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Comment l'historien écrit l'épistémologie : a propos du livre de Paul Veyne*

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

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Livre imprévisible, tirage improbable à la loterie des œuvres intellectuelles ! Voici donc un historien, aussi professionnel qu'on peut l'être, membre à part entière de la tribu académique, voué à l'exploration de l'antiquité, qui connaît la littérature proprement philosophique sur l'Histoire ou la connaissance historique, qui semble avoir tout lu et tout compris, qui se promène avec la même désinvolture dans les jardins de l'Académie et sur le campus de Princeton où, à la table de poker, Morgenstern et von Neumann conçurent la théorie des jeux de stratégie. Plus surprenant encore : cet historien, impitoyable dans la polémique, érudit et chantre de l'érudition, appartient à la troisième génération de l'École des Annales, la génération de quarante à cinquante ans, et pourtant il démystifie en toute candeur les temps longs et les temps courts, il critique le concept de mentalité et il emprunte ses idées épistémologiques à De la Connaissance historique d'H. I. Marrou bien plutôt qu'au Métier d'historien, ce qui ne l'empêche pas de baptiser La société féodale le plus grand livre d'histoire du siècle.

Type
Débats et Combats
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1971

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Footnotes

*

Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, éd. Seuil, 1971.

References

1. Peut-être même, par Marrou interposé, à l'Introduction à la philosophie de l'histoire bien qu'il y ait quelque trace de polémique, ici et là, contre les « limites de l'objectivité historique ».

2. Il n'y a pas de demi-science dans l'épistémologie de P. Veyne.

3. Le concept d'itinéraire, employé dans l'article des Annales de 1969 (mai-juin) vaut mieux que celui d'intrigue qui a pris sa place dans le livre, aucun des sens n'étant défini précisément : je préfère itinéraire à intrigue.

4. L'idée sort d'une analyse de la politique économique du Front populaire : Sauvy rend compte de l'échec par la science. Mais quelle science rend compte de l'échec de Napoléon ou de Hitler ? Les acteurs de l'histoire ne passent-ils pas leur temps à répéter : « Nous n'avons pas voulu cela ?»

5. Ce n'est pas sûr. A la page 44, il emprunte, en l'approuvant, l'expression « limites de l'objectivité historique »; il la reprend à la page 191 pour la critiquer ou, du moins, pour en réduire la portée.

6. Mais aussi italiens (Croce), anglais (Cullingwood), et, avant eux, français (Cournot).

7. P. Veyne écrit quelque part que l'histoire ne concerne pas l'être intime de l'homme : la religion, la culture ne concerne donc pas l'être intime de chacun de nous ? (p. 97).

8. Bien que la conclusion évidente des analyses de P. Veyne soit qu'elle est essentielle.

9. Que l'on se reporte au texte de la page 211 : « De là vient la demi-illusion que l'homme a une compréhension privilégiée de l'homme; et que, si nous expliquons la nature, nous « comprenons » l'homme, nous pouvons nous mettre à sa place… Ce qui est vrai, dans cette idée est que nous savons obscurément, ou expressément, que le sens de la normalité joue le même rôle dans la vision de nos semblables et dans la nôtre; ce qu'en revanche aucune introspection ou compréhension ne nous fera savoir, c'est quelle est cette normalité pour une période donnée. » Peut-être Weber aurait-il fait des réserves sur la notion de « normalité », il aurait accepté sans peine la dernière phrase. Dilthey aussi. Ce que P. Veyne appelle le sens de la normalité constitue le fondement de ce que les Allemands appelaient « compréhension ».

10. En allemand, einmalig et einzigartig.

11. Au sens de singulier (einzigartig) plutôt que d'unique (einmalig), au sens étroit, thucydidien, et non au sens large où P. Veyne prend ce mot une fois sur deux.

12. « L'explication historique n'est pas nomologique, elle est causale; comme causale, elle contient du général; ce qui n'est pas coïncidence fortuite a vocation à se reproduire : mais on ne peut dire exactement ni ce qui se reproduira, ni à quelles conditions » (p. 201).

13. P. Veyne ne se contredit pas : il prend son bien où il le trouve et la ressemblance théorique n'exclut pas l'abîme de fait.

14. S'il en est ainsi, pourquoi écrire que l'histoire voudrait être nomologique et qu'elle y renonce parce qu'elle n'y parvient pas ?

15. Psychologiquement, l'historien rêve d'être savant. Mais en tant qu'historien, consciemment ou non, il veut rester historien.

16. P. Veyne a tort de dire que la connaissance de la théorie économique n'aiderait guère l'historien (p. 302). Une histoire de la période 1914-1939 par un historien ignorant de la théorie manquera le plus intéressant. Il dit d'ailleurs le contraire dans l'article cité des Annales, mai-juin 1969, p. 824.

17. Je reprends à ma façon l'analyse de la page 203.

18. Cf. Introduction à la philosophie de l'histoire, nouvelle éd. 1948, pp. 171-173.

19. Trop.

20. Au moment où la guerre est survenue, je préparais une introduction aux sciences sociales et surtout à l'économie politique qui aurait dissipé les malentendus, dont je me tiens partiellement pour responsable, sur mon relativisme ou scepticisme.

