Introduction
Le vieillissement de la population est un phénomène majeur, ayant des implications pour les individus et les collectivités. Lorsque les aînés vieillissent, l’intégrité de leurs fonctions sensorielles, motrices et cognitives peut décliner, altérant ainsi les capacités essentielles à la conduite automobile (Staplin, Lococo, Martell & Stutts, Reference Staplin, Lococo, Martell and Stutts2012) et pouvant mener à sa cessation. Cette importante transition de vie menace ainsi l’accès aux services tels que les magasins, les hôpitaux et les églises des aînés ayant cessé de conduire (Babka, Cooper & Ragland, Reference Babka, Cooper and Ragland2009), ainsi que leur intégration sociale (Mezuk & Rebok, Reference Mezuk and Rebok2008). De plus, selon une récente recension des écrits, la cessation de la conduite est associée à une diminution de la santé physique et de la taille du réseau social, à une augmentation du risque de mortalité et de dépression et à une utilisation accrue des services de santé (Chihuri et al., Reference Chihuri, Mielenz, DiMaggio, Betz, DiGuiseppi, Jones and Li2016).
Afin de prévenir une restriction de leur participation sociale et des effets délétères sur leur santé physique et mentale, il importe d’accompagner les aînés dans leur cessation de conduite automobile. En effet, généralement, les aînés ne planifient pas leur cessation de conduite automobile, qu’ils résident en Australie (Liddle, McKenna & Broome, Reference Liddle, McKenna and Broome2004), aux États-Unis (Kostyniuk & Shope, Reference Kostyniuk and Shope2003; Kostyniuk, Shope & Molnar, Reference Kostyniuk, Shope and Molnar2000) ou au Canada (Bryanton & Weeks, Reference Bryanton and Weeks2014), ce qui rend son acceptation plus difficile (Crête et Vézina, Reference Crête and Vézina2006). Ainsi, pour les aider à planifier et à accepter leur cessation, les aînés devraient être mieux informés et pouvoir échanger entre pairs sur le sujet. En effets, les aînés devraient bénéficier d’aide pour choisir le moment opportun pour cesser de conduite et connaître les stratégies d’adaptation à la cessation de conduite (Bryanton & Weeks, Reference Bryanton and Weeks2014). Ils devraient également avoir une meilleure expérience des alternatives de transports, par exemple, connaître les alternatives disponibles, savoir comment y accéder (Kostyniuk & Shope, Reference Kostyniuk and Shope2003) et être soutenus pour gérer les aspects émotionnels liés à la cessation (Mullen, Parker, Wiersma, Stinchcombe & Bédard, Reference Mullen, Parker, Wiersma, Stinchcombe and Bédard2017). Certains auteurs soulignent l’importance de développer des interventions ayant pour but de réduire les effets négatifs de la cessation de conduite et augmenter l’intégration sociale et le soutien offert aux aînés (Griffen, Rapport, Coleman Bryer & Scott, Reference Griffen, Rapport, Coleman Bryer and Scott2009). Ainsi, plutôt que de viser seulement la cessation de conduite, les interventions mises en place doivent cibler le maintien de l’engagement des aînés dans des activités sociales ainsi que la conservation d’un réseau social (Pachana, Leung, Gardiner & McLaughlin, Reference Pachana, Leung, Gardiner and McLaughlin2016). Par ailleurs, la présence de transports alternatifs n’est pas suffisante, puisqu’elle n’aurait, par exemple, pas d’effet sur le risque de dépression relié à la cessation de la conduite automobile (Chihuri et al., Reference Chihuri, Mielenz, DiMaggio, Betz, DiGuiseppi, Jones and Li2016). Même s’il existe des alternatives à la conduite, telles que la marche (Stephens et al., Reference Stephens, Mccarthy, Marsiske, Shechtman, Classen, Justiss and Mann2005), l’aide d’un proche pour se faire conduire (Kostyniuk & Shope, Reference Kostyniuk and Shope2003) et l’utilisation du transport en commun, ces alternatives doivent être connues des aînés (Liddle et al., Reference Liddle, McKenna and Broome2004). Des interventions éducatives et de soutien devraient donc être offertes aux aînés, pour les aider notamment dans l’apprentissage de l’utilisation d’alternatives de transports et dans la diminution des obstacles perçus au regard de ces alternatives (Liddle et al., Reference Liddle, McKenna and Broome2004).
