Hostname: page-component-5c6d5d7d68-thh2z Total loading time: 0 Render date: 2024-08-16T17:38:47.810Z Has data issue: false hasContentIssue false

Le travail à l’œuvre: Enquête sur l’autorité contingente du créateur dans l’art lyrique

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Pierre-Michel Menger*
Affiliation:
CNRS-EHESS Centre d’Études Sociologiques et Politiques Raymond Aron

Résumé

Rompue à l’analyse du travail, de l’emploi, des professions et des organisations, la sociologie qui explore les arts convainc beaucoup moins dans l’étude d’œuvres spécifiques. Traiter l’œuvre comme le résultat d’un processus peut permettre d’aller plus loin, grâce à l’examen des facteurs de variabilité qui lui impriment ses caractéristiques. En aval de la production de l’œuvre, la variabilité tient à sa réception, ses mises en forme éditoriales et ses interprétations. Mais elle est aussi logée au cœur du travail: ses multiples produits intermédiaires – esquisses, brouillons, ajustements de circonstance et révisions définitives – font entrevoir le cours incertain de l’invention. Comment relier les deux versants? Cet article propose un cadre théorique et l’applique à la production lyrique, à partir d’études de cas (opéras de Verdi, Moussorgsky, Puccini, Berg). Il montre que les œuvres du répertoire ne peuvent délivrer un flux indéfini de services esthétiques, de revenus financiers et de connaissances savantes, et se transformer ainsi en biens intermédiaires durables, que si elles demeurent sujettes à d’incessantes interventions.

Abstract

Abstract

Sociology has much to offer with regard to work, employment, careers, occupations, and organizations in the arts, but is far less convicing when it comes to elucidating specific works. One possible avenue is to see them as the outcome of a process, with high variability as its built-in characteristic. Variability occurs downstream, to the extent that a work attracts contrasting readings, publications and performances. Yet variability may also be tracked upstream, inside the working process: its multiple intermediary outcomes–sketches, drafts, contingent and definitive revisions–may provide access to the uncertain course of invention. How do downstream and upstream variability relate? This paper focuses on operatic production and case studies (operas by Verdi, Moussorgsky, Puccini, Berg) and shows that works entering the canonical repertoire have been able to deliver an indefinite flow of aesthetic, financial and scholarly services, thus becoming durable intermediary goods, only by remaining subject to ceaseless interventions.

Type
Travail et création
Copyright
Copyright © American Society of International Law 2010

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

Footnotes

*

Ce texte a pour origine des recherches menées lors de mon séjour en qualité de fellow au Wissenschaftskolleg de Berlin, en 2006-2007, lorsque j’entrepris d’étudier la question de l’achèvement dans l’art. Je remercie mes collègues fellows pour les échanges que nous avons eus et tout particulièrement Joseph Bergin, Horst Bredekamp, Béatrice Longuenesse et Alain Schnapp. Et je remercie l’organisation du Wissenschaftskolleg et ses responsables pour la merveilleuse qualité de leur appui scientifique. Je veux aussi remercier chaleureusement Philip Gossett et Jann Pasler pour leur lecture critique d’une première version du présent texte et pour leurs remarques très stimulantes.

References

1 - Sur les mécanismes et la dynamique des évaluations et des attributions de signification par le jeu des comparaisons relatives, en l’absence de toute qualification possible de la valeur d’une œuvre en termes absolus, je me permets de renvoyer à Menger, Pierre-Michel, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2009 Google Scholar, chap. 6.

2 - Pour une présentation d’ensemble de la génétique dans le domaine littéraire, voir Gresillon, Almuth, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994 Google Scholar.

