Hostname: page-component-586b7cd67f-t7czq Total loading time: 0 Render date: 2024-12-08T15:51:01.777Z Has data issue: false hasContentIssue false

Ambivalence de la valeur. La solution de Gilbert Simondon

Published online by Cambridge University Press:  06 September 2023

Matthieu Amat*
Affiliation:
UMR Pays germaniques, CNRS / École Normale Supérieure / Université Paris Science et Lettres, Paris, France
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Résumé

Le concept de valeur est souvent disqualifié pour son ambivalence : la valeur croît et décroît ; elle est reconnue par les uns, mais pas par les autres. Les philosophies de la valeur seraient subjectivistes ou contaminées par une rationalité économique. Nous montrons, à partir de Gilbert Simondon, que la valeur peut être conçue comme une grandeur variable sans tomber dans le nivellement ou le relativisme axiologique. Ceci implique de congédier la séparation néokantienne de l'ontologie et de l'axiologie, de rejeter la conception de la culture comme ensemble de valeurs (et la bipolarité des oppositions de valeur), et enfin de mobiliser une analogie physico-mathématique plutôt qu’économique pour penser la valeur.

Abstract

Abstract

The concept of value is often discredited for its ambivalence: value increases and decreases, and is valid for one person but not necessarily for the next. Philosophies of value are subjectivist or contaminated by economic rationality. I show, from Gilbert Simondon, that value can be conceived of as a variable quantity without falling into levelling or axiological relativism. This implies dismissing the neo-Kantian separation of ontology and axiology, rejecting the conception of culture as a set of values and the bipolarity of value oppositions, and finally thinking of value from a physical-mathematical rather than an economic analogy.

Type
Article
Creative Commons
Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/), which permits unrestricted re-use, distribution and reproduction, provided the original article is properly cited.
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association / Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

1. Position du problème

Cette étude part d'un constat : l'usage simondonien du concept de valeur a été très peu considéré par les commentateurs, bien que ce concept joue un rôle central dans plusieurs textes cruciaux — les manuscrits sur la cybernétique de 1953 où se forgent les problèmes que résoudront les deux thèses, l'introduction du Mode d'existence des objets techniques (MEOT) et surtout la conclusion de L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information (ILFI), où culmine l'effort spéculatif de Gilbert Simondon. Je soutiens que la valeur compte parmi les « notions philosophiques fondamentales » dont Simondon entreprend la « réforme » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 35-36), à l'instar, entre autres, de l’être, de la forme ou de l'individu.

Dans la philosophie de langue française, la valeur s'impose, des années 1930 jusqu’à la fin des années 1950, comme l'un des centres de gravité du champ philosophique, sous l'influence du néokantisme, de la phénoménologie des valeurs de Max Scheler, et de la philosophie de la vie de Friedrich Nietzsche. Dans Transformations de la philosophie française, en 1950, Émile Bréhier parle d'un « développement brusque et foudroyant » de la « théorie des valeurs » (Bréhier, Reference Bréhier1950, p. 65). On s'intéresse alors moins aux évaluations subjectives qu’à la ou aux valeurs, objets sui generis d'une « philosophie des valeurs » (Stern, Reference Stern1936), d'une « philosophie de la valeur » (Ruyer, Reference Ruyer1952), ou d'une « théorie générale » de la valeur (Bénézé, Reference Bénézé1936), soucieuses de décrire la « création des valeurs » (Polin, Reference Polin1944) ou le « monde des valeurs » (Ruyer, Reference Ruyer1948). Le lexique de Simondon — « doctrine des valeurs », « table des valeurs », « axiologie » — témoigne de son inscription dans ces débats. Il lui faudra toutefois s'en émanciper, comme je le montrerai, pour conquérir sa propre détermination de la notion de valeur et sortir des impasses d'un certain objectivisme, mais sans retomber dans le relativisme axiologique des sciences humaines et sociales. De ce point de vue, la prise en charge par Simondon de la question de la valeur me semble ouvrir une voie très féconde pour s'assurer d'un usage rigoureux de cette notion singulièrement problématique.