Afin d’accompagner les aînés et, plus spécifiquement, les Canadiens-francophones âgés dans leur cessation de conduite automobile, une recension de la littérature grise et des écrits scientifiques a permis d’identifier des outils, des services et des ressources d’aide à la mobilité qui sont disponibles, notamment au Québec (Figure 1). Parmi les 15 outils, ressources et services recensés, certains sont des interventions qui visent à aider les aînés à conduire plus longtemps en sécurité tandis que d’autres sont des alternatives de transports ou des sources d’informations en lien avec le vieillissement et ses effets sur la conduite automobile ou l’utilisation d’alternatives. En revanche, aucun n’est spécifique à la cessation de conduite.
Ailleurs dans le monde, trois interventions spécifiques à la cessation ont été identifiées (Rapoport, Cameron, Sanford & Naglie, Reference Rapoport, Cameron, Sanford and Naglie2017). Deux de ces interventions ont été développées pour des conducteurs atteints de troubles neurocognitifs. La première, intitulée Driving cessation support group, est destinée aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dont le permis de conduire a été révoqué (Dobbs, Harper & Wood, Reference Dobbs, Harper and Wood2009) et la seconde cible les proches aidants d’aînés présentant une démence (Stern et al., Reference Stern, D’Ambrosio, Mohyde, Carruth, Tracton-Bishop, Hunter and Coughlin2008). Enfin, complet et pertinent pour répondre aux besoins des aînés en processus de cessation et ne présentant pas particulièrement de troubles neurocognitifs, le CarFreeMe (Liddle, McKenna & Bartlett, Reference Liddle, McKenna and Bartlett2007) est une intervention de groupe développée de façon rigoureuse et implantée avec succès en Australie. Cette intervention vise à : i) augmenter la sécurité des conducteurs âgés et les sensibiliser à propos du vieillissement et de ses effets sur leur conduite automobile incluant leurs droits et leurs responsabilités (volet 1) et ii) informer et soutenir les aînés qui sont en processus de cessation de conduite et ceux ayant déjà cessé en favorisant leur acceptation de la situation, en les sensibilisant aux ressources et aux transports alternatifs et en prévenant une restriction de leur mobilité et de leur participation sociale (volet 2). À la suite de leur participation au CarFreeMe, des Australiens âgés ayant cessé de conduire ont augmenté la fréquence de leurs sorties à l’extérieur de la maison ainsi que leur confiance et leur satisfaction à l’égard de l’utilisation d’alternatives de transport (Liddle et al., Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2013). Puisqu’il correspond aux besoins des Canadiens-francophones ayant cessé de conduite, il importe de traduire le CarFreeMe de l’anglais vers le français et de l’adapter au contexte canadien.
Ainsi, en collaboration avec l’équipe de l’intervention originale, le contenu des présentations et du cahier du participant du second volet du CarFreeMe, destiné spécifiquement aux aînés ayant cessé de conduire, a été rigoureusement traduit par un traducteur professionnel de langue maternelle française. Il a ensuite été validé par l’équipe de recherche incluant 16 experts en vieillissement, en conduite automobile et en ergothérapie, notamment pour s’assurer de son applicabilité au Canada. Les concepts et les thèmes de l’intervention s’appliquaient facilement à la culture et au contexte canadien-francophone. Les adaptations effectuées étaient relatives au contexte local : elles concernaient les règles de sécurité routière québécoises, les ressources alternatives à la conduite automobile locales et les informations issues d’études d’accidentologie canadiennes. De plus, en l’absence de ressources temporelles et financières suffisantes, l’intervention d’un aîné témoignant de sa réussite de cessation de conduite réalisé dans le second volet de la version originale a été exclue de la version adaptée. La présente étude visait donc à explorer auprès d’aînés ayant cessé ou en processus de cessation de conduite la satisfaction, l’utilité et l’applicabilité au contexte canadien-francophone de Vivre sans ma voiture, la version francophone de l’intervention CarFreeMe.