3 - Faisant notamment référence à la sociologie des textes proposée par McKenzie, Donald, Chartier, Roger, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard/Le Seuil, 2005, p. 9-10 Google Scholar, énonce ainsi le programme d’une approche qui entend dépasser les perspectives de l’approche philologique et bibliographique et les abstractions de l’approche déconstructionniste: « La production, non pas seulement des livres, mais des textes eux-mêmes, est un processus qui implique, au-delà du geste de l’écriture, différents moments, différentes techniques, différentes interventions: celles des copistes, des libraires éditeurs, des maîtres imprimeurs, des compositeurs, des correcteurs. […] Le processus de publication, quelle que soit sa modalité, est toujours un processus collectif, qui implique des acteurs nombreux et qui ne sépare pas la matérialité du texte de la textualité du livre. Il est donc vain de vouloir distinguer la substance essentielle de l’œuvre, tenue pour toujours semblable à elle-même, et les variations accidentelles du texte, considérées comme sans importance pour sa signification. Pourtant, les variations multiples imposées aux textes par les préférences, les habitudes ou les erreurs de ceux qui les ont copiés, composés ou corrigés, ne détruisent pas l’idée qu’une œuvre conserve une identité perpétuée, immédiatement reconnaissable par leurs lecteurs ou auditeurs. » Voir aussi Mckenzie, Donald F., Bibliography and the sociology of texts, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 CrossRefGoogle Scholar.

4 - Starobinski, Jean, «Approches de la génétique des textes: Introduction pour un débat», in Hay, L. (dir.), La naissance du texte, Paris, Corti, 1989, p. 209 Google Scholar.

5 - Hintikka, Jaakko, L’intentionnalité et les mondes possibles, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, [1975] 1989, p. 183 Google Scholar.

6 - Ibid.

7 - Elster, Jon, Ulysses unbound: Studies in rationality, precommitment, and constraints, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 202 CrossRefGoogle Scholar sq., propose de considérer la création comme une maximisation sous contrainte, mais en se référant à un critère de maximisation locale atteinte à travers une succession d’expérimentations par petites variations et par sélection dans l’ensemble des matériaux ainsi engendrés. Voir aussi Campbell, Donald, «Blind variation and selective retention in creative thought as in other knowledge processes», Psychological Review, 67-6, 1960, p. 380-400 CrossRefGoogle ScholarPubMed.

8 - C’est par exemple ce que souligne Brun, Bernard, «Brouillons vs Manuscrits: de l’art proustien d’écrire », Études françaises , 28-1, 1992, p. 83-90 Google Scholar, ici p. 87, en évaluant l’apport de la critique génétique à l’analyse du travail créateur de Proust: « La plus importante conséquence de la critique génétique, c’est de dégager l’idée d’inachèvement. Par définition, le brouillon, le manuscrit sont inachevés puisqu’ils sont destinés à être remplacés par un autre état du projet, du chantier de l’écrivain. Mais si la version imprimée n’était pas non plus la dernière ? On ne parle pas ici spécialement des œuvres posthumes ou inachevées, mais de l’infini qui se trouve à l’intérieur même du texte, et que l’on découvre vite quand on commence à étudier les avant-textes (brouillons, manuscrits, etc.). Chaque version de ce qui n’a pas été retenu par le romancier contient en soi des fils narratifs, des romans qui n’existeront pas. »

9 - Parker, Roger, Remaking the song: Operatic visions and revisions from Handel to Berio, Berkeley, University of California Press, 2006, p. 3 CrossRefGoogle Scholar.

10 - J’ai exploré cette question dans P.-M. Menger, Le travail créateur…, op. cit., chap. 9.

11 - Dahlhaus, Carl, Die Musik des 19. Jahrhunderts, Wiesbaden, Athenaion, 1980 Google Scholar.

12 - Gossett, Philip, «Éditions critiques des musiques du XIXe siècle», in Nattiez, J.-J. (dir.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, t. 2, Les savoirs musicaux , Le Méjan/Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2004, p. 1037-1038 Google Scholar.

13 - Voir sur ce point Rosselli, John, The opera industry in Italy from Cimarosa to Verdi: The role of the impresario, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 Google Scholar.

14 - Gossett, Philip, Divas and scholars: Performing Italian opera, Chicago, The University of Chicago Press, 2006 CrossRefGoogle Scholar: Roccatagliati, Alessandro, «The Italian theatre of Verdi’s day», in Balthazar, S. L. (dir.), The Cambridge companion to Verdi, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 Google Scholar.