« La théorie des valeurs est née, affirme Bréhier, du moment où l'on s'est aperçu que fonder les valeurs sur l’être, métaphysique et biologique, c’était leur conférer une nécessité qu'elles ne possèdent pas en fait, puisqu'un de leurs caractères essentiels, c'est leur contingence, c'est de pouvoir ne pas être » (Bréhier, Reference Bréhier1950, p. 130). C'est dire que la valeur est précaire : elle est prétention à valoir, exigence s'imposant à l’être, mais sans fondement dans l’être, au risque donc de l'ineffectivité. La valeur vaut pour l'un et pas pour l'autre, vaut aujourd'hui et pas demain. C'est ce que je nomme ambivalence de la valeur. La valeur, c'est « [l]e bien séparé de l’être, ontologiquement déraciné, [non] plus supra-étant, comme chez les platoniciens, mais plutôt sous-étant, seulement “valant” (comme l'on dit du dollar ou du mark qu'ils valent tant ou tant) » (Kuhn, Reference Kuhn, Krings, Baumgartner and Wild1973, p. 671). De fait, le lexique de la valeur est aussi celui de la dévaluation ; cela a été maintes fois relevé. Que les valeurs se dévalorisent, selon le mot de Nietzsche, est inscrit dans leur concept, si bien que la proclamation de valeurs séparées de l’être est le plus sûr chemin vers le nihilisme (Heidegger, Reference Heidegger1962, p. 273-274). Une autre branche de la critique de la valeur voit en elle, après Karl Marx, « le phénomène originaire de la réification » (Adorno, Reference Adorno1969, p. 74) : le discours sur les valeurs charrie avec lui, fût-ce à son insu, un processus de quantification, d'abstraction et finalement de nivellement de la vie sociale et individuelle.

La solution classique pour préserver les valeurs de la dévaluation est idéaliste : le principe en est donné dans les années 1870 par Rudolf H. Lotze qui, dans une perspective transcendantale, interprète en termes de validité l'Idée platonicienne : ce qui vaut, c'est « la signification éternellement semblable à elle-même des Idées » (Lotze, Reference Lotze2006, p. 16). Le modèle de la valeur (logique, éthique ou esthétique), c'est l'Idée, à condition de l'interpréter en termes non ontologiques. Le néokantien Wilhelm Windelband, élève de Lotze, en déduira que toute ontologie doit être complétée par une axiologie (Windelband, Reference Windelband1914, p. 244)Footnote 1. Mais cet idéalisme des valeurs, ce platonisme néokantien, est précisément l'une des cibles privilégiées des critiques de la valeur que nous venons d’évoquer.

Je voudrais montrer que Simondon résout le problème de l'ambivalence de la valeur d'une manière convaincante et originale, et cela sans s'engager dans une voie idéaliste. Ainsi parvient-il à éviter tout relativisme axiologique alors même qu'il assume sans réserve le caractère de grandeur variable de la valeur. S'il y parvient, c'est parce qu'il affronte en toute clarté ce que je propose d'appeler l’antinomie de la valeur : d'une part la valeur ne vaut, c'est-à-dire ne peut s'imposer à l’être, ou l’évaluer, qu’à condition de ne pas être ; d'autre part un fil doit néanmoins la retenir à l’être, car un déracinement ontologique complet réduirait la valeur à une détermination subjective, contingente et inconsistante — de là l'ambivalence de la valeur. Simondon s'installe dans cette antinomie, non pour la trancher, mais pour l'approfondir et proposer, sous le nom d’axiontologie, une conception nouvelle de la relation, problématique mais réelle, de la valeur à l’être. C'est ce que je montrerai en commençant par l’étude des manuscrits sur la cybernétique de 1953, où le programme d'axiontologie trouve sa première formulation. Je considérerai ensuite les développements sur la valeur dans MEOT, en m'intéressant particulièrement à la grammaire de la « table des valeurs », dont je montrerai qu'elle constitue un obstacle à la résolution du problème de l'ambivalence de la valeur. Enfin, je proposerai de lire la conclusion d’ILFI et sa « Note complémentaire » comme les expressions les plus achevées du programme philosophique d'axiontologieFootnote 2.

