le traversent. Ceux qui ont connu des souffrances connaissent cette vérité. Ils ont tous fait cette expérience et surtout les vieux zhiqing 知情Footnote 48 qui ont été envoyés à la campagne pendant la Révolution culturelle. Ils ont tous connu toutes sortes d’épreuves terriblesFootnote 49.

Merci Seigneur ! Aujourd’hui, le sujet dont j’aimerais vous parler, la question dont je voudrais discuter avec vous, c’est : « Il ne faut pas avoir peur. » La force vient des difficultés et, quand on travaille pour Dieu, on doit être prêt à braver vents et orages. Il y a ceux qui font face, ceux qui sont forts. Et il y a ceux qui sont faibles… Frères et sœurs, nous avons tous traversé la Révolution culturelle. Nous savons tous qu’il y avait alors ces figures, ces modèles qui étaient grands, forts, tout-puissants, sans le moindre défaut. Et leurs chants et leurs danses, c’était vraiment trop… Si nous pensons à cette époque, nous ne pouvons pas… Ce qui ne veut pas dire qu’il faut déconsidérer l’art de l’opéra révolutionnaireFootnote 50. Pourquoi rejeter complètement celui-ci ? Frères et sœurs, il y a ceux qui disent aujourd’hui qu’il faut tout renier. Moi je ne suis pas d’accord. L’art du yangbanxi, il ne faut pas le renierFootnote 51.

Des liens allusifs sont établis entre certaines situations passées et les principes généraux qu’il s’agit de réaffirmer, au présent :

Pourquoi nos entreprises d’État ont-elles fait faillite à l’époque de la grande marmiteFootnote 52 ? Parce que tout marchait par relations. Si j’avais de bonnes relations avec untel, même s’il n’y connaissait rien, je le mettais à tel poste. Celui-là était capable mais n’avait aucun lien particulier avec moi ? Je ne l’utilisais pas. Et qui décidait d’affecter untel à un poste ? Le chef du service ! C’était un gâchis. Un gâchis des compétences. Ces entreprises où autrefois on mangeait à la grande marmite, eh bien, celles qui ont fait faillite ont fait faillite et les ouvriers qui ont été renvoyés ont été renvoyés et à la fin de tout ça, qui est perdant ? Le peuple ! Mais si les disciples protestants veulent briller, il ne faut pas vouloir briller comme la lune, car selon qu’on est le premier ou le quinzième jour du mois lunaire, la lune est ronde ou alors il n’en reste plus qu’un petit bout. Les disciples sont la lumière, une lumière pleine, une lumière richeFootnote 53 !

Néanmoins, le passé, celui de l’histoire chinoise ou de l’histoire du protestantisme en Chine, n’est jamais évoqué de manière argumentée. L’impossibilité d’évoquer le passé sans être confronté au récit officiel et aux évaluations qui le constituent entrave les références à une histoire commune. Le terme chinois de lishi 历史, ou histoire comme étude et écriture des faits passés, n’est d’ailleurs utilisé que deux fois pendant les quelque 207 rassemblements analysés : une première fois pour parler de Winston Churchill, dont un discours non daté est mentionné pour attester que chaque individu a une mission à accomplir ; et une seconde fois pour parler de l’histoire du Japon et la façon dont les chrétiens y furent réprimés. La Bible, en revanche, si elle n’est pas revendiquée comme histoire ou lishi, est décrite comme faite d’histoires, ou gushi 故事, un terme qui signifie également le conte ou le récit, des histoires signalées ici comme vraies et qui témoignent de l’historicité de la Bible, même si celle-ci ne s’y résume pas : « La Bible, ce n’est pas une fiction. Elle n’a pas été inventée. C’est le récit de ce qui s’est réellement passé. Tous les personnages de la Bible ont réellement existé. Chaque événement s’est produit comme il est décrit. Mais quand on lit la Bible, il faut lire toutes ces histoires vraies, mais il faut aussi lire à travers ellesFootnote 54. »

Les orateurs adoptent des positions variées au sujet de l’origine étrangère de ces « histoires vraies ». À l’une des extrémités du spectre se trouvent ceux qui signalent les langues étrangères dans lesquelles la Bible a été rédigée, la multiplicité des choix faits par les traducteurs, les ambiguïtés qui naissent en chinois lorsqu’il s’agit de traduire le défini ou l’indéfini, le singulier ou le pluriel. Ils évoquent également le recours fréquent à l’allégorie et la nécessité d’en déployer le sens pour les fidèles chinois. « Il y a beaucoup de métaphores dans la Bible parce que les Occidentaux aiment bien les métaphores. Ils mettent ensemble des choses qui se ressemblent. Ils font des comparaisons. Par exemple, l’hostie c’est comme une nourriture, la Bible c’est comme une nourritureFootnote 55. » À l’autre extrémité se trouvent les orateurs qui passent cette question sous silence même s’ils ont parfois recours à des formes linguistiques familières, comme les vers trimétriques, pour résumer leur propos. Quelles que soient cependant les positions adoptées, la Bible est désignée comme un recueil d’histoires vraies, incontestables et extérieures à l’expérience présente. D’un côté, parce qu’elle vient de l’extérieur, la Bible n’entre pas en contradiction directe avec les interprétations du Parti ; de l’autre, en ce qu’elle reflète une vérité faisant autorité, elle propose des repères assurés. Elle offre à ce titre des mots qui permettent d’ébranler le carcan du lexique ordinaire, mais aussi des récits publics qui permettent de décrire et d’évaluer les situations présentes, ici et maintenant, à bonne distance.

Le détour par la Bible : en quête de repères de sens moins incertains

De fait, la deuxième régularité observée dans les sermons et les témoignages concerne la prééminence accordée aux situations qui relèvent de l’expérience quotidienne et qui sont alors dotées de mots et de significations : un dialogue métaphorique avec la Bible permet d’en appuyer la lecture et l’explication. Symétriquement, ces « histoires » présentes peuvent aussi avoir pour visée d’éclairer les « histoires » des textes bibliques. Mais force est de constater que les sermons – longs de 50 minutes dans le nord de la Chine et de 20 minutes dans le sud – et les témoignages consistent souvent en une succession de récits d’expériences vécues ou observées dont le sens est attesté par des références bibliques, grâce à un travail d’interprétation particulièrement diversifié ou par des invocations à Dieu, très souvent nommé, interpellé au cours de ces récits (les 23 séances de culte choisies de manière aléatoire pour une analyse plus systématique signalent que Dieu est nommé, peu importe le terme retenu, 405 fois en moyenne au cours d’un rassemblement de deux heures rue Liuzhi, et 295 fois rue Shanxi). Cette remarque vaut particulièrement pour les moments de culte qui ne font pas l’objet d’enregistrements officiels, quelle que soit l’identité des orateurs.