15 - Les plaintes contre les délais impossibles à tenir étaient innombrables. Nous nous émerveillons certes que des chefs-d’œuvre tels que Le barbier de Séville et L’Italienne à Alger de Rossini ou La somnambule de Vincenzo Bellini aient pu être produits en moins d’un mois, mais il faut rappeler, avec P. Gossett, Divas and scholars…, op. cit., chap. 2, que toutes les œuvres n’étaient pas écrites et montées dans de telles conditions, et il faut écarter aussi toute hypothèse de corrélation positive ou négative entre talent, vitesse de travail créateur et réussite esthétique, en rappelant que très peu d’œuvres furent des chefs-d’œuvre d’un niveau équivalent à celui de ces opéras écrits dans l’urgence.

16 - Pasler, Jann, «Political anxieties and musical reception: Japonisme and the problem of assimilation», in Groos, A. et Bernardoni, V. (dir.), Madama Butterfly: L’orientalismo di fine secolo, l’approccio pucciniano, la ricezione, Florence, L. S. Olschki, 2008, p. 17-53 Google Scholar, s’est ainsi demandé si le déclenchement du conflit russo-japonais, en février 1904, avec ses implications internationales et ses effets sur les alliances européennes, n’avait pas retenti sur la réception de Madame Butterfly de Puccini, basé sur l’histoire d’une jeune geisha japonaise qu’un officier américain épouse, puis délaisse, et qui se suicide après avoir appris le remariage américain de celui dont elle a eu un enfant et dont elle attendait le retour. Lors de sa création, le 17 février 1904, à la Scala de Milan, l’opéra fut un fiasco retentissant et si imprévu qu’on soupçonna un sabotage délibéré de la part de rivaux de Puccini et de son éditeur. Après une série de remaniements, l’opéra connut une réception et une carrière triomphales, trois mois plus tard.

17 - A. Roccatagliati, « The Italian theatre of Verdi’s day », art. cit., p. 18.

18 - White, Harrison C. et White, Cynthia A., Canvases and careers: Institutional change in the French painting world, New York, J. Wiley, 1965 Google Scholar.

19 - P. Gossett, Divas and scholars…, op. cit., p. 97.

20 - Ibid., p. 98-99. P. Gossett détaille les innovations introduites par Giovanni Ricordi. Copiste attaché à la Scala de Milan, celui-ci avait acquis le droit d’exploiter à son profit les œuvres qu’il copiait, mais ce droit demeurait limité, et ne valait que pour la diffusion commerciale d’extraits des œuvres. Il élargit progressivement son activité, notamment en inventant une technique d’impression plus rapide pour satisfaire la demande des amateurs, puis obtint des théâtres avec lesquels il travaillait à Milan des concessions plus importantes pour l’exploitation des œuvres. Quand la Scala lui céda ses archives de manuscrits, partitions autographes et matériels d’orchestre, il acheva de transformer son travail de copiste en une véritable entreprise, dont les théâtres eux-mêmes devinrent les clients. Dès le milieu des années 1820, Ricordi réussit à exploiter avec succès la demande croissante d’œuvres lyriques, en prenant soin de louer les partitions complètes, dans un jeu savant et lucratif de négociations bilatérales avec les théâtres, et en se gardant bien d’en réaliser et d’en vendre des éditions imprimées.

21 - Ibid., p. 100.

22 - Ibid., p. 50-52.

23 - Jensen, Luke, «An introduction to Verdi’s working methods», in Balthazar, S. L. (dir.), The Cambridge companion to Verdi, op. cit., p. 257-268 Google Scholar.

24 - A. Roccatagliati, « The Italian theatre of Verdi’s day », art. cit., p. 22.

25 - Ibid., p. 23. Il décrit ainsi le système contractuel mis au point par Verdi et Ricordi: « Le compositeur cédait directement à Ricordi ses partitions avant la création de l’œuvre, mais pas tout d’un bloc: des versements étaient prévus pour la production initiale, pour la vente des partitions imprimées, et pour les droits de distribution à l’étranger, et pour chaque reprise de l’œuvre pendant dix ans. Dans ce dernier cas, Verdi passa d’un versement fixe à la rémunération au pourcentage après 1850: 30% puis un peu plus tard 40 % du produit des droits de location lui étaient versés. Ainsi, même lorsque Verdi contractait directement avec un théâtre comme pour Rigoletto, il conservait les droits d’exploitation de l’œuvre pour lui-même, et pouvait les négocier avec des éditeurs. »