2. Les écrits sur la cybernétique de 1953. Le projet d'axiontologie

Que la question de la valeur constitue une entrée possible dans l’œuvre simondonienne, deux textes l'attestent particulièrement, dont l'importance est considérable dans la genèse de l’œuvre : « Cybernétique et philosophie » (2016b) et surtout « Épistémologie de la cybernétique » (2016c), tous deux écrits (mais jamais publiés) en 1953Footnote 3. La proposition de Simondon y est d'universaliser la cybernétique pour en faire une « technique inter-scientifique » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 187) : la « Cybernétique universelle » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 181) dégagerait les « opérations communes » à différentes sciences afin de favoriser leur mise en relation. Supposant une « équivalence fonctionnelle [des] opérations », elle proposera, par exemple, une « analogie opératoire » entre les « inversions de polarités » observées dans certains fonctionnements psychiques pathologiques (de l’état maniaque à l’état dépressif) et l'auto-oscillation d'un amplificateur (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 191). Cette analogie étant admise, l'auto-oscillation et le trouble mental ne pourraient-ils « être arrêtés par des procédés fonctionnellement équivalents » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 191) ? De fait, la baisse de tension qui diminue le gain de l'amplificateur et la lobotomie qui réduit les échanges entre les parties du cerveau présentent une forme d’équivalence fonctionnelle. C'est dire que « de l'analogie opératoire sort une idée normative qui a une valeur scientifique » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 191 ; je souligne).

La normativité dont il est ici question est enveloppée dans le concept de fonctionnement, en tant que concept de finalité. Dès lors, le théoricien de l'information pourra juger que la baisse de tension, quoique réduisant l'auto-oscillation, est indésirable, parce qu'elle « nie la finalité interne du mécanisme amplificateur » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192). Il cherchera une autre solution, telle « la modification de la phase de la réaction ». De même, « si le psychiatre peut découvrir une méthode curative qui, à l'inverse de la lobotomie, ne consiste pas à nier la finalité interne de l’être vivant […], il la jugera préférable » : par exemple, il préférera la psychanalyse, qui vise « un nouveau réglage de l'esprit qui ne détruit pas sa finalité » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192). Parmi les opérations susceptibles de transformer des structures dysfonctionnelles en structures plus fonctionnelles, certaines sont préférables, en raison d'une finalité interne. « La méthode cybernétique aboutit donc à une doctrine des valeurs » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192).

Qu'est-ce à dire ? Simondon parle aussitôt d'une « doctrine scientifique des valeurs » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192). L'expression est surprenante, car elle brouille la distinction usuelle entre le fait et la valeur. C'est bien l'enjeu de la cybernétique philosophiquement réfléchie : « le criticisme ou le positivisme ne peuvent aboutir à une doctrine scientifique des valeurs, parce qu'on ne peut passer de l'objet, saisi comme phénomène […], à l'intériorité dynamique d'une norme » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192). Pour ces deux objectivismes, qui posent l'un en face de l'autre « l’être-sujet » et « l’être-objet », « la rencontre d'une spontanéité [qui pose ou reconnaît des valeurs] et d'une objectivité est exceptionnelle » : cette rencontre a lieu par exemple dans le sentiment du respect, au sens kantien (par où la raison reconnaît dans son activité même la normativité qui la justifie) (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 179-180). Au contraire, « dans la théorie cybernétique, la normativité est omniprésente », puisque l'objet n'est pas un « terme inerte », mais une opération orientée par une certaine finalité (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192). En ce sens, la cybernétique serait une science des valeurs (physiques, biologiques ou psychiques). C'est du moins un horizon : « il est possible d'entrevoir comme un prolongement de la cybernétique une axiologie unipolaire » (nous reviendrons sur cette unipolarité) ; dès lors, « la cybernétique serait une axiologie universelle et deviendrait un instrument pour l'unité du savoir et de l'action » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192).