Ces récits qui décrivent des situations, imputent des responsabilités, établissent des relations de cause à effet dominent, de façon attendue, les témoignages, et ce dès les premières observations effectuées rue Shanxi, le 6 janvier 2011. Tout commence par un homme d’une cinquantaine d’années qui raconte que la veille de Noël, alors qu’il était sur son vélo électrique, une voiture l’a renversé. Trois personnes en sont descendues, « habillées de façon très correcte », et lui ont demandé comment il allait. Étant croyant, il a dit la vérité : il n’avait rien. S’il n’avait pas été croyant, sans doute aurait-il fait comme beaucoup, restant à terre et prétextant être blessé afin d’être dédommagé. Si lui, était indemne, son vélo, en revanche, était abîmé et le chauffeur de la voiture insiste alors pour lui donner 200 yuans. L’homme répète à plusieurs reprises qu’il remercie Dieu de n’avoir pas été blessé, mais qu’il n’a rien demandé et que peu lui importe qu’on lui propose de l’argent ou pas ; en revanche, il se demande, et demande à l’assistance, s’il a eu raison d’accepter cette somme. Le deuxième témoignage, formulé à voix basse avec un fort accent de la province du Shandong, est pratiquement inaudible, mais semble évoquer une chute et ses conséquences. Le troisième a pour auteur un homme qui raconte les différentes étapes du succès de son commerce avant d’évoquer les revers de fortune rencontrés du fait de sa trop grande assurance. La quatrième et dernière prise de parole ne semble pas relever de la forme « témoignage » telle qu’elle est en train de se stabiliser. En effet, dès les premiers mots de la femme qui avait demandé la parole, mon voisin se lève et part en lançant à voix haute : « Ce qui devait être dit a été dit. Maintenant c’est le moment du rapport politique. » Effectivement, ce témoignage n’en est pas un : il s’agit plutôt d’encourager les fidèles à se comporter de manière correcte à l’intérieur comme à l’extérieur du temple et à se livrer à leur autocritique, une pratique généralisée pendant les décennies marquées par la lutte des classes. Rue Liuzhi, le premier témoignage entendu le 30 mars 2011 concerne les tentatives d’empoisonnement dont une femme pense avoir été victime, de l’Au-delà, de la part de sa belle-mère décédée ; le deuxième, les compensations injustes perçues par une famille délogée à trois reprises par des chantiers successifs ; le troisième, la recherche difficile d’un médecin et d’un hôpital dignes de confiance pour opérer un époux.

La vie quotidienne et son intelligibilité envahissent également les sermons, dans une double visée parfois difficile à dissocier : favoriser la compréhension de la Bible et formuler des jugements et interprétations sur ce qui est vécu au quotidien. Au cours de leurs démonstrations, les locuteurs justifient les vérités bibliques en les comparant à ce qui, dans la vie quotidienne, est susceptible de ne pas prêter à discussion, se concentrant alors volontiers sur les goûts et les saveurs. Toutefois, le mouvement inverse, qui s’efforce d’interpréter les expériences ordinaires en se référant à la Bible apparaît plus fréquent. Des événements singuliers de la vie « intramondaine » sont ainsi longuement décrits, reliés entre eux et connectés de manière variée et parfois inattendue à la Bible. Sermons et témoignages sont donc des moments pendant lesquels, « à travers des opérations d’imagination, de réflexion et de storytelling Footnote 56 », sont énoncés des interprétations de la Bible, mais aussi des jugements sur la vie quotidienne.

Certes, la figure de l’exemple s’impose ici pour expliquer la fréquence de ces récits. Anne Cheng a montré comment l’exemple pratique était l’un des modes d’énonciation de la réflexion théorique dans la pensée chinoise : il correspond à la « mise en fonctionnement d’un modèle » plus qu’à l’illustration d’une règleFootnote 57. Le recours à l’exemple, qu’il soit prélevé dans la Bible – et très souvent, ici, dans le livre de l’Exode – ou dans l’expérience quotidienne, est d’autant plus légitime, et nécessaire, que l’explication et la confirmation de la foi impliquent un va-et-vient incessant entre références religieuses et profanes. Si de tels passages sont attendus, les associations ou les rapprochements jugés valides sont néanmoins indissociables d’une expérience singulière qu’ils attestent en retour. Rue Shanxi comme rue Liuzhi, Dieu est par exemple décrit comme « au travail », un travail rapproché de celui accompli par le croyant lorsqu’il s’acquitte « sans limites » de ses obligations religieuses tout autant que lorsqu’il agit de « toutes ses forces » au sein de son unité de travail. Pareille conjonction entre sphères religieuse et profanes est confirmée par l’autorité reconnue à des figures très variées pour juger du travail accompli : « Si tu ne travailles pas, si tu ne fais rien de tes journées et que tu veux te reposer dès que tu te mets au travail, ne parle pas de Dieu, même les autres autour de toi ne te respecteront pasFootnote 58. »

L’exemple vaut aussi parfois exemplarité, modèle à écarter ou, au contraire, à imiter, à partir notamment des figures de Jésus ou de Paul :

L’autre jour, c’était un dimanche, il y a des sœurs qui aident pour le culte et qui sont venues me dire qu’au premier rang il y avait deux femmes qui portaient des jupes très courtes. Je suis allée les voir. Je leur ai dit, sœurs, la prochaine fois il faut faire attention à votre tenue. Il faut mettre des jupes moins courtes parce qu’on vient devant le Seigneur. On vient le célébrer. C’est un règlement dans cette église. Elles ne voulaient pas m’écouter. Je ne sais pas si elles croient vraiment ou pas. Ce n’est pas à nous de juger. C’est vraiment quelque chose qu’on n’a pas le droit de faire, juger les autres trop vite. Mais si elles croient, alors leur croyance est encore très minceFootnote 59.

Jésus a dit à sa mère : « Mère, vois ton fils ! » Et puis il est allé voir ses disciples et il leur a dit : « Voyez votre mère ! » Qu’est-ce que cela veut dire ?… Même s’il va être cloué sur la croix, il n’oublie pas sa mère ! Et cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’il est un modèle pour nous tous ! Et nous tous qui avons encore un père et une mère, qui avons encore des parents, est-ce que nous agissons comme Jésus ? Aujourd’hui, il y a tant de fils et de filles qui ne s’occupent pas de leurs parents, qui se battent pour les biens de la famille, qui ne pensent pas du tout à prendre leurs parents à leur charge ! Ça, c’est la disparition de la morale. Ça, c’est ne plus avoir figure humaineFootnote 60.

Lors des prises de parole, la quête d’exemplarité est souvent signalée par l’usage du terme jidutu 基督徒 pour désigner les disciples protestants dans les lieux observés : le mot jidu, qui signifie chrétien, est réservé en langue chinoise au christianisme issu de la réforme – d’où sa traduction, ici, pour plus de clarté, par protestant ; le mot tu désigne le disciple mais aussi l’élève, l’apprenti. L’accent est ainsi mis sur un apprentissage et un processus d’imitation plutôt que sur le moment de basculement que représenterait la conversion. La métaphore de la course à pied, présente dans la Bible, est utilisée pour décrire le phénomène de transformation attendu ; elle s’accompagne ici d’une description de la compétition qui s’instaure dès lors entre les croyants et les inscrit dans un processus de comparaison et de hiérarchisation.