26 - Lawton, David et Rosen, David, «Verdi’s non-definitive revisions», Atti del terzo congresso inernazionale di studi verdiani, Parme, Instituto di studi verdiani, 1974, p. 189-237 Google Scholar. À l’inverse, lorsqu’une œuvre était transformée par Verdi au point d’acquérir une identité suffisamment distincte de l’ancienne version et d’être réidentifiée sous un nouveau nom, les musicologues parlent de « révision défnitive ». Tel est le cas de Aroldo (créé en 1857), que Verdi reprit et remania après l’échec de Stiffelio (1850), en partie dû aux contraintes exercées par la censure religieuse. Lorsque la révision est importante, mais ne se substitue pas à la première incarnation de l’œuvre, les deux versions figurent dans le catalogue du compositeur, sous le même nom (Macbeth, révisé dix-huit ans après sa création, à l’intention de la scène parisienne) ou sous des noms différents (Jérusalem est une version révisée, pour l’opéra de Paris, de I Lombardi ).

27 - Voir Gossett, Philip, «Der kompositorische Prozess: Verdi’s Opernskizzen», in Engelhardt, M. (dir.), Giuseppe Verdi und seine Zeit, Laaber, Laaber Verlag, 2001, p. 169-190 Google Scholar; L. Jensen, « An introduction to Verdi’s working methods », art. cit.

28 - Voir L. Jensen, « An introduction to Verdi’s working methods », art. cit., p. 264, et P. Gossett, Divas and scholars…, op. cit., p. 51.

29 - Simon Boccanegra fut commandé à Verdi par le Teatro La Fenice de Venise, où sa création, en 1857, rencontra un succès modéré. En 1859, l’œuvre fut produite à la Scala et ce fut un fiasco total, ce qui conduisit Verdi à envisager sa révision. Ce n’est pourtant qu’en 1879 que ce travail de révision fut entrepris, en collaboration avec le compositeur et librettiste Arrigo Boito, dont il voulait certainement tester aussi les capacités avant de travailler avec lui à un projet plus important, Otello. Quant à La Forza del Destino, comme P. Gossett l’indique dans le programme du festival de Caramoor qui, en 2008, se proposait de réhabiliter les mérites de la première version de l’opéra, il connut une succession de remaniements. L’œuvre devait être créée à Saint-Pétersbourg en 1861, mais la défection de la cantatrice principale, tombée malade, repoussa la première représentation en 1862. Verdi en profita pour effectuer diverses modifications. Puis l’œuvre fut encore remaniée en 1863 pour des représentations à Madrid. Verdi procéda ultérieurement à une révision plus importante, qui conduisit à la deuxième « version » de l’œuvre, représentée à la Scala de Milan en 1869.

30 - Tanselle, Thomas, «The editorial problem of final authorial intention», Studies in Bibliography, 29, 1976, p. 168-212 Google Scholar, ici p. 193.

31 - Ibid., p. 192.

32 - Sur l’importance que joua le modèle français du grand opéra pour la carrière internationale de Verdi et de Richard Wagner, voir Carolyn Abbate et Roger Parker, «Le grand opéra chez Verdi et Wagner», in J.-J. Nattiez (dir), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, op. cit., p. 1205-1220.

33 - Voir Kreuzer, Gundula, «Voices from beyond: Verdi’s Don Carlos and the modern stage», Cambridge Opera Journal, 18-2, 2006, p. 151-179 CrossRefGoogle Scholar.

34 - Le cheminement précis du travail créateur de Verdi pour chacune de ses œuvres n’a été réellement révélé que depuis la mise en chantier, à la fin des années 1970, de l’édition critique complète des opéras de Verdi sous la direction de P. Gossett. Elle permet tout à la fois de montrer que les œuvres peu ou pas remaniées par Verdi sont l’exception, mais aussi de calibrer exactement l’ampleur du travail de réélaboration.

35 - Voir Günther, Ursula, «La genèse de Don Carlos, opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi, représenté pour la première fois à Paris le 11 mars 1867», Revue de Musicologie, 58-1, 1972, p. 16-64 CrossRefGoogle Scholar, et 60-1/2, 1974, p. 87-158; Budden, Julian, The operas of Verdi, t. 3, From Don Carlos to Falstaff , Londres, Cassell, 1981 Google Scholar.