Méthodes
Dispositif et Participants
Afin de répondre à cet objectif, une étude pilote qualitative de type recherche clinique a été réalisée, dispositif de recherche approprié pour l’étude des processus et des relations humaines (Miller & Crabtree, Reference Miller and Crabtree2003). Dix aînés ont été recrutés d’avril à juin 2017 à Sherbrooke selon une stratégie non probabiliste de convenance grâce à des annonces dans les journaux, des affichettes dans la faculté de médecine, des contacts d’intervenants du Centre de Réadaptation de l’Estrie à leurs clients potentiellement intéressés, et l’envoi de lettres à 204 aînés ayant récemment cessé de conduire par la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ, 2016; Sherbrooke ville en santé, 2013). Afin de favoriser une hétérogénéité d’expériences, les aînés devaient : 1) s’être fait retirer leur permis de conduire par la SAAQ, avoir cessé volontairement de conduire depuis douze mois ou moins ou planifier une éventuelle cessation, 2) être exempt d’atteinte cognitive modérée à grave telle qu’évaluée par le jugement clinique d’étudiantes en ergothérapie et 3) résider dans la ville de Sherbrooke. L’étude a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche du CSSS-IUGS (# 2017-708-IUGS).
Déroulement de L’étude
Juste avant la première rencontre de l’intervention, les participants étaient invités à remplir individuellement trois questionnaires. Ensuite, l’intervention Vivre sans ma voiture a été offerte aux participants en groupe durant six semaines consécutives pendant les mois de juillet et d’août 2017 à raison d’une rencontre par semaine. Chaque rencontre avait lieu au Centre de recherche et débutait à 9 h pour une durée de trois à quatre heures. À la suite de la dernière rencontre, la même journée, des entretiens semi-dirigés de groupe visant à recueillir l’opinion des participants ont eu lieu. Afin de s’assurer que tous avaient l’occasion de s’exprimer et de faciliter les interactions, les participants ont été séparés en deux groupes d’entretiens (EG1 et EG2). Deux participantes qui n’ont pas pu assister en tout ou en partie à cette phase de la collecte des données ont réalisé deux entretiens individuels (EI1 et EI2). Menés par des étudiantes à la Maîtrise en ergothérapie différentes de celle ayant administré l’intervention (voir ci-dessous), ces entretiens ont été enregistrés en format audionumérique, puis retranscrits (verbatim). À la suite des entretiens, une synthèse des propos a été présentée aux participants pour validation.
Intervention
L’intervention Vivre sans ma voiture était animée par une étudiante à la Maîtrise en ergothérapie et, selon les rencontres, une ergothérapeute-chercheure, une monitrice de conduite ou une assistante de recherche. Chacune des 6 rencontres d’intervention ciblait des thèmes et des objectifs spécifiques facilitant la cessation de conduite. L’intervention incluait des capsules d’information avec support visuel, entrecoupées d’activités réflexives, de discussions et d’exercices pratiques et sollicitait une participation active des aînés. Ainsi, les aînés ont pu obtenir des conseils par rapport à la conduite automobile ou à sa cessation puis approfondir et appliquer ces conseils à leur situation individuelle, ce qui favorisait l’introspection. Ils ont aussi pu se familiariser avec l’utilisation du transport en commun lors d’une sortie dans la communauté pour prendre un café au restaurant, puis échanger sur leur vécu, leurs opinions et des conseils. Afin de permettre aux aînés de compléter les exercices et de se référer aux informations présentées, un cahier du participant incluant des exercices et un résumé des capsules d’informations leur était remis. Les participants présentant des restrictions visuelles recevaient également une copie papier des présentations et étaient assis près de l’écran. Lors de la sortie dans la communauté, un participant ayant des difficultés à la marche a reçu une aide physique d’un des animateurs.