Toutefois, la validité reconnue à l’exemple et à l’exemplarité ne suffit pas à expliquer la fréquence des récits concernant toutes sortes de situations quotidiennes, les descriptions, digressions et questionnements qui les accompagnent, la complexité voire les conflits de normes qu’ils donnent à voir. Comme lorsqu’un jeune pasteur décrit longuement sa situation matérielle, puis le sentiment d’injustice qu’il éprouve envers d’anciens proches aujourd’hui plus aisés que lui, et enfin la nécessité en tant que croyant de ne pas se comparer à autrui : « Et pourtant, Paul a dit une chose, il a dit qu’il avait appris à se satisfaire de toute chose, il s’est montré satisfait alors qu’il était opprimé, alors qu’il était en prison, alors qu’il était privé de liberté. » Ce principe de non-comparaison est affiché au cœur de son sermon, même s’il admet avoir malgré tout du mal à supporter que certains « soient au-dessus de tout »Footnote 61. De manière tâtonnante, des événements et des situations sont mis en récit dans les sermons et les témoignages ; ils font l’objet d’une élaboration à partir de montages singuliers entre anciens et nouveaux points d’appui ; ils énoncent la validité d’orientations normatives particulières tout en s’interrogeant sur certaines de leurs conséquences. Éprouvés comme contingents et incertains, ces événements deviennent soudain plus intelligibles malgré la complexité, voire les contradictions internes, des récits qui en sont faits. Sont énoncés des principes – notamment au fondement des actions entreprises – qui apparaissent d’autant plus légitimes qu’ils résultent éventuellement des conseils voire des encouragements des figures divines. Le 31 mars 2011, une femme témoigne ainsi pendant près d’une heure de la destruction de son logement, du long processus de négociation alors entamé avec l’équipe envoyée par le promoteur et des conseils parfois chiffrés prodigués par Dieu au cours de ces différentes étapes qui visaient à obtenir une compensation raisonnable : « Notre famille n’est pas juste, le gouvernement n’est pas juste, mais Dieu est justeFootnote 62. » Le 2 novembre 2017, une autre rapporte la démolition, six ans plus tôt, de son logement ; le choix d’un appartement sur plan fourni par la municipalité ; l’indignation éprouvée en découvrant l’appartement attribué : « C’était comme une maison de poupée presque sans fenêtre. Aucune pièce n’était carrée. Le plafond était très bas. Il fallait souvent être courbé. Ça ne ressemblait tout simplement pas à un endroit où des gens peuvent vivre. Et j’avais attendu cinq ans pour ça ? Ce n’était pas possibleFootnote 63 ! » Le témoignage se poursuit avec le récit des démarches engagées auprès des autorités locales et la décision prise par la plaignante, face au silence de l’administration, de suivre les conseils adressés à Dieu par son fils Jésus et que l’oratrice rapportera à son propre fils : prendre la route pour aller porter plainte à Pékin.

Sans réduire sermons et témoignages à cette seule dimension, il n’en demeure pas moins que la familiarité progressive avec un vocabulaire et des symboles nouveaux comme avec des situations et des personnages issus de la Bible et extérieurs aux réalités quotidiennes permet la mise en récit et en sens d’événements jugés problématiques ou objets de doute. Ces opérations analogiques sont caractérisées par une tension : d’un côté, la recherche d’une fondation certaine, d’une orthodoxie, qui puisse réintégrer, selon les mots d’Hannah Arendt, « l’opération logique de déduction à partir d’une unique prémisse, démarche dont leur passé les a rendus familiersFootnote 64 » ; de l’autre, les enquêtes menées pour sortir du doute et identifier des repères « du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, de l’imaginaire et du réel », pour reprendre cette fois les termes de Claude LefortFootnote 65.

Le faux protestant, le mauvais concitoyen : en quête de repères de fiabilité

Le manque de fiabilité des individus, des objets (comme les médicaments ou l’alimentation) ou des institutions parcourt les situations décrites : il peut être évoqué comme la troisième grande régularité observée. La répétition de ce topos n’est pas sans lien avec, d’un côté, la dénonciation des péchés de l’humanité et, de l’autre, le désaveu du réel qui s’accompagne de la quête de repères de sens et d’évaluation partagésFootnote 66. Il invite toutefois à considérer, en situation, ce qui est alors désavoué. Ici, les dénonciations visent tout d’abord le « faux protestant », ou jia jidutu 假基督徒, dont la description fait surgir, en creux, la figure désirable du « bon protestant » et s’accompagne d’encouragements à la vigilance, voire à la méfiance. Faux, les croyants peuvent l’être en effet de différentes manières. Il y a, par exemple, celles et ceux qui reconnaissent deux autorités – même si l’une relève du monde politique et l’autre de la vie religieuse. Le 24 novembre 2011, une prédicatrice du temple de la rue Shanxi, chargée également de la formation des futurs baptisés, prend ainsi appui sur le témoignage qui vient d’être prononcé pour réaffirmer l’incompatibilité qui existe entre le fait d’être communiste et celui d’être protestant, une affirmation qui s’accompagne, pendant la prière, de l’appel fréquent à la conversion des dirigeants chinoisFootnote 67 :

Si avant tu ne connaissais pas Dieu et que tu es entré au Parti, bon, c’est une chose. Tu peux choisir de ne pas payer ta contribution ou bien de faire autre chose pour diluer ton appartenance. Pour montrer que tu as choisi maintenant de croire en Dieu. Mais si tu crois et qu’après tu décides d’entrer au Parti, alors là tu commets un péché et tu montres que tu es encore attaché à ce monde ici-basFootnote 68.

Les orateurs s’en prennent également, de façon attendue, aux membres de l’assemblée qui se rendent dans des temples où l’on vénère divinités taoïstes et bouddhistes, associant ainsi des univers religieux qu’il s’agit au contraire de distinguer. Ils témoignent des torts personnels commis : sollicités par des proches, ils ont brûlé de l’encens dans un temple bouddhiste ; ils ont accueilli pendant quelques jours des parents qui croient « aux idoles » et leur ont fait des offrandes ; ils n’ont pas pu refuser d’entrer dans un temple taoïste lors d’une excursion. Les malheurs qui en découlent sont longuement exposés. Se pose alors la délicate question du caractère religieux ou pas des fêtes et pratiques qui ponctuent le calendrier chinois et des accommodements jugés possibles ou acceptables – une question qui traverse l’histoire du christianisme en Chine. En ce sens, chaque célébration du Nouvel An chinois – et, également, d’autres moments comme des funérailles – apporte son lot de débats, dans le temple comme dans les foyers, pour identifier les activités susceptibles de coexister avec le christianisme. Ces nouvelles interrogations suscitent des réponses ou des solutions variables de la part des pasteurs, qui hésitent et tâtonnent. Elles provoquent en retour des discussions entre fidèles ou des témoignages qui rapportent les aménagements personnels jugés réussis ou au contraire malheureux. Un pasteur revendique ainsi, au début de l’année 2013 et en dépit de la surprise manifestée par des membres de l’assemblée, le fait d’aller bainian 拜年, c’est-à-dire de saluer la nouvelle année qui s’annonce en allant présenter ses vœux à ses proches. Un autre prend la parole un jour de février 2015 pour dire qu’il répond de manière positive lorsqu’un protestant lui demande s’il peut manger des raviolis au Nouvel An chinois. D’autres prédicateurs, en revanche, exhortent les femmes à en refuser la confection ou la consommation et à se réfugier dans leur cuisine lors des repas qui ponctuent ces festivités. D’autres encore encouragent les croyants à participer au Nouvel An en trouvant simplement le moyen de signaler leur différence.

Mais le « faux protestant », c’est aussi celui qui suit un enseignement faux, erroné, hétérodoxe. Dans une situation caractérisée par la multiplication rapide de nouveaux croyants, par l’existence d’un spectre diffus de milliers de congrégations protestantes indépendantes des Trois autonomies – qu’elles ignorent cette instance centralisée ou lui soient hostiles –, la question de l’orthodoxie des croyances et des pratiques demeure à la fois centrale et difficile à saisir. D’où la menace régulière d’une forme d’extrémisme ou de fondamentalisme protestant, susceptible de surgir au sein même du lieu de l’assemblée où l’on se trouve. Si la question des dénominations est rarement évoquée dans les sermons et les témoignages – les Adventistes sont les seuls ennemis déclarés –, réaffirmer ce qui est orthodoxe passe par la désignation de différentes formes d’hétérodoxies.