36 - R. Parker, Remaking the song…, op. cit., p. 4.

37 - L’œuvredeFriedrich von Schiller connut elle-même plusieurs remaniements, après son premier achèvement au printemps 1787: l’œuvre fut produite dans deux versions, en vers et en prose, modifiée dans sa version versifiée, et remaniée pour les éditions qui se succédèrent jusqu’à ce que l’œuvre fût figée par Schiller dans sa dernière version éditée de 1805.

38 - Harold Powers, «Verdi’s Don Carlos: An overview of the operas», in S. L. Balthazar (dir.), The Cambridge companion to Verdi, op. cit., p. 213-214.

39 - Avant la répétition générale, Verdi supprima certains passages significatifs dans les actes IV et V. Puis d’autres coupes et allègements furent opérés après la répétition générale, une fois qu’il fut apparu que l’œuvre durait quelque 3 h 47 minutes. À sa grande fureur, Verdi dut céder aux injonctions de la direction du théâtre qui se souciait de la longueur de l’œuvre pour permettre aux spectateurs regagnant la banlieue parisienne de pouvoir prendre le dernier train après minuit. Les modifications réalisées par Verdi représentèrent un gain de 19 minutes, selon les essais effectués aux répétitions. Voir U. Günther, « La genèse de Don Carlos… », art. cit., 1974, p. 143-146.

40 - Du premier acte, dit de Fontainebleau, seule la romance de Don Carlos fut conservée, pour être déplacée et adaptée pour l’acte II; le duo entre Philippe et Posa fut largement réécrit, la scène d’ouverture et le ballet, à l’acte III, furent remplacés par un prélude instrumental, et différents autres remaniements furent opérés, comme la réinjection d’éléments de la version de 1867, auquel Verdi avait renoncés avant la première parisienne.

41 - Verdi, lui-même, cité d’après J. Budden, The operas of Verdi, op. cit., p. 153, avait mis en garde contre les risques que comporte l’écriture d’un opéra, en signalant les méandres possibles du travail de composition dans le temps de la collaboration avec les librettistes: « Pour bien faire, on devrait écrire d’un seul souffle, pour ainsi dire, en remettant à plus tard la question de compléter, de modifier et de polir l’esquisse générale. Sans quoi on risque d’écrire un opéra à la manière d’une mosaïque, qui manque et de style et de caractère. L’exception représentée par Meyerbeer ne s’applique pas: malgré toute la force de son génie, même lui eut à perdre un temps considérable dans la mise en musique de ses livrets, et ne sut éviter le relâchement de style qui est parfois palpable dans ses chefs-d’œuvre, et qui donne à croire qu’il s’agit du travail de deux compositeurs différents. Le constat s’impose: la longueur excessive d’un livret met en péril l’effet d’ensemble d’un opéra, même lorsqu’il est le fruit d’un compositeur de génie. »

42 - Selon la lettre qu’il écrit à son ami Giuseppe Piroli le 3 décembre 1882, et que cite U. Günther, « La genèse de Don Carlos. . . », art. cit., p. 17.

43 - Lettre du 29 janvier 1884 à Arrivabene, ibid.

44 - J. Budden, The operas of Verdi, op. cit., p. 153. Pour une vue d’ensemble simple, voir Rosen, David, « Don Carlos as Bildungsoper: Carlos’ last act», Cambridge Opera Journal, 14-1/2, 2002, p. 109-131 CrossRefGoogle Scholar, ici p. 111.

45 - Sur ce point, voir aussi G. Kreuzer, « Voices from beyond… », art. cit.

46 - Günther, Ursula et Petazzoni, Luciano (dir.), Giuseppe Verdi, Don Carlos. Edizione integrale delle varie versioni in cinque e in quattro atti (comprendente gli inediti verdiani), Milan, G. Ricordi, 1980 Google Scholar.

47 - Cité par D. Rosen, « Don Carlos as Bildungsoper. . . », art. cit., p. 112.

48 - J. Grier, The critical editing of music…, op. cit., p. 206 sq.