21. P. Veyne cite une interview de Sartre : « Rien ne dit que dans une société vraiment révolutionnaire, non sélective, où le savoir déboucherait sur la pratique au lieu d'être en lui-même monopole et justification de la réaction, toute l'histoire ne serait pas restituée, non comme on le faisait autrefois dans son étalement complaisant, mais avec des télescopages, des raccourcis, des engorgements, selon l'importance que la société en formation accorderait pratiquement à son propre passé. » Commentaire de P. Veyne : ces vues sont peu péripatéticiennes.

22. J'avais écrit, moi-même, « dissolution de l'objet » dans la première édition de l'Introduction. Expression prétentieusement pathétique.

23. Que signifie véritable ? Inscrit dans la réalité ?

24. Mais la police austro-hongroise a manifesté une extrême imprudence, peut-être volontaire. François-Ferdinand, libéral, avait des ennemis dans l'administration et à la cour.

25. Bien entendu, une grande partie de la littérature sur les origines de la guerre de 1914, justification et polémique, n'appartient pas à l'histoire « épurée » de P. Veyne, curiosité désintéressée. Nous posons par hypothèse l'historien en tant que tel, qui n'a d'autre objet que de connaître.

26. Pour me citer moi-même : la théorie précède l'histoire.

27. Remarquons, une fois de plus, à quel point P. Veyne méconnaît sa propre pensée lorsqu'il ramène l'histoire à un mode du connaître indépendant du mode d'être. A aucun moment, il ne parvient à formuler sa pensée sans suggérer ou exprimer une philosophie de l'être historique de l'homme.

28. J'insistai sur ce point au moment où fut créée la licence de sociologie et je surpris beaucoup de mes collègues de la Sorbonne.

29. Et aussi des tableaux de Leontieff.

30. En fait tous les résultats de Durkheim et de Halbwachs demeurent contestés parce que l'exactitude des statistiques prête encore à controverse, comme en témoigne le dernier livre sur le sujet (J. Douglas, Suicidé). L'incertitude des statistiques tient à deux causes : selon le milieu social du « suicidé », selon les pratiques administratives, la même mort figurera sur les registres comme suicide ou accident (ou sous toute autre rubrique); Durkheim lui-même introduit dans sa définition du suicide Vintention de se donner la mort. Or les cas incertains (y avait-il ou non intention ?), les tentatives qui ont échoué (comportaient-elles ou non l'intention ?) autorisent-ils à tenir les chiffres officiels pour valables ? Les erreurs ou les inexactitudes sont-elles aléatoires ? Nul ne peut répondre, encore aujourd'hui catégoriquement. L'idée que les Suisses se donnent plus souvent la mort que les Français parce qu'ils s'ennuient (affirmation que l'on trouve dans des livres de sociologie « scientifique ») appartient au folklore. Peut-être vraie, peut-être due à la moindre réprobation du suicide par le milieu. Le livre de Bayet sur le suicide, pour être plus historique, a probablement plus de validité scientifique ou, si l'on préfère, il contient plus d'affirmations vraies que celui de Durkheim. J. Douglas introduit même une thèse qui ravirait P. Veyne : la compréhension authentique du suicide, en tant que conduite intentionnelle, s'opère au niveau individuel; c'est par le déchiffrement quasi biographique des cas que l'on saisit le sens de l'acte de ceux qui se donnent la mort. Le sens de l'acte des veuves de l'Inde n'a rien à voir avec celui du banquier ruiné (j'ai connu personnellement un tel cas), ni avec celui d'une femme abandonnée par un amant plus jeune après une longue liaison (cas raconté par Douglas). Durkheim aurait dû, d'ailleurs, d'après sa définition, ne pas commettre l'erreur de mettre dans la même catégorie les veuves de l'Inde et les militaires mais, une fois engagé dans l'analyse des corrélations statistiques, il oubliait l'intention de l'acteur ou le considérait comme un prétexte en réservant aux circonstances sociales la dignité de cause. Au lieu de laisser ouvertes plusieurs hypothèses (parmi les anxieux ou les cyclothymiques, la fréquence des suicides augmente en fonction des circonstances sociales; la plupart de ceux qui se suicident ont une prédisposition caractérielle mais beaucoup de ceux qui ont cette prédisposition ne se suicident pas, etc.), Durkheim, par dogmatisme métaphysique, décrète une opposition de nature outre la cause, sociale par essence, et les prétextes conscients ou les mobiles psychologiques. Même en laissant de côté les courants suicidogènes qui relèvent de la façon de penser animiste, comme le pratico-inerte selon Lévi-Strauss, Durkheim glisse d'une analyse empirique de la causalité à une philosophie scientifique (la cause par excellence est sociale), puis à une philosophie sociale : la cause dominante est le milieu.

31. La différence de scientificité tient éventuellement à l'existence d'une science économique et à la non existence d'une science politique.

32. Laissons à Sartre qui n'appartient pas à l'école des Annales cette volonté de totalisation.