Se présentent ici de grandes difficultés et le risque d'un malentendu. L’évaluation d'une opération à l'aune d'une finalité fonctionnelle engage-t-elle vraiment une « axiologie universelle » ? Il est certain que l'on refuse alors « un saut absolu du domaine de l’être au domaine du devoir-être » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 192). Mais est-ce bien ce fonctionnalisme que Simondon voudrait étendre à l'ensemble des problèmes axiologiques ? Certainement pas, comme en témoigne une mise au point critique sur l'usage que Norbert Wiener fait de la notion de valeur. Ce dernier identifie normativité et « finalité homéostatique » et reconnaît dans l'homéostasie et la négentropie « deux sources possibles de valeur » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p. 62). Or, explique Simondon, « pas plus l'homéostasie que la négentropie ne sont des modèles de valeurs en elles-mêmes, mais seulement des fonctions, des mécanismes téléologiques » ; ce sont au mieux des « valeurs relatives » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p 62-63). Ainsi en va-t-il de l'idéal de « social cohesiveness », qui réduit toute évaluation d'un phénomène social à sa fonction intégrative pour le corps social (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p 62). Le lien entre la téléologie fonctionnelle et la doctrine des valeurs n'est donc pas aussi simple qu'il y paraît.

Faut-il donc reconnaître des « valeurs en elles-mêmes » ? Ce lexique anti-réductionniste et objectiviste rapproche Simondon des théories de la valeur évoquées en introductionFootnote 4. De fait, la conclusion d’« Épistémologie de la cybernétique » évoque l'apport de la « phénoménologie des valeurs » en tant que « négation d'un déductivisme ontologique des normes » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 199). Simondon n'en dit pas plus ; il est vraisemblable qu'il promeuve, dans la phénoménologie, la suspension de toute thèse métaphysique sur la différence de l’être et de la valeur et la description de la valeur comme objet d'intuition dans la vie de la conscience, non moins consistant que les essences constitutives des phénomènes sensibles — alors que le positivisme aussi bien que le criticisme, après avoir séparé abstraitement le fait et la valeur, sont conduits à suspendre et déduire toute axiologie à partir d'une norme fondamentale, supposée universellement reconnue (raison pure pratique) ou institutionnellement posée (positivisme juridique).

Simondon ajoute ensuite que ce que l’« épreuve dialectique du passage par la phénoménologie » a été pour la philosophie, « l’épreuve dialectique du passage par la cybernétique » l'est pour la science (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 199). Cette mise en parallèle juxtapose la science et la philosophie. Sur le fond, cette séparation est abstraite et destinée à être dépassée ; elle a cependant une effectivité historique, dont témoigne « le long détour par lequel la pensée scientifique et la pensée réflexive, la doctrine de l’être et la doctrine des valeurs se sont écartées l'une de l'autre » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 199). Le « savoir synthétique axiontologique » est précisément censé en finir avec ce détour, et donc avec deux discours sur la valeur encore en concurrence. D'un côté, se trouve la « doctrine scientifique des valeurs » de la cybernétique, pour qui « la seule axiologie valable est une axiontologie » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p. 62), mais qui procède à une identification réductionniste de la valeur avec la finalité immanente d'un fonctionnement. De l'autre, nous avons la « phénoménologie des valeurs », qui par son intuitionnisme et sa conception « matériale » de la valeur, rend crédible la saisie de « valeurs en elles-mêmes », mais menace de constituer une forme de substantialisme axiologiqueFootnote 5.

L'axiontologie se fera au-delà de la cybernétique : « la cybernétique […] ne donne pas de critères réflexifs assez nets pour édifier une théorie axiontologique », en raison de son « pragmatisme abstrait » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 198). Elle est pragmatique au sens où elle conçoit la valeur en termes d'efficience et elle est abstraite parce que « [sa] normativité n'a pas de point d'application » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 198) : ses supports sont des systèmes formels tels que « la » société ou « le » psychisme. Or « une axiologie sans êtres est comme une ontologie sans valeurs » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 198). À quelle condition peut-on alors relier concrètement ontologie et axiologie ? Simondon le dit clairement sans le justifier encore :

Tant que la définition d'Aristote restera vérifiée : « il n'y a pas de science de l’être individuel », ontologie et axiologie resteront séparées : ce n'est pas une formulation du système structural ou une définition d'un schématisme opératoire qui réunira en les rapprochant ontologie et axiologie (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 198).