49 - Taruskin, Richard, «Musorgsky vs. Musorgsky: The versions of Boris Godunov », 19th-Century Music, 8-2, 1984, p. 91-118 CrossRefGoogle Scholar, et 8-3, 1985, p. 245-272.

50 - Taruskin, Richard, « Boris Godunov », New Grove Dictionary of Opera, Oxford, Oxford University Press, 2007-2009Google Scholar, cité d’après Grove Music Online, sans pagination.

51 - Winter, Robert S., « On realizations, completions, restorations and reconstructions: From Bach’s The Art of Fugue to Beethoven’s Tenth symphony», Journal of the Royal Musical Association, 116-1, 1991, p. 96-126 CrossRefGoogle Scholar.

52 - Voir sur ce point Meyer, Leonard B., Emotion and meaning in music, Chicago, University of Chicago Press, 1956 Google Scholar.

53 - Jarman, Douglas, Alban Berg. Lulu, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 43 Google Scholar.

54 - Comme l’écrit D. Jarman, ibid., p. 46-47, « durant les quarante premières années de son existence sur scène, Lulu fut condamné à être joué comme un torso incomplet en deux actes, un handicap auquel peu d’opéras pourraient survivre et qui, dans le cas de Lulu, avait un effet dévastateur tant sur l’architecture minutieusement calculée de la musique que sur la signification de l’opéra ».

55 - Cité d’après Perle, George, The operas of Alban Berg, t. 2, Lulu , Berkeley, Universit of California Press, 1985, p. 262-263 Google Scholar.

56 - Extrait du texte de Friedrich Cerha pour le premier enregistrement de la version en trois actes de Lulu, dirigée par Pierre Boulez (DGG, 463 617-2), après les représentations en création mondiale de l’œuvre achevée, à l’opéra de Paris, en 1979, dans la mise en scène de Patrice Chéreau et les décors de Richard Peduzzi. Voir aussi Cerha, Friedrich, Arbeitsbericht zur Herstellung des 3. Aktes der Oper Lulu von Alban Berg, Vienne, Universal Edition, 1979 Google Scholar.

57 - G. Perle, The operas of Alban Berg, op. cit.

58 - On trouve même, sous la plume de certains commentateurs, l’argument selon lequel Arnold Schoenberg était lui-même l’auteur d’un opéra inachevé, son Moïse et Aaron, et que l’état d’inachèvement n’avait donc rien de mutilant. Voir par exemple Lothar Knessel, «Lulu, opéra en trois actes, à l’Opéra National de Vienne », livret accompagnant la publication de l’enregistrement de la représentation dirigée par Lorin Maazel le 24 octobre 1983 à Vienne et publié en disque par RCA BMG en 1998.

59 - Adorno, Theodor, Alban Berg. Le maître de la transition infime, Paris, Gallimard, [1968] 1989 Google Scholar, avait indiqué qu’il était aisé de répondre aux objections de Schoenberg. Dans son Arbeitsbericht sur l’achèvement du troisième acte de l’œuvre, F. Cerha examine ces objections et invoque Karl Kraus pour défendre Berg et justifier l’interprétation qui peut être donnée des passages litigieux.

60 - La passion de Berg pour Hanna Fuchs-Robettin est littéralement cryptée dans sa Suite lyrique, à travers l’utilisation des initiales de leurs deux noms comme éléments pivots dans le choix et l’organisation de la matière musicale développée dans l’œuvre. Cette déclaration d’amour cryptée nous est connue par l’exemplaire imprimé de la partition qu’Alban offrit à Hanna et qu’il annota copieusement de sa main pour livrer le programme secret de chacun des mouvements et de l’œuvre entière. G. Perle apprit en 1976 l’existence de cette passion secrète et celle de cet exemplaire annoté de la Suite lyrique par la veuve du compositeur viennois Alexander von Zemlinsky. En 1977, il rendit alors visite à la fille d’Hanna, qui lui montra la partition ainsi qu’un ensemble de lettres de Berg à Hanna. Il révéla la même année l’existence de ce programme secret dans la revue de l’International Alban Berg Society, qu’il avait co-fondée dix ans plus tôt notamment pour contrebattre l’opposition mise par Helene Berg et l’éditeur Universal Music à l’achèvement de Lulu. Voir Buch, Esteban, Histoire d’un secret. À propos de la « Suite lyrique » d’Alban Berg , Arles, Actes Sud, 1994, p. 55 Google Scholar sq.