Outils de Collecte des Données
Trois questionnaires ont été utilisés pour obtenir des informations sur les participants, soit un sociodémographique, un sur la santé et un sur les habitudes de déplacement. Inspirés d’une étude antérieure (Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015), le questionnaire sociodémographique comprenait 10 questions sur les caractéristiques personnelles des participants, leur scolarité et leur occupation, tandis que celui sur la santé incluait 19 questions sur leurs activités quotidiennes, leur état de santé et leur médication (voir section résultats incluant le Tableau 1). Enfin, le questionnaire des habitudes de déplacement était composé de deux parties. La première comprenait des questions sur le moyen de transport privilégié et les habitudes de déplacement des trois dernières années. La seconde partie, remplie uniquement par les participants ayant cessé de conduire, portait sur les habitudes de déplacement depuis la cessation de conduite.
É.T. : Écart type; I.S. : Intervalle semi-interquartile
Les entretiens ont été réalisés avec un guide semi-structuré validé par un expert en recherche qualitative et en vieillissement et un expert en mobilité et en vieillissement. Le guide abordait la satisfaction des participants envers l’intervention (notamment le contenu et le format), son utilité (les effets perçus sur l’acceptation de la cessation de conduite, la mobilité, la participation sociale et la connaissance des ressources disponibles), ainsi que son applicabilité au contexte canadien-francophone. Ainsi, le guide comportait des questions ouvertes telles que « Parlez-moi de votre expérience en lien avec les rencontres de groupe », « Parlez-moi de votre satisfaction en lien avec les rencontres de groupes », « Quels changements, s’il y a lieu, avez-vous adopté dans vos déplacements quotidiens grâce aux rencontres de groupe? », « De quelle façon les rencontres de groupe s’appliquent-elles à vous? » ou « Considérant que les rencontres de groupe sont initialement destinées à la population australienne, parlez-moi de ce que vous pensez de leur pertinence dans le contexte québécois? ».
Analyse des Données
Afin de décrire les participants, leur santé ainsi que leurs habitudes de déplacement, des statistiques descriptives incluant la moyenne et l’écart-type ou la fréquence et le pourcentage, selon le type de variable, ont été réalisées. Par la suite, une analyse de contenu thématique a été menée à l’aide d’une grille de codage mixte (Miles, Huberman, & Saldana, Reference Miles, Huberman and Saldana2013). Ainsi, les étudiantes ayant réalisé les entretiens ont transcrit leur contenu, puis identifié les unités de sens. Les thèmes issus de ces unités ont ensuite été dégagés, regroupés en catégories, puis synthétisés. Puisque la majorité des extraits de verbatims présentés ci-dessous proviennent d’entretiens de groupe, le contexte particulier des participants n’est pas spécifié et le terme participant est utilisé autant pour les femmes que pour les hommes. Les analyses quantitatives ont été réalisées dans Excel et les analyses qualitatives ont été réalisées dans Word.
Résultats
Âgés de 61 à 90 ans, la majorité des participants était des femmes, avait complété leurs études secondaires et était à la retraite (Tableau 1). La plupart rapportait réaliser leurs activités quotidiennes sans aide (données non présentées) et avait cessé de conduire de façon permanente ou temporaire, la majorité depuis moins de six mois. L’automobile était le moyen de transport principal pour plus du trois-quarts des participants, autant avant la cessation qu’après la cessation (Tableau 2). Trois des sept participants qui ne conduisaient plus avaient cessé volontairement (données non présentées). Concernant le transport en commun, la majorité des participants rapportait ne pas l’utiliser avant la cessation et, à la suite de la cessation de conduite, la moitié des participants l’utilisait (Tableau 2).