Avant d’être l'attribut d'une science ou d'une méthode, l’« axiontologique » est d'abord un état : l’« état syncrétique de l’être », « état d'indivision qui caractérise l'individualité », en amont de sa différenciation en opération et en structure (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 199). Une axiontologie non réductionniste ne sera possible que si la philosophie est capable de connaître et de réfléchir cet état syncrétique et la genèse de la distinction entre l'opération et la structure (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016c, p. 198). En termes de conceptions de la valeur, l'enjeu est de sortir de l'alternative entre réductionnisme fonctionnaliste (cybernétique) et objectivisme idéaliste (phénoménologie ou néokantisme).

3. L'axiontologie empêchée : la grammaire de la « table des valeurs »

C'est dans la thèse sur l'individuation que se déploiera cette « axiontologie » non réductionniste. Afin d'en saisir les enjeux, il faut d'abord considérer la grammaire de la valeur mobilisée dans MEOT. La notion de valeur occupe une place centrale dans la position du problème et l'intention de l'ouvrage :

La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans [la] méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 10 ; je souligne).

Ces formules éloquentes sont souvent citées. Mais sont-elles vraiment claires ? Que la technique, ou plutôt la technicité, comme relation de l'homme au monde, doive intégrer une symbolisation culturelle qui l'a trop souvent refoulée, en se rigidifiant dans les formes d'une culture traditionnelle ou littéraire, Simondon nous en convainc et la chose a fait l'objet de commentaires concluantsFootnote 6. Il ne s'ensuit pas que la nécessité et la fonction exactes du lexique de la valeur soient par là tout à fait éclairées. Est-on même en mesure, au terme de l'ouvrage, de désigner ces « nouvelles valeurs » (Simondon, 1958/2012, p. 181) techniques qui doivent enrichir la culture ?

3.1. Quelle objectivité pour les valeurs techniques ?

La valeur est d'emblée nouée à la « culture » et à « l'humain » : la culture est un ensemble de valeurs (toujours au pluriel) dont le foyer est une idée de l'humanité. De même que l'abolition de l'esclavage impliquait de reconnaître « la valeur de la personne humaine », de même faut-il reconnaître dans l'objet technique de l'humain devenu étranger, « aliéné », « méconnu » (Simondon, 1958/2012, p. 10). On reconnaît un topos humaniste : « l'humanisme est la volonté de ramener à un statut de liberté ce qui de l’être humain a été aliéné, pour que rien d'humain ne soit étranger à l'homme » (Simondon, 1958/2012, p. 144)Footnote 7. Le lien entre cette rhétorique humaniste et le lexique de la valeur reste toutefois ténu, voire convenu.

Les développements d’Émile Bréhier sur les débats autour de la valeur au seuil des années 1950 en France permettent d'y voir plus clair. « [A]u début du siècle, rappelle-t-il, on étudiait moins les valeurs elles-mêmes que les jugements de valeur ou les appréciations », dans une perspective psychologique ou sociologique. Au contraire,

[l]a philosophie actuelle des valeurs, sous les formes très diverses qu'elle a prises, s'oppose à ce subjectivisme. Elle recherche la valeur moins du côté du sujet qui l'apprécie que du côté de l'objet qui l'incarne, et elle cherche comment cette valeur est présente à cet objet, comment il l'a acquise (Bréhier, Reference Bréhier1950, p. 70-71).

Au relativisme axiologique des sciences humaines et sociales succède une reprise philosophique de la question de la valeur, attentive à une validité supposée irréductible à toute approche génétique. Cette orientation objective n'exclut pas de considérer les conditions d’émergence de la valeur. Ainsi, « [n]ulle valeur n'existe pour nous sans une technique qui la réalise dans une œuvre ou dans une opération ; comme il y a une technique du beau, il y a une technique de la santé, de la vérité, de la justice, de la charité » (Bréhier, Reference Bréhier1950, p. 72). La valeur a une genèse, mais sa validité ne disparaît pas dans la relativité de ses déterminations génétiques. Cette orientation de la philosophie des valeurs, partagée par les néokantismes comme par l'existentialisme, est en rupture avec « l'immanentisme » des philosophies de la vie (Bergson) ou de la société (Durkheim) : « de tout côté le continu est attaqué », il revient à « l'existence humaine de se “transcender” » (Bréhier Reference Bréhier1950, p. 65-67). Les théories de la valeur prennent en charge cette discontinuité, comme par exemple dans l'existentialisme de Raymond Polin (Reference Polin1944). Simondon ne suivra pas une voie existentialiste, mais se forme dans ce contexte, et sa réflexion sur la valeur vise bien à rendre compte, on le verra, de discontinuités.