61 - Dans une lettre à Alma Mahler, écrite après la mort de Berg, sa veuve indique que leur vie commune n’avait rien d’idéalement harmonieux et fusionnel et qu’elle avait même connaissance de la «passion poétique» d’Alban pour Hanna, tout en en minimisant la portée, tant elle supposait Alban absorbé principalement par son travail.

62 - E. Buch, Histoire d’un secret…, op. cit., p. 55, mentionne cet extrait d’une correspondance entre G. Perle et Hans Redlich, le deuxième biographe de Berg, dans lequel G. Perle fait part de « son désir soutenu d’être l’homme qui finalement préparera la partition complète du troisième acte ».

63 - E. Buch, Histoire d’un secret…, op. cit., p. 62, et plus largement, pour sa propre enquête sur l’affaire, p. 47-84.

64 - Ibid., p. 63, souligné par l’auteur.

65 - Ibid., p. 64. L’argument d’E. Buch, tel que je le comprends, paraît être celui-ci. La signification de l’œuvre doit rester latente (la Suite lyrique a les caractères d’un « opéra latent ») pour que l’œuvre soit dotée de ses chances d’universalité et n’apparaisse pas comme le produit d’une culture sentimentale bourgeoise baignant dans l’hypocrisie (l’amour passionné dans l’adultère maintenu secret, comme ressort de la création). Mais l’histoire de l’interprétation des œuvres ne peut relever en aucun cas d’un point de vue normatif. Et du reste la préférence pour l’opacité contenue dans le point de vue normatif d’E. Buch n’est qu’une position interprétative parmi d’autres.

66 - D. Jarman, Alban Berg…, op. cit., p. 49-50, rappelle que la création mondiale de la version complète de l’opéra fut enveloppée d’un parfum de scandale – celui de l’embargo sur le troisième acte qui fut exercé par une veuve outragée et qui ne put être levé qu’après sa mort – qui attira l’attention de la grande presse et contribua au retentissement de la soirée. Que le monde politique et culturel (le Guardian note la présence de Raymond Barre, Edward Heath, Helmut Schmidt, Wieland Wagner) se soit rassemblé pour connaître l’épilogue de l’affaire Lulu ressemble à un miroir tendu par l’œuvre à la salle, à une mise en abyme spectaculaire de la première scène (située à Paris) de l’acte III.

67 - C’est du reste le même constat qui avait conduit Helene Berg à rédiger un codicille secret à ses dernières volontés testamentaires, dont le neveu de Berg fut le dépositaire. Selon G. Perle, The operas of Alban Berg, op. cit., p. 285, ce codicille précisait qu’à l’expiration du copyright sur l’œuvre, la partition et l’ensemble des manuscrits et des matériels relatifs au troisième acte devaient être mis en lieu sûr pour éviter les tentatives désordonnées et malheureuses d’achèvement de Lulu.

68 - Cité d’après G. Perle, The operas of Alban Berg, op. cit., p. 240.

69 - Carner, Mosco, «Berg and the reconsideration of Lulu », The Musical Times, 1686, 1983, p. 477-479 CrossRefGoogle Scholar.

70 - Richard Bletschacher, «Alban Berg et l’opéra littéraire », livret de Lulu, enregistrement de la représentation du 16 décembre 1968 à l’opéra de Vienne sous la direction de Karl Böhm, publié par Andante en 2004, p. 56.

71 - D. Jarman, Alban Berg…, op. cit., p. 50-51, motive ainsi le même type d’argumentation. Après avoir indiqué que « dans l’histoire entière du répertoire lyrique, il n’existe sans doute aucun opéra dont le compositeur ait été plus précis que Berg dans ses exigences quant à la mise en scène de Lulu », il note que ce qui était peut-être excusable dans les mises en scène de la version tronquée ne l’est plus de la version complète en 3 actes: « Les productions qui traitaient cavalièrement les exigences de Berg n’étaient pas inhabituelles dans les années où l’œuvre était représentée dans son aspect tronqué en deux actes. Il était alors possible de tirer prétexte de l’absence de l’acte final et du caractère obscur du plan d’ensemble et de la méthode dramatique employée dans l’œuvre pour justifier les libertés de mise en scène. Mais depuis, et peut-être en raison même de, la production parisienne de l’opéra complet, l’œuvre a connu nombre de mises en scène qui révèlent une ignorance choquante des principes les plus élémentaires de l’organisation musicale et dramatique propres à Berg. »