Il faut éloigner les croyances extrémistes. Notre seule base c’est la Bible, mais il y a aussi des croyances féodales qui se transmettent et si elles parviennent à contrôler votre croyance alors là, c’est fini ! Toutes les interdictions arrivent en même temps et on te fait croire des choses qui ne sont pas dans la Bible. On te dit que le vrai protestant n’a pas le droit d’intenter un procès ou qu’il n’a pas le droit de payer son appartement à crédit. Qui a dit tout ça ? Qui a interdit tout çaFootnote 69 ?

D’où également les doutes, décriés comme infondés, exprimés par ceux qui découvrent ailleurs d’autres lieux de culte. En ce sens, le « faux protestant », qu’il suive plusieurs croyances à la fois ou qu’il se conforme à une doctrine chrétienne jugée fausse, n’est pas un épouvantail lointain et anonyme, mais un individu dangereusement proche, présent au sein des assemblées. Avec d’autres, il forme un groupe déviant à l’intérieur même du lieu de culte, légitimant un appel à la vigilance : les prédicateurs s’en prennent souvent à un « ils » – une troisième personne indéfinie – et non à un « nous » qui signalerait les éventuels manquements de la communauté.

Toutefois, le « faux protestant », c’est surtout celui qui n’est qu’apparence et faux-semblants, c’est-à-dire celui dont on soupçonne qu’il se comporte tout autrement à l’assemblée que dans son foyer ou à l’extérieur du temple. D’un côté, le croyant participe à des activités communes et donc visibles pour autrui : se rassembler, prier ensemble, prononcer des témoignages devant les autres. De l’autre, le voisin de rang peut toujours s’avérer un « faux protestant », n’accomplissant pas à l’extérieur les prières ou les promesses effectuées ou n’affichant pas devant les non-croyants la transformation personnelle revendiquée. Sermons et témoignages décrivent ainsi les prières individuelles rapportées, mais qui, selon toute vraisemblance, n’ont pas été accomplies ; les promesses qui n’ont pas été tenues, les siennes ou celles d’autrui. Ils évoquent aussi les conduites inchangées hors de l’assemblée. Ils rapportent, par exemple, la surprise d’un mari qui ignorait tout de la « croyance » de sa femme : « Son mari m’a dit, comment ça, elle est protestante ? Elle va où je vais, quand je joue avec les autres au mah-jong, elle joue aussi. Quand je vais danser, elle danse aussi. Je n’aurais jamais deviné qu’elle était protestanteFootnote 70 ! » Ou dénoncent « ceux qui accrochent une pancarte à leur cou avec le mot protestant, mais ça ne veut pas dire grand-chose » : une visite chez un « frère » ou chez une « sœur » révèle ainsi des relations orageuses établies avec les voisins, qui ne les distinguent dès lors en rien des non-croyants. D’où le soupçon qui s’insinue, selon des cheminements variés, et qui pèse sur le sens véritable des actions accomplies au sein des assemblées.

Qu’est-ce qu’être un vrai protestant ? Le nom seulement ne suffit pas. Il suffit de regarder autour de nous, de regarder parmi nous. Il y a ceux qui commencent tout juste à croire, à prier, ce n’est pas la peine d’écouter ce qu’ils disent. Il suffit de les regarder. Ils sont pleins d’enthousiasme et cela se voit. Il y a ceux qui prétendent croire depuis longtemps, qui nous disent que cela fait tant et tant d’années et il suffit de les regarder pour savoir qu’ils mentent. Leur visage est tout rouge et ils sont mal à l’aise ! Comme c’est pitoyable ! Comme c’est pitoyable ! Alors il faut être sur nos gardes et se demander à propos de chacun : est-ce qu’il ressemble à un croyantFootnote 71 ?

Les apparences peuvent donc être trompeuses : nul ne peut être certain du sens des paroles et des actes que tous peuvent voir et entendre.

Frères et sœurs, aujourd’hui le thème de mon sermon sera : « Il ne faut pas se fier aux apparences. » Comme il est dit dans la Bible, il faut se méfier de ceux qui disent chercher l’amour et qui en réalité cherchent surtout à s’enrichir. Quand ils prient, leurs paroles sont plus belles à entendre que celles de n’importe qui. Ils disent à haute voix qu’ils remercient Dieu, qu’ils le louent. Mais il vaut mieux ne pas aller voir de plus près tout ce qu’il y a derrière cela. Car derrière se cachent les véritables paroles, les véritables objectifs. Il faut se méfier des apparences. Il faut essayer de comprendre ce qui est gravé dans leurs os et non pas ce qu’ils donnent à voirFootnote 72.

Cette méfiance envers le « faux protestant » est indissociable du soupçon envers le concitoyen, anonyme ou proche, ou encore les institutions. Les passages d’une sphère à l’autre sont fréquents. L’état de la société est en effet déploré à travers le récit de toutes sortes de situations qui ne devraient pas être. Faits divers violents, épisodes familiaux mouvementés, quête d’une institution médicale ou scolaire fiable, attente d’une réponse administrative dans une situation de crise : nombre de sermons et de témoignages consistent en de longs récits qui sont autant de façons d’interroger le réel, de rapporter son caractère incertain et, souvent, inquiétant, non seulement en raison des transgressions commises, mais aussi des difficultés rencontrées pour distinguer l’apparence de la réalité.

Aujourd’hui, il y a ceux qui volent, ceux qui mentent, ceux qui cherchent à profiter des autres, ceux qui parlent mal aux autres dès qu’ils ouvrent la bouche. Ils les insultent avec des mots grossiers. C’est devenu normal de s’en prendre aux autres, de chercher à les blesser, de trouver les paroles qui vont faire mal. Et c’est de pire en pire. Et il y a ceux qui te disent une chose et qui en font une autre et tu ne sais jamais ce qu’ils vont faire vraimentFootnote 73 !

Dès lors, les prises de parole oscillent entre deux pôles. D’une part, l’importance des relations établies avec autrui, proche ou lointain, est réaffirmée :

En tant qu’entité vivant dans ce monde, chacun de nous sait qu’on ne peut pas éviter d’exister sur une scène où il nous faut établir des relations avec les autres. Dès qu’il naît, l’être humain rencontre cette nécessité. Cette nécessité de devoir faire face à toutes sortes de relations. Il y a les relations avec nos parents, avec notre famille, avec notre conjoint, avec des inconnus ou avec des amis, des voisins, des collègues. Tout au cours de notre vie il y a les relations importantes et les relations moins importantes, les relations proches et les relations lointaines. On ne peut pas quitter les autres et celui qui n’utilise jamais le mot de relation, il vit à l’écart des autres. Mais comment est-ce même possible de se tenir à l’écart du mot « relation »Footnote 74 ?