* Plusieurs réponses possibles
Satisfaction et Utilité
De façon générale, la majorité des participants étaient satisfaits de l’intervention qu’ils qualifiaient d’intéressante, instructive et plaisante. Selon certains, tous les aînés bénéficieraient de cette intervention jugée utile et pertinente : « Avec le groupe, j’ai compris que je n’étais pas seul, qu’il y avait des ressources, qu’il y en avait même énormément. [L’intervention] m’a ouvert des portes sur d’autres aides. Et puis, on a eu du plaisir ensemble » (EG1). Parmi les éléments de satisfaction et d’utilité on retrouve le format de l’intervention, son contenu et ses effets perçus.
Format de L’intervention
Très appréciée par la majorité des participants, la formule de groupe (Figure 2) favorisait le partage de vécus, de connaissances et d’émotions et facilitait la compréhension de certains concepts : « Le fait d’échanger et de parler, tu comprends plus par l’exemple, par ce qui arrive à l’autre que par la théorie » (EG2). Pour quelques participants, cette formule a diminué leur sentiment de solitude et a permis de développer de nouvelles relations, dont certaines étaient inspirantes. Une cohésion de groupe et une bienveillance collective se sont d’ailleurs développées au fil des rencontres (Figure 2). La formule de groupe a aussi facilité le deuil de la voiture et l’acceptation de la cessation de conduite de certains participants, notamment grâce aux comparaisons qui ont permis de dédramatiser leur situation. L’hétérogénéité des statuts de conduite des participants (Figure 2) a été positivement perçue par la majorité, mais deux participants ont rapporté que cette diversité entraînait des discussions non pertinentes et allongeait la durée des rencontres. Surtout pour les premières rencontres, la majorité des participants ont jugé que la durée était trop longue et le début trop tôt dans la journée, ce qui interférait avec leur routine quotidienne. Concernant l’animation, les explications de l’animatrice étaient claires, mais une meilleure appropriation de la présentation aurait été important, principalement lors des premières rencontres. Enfin, les participants ont majoritairement apprécié le support visuel de présentation et le guide du participant, un document perçu comme étant utile, très clair et riche en ressources.
Contenu de L’intervention
Selon leur statut de conduite, certains participants exprimaient un intérêt variable à participer activement à l’intervention (Figure 2). Certains participants ayant cessé de conduire ont rapporté avoir moins perçu les bénéfices de couvrir le thème de la préparation de la cessation de conduite, abordé lors des premières rencontres (Tableau 3). Globalement, les participants se sont sentis plus interpellés par le contenu des dernières rencontres qui favorisait le partage de vécus et d’émotions. Ils ont également particulièrement apprécié les exercices pratiques et concrets, en particulier la sortie dans la communauté (Figure 2) : « Il y en a qui n’avaient jamais pris l’autobus et de voir comment on peut se débrouiller, marcher, s’orienter avec les pancartes, ce n’est pas évident. Et de le faire… je pense que ça a démystifié » (EG2). Cette sortie permettait également de se sentir plus outillé à prendre l’autobus « Une chose que j’ai apprise, tu peux dire au conducteur [d’autobus] de [nous laisser le temps de] s’asseoir avant qu’il parte » (EI1).
Effets Perçus de L’intervention
La majorité des participants mentionnait que l’intervention aidait l’acceptation de la cessation de conduite automobile présente ou future (Figure 2), diminuait les craintes associées et facilitait le deuil : « Plutôt que d’appréhender, ça m’aide beaucoup à accepter le cheminement que j’ai à faire dans l’acceptation » (EG1). De plus, bien qu’ils souhaitaient continuer à conduire le plus longtemps possible, l’intervention facilitait la préparation de ceux qui conduisaient encore à une cessation future. En effet, plusieurs participants mentionnaient se sentir plus outillés face à la cessation de conduite (Figure 2), notamment grâce aux connaissances acquises sur les alternatives de transport, le processus de cessation et la revendication des droits des aînés : « Sur tout ce que j’ai appris avec le groupe, je connaissais 20 % et le groupe a fourni 80 % » (EG1). Pour certains, l’application réelle des connaissances acquises était toutefois difficile. Aucun participant n’a d’ailleurs rapporté avoir changé ses habitudes de déplacement ou s’être engagé dans une nouvelle activité sociale ou de loisir depuis le début de l’intervention (Figure 2). Certains prévoyaient cependant faire des changements dans le futur et d’autres rapportaient maintenant pouvoir prendre de meilleures décisions face aux alternatives de transport. Aussi, certains participants mentionnaient que l’intervention les avait encouragés à poursuivre ou à se réengager dans la réalisation de leurs activités antérieures et leur avait permis d’augmenter leur réseau social. Certains rapportaient d’ailleurs souhaiter maintenir les relations nouées pendant l’intervention : « Même après les rencontres, j’ai demandé à ce qu’on puisse se réunir pour continuer à se parler » (EI2).