De fait, intégrer l’« objet technique » à la « table des valeurs » de la culture, c'est le reconnaître porteur d'une validité sui generis, et cela en deux sens. Tout d'abord, c'est l'appréhender comme porteur de valeurs spécifiques, distinctes de celles que l'on attribue, par exemple, à l’« objet esthétique » ou à l’« objet sacré » (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 10). On est ici proche de la philosophie néokantienne de la culture : la culture se spécifie en domaines d'objectivité porteurs d'exigences axiologiques distinctes (esthétiques, religieuses, techniques, etc.). Ensuite, attribuer une valeur à l'objet technique, c'est refuser de le traiter comme un simple moyen, de l'assigner au « monde sans structure de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile » (Simondon, 1958/2012, p. 10). Il faut reconnaître dans la technicité « l'inhérence de valeurs dépassant l'utilité » (Simondon, 1958/2012, p. 303). Certes, les valeurs participent d’un processus de culture, de sorte que les valeurs esthétiques, religieuses ou techniques peuvent se faire « valeur[s] politique[s] et sociale[s] » ou « valeur[s] culturelle[s] » (Simondon, 1958/2012, pp. 16 et 131). Mais pour devenir culturelle, la valeur doit d'abord être objective, au sens où elle est qualité d'un processus objectif, et non produit d'une évaluation subjective : « voir fonctionner la relation technique de manière objective est la condition première de l'incorporation de la connaissance de la réalité technique et des valeurs impliquées par son existence à la culture » (Simondon, 1958/2012, p. 203).

On ne saurait toutefois rigidifier cette objectivité des valeurs : celles-ci sont « impliquées » par une « relation technique » qui met en rapport non seulement un ensemble d'objets, mais aussi une activité humaine, « une existence simultanée et corrélative des hommes et des machines » (Simondon, 1958/2012, p. 16). Ce sont les « schèmes de fonctionnement des machines », qui les relient entre elles et à l'homme, qui « impliquent » des « valeurs » (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 16)Footnote 8. Ainsi faut-il « intervenir comme médiateur dans [la] relation entre les machines » pour qu’émerge une « conscience technique », le sentiment d'une « responsabilité envers les réalités techniques » (Simondon, 1958/2012, p. 204). Cette expérience de la valeur des fonctionnements techniques n'a rien d'utilitaire : elle reste largement étrangère à l'ouvrier soumis aux exigences du « travail quotidien », comme au propriétaire qui ne voit en la machine qu'un « capital productif » (Simondon, 1958/2012, p. 204). En même temps que la participation au processus technique — selon l'idéal d'un « ingénieur d'organisation » qui ne serait pas « préoccupé du rendement immédiat » —, cette reconnaissance des valeurs techniques requiert un « recul » par rapport à ce processus, une « liberté à l’égard de chacune [des machines] prise individuellement » (Simondon, 1958/2012, p. 204).