D’autre part, les relations avec ceux que l’on côtoie au quotidien – membres de la famille, voisins, collègues – sont caractérisées comme compliquées, instables, imprévisibles. Elles sont longuement décrites, avec leurs hiérarchies tacites et leur lot d’incompréhensions, souvent avivées à l’occasion des rassemblements familiaux, funérailles, partage des biens. Satan est parfois convoqué pour expliquer les actions mauvaises accomplies envers des proches ou par des proches. Chacun, y compris le croyant, est évalué à la lumière de ses capacités à entretenir de bonnes relations avec autrui, une évaluation qui repose notamment sur les paroles prononcées ou au contraire tues. La nécessité de ne pas proférer de mensonges mais de parler de façon honnête est ainsi réaffirmée de différentes manières : il convient de « dire ce qui est et ce qui n’est pas » sans vexer autrui, de ne pas réagir trop vivement aux propos qui vous sont adressés, de choisir la façon d’exprimer des critiques, de trouver les mots pour parler au conjoint, mais également aux enfants, aux amis et aux voisins. Dès lors, l’importance de la parole et du langage affleure souvent dans les discours :

Seigneur ! Les jours de ta venue sont proches ! Tu es la vraie lumière. Tu illumines ce monde obscur, tu illumines également nos cœurs ! Tu nous permets de connaître nos péchés, ceux que nous commettions sans y penser avant de te connaître : dire des injures, affirmer des mensonges, inventer des choses fausses de toutes piècesFootnote 75 !

La première chose qui m’a touchée ce mois-ci c’est le sermon de sœur C. la semaine dernière, quand elle a dit qu’il fallait bien se comporter envers autrui, qu’il ne fallait pas le faire trébucher et que c’est en agissant ainsi qu’on récompensait Dieu pour ce qu’il fait pour nous. Depuis, j’ai réfléchi à ces paroles. Comment faire pour ne pas s’en prendre aux autres ? Comment ne pas tenter de les renverser pour ne pas être renversé soi-même ? En suivant la voie de Dieu. J’ai souvent choisi d’être un obstacle pour les autres comme ils ont été un obstacle pour moiFootnote 76.

Suscitant la « colère » ou la « fatigue », ces relations problématiques sont attribuées à l’écart entre ce que l’on affiche et ce que l’on est réellement, entre ce que l’on dit et ce que l’on pense ou fait, que l’on soit ou non protestant. Des comportements individuels, perceptibles à ceux-là seuls qui les accomplissent, sont incriminés, suscitant en retour des soupçons sur la signification des actions menées en public. Dans le même mouvement cependant, les bonnes raisons de douter sont explicitées et stabilisées ; des appréciations et des attentes communes sont présentées comme irrécusables.

Le présent article laisse dans l’ombre de nombreuses questions – comme l’expérience biographique de celles et ceux qui y apparaissent, pasteurs et prédicateurs compris, et leurs interprétations doctrinales divergentes entre le temple et le point de rassemblement domestique. De même, les formes d’entraide liées à ces réunions n’ont pas été prises en compteFootnote 77. L’étude montre toutefois combien ces assemblées se signalent par leur caractère prévisible, quotidien et familier, du fait des usages partagés qui se mettent en place et de l’évocation de références bibliques communes. Grâce à la mobilisation d’un vocabulaire nouveau, ou doté d’un sens inédit, les propos tenus et entendus sont ici délestés des rigidités du lexique disponible. La parole suscite alors des formes d’individuation et, surtout, donne aux expériences quotidiennes un sens moins incertain et qui a prétention à être valide au-delà du cercle de l’assemblée.

Les chants participent également à cette réduction de l’incertitude, non seulement parce qu’ils sont connus et reproduits, mais aussi parce que, entonnés ensemble, ils expriment une émotion commune – quelle que soit son intensité ou sa nature – et font surgir des repères collectifs partagés. Ils contrastent ainsi avec les prises de parole individuelles, sermons ou témoignages, caractérisées par la diversité de leurs positionnements : s’y donne à entendre l’effort pour, à l’une extrémité du spectre, rendre familiers et intelligibles les textes bibliques et, à l’autre extrémité, s’interroger sur le sens des situations quotidiennes rencontrées. Les « histoires vraies » de la Bible sont alors articulées de différentes façons aux expériences vécues par les croyants dans leur vie quotidienne ; elles forment un socle en cours d’appropriation mais commun et légitime, ou qui fait autorité, pour parler de ce qui se passe, ici et maintenant. Ce point d’appui symbolique est d’autant plus crucial que le passé ne peut être mobilisé comme expérience commune. En circulant des récits contenus dans la Bible aux exemples ordinaires et extraordinaires observés dans la vie quotidienne, de ces exemples aux formes générales qui permettent d’en juger de manière positive ou négative et vice-versa, un travail d’interprétation est à l’œuvre, fait de transitions ou d’embrayages plus ou moins abrupts, un travail très varié car non stabilisé par des habitudes d’interprétation bien établies.

Si ce processus herméneutique concerne les textes bibliques, il touche aussi, voire davantage, l’interprétation des situations et événements de la vie quotidienne. Des critères distinguant le bon et le mauvais, le vrai et le faux ou le juste et l’injuste sont énoncés devant autrui ; des manières d’être en société sont récusées ; des jugements et des inquiétudes sont exprimés et partagés dans une tension entre le proche – celui que l’on peut convertir, que l’on côtoie dans le temple ou dans la vie quotidienne – et le lointain, ou l’inconnu. Si, comme le dit C. Lefort, les sociétés ne s’instituent pas dans le réel mais dans un imaginaire, « dans un mode singulier de discrimination des repères en fonction desquels s’ordonne l’expérience de la coexistenceFootnote 78 », force est de constater que cet imaginaire ailleurs empêché est ici à l’œuvre : s’il concerne des événements ordinaires, parfois mineurs, il se fonde bien sur l’expérience de la coexistence entre concitoyens. Pareil imaginaire associe, d’un côté, des certitudes parcourues par une forme de dogmatisme ou de quête d’orthodoxie et, de l’autre, des enquêtes menées par les membres de ces assemblées pour identifier ensemble des repères de la certitude.

Cet imaginaire est aussi travaillé par la question des faux-semblants. Plus que l’opposition entre ce qui est ouvert à tous ou réservé à certains, la dichotomie public/privé désigne ici ce qui est visible ou invisible à autrui. Pour le dire autrement, est public ce qui est placé sous le regard de tous ; est privé ce qui peut être dissimulé aux autres. Différentes formes d’hypocrisie sont dès lors dénoncées dont la généalogie complexe, indissociable de l’expérience politique chinoise, ne peut être ici dépliée. On peut y lire toutefois le legs d’un régime politique qui, depuis des décennies, avec une fortune et selon des degrés divers, cherche à imposer une croyance idéologique exclusive en faisant la chasse aux hérétiques et aux déviants. On peut y lire aussi les conséquences de l’importance politique attachée au monde des apparences, à ce qui se manifeste publiquement – mais sans être offert à une pluralité de perspectives : cet attachement nourrit en retour le soupçon de dissimulation et conduit à chercher la vérité de l’individu dans ses desseins et ses motivations profondes – dans ce « qui est gravé sur les os », comme le dit un prédicateurFootnote 79. D’où les nombreuses campagnes politiques, accusations et confessions de toutes sortes, écrites et orales, imposant hier de « livrer son cœur au Parti », une formule qui fait écho à celle présente en Chine depuis l’arrivée du christianisme : « livrer son cœur à Dieu »Footnote 80.

Les mouvements protestants dans le monde, leurs dimensions idéologiques ou les formes de mobilisation politico-religieuse qu’ils ont pu encourager ont fait l’objet de nombreux travaux, au croisement de l’histoire et de la sociologie des religionsFootnote 81. Dans le cas présent, plusieurs dimensions politiques s’enchevêtrent : une expérience politique singulière portée par une visée que certains ont qualifiée de totalitaire ; l’inscription des lieux étudiés dans un dispositif officiel censé manifester loyauté au Parti et patriotisme à la nation ; et le surgissement, malgré tout, de lieux au sein desquels, aux côtés d’autres formes de rassemblement, est posée la question profondément politique de l’intelligibilité des situations rencontrées et des possibilités de discriminer, ensemble, le vrai du faux, le bien du mal.