Applicabilité
L’ensemble des participants estimait que l’intervention est applicable au contexte canadien-francophone et espérait des retombées positives pour les aînés : « Les ressources qu’on a reçues, je trouve que c’est une mine d’or et j’espère qu’il y aura des retombées, ne serait-ce qu’avec la SAAQ » (EG2). Afin de rejoindre une plus grande proportion possible de la population, certains ont formulé le souhait que les informations données lors de l’intervention soient diffusées sous forme de dépliants.
Discussion
La présente étude visait à explorer, auprès de Canadiens-francophones âgés, la satisfaction, l’utilité et l’applicabilité de Vivre sans ma voiture, une intervention d’origine australienne ayant pour but d’assister et de soutenir les aînés lors de la cessation de conduite. Les participants ont été globalement satisfaits de la formule de groupe, des exercices pratiques, des informations fournies, du matériel (support visuel et guide du participant) et de l’animation. En revanche, la durée des rencontres était perçue comme étant longue. Concernant son utilité, les participants ont rapporté que l’intervention favorisait une augmentation des connaissances et qu’elle facilitait l’acceptation de la cessation de conduite. Néanmoins, ces nouvelles connaissances demeuraient toutefois difficiles à mettre en pratique au quotidien pendant la durée de l’intervention, que ce soit au niveau des déplacements ou des activités sociales et de loisirs, bien que les participants rapportaient prévoir effectuer des changements à ce sujet dans le futur. Enfin, l’intervention s’appliquait bien au contexte canadien-francophone, notamment à l’égard de sa pertinence quant à la cessation de conduite.
Plusieurs éléments peuvent avoir influencé l’expérience des participants au cours de l’intervention Vivre sans ma voiture. Premièrement, le contenu des interventions a favorisé l’acceptation de la cessation de conduite. En effet, le matériel offert aux participants est inspiré des résultats probants des recherches de Liddle et al. (Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2013) et vise à répondre aux besoins identifiés par les aînés eux-mêmes relatifs à la cessation de la conduite automobile (Mullen et al., Reference Mullen, Parker, Wiersma, Stinchcombe and Bédard2017). De plus, les exercices pratiques, comme la sortie en autobus et les histoires de cas, ont favorisé une meilleure connaissance des ressources disponibles, tout en offrant aux aînés une occasion de mettre en pratique leurs acquis. L’adaptation des informations au contexte canadien-francophone a permis d’offrir aux participants des alternatives et des solutions qui sont disponibles et réalistes, ressources qui ont grandement été appréciées. Enfin, le gain d’expérience de l’animatrice au fur et à mesure des rencontres, la présence d’une collaboratrice expérimentée à chaque rencontre (ergothérapeute-chercheure, monitrice de conduite ou assistante de recherche), le développement d’une cohésion de groupe et d’une bienveillance collective, ainsi que les thématiques des rencontres a favorisé l'intérêt des participants. L’ensemble de ces éléments a permis d’augmenter le sentiment de confiance des aînés face à leur cessation de conduite et a contribué à leur satisfaction envers l’intervention.