72 - Pour cette analyse du cas de Turandot, nous prenons appui sur les ouvrages de Ashbrook, William et Powers, Harold, Puccini’s Turandot: The end of the great tradition, Princeton, Princeton University Press, 1991 CrossRefGoogle Scholar, de R. Parker, Remaking the song…, op. cit., et sur l’étude de Fairtile, Linda, « Duetto a tre: Franco Alfano’s completion of Turandot », Cambridge Opera Journal, 16-2, 2004, p. 163-185 CrossRefGoogle Scholar.

73 - R. Parker, Remaking the song…, op. cit., p. 93.

74 - L. Fairtile, « Duetto a tre. . . », art. cit., p. 163.

75 - Cité d’après R. Parker, Remaking the song…, op. cit., p. 93.

76 - Voir sur ce point, Dotto, Gabrielle, «Opera, four hands: Collaborative alterations in Puccini’s Fanciulla », Journal of the American Musicological Society, 42-3, 1989, p. 604-624 CrossRefGoogle Scholar; Scherr, Suzanne, «Editing Puccini’s operas: The case of Manon Lescaut », Acta Musicologica, 62-1, 1990, p. 62-81 CrossRefGoogle Scholar; Fairtile, Linda, Giacomo Puccini: A guide to research, New York, Garland, 1998 Google Scholar.

77 - Cité par L. Fairtile, « Duetto a tre. . . », art. cit., p. 165.

78 - W. Ashbrook et H. Powers, Puccini’s Turandot…, op. cit.

79 - Ibid., p. 87-88.

80 - L. Fairtile, « Duetto a tre. . . », art. cit., p. 168. Dans son article, L. Fairtile examine les différents épisodes de l’entreprise d’achèvement confiée à Franco Alfano et le rôle peu coopératif d’Arturo Toscanini. Ce défaut de coopération lui paraît décisif pour expliquer pourquoi l’entreprise d’achèvement fut mal reçue, faute d’être conduite et assumée collectivement par les proches de Puccini plutôt que d’être déléguée à un compositeur enfermé dans l’injonction contradictoire d’être fidèle, mais aussi efficace pour suppléer les lacunes de la fin de l’œuvre.

81 - Luciano Berio, Giornale della musica, février 2002, cité d’après R. Parker, Remaking the song…, op. cit., p. 100.

82 - Uvietta, Marco, «E l’ora della prova’: Berio’s finale for Puccini’s Turandot», Cambridge Opera Journal, 16-2, 2004, p. 187-238 CrossRefGoogle Scholar.

83 - Dans ses commentaires à une première version de cet article, c’est la suggestion que fait Philip Gossett: « Berio a certes tenté d’exploiter au maximum les pages d’esquisses existantes, mais personne, jusqu’ici, n’a étudié la relation entre les esquisses et les partitions achevées, chez Puccini, pour y chercher un moyen de résoudre le problème des esquisses de la fin de Turandot. »

84 - Voir notamment Abbate, Carolyn, In search of opera, Princeton, Princeton University Press, 2001 Google Scholar; Cook, Nicholas, «Between process and product: Music and/as performance», Music Theory Online, 7-2, 2001, http://mto.societymusictheory.org/issues/mto.01.7.2/mto. 01.7.2.cook.html Google Scholar; Marvin, Roberta M. et Thomas, Downing A. (dir.), Operatic migrations: Transforming works and crossing boundaries, Aldershot/Burlington, Ashgate, 2006 Google Scholar; R. Parker, Remaking the song…, op. cit.; Taruskin, Richard, «Setting limits», The danger of music and other anti-utopian essays, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 447-465 Google Scholar.

85 - J’emploie ici le vocabulaire Abbott, d’Andrew, The system of professions, Chicago, The University of Chicago Press, 1988 Google Scholar.