Certes, la parole, première modalité de l’apparaître, est souvent dénoncée comme le véhicule possible de toutes sortes de simulations et dissimulations. Mais, en exprimant ce soupçon de manière répétée, ces assemblées protestantes permettent de mieux distinguer ce qui peut être objet de doute et ce qui peut être considéré comme certain, et, in fine, de faire émerger des points de repère plus assurés : en somme, de rendre le monde moins incertain.

Footnotes

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Je remercie Philippe Gonzalez pour sa lecture d’une première version de cetexte. Merci également à Antonella Romano, Vincent Azoulay et aux deuxévaluateurs anonymes pour les commentaires pertinents dont ils ont bien voulu mefaire bénéficier pour l’achèvement de cet article.

References

1 Les Quatre Modernisations concernent les domaines de la défense nationale, l’industrie, les sciences et technologies et l’agriculture.

2 Sebastian Veg et Edmund W. Cheng, « Alternative Publications, Spaces and Publics: Revisiting the Public Sphere in 20th- and 21st-century China », The China Quarterly, 246, 2021, p. 317-330 ; Thomas B. Gold, « The Resurgence of Civil Society in China », Journal of Democracy, 11, 1990, p. 18-31 ; Guobin Yang, The Power of the Internet in China: Citizen Activism Online, New York, Columbia University Press, 2009.

3 Alain Cottereau, « ‘Esprit public’ et capacité de juger. La stabilisation d’un espace public en France aux lendemains de la Révolution », in A. Cottereau et P. Ladrière (dir.), Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, Paris, Éd. de l’EHESS, 1992, p. 239-272.

4 Comme lors de la sortie, en novembre 2017, du film Youth du réalisateur Fang Xiaoguang.

5 Voir à ce propos les analyses de Nathanel Amar sur la culture punk ou celles de Marie Bellot sur les espaces et les formes d’engagement des jeunes qualifiés en Chine : Nathanel Amar, Scream for life. L’invention d’une contre-culture punk en Chine populaire, Rennes, PUR, 2022 ; Marie Bellot, « Faire entendre les voix en Chine : jeunesse qualifiée, autoritarisme négocié et civisme ordinaire », thèse de doctorat, université de Lyon, 2019.

6 Sur les notions de rassemblement et d’engagement utilisées ici, voir notamment Erving Goffman, Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, trad. et postface par D. Cefaï, Paris, Économica, [1963] 2013.

7 Pour la population de Tianjin, voir le site gouvernemental de la municipalité de Tianjin et, plus précisément, le « Rapport de données statistiques concernant le développement social et économique de Tianjin en 2011 » publié le 1er mars 2012, https://www.tj.gov.cn/sq/tjgb/202005/t20200520_2468070.html.

8 Voir Yu hua Guo, Shoukuren de lishi : Jicun lishi yu yi zhng wenming logis 受苦人的歷史 :驥村歷史與一種文明的邏輯/The Narrative of Those Who Suffer: The History of Ji Village and the Logic of a Civilization, Hong Kong, The Chinese University Press of Hong Kong, 2013.

9 Sur l’histoire de la Chine à partir de 1949 et les transformations actuelles, voir notamment la publication récente de trois ouvrages : Gilles Guiheux, La République populaire de Chine. Histoire générale de la Chine (1949 à nos jours), Paris, Les Belles Lettres, 2018 ; Alain Roux et Xiaohong Xiao-Planes, Histoire de la République populaire de Chine. De Mao Zedong à Xi Jinping, Malakoff, Armand Colin, 2018 ; Tania Angeloff, en collaboration avec Wang Su, La société chinoise depuis 1949, Paris, La Découverte, 2018.

10 Vincent Goossaert et David A. Palmer, La question religieuse en Chine, trad. par V. Goossaert, F. Parent, É. Salerno, Paris, CNRS Éditions, [2011] 2012, p. 12.

11 Ibid., p. 20.

12 Les pays sortis vainqueurs de la seconde guerre de l’opium (1856-1860) – l’Angleterre, la France et les États-Unis – ont été les premiers à créer, en 1860, des concessions sur la rive occidentale du Hai He, même si la concession américaine ne se doterait jamais d’un gouvernement municipal et rejoindrait, en 1902, la concession britannique. La ruée vers les concessions voit ensuite surgir l’une après l’autre les concessions allemande (1895), japonaise (1898), russe (1900), italienne (1901), autrichienne (1901) et belge (1902).

13 David C. Schak, « Protestantism in China: A Dilemma for the Party-State », Journal of Current Chinese Affairs, 40-2, 2011, p. 71-106, ici p. 73.

14 Nanlai Cao, Constructing China’s Jerusalem: Christians, Power, and Place in Contemporary Wenzhou, Stanford, Stanford University Press, 2010, p. 5.

15 Katharina Wenzel-Teuber, « Statistical Update on Religions and Churches in the People’s Republic of China and in Taiwan », trad. par J. Mulberge, Religions & Christianity in Today’s China, 3-3, 2013, p. 18-43.

16 Kenneth Dean, « Local Ritual Traditions of Southeast China: A Challenge to Definitions of Religion and Theories of Ritual », in F. Yang et G. Lang (dir.), Social Scientific Studies of Religion in China: Methodology, Theories, and Findings, Leyde, Brill, 2011, p. 133-162.

17 Anthony Barthels, « Sinicization: Political, Social and Doctrinal Implications », Asia Lutheran Seminary, mémoire de master, 2020.

18 Les églises non enregistrées, c’est-à-dire non officielles, sont les plus menacées, surtout quand elles rassemblent un nombre important de fidèles – destruction de croix à l’extérieur des édifices, suppression de lieux de culte, arrestation des responsables –, alors qu’il est plus difficile de saisir les variations dans le temps et dans l’espace du contrôle exercé sur les lieux de culte officiels. L’ouvrage de Xiaoxuan Wang offre une analyse détaillée des sanctions rencontrées par les églises de Wenzhou : Xiaoxuan Wang, Maoism and Grassroots Religion: The Communist Revolution and the Reinvention of Religious Life in China, Oxford, Oxford University Press, 2020.

19 Ce temple a pour nom anglais officiel « Shanxi Road Christian Church Tianjin ».

20 Daniel H. Bays, « Chinese Protestant Christianity Today », in D. L. Overmyer (dir.), no spécial « Religion in China Today », The China Quarterly, 174, 2003, p. 183-198.

21 Tianjin, 8 févr. 2011, rue Shanxi, sœur L., prédicatrice laïque, 55 ans ; Tianjin, 3 juin 2011, rue Liuzhi, frère W., pasteur, 35 ans.

22 K. Dean, « Local Ritual Traditions of Southeast China », art. cit., p. 136.

23 D. C. Schak, « Protestantism in China », art. cit., p. 72.

24 Ibid., p. 79.

25 Juliette Duléry, « La visibilité des organisations protestantes en Chine sous le regard de l’État-parti », in D. Douyère et P. Gonzalez (dir.), no spécial « La religion sous le regard du tiers », Questions de communication, 37, 2020, p. 143-166.