Deuxièmement, malgré le fait qu’elle ait parfois été considérée comme trop longue par certains, la durée des rencontres a été bénéfique pour favoriser les échanges entre les participants. En effet, afin d’augmenter leurs connaissances ainsi que d’échanger sur leur vécu et leurs émotions, il a été nécessaire de prendre le temps et de répéter certaines informations. Quoiqu’elles puissent être vues comme de la redondance, ces répétitions assuraient différentes opportunités d’apprentissage et d’échanges pour les participants. Ainsi, il importe de trouver des stratégies pour augmenter la satisfaction des participants en lien avec la durée des rencontres, tout en favorisant le maintien de leur désir et les opportunités de partager. Par exemple, une première rencontre pourrait être entièrement destinée à briser la glace pour permettre aux participants de se connaître plus rapidement. Aussi, tel qu’offert dans l’intervention originale (Liddle et al., Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2013), la présence d’un aîné ayant cessé de conduire avec succès pourrait servir d’exemple. Des interventions similaires proposent toutefois des rencontres d’une durée inférieure (Rapoport et al., Reference Rapoport, Cameron, Sanford and Naglie2017). Par exemple, l’intervention Driving cessation support group offerte aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer inclut 16 rencontres de 90 minutes (Dobbs et al., Reference Dobbs, Harper and Wood2009). Les participants de l’intervention offerte aux proches aidants de personnes atteintes de démence n’ont pas rapporté d’insatisfaction quant à la durée des quatre rencontres de 120 minutes (Stern et al., Reference Stern, D’Ambrosio, Mohyde, Carruth, Tracton-Bishop, Hunter and Coughlin2008). Ainsi, pour réduire leur durée, il pourrait être bénéfique que les rencontres de l’intervention Vivre sans ma voiture soient plus courtes, mais réparties sur davantage de semaines.
Troisièmement, le peu de changements perçus par les participants à courts termes dans les déplacements et les activités sociales et de loisirs peut être influencé par plusieurs éléments. D’abord, la collecte de donnée a eu lieu immédiatement après la dernière rencontre, ce qui peut limiter la possibilité de mettre en œuvre des changements nécessitant, la plupart du temps, plusieurs étapes réflexives et quelques mois avant l’application d’actions concrètes (Prochaska & Velicer, Reference Prochaska and Velicer1997). Ainsi, un suivi des participants dans le temps, notamment de leurs habitudes de déplacement et incluant une réévaluation à moyen et à long terme, permettrait de documenter davantage les changements obtenus. Lors de l’expérimentation réalisée avec la version australienne de l’intervention, des changements tels qu’un nombre supérieur de sorties hebdomadaires à l’extérieur de la maison et de déplacements à pied et en transports en commun, ainsi qu’un sentiment accru d’auto-efficacité quant à leur mobilité dans la communauté avaient été observés immédiatement après l’intervention (Liddle et al., Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2013). Dans la présente étude, le premier volet du CarFreeMe n’a toutefois pas été appliqué. Adapter ce volet et l’offrir aux trois participants de la présente étude qui conduisaient encore aurait pu être pertinent, notamment pour sensibiliser davantage à l’importance de planifier la cessation de conduite (Liddle et al., Reference Liddle, McKenna and Bartlett2007). Par ailleurs, alors que l’équipe australienne a utilisé des données quantitatives ainsi qu’un groupe contrôle (Liddle et al., Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2013), les résultats de la présente étude sont issus de données qualitatives (changements tel que rapportés par les participants). Il est ainsi possible que l’intervention ait eu des effets sur les participants sans qu’ils ne les aient perçus. Enfin, le nombre de participants de l’étude australienne (n=67) était supérieur à la présente étude, offrant une probabilité accrue d’avoir des participants ayant vécu des changements. Par ailleurs, afin d’accompagner l’application de ces changements et similairement au Lifestyle Redesign® (Clark et al., Reference Clark, Blanchard, Sleight, Cogan, Floríndez, Gleason and Vigen2015), des rencontres individuelles supplémentaires pendant l’intervention Vivre sans ma voiture pourraient permettre, sur la base du modèle d’adoption de comportement de précaution (Hassan, King & Watt, Reference Hassan, King and Watt2015), l’établissement de plan d’engagement personnel et favoriseraient davantage l’application des connaissances.
En bref, l’intervention Vivre sans ma voiture présente un excellent potentiel de retombées positives au niveau de la préparation et de l’acceptation de la cessation de conduite, justifiant l’importance d’envisager son implantation au Canada. Une étude future pourrait ainsi documenter la faisabilité de cette implantation. Par ailleurs, le Ministère des transports, de la mobilité durable et de l’électrification des transports du Québec, en collaboration avec les villes, pourrait développer une liste continuellement mise à jour des ressources disponibles, similaire au registre américain des services de transport offerts aux aînés et aux personnes avec basse vision (Staplin, Lococo, Mastromatto, Sifrit & Trazzera, Reference Staplin, Lococo, Mastromatto, Sifrit and Trazzera2017).
Forces et Limites
La présente recherche est une première étude pilote sur l’intervention Vivre sans ma voiture réalisée auprès de canadiens-francophones âgés qui cessent de conduire leur automobile, une population peu ciblée par les études et dont les ressources d’accompagnement sont limitées. De plus, cette intervention vise à pallier un besoin documenté, soit l’absence de ressources pour aider les aînés lors de la cessation de conduite. Également, l’étude a permis de recueillir la rétroaction des personnes principalement concernées par l’intervention, soit les aînés envisageant de cesser de conduite leur automobile et ceux ayant récemment cessé. Finalement, la collecte et l’analyse des données ont été réalisées rigoureusement et ont permis une exploration en profondeur de l’expérience des participants à l’intervention, ce qui favorise une transférabilité des résultats à des aînés ayant un contexte similaire.
Concernant les limites, l’étude a été réalisée auprès d’un nombre relativement restreint d’aînés intéressés à participer à l’intervention. Puisqu’ils s’appliquent à Sherbrooke et principalement à des femmes, la généralisation des résultats est limitée. Considérant les restrictions de temps et de ressources, le contenu de l’intervention originale n’a pas été entièrement dispensé, ce qui peut avoir diminué ses effets sur les aînés. Cette expérience limitée peut également avoir influencé la perception des participants en lien avec l’intervention, notamment en ce qui concerne leur compréhension des attentes de l’équipe par rapport à leur implication et à la durée prévue des rencontres. Par ailleurs, un biais de désirabilité sociale pourrait avoir influencé l’opinion de certains participants, et ce, malgré l’accent mis sur l’importance de répondre le plus près possible de la réalité et le fait que la collecte et l’analyse de données aient été réalisées par des membres de l’équipe de recherche n’ayant pas dispensé l’intervention. De plus, la nécessité d’apprendre à utiliser des alternatives à la conduite, comme le transport en commun, n’étant pas perçu par les aînés qui conduisent encore (Coughlin, Reference Coughlin2001), l’inclusion de conducteurs âgés a pu limiter la satisfaction et les effets de l’intervention, tout comme l’inclusion de participants présentant des difficultés cognitives ou visuelles.
Conclusion
Cette étude a permis d’explorer l’expérience de Canadiens-francophones âgés ayant pris part à l’intervention Vivre sans ma voiture, une version traduite en français et adaptée au Canada du programme CarFreeMe. Les participants ont rapporté être principalement satisfaits de l’intervention, incluant la formule de groupe ainsi que les exercices pratiques. L’utilité de l’intervention concernait essentiellement l’apport de nouvelles connaissances, le partage du vécu et la facilitation de l’acceptation de la cessation de conduite. Cette intervention est applicable au contexte canadien-francophone, notamment grâce à sa pertinence pour les aînés et à son adaptation aux lois et ressources canadiennes. Des études complémentaires, incluant un volet quantitatif et une collecte de données à plus long terme sont requises pour mesurer les effets de l’intervention sur les déplacements et la pratique d’activités sociales. La faisabilité de l’implantation de l’intervention au Canada devrait également faire l’objet de recherches futures, réalisées dans d’autres villes.