26 Le « Chinese General Social Survey », ou Zhongguo zonghe shehui diaocha (中国综合社会调查), est une enquête conjointe, annuelle ou biannuelle selon les thèmes, lancée en 2003 par plusieurs institutions de recherche chinoises, http://www.cnsda.org/index.php?r=projects/view&id=67200093.

27 Fenggang Yang, « The Red, Black and Gray Markets of Religion in China », The Sociological Quarterly, 47-1, 2006, p. 93-122.

28 Tianjin, 27 oct. 2011, rue Shanxi, sœur F., pasteur stagiaire, 35 ans.

29 Tianjin, 3 mai 2012, rue Shanxi, sœur L., prédicatrice laïque, 60 ans.

30 À Canton, le pasteur Zhang Yuanlai relève que 84,37 % des personnes baptisées entre 2000 et 2005 dans les temples officiels de la ville étaient administrativement domiciliées ailleurs, soulignant l’importance de ces espaces comme communautés d’accueil et réseaux de sociabilité pour les migrants. Zhang Yuanlai, Weiji yu qiji. Guangzhou jidujiaohui fazhan xiankuang 危机于契机. 广州基督徒教会发展情况 [Crise et opportunité. Le développement des églises protestantes à Canton], Hong Kong, Christian Communication International, 2009, p. 42.

31 Tianjin, 16 sept. 2015, rue Liuzhi, hôte du point de rassemblement, fils de pasteur, 60 ans.

32 Voir Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Alia, 2010.

33 Katrin Fiedler évoque à ce sujet le caractère « communal » de ces lieux de culte : Katrin Fiedler, « China’s ‘Christianity Fever’ Revisited: Towards a Community-Oriented Reading of Christian Conversions in China », Journal of Current Chinese Affairs, 39-4, 2010, p. 71-109.

34 Les premières traductions complètes de la Bible datent cependant des années 1820. Grâce aux efforts des missionnaires protestants Robert Morrison (1782-1834) et William C. Milne (1785-1822), une première traduction est achevée et imprimée à Malacca en 1923 alors qu’une autre traduction, réalisée par le missionnaire baptiste Joshua Marshman (1768-1837), aurait été terminée plus tard mais imprimée un an plus tôt en Inde. Il faut citer également les noms de ceux qui, après 1830, en proposèrent de nouvelles traductions : Walter Henry Medhurst, Charles Gützlaff, Elijah C. Bridgman et John R. Morrison (1840) ; W. H. Medhurst et James Legge (1854) ; E. C. Bridgman (1862) ; J. T. Goddard (1868) ; S. I. J. Schereschewsky (1875) ; Griffith John (1905). Plus récemment, en 1954, le travail entamé par le franciscain Gabriele Allegra a abouti à la publication d’une nouvelle traduction de la Bible hébraïque accompagnée, en 1968, de celle du Nouveau Testament.

35 Les questions de vocabulaire et de traduction des termes chrétiens en langue chinoise ont bien sûr fait l’objet de discussions successives, notamment pendant la fameuse « querelle des rites » de la fin du xviie siècle.

36 Une compréhension plus fine de ces moments de chant impliquerait d’explorer le rôle du chant comme support de légitimation et de diffusion de toutes sortes de préceptes, maximes ou termes idéologiques, mais aussi la popularité à Tianjin, avant 1949, de chants aussi variés que les « chants » des mères, des cheminots, des ouvriers, de lutte contre le Japon ou, après 1949, des chants de la réforme agraire et des chants révolutionnaires.

37 Si des témoignages peuvent toujours être prononcés dans le temple de la rue Shanxi, ils font l’objet, à partir de 2015, d’un processus de validation plus strict en amont et leur nombre s’est considérablement réduit.

38 Justine Rochot, « ‘Un parc à soi’. Les parcs, territoires de la vieillesse en Chine urbaine contemporaine », Lien social et Politiques, 79, 2017, p. 193-214 ; Lisa Richaud, « Between ‘Face’ and ‘Faceless’ Relationships in China’s Public Places: Ludic Encounters and Activity-Oriented Friendships among Middle- and Old-Aged Urbanites in Beijing Public Parks », no spécial « Urban Friendship Networks: Affective Negotiations in the City », Urban Studies, 55-3, 2018, p. 570-588 ; Isabelle Thireau, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine, Paris, Éd. de l’EHESS, 2020.

39 Alfred Schütz, « Making Music Together: A Study in Social Relationship » [1951], in Collected Papers, vol. 2, Studies in Social Theory, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. 159-178.

40 Sur les émotions, notamment collectives, comme évaluation, voir Louis Quéré, « Natures et formes de l’émotion collective », Occasional Paper du CEMS-Institut Marcel Mauss, 32, 2015.

41 Tianjin, 26 oct. 2011, rue Liuzhi, sœur F., prédicatrice laïque, 55 ans.

42 Tianjin, 26 oct. 2011, rue Liuzhi, sœur F., prédicatrice laïque, 55 ans.

43 Sur la formation des pasteurs, mais aussi les séminaires de théologie protestante en Chine et leurs actions, voir Daniel H. Bays, A New History of Christianity in China, Chichester, Wiley-Blackwell, 2011 ; Gerda Wielander, « Protestant and Online: The Case of Aiyan », The China Quarterly, 197, 2009, p. 165-182 ; Fenggang Yang et Joseph B. Tamney (dir.), State, Market and Religions in Chinese Societies, Leyde, Brill, 2005.

44 La prédominance actuelle des hommes parmi les pasteurs est sans doute provisoire au vu de la fréquentation aujourd’hui très féminine des instituts de théologie. Un nouveau détour par Canton signale qu’en 2007, 30 des 50 pasteurs officiels de la ville, arrondissements de banlieue inclus, étaient des femmes et que celles-ci étaient également largement majoritaires parmi ceux qui suivaient une formation théologique spécialisée (voir Z. Yuanlai, Weiji yu qiji, op. cit., p. 82).

45 Tianjin, 12 mars 2011, rue Shanxi, sœur L., prédicatrice laïque, 60 ans ; Tianjin, 6 mai 2015, rue Lizhi, sœur L., prédicatrice laïque, 60 ans. « Le témoignage personnel joue un rôle central dans le christianisme chinois », écrit Sigurd Kaiser, responsable de l’enseignement du Nouveau Testament au séminaire théologique de Nankin entre 2007 et 2014, après avoir observé la fréquence des témoignages et recueilli les confidences de ses étudiants : les témoignages sont les premières pages qu’ils lisent dans les publications religieuses (Sigurd Kaiser, « Church Growth in China: Some Observations from an Ecumenical Perspective », The Ecumenical Review, 67-1, 2015, p. 35-47, ici p. 38).

46 Tianjin, 9 sept. 2015, rue Liuzhi, frère W., prédicateur laïc, 65 ans.

47 Tianjin, 24 sept. 2015, rue Shanxi, sœur F., prédicatrice laïque, 45 ans.

48 Les zhiqing 知青, ou « jeunes instruits envoyés à la campagne », sont les quelque 17 millions de jeunes chinois urbains qui ont été envoyés dans les campagnes chinoises entre 1968 et la fin des années 1970 pour travailler et, en théorie, compléter leur formation politique auprès des paysans. En langue française, lire notamment l’ouvrage de Michel Bonnin, Génération perdue. Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980, Paris, Éd. de l’EHESS, 2004.

49 Tianjin, 19 mai 2011, rue Shanxi, frère L., prédicateur laïc, 60 ans.

50 Le yangbanxi, ou 样板戏, désigne l’art particulier des opéras et des pièces de théâtre révolutionnaires qui occupent la scène artistique pendant les années 1966-1976. La fille aux cheveux blancs ou Le bataillon féminin rouge en sont des exemples emblématiques.

51 Tianjin, 17 nov. 2011, rue Shanxi, frère W., prédicateur laïc, 55 ans.

52 Cette expression fait allusion au processus de collectivisation et de nationalisation des entreprises privées à partir de 1955-1956. Elle désigne par extension les décennies dites de la « révolution », caractérisées notamment par une économie planifiée avec ses hiérarchies, ses dérives, ses pratiques.

53 Tianjin, 19 mai 2011, rue Shanxi, frère L., prédicateur laïc, 60 ans.

54 Tianjin, 25 oct. 2014, rue Shanxi, pasteur G., 70 ans.

55 Tianjin, 20 sept. 2014, rue Shanxi, pasteur M., 55 ans.

56 Marieke Borren, « ‘A Sense of the World’: Hannah Arendt’s Hermeneutic Phenomenology of Common Sense », International Journal of Philosophical Studies, 2013, 21-2, p. 225-255, ici p. 248.

57 Anne Cheng, « Le saint confucéen : de l’exemplarité à l’exemple », in K. Chemla (dir.), no spécial « La valeur de l’exemple. Perspectives chinoises », Extrême-Orient, Extrême-Occident, 19, 1997, p. 73-90.

58 Tianjin, 20 mai 2014, rue Shanxi, sœur H., prédicatrice laïque, 45 ans.

59 Tianjin, 1er juin 2011, rue Liuzhi, sœur Z., prédicatrice laïque, 65 ans.

60 Tianjin, 1er mai 2013, rue Liuzhi, sœur Z., prédicatrice laïque, 65 ans.

61 Tianjin, 15 juin 2011, rue Liuzhi, pasteur Z., 35 ans.

62 Tianjin, 31 mars 2011, rue Liuzhi, sœur F., 45 ans.

63 Tianjin, 2 nov. 2017, rue Shanxi, sœur W., 60 ans.

64 Hannah Arendt, Idéologie et terreur, éd. par P. Bouretz, trad. par M. de Launay, Paris, Hermann, [1952] 2008, p. 95.

65 Claude Lefort, Essais sur le politique, xixe- xxe siècles, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 285.

66 Alain Cottereau, « Dénis de justice, dénis de réalité. Remarques sur la réalité sociale et sa dénégation », in P. Gruson et R. Dulong (dir.), L’expérience du déni, Paris, Éd. de la MSH, 1999, p. 159-189.

67 Lors de la Conférence de travail sur les questions religieuses nationales organisée en 2016 et présidée de manière exceptionnelle par Xi Jinping, la nécessité de « siniser » les religions en Chine et l’interdiction faite aux membres du Parti communiste chinois de fonder leurs valeurs et leurs croyances sur une religion, quelle qu’elle soit, ont été réaffirmées.

68 Tianjin, 24 nov. 2011, rue Shanxi, sœur Z., prédicatrice laïque, 65 ans.

69 Tianjin, 10 mai 2011, rue Shanxi, sœur W., prédicatrice laïque, 45 ans.

70 Tianjin, 8 déc. 2011, rue Shanxi, pasteur M., 55 ans.

71 Tianjin, 2 févr. 2012, rue Shanxi, sœur H., prédicatrice laïque, 55 ans.

72 Tianjin, 14 nov. 2012, rue Liuzhi, pasteur Y., 35 ans.

73 Tianjin, 24 nov. 2011, rue Shanxi, sœur Z., prédicatrice laïque, 65 ans.

74 Tianjin, 27 oct. 2011, rue Shanxi, sœur F., pasteur stagiaire, 35 ans.

75 Tianjin, 6 déc. 2011, rue Shanxi, sœur J., prédicatrice laïque, 65 ans.

76 Tianjin, 30 nov. 2011, rue Liuzhi, sœur F., 55 ans.

77 K. Fiedler, « China’s ‘Christianity Fever’ Revisited », art. cit.

78 C. Lefort, Essais sur le politique…, op. cit., p. 282.

79 Pour une discussion plus approfondie de la question des apparences en politique, voir par exemple Hannah Arendt, La vie de l’esprit, vol. 1, La pensée, trad. par L. Lotringer, Paris, PUF, [1978] 1981 ; Étienne Tassin, « La question de l’apparence », in M. Abensour et al., Politique et pensée. Colloque Hannah Arendt, Paris, Payot, [1997] 2004, p. 87-118 ; Myriam Revault d’Allonnes, « Peut-on parler philosophiquement politique ? Merleau-Ponty et Hannah Arendt lecteurs de Machiavel », in G. Sfez et M. Senellart (dir.), L’enjeu Machiavel, Paris, PUF, p. 179-198.

80 Sous différentes expressions, la nécessité de consigner par écrit des récits destinés aux représentants de l’État et du Parti, allant de l’exposé minutieux de sa biographie, de ses actions et de ses pensées à la description des erreurs commises, a régulièrement été requise des citoyens chinois après 1949. Autocritiques par des cadres du Parti et confessions publiques par toutes sortes d’accusés sont des pratiques toujours actuelles.

81 Citons, à titre d’exemple : Philippe Gonzales, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et Fides, 2014 ; Émir Mahieddin, Faire le travail de Dieu. Une anthropologie morale du pentecôtisme en Suède, Paris, Karthala, 2018 ; Yannick Fer, L’offensive évangélique. Voyage au cœur des réseaux militants de Jeunesse en Mission, Genève, Labor et Fides, 2010 ; Philippe Gonzales et Joan Stavo-Debauge, « Politiser les évangéliques par le ‘mandat culturel’. Sources, usages et effets de la théologie politique de la Droite chrétienne américaine », in J. Ehrenfreund et P. Gisel (dir.), Religieux, société civile, politique, Lausanne, Antipodes, 2012, p. 241-276.

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Figure 1 Temple de la rue Shanxi (arrondissement Heping, Tianjin)Légende : Ce temple est l’héritier du plus grand temple protestant de Tianjinavant 1949, le temple méthodiste Wesley, créé en 1872, qui déménage en 1913au 201 de l’actuelle rue Bingjiang. Baptisé « temple de la rue Bingjiang »après 1949, il devient le « temple de la rue Shanxi » lorsqu’il y emménage dansun nouveau bâtiment en 1996, à la suite de la rénovation de la rueBingjiang.

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Figure 2 Temple supérieur du lieu de culte de la rue ShanxiLégende : Le temple de la rue Shanxi est composé d’un temple inférieur aurez-de-chaussée d’une capacité d’accueil de 350 personnes et d’un templesupérieur sur deux étages de 1 120 places.

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Figure 3 Entrée du point de rassemblement domestique de la rue Liuzhi(arrondissement Nankai, Tianjin)Légende : Ce point de rassemblement a été créé en 1991 par un pasteur quiofficiait également rue Shanxi. Celui-ci a confié, avant sa disparition,l’animation du lieu à une laïque, sœur Guo, les assemblées continuant à se tenirdans l’ancien appartement du pasteur où vivent désormais son fils aîné et safamille.

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Tableau 1 Culte dominical au temple de la rue Shanxi le 9 août 2015

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Tableau 2 Culte dans le « point de rassemblement domestique » le25 mai 2011 et le 1er juin 2011