3.2. Des valeurs introuvables

Une table des valeurs incomplète, c'est une symbolisation culturelle de laquelle « le réel est absent » (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 14) — ici, on entend le réel des relations propres aux ensembles techniques, leur « technicité essentielle », qui intègre l'humain comme médiateur. Mais que sont donc ces « valeurs techniques » à dégager du réel technique ? Il semblerait qu'elles puissent être formulées au moyen d'une substitution du paradigme informationnel au paradigme thermodynamique. Ce dernier évalue la machine en termes de « rendement énergétique » (Simondon, 1958/2012, p. 183). La technicité est alors soumise à « une finalité extérieure au régime des machines, celle de la productivité », dans l'horizon de la valorisation d'un « capital productif » (Simondon, 1958/2012, p. 204). Pourtant, pas plus que la valeur économique, « les valeurs du travail » (accroissement de la puissance, soumission de la nature à des finalités humaines…) ne correspondent aux valeurs techniques : « le fondement des normes et du droit dans le domaine industriel n'est ni le travail ni la propriété, mais la technicité » (Simondon, 1958/2012, p. 342). La « relation d'information », conçue non comme signal mais comme signification, se tient en revanche au niveau de la réalité des ensembles techniques, parce que ceux-ci impliquent « un vivant comme médiateur pour interpréter un fonctionnement en termes d'information, et pour le reconvertir en formes pour une autre machine » (Simondon, 1958/2012, p. 190). L'approche par l'information opère un « couplage interindividuel entre l'homme et la machine » et institue une « relation d’égalité, de réciprocité d’échanges : une relation sociale en quelque manière » (Simondon, 1958/2012, pp. 168 et 127). Ainsi devient envisageable une « sagesse technique, chez des hommes sentant leur responsabilité envers les réalités techniques » (Simondon, 1958/2012, p. 204).

On dispose bien ici de nouveaux concepts, de nouvelles vertus et même de perspectives de réforme éducative, sociale et politique (voir notamment le thème de la sortie de l’état de minorité vis-à-vis de la technique) (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 123-158). Bref, on ne manque pas de matériau pour alimenter un discours sur les valeurs, au sens courant du terme. Mais que peut-on exactement ranger sous la catégorie de valeur technique ? Simondon ne le dit pas. Il n'y a pourtant pas matière à une objection de fond, sinon peut-être quant à la manière de formuler le problème au départ. Car c'est cette grammaire de la « table des valeurs » qui en vérité pose problème. Justifiée par sa vertu pédagogique — elle offre l'accès le moins difficile à l’œuvre de Simondon —, elle devient équivoque sitôt que l'on cherche à en déterminer précisément le sens. Nous sommes d'ailleurs mis en garde par Simondon lui-même, qui suggère que la tentation d’établir des tables des valeurs pourrait procéder d'une disjonction entre le théorique et le pratique. C'est le fait d'une « pensée pratique non insérée dans le réel », que de vouloir « group[er] et systématis[er] » une « pluralité des valeurs », tels des « optatifs libérés de leur application au geste technique » (Simondon, 1958/2012, p. 283). Il en serait ainsi, par exemple, des valeurs « simplicité » ou « efficacité » : « de telles valeurs doivent avoir été éprouvées et vécues dans l'action insérée dans le monde, avant d’être groupées et systématisées ». C'est après coup que lesdites valeurs sont objectivées, mais « elles ne peuvent […] jamais être complètement systématisées, car elles aboutissent à une pluralité de valeurs différentes ». Ainsi par exemple ne peut-on dire « pourquoi c'est une valeur, pour une action, d’être simple […], et pourquoi c'en est une autre d’être efficace » (Simondon, 1958/2012, p. 283). Les opérations d'objectivation, de distinction et de classification suggérées par la grammaire de la « table des valeurs » séparent abstraitement les valeurs des processus réels dans lesquelles elles sont prises.

Faut-il donc en rester aux « valeurs […] éprouvées et vécues », antérieurement à leur objectivation ? Mais le risque est alors de revenir à une approche subjectiviste de la valeur, congédiée d'emblée. Ce n'est certes pas l'intention de Simondon, mais on peut se demander s'il n'est pas malgré lui empêtré, en développant son propos sur la valeur, dans des usages hérités, faute d'avoir vraiment réformé la notion de valeur. De là vient la défense et la proclamation de « valeurs techniques » dont il est pourtant impossible d’établir la liste. Mais pourquoi, au juste, le faudrait-il ? On pourrait même se demander si cette intention ne participe pas d'un rapport réactif, au sens de Nietzsche, à la question axiologique. Si la culture « s'est constituée en système de défense contre les techniques », ainsi que le déplore Simondon (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 9), n'est-ce pas précisément parce qu'elle a cru pouvoir se définir à partir d'une « table », d'un système de valeur définitif et clos ? Aveugle aux processus d'individuation portés par les ensembles techniques, la culture traditionnelle ne voit pas que « la machine, œuvre d'organisation, d'information, est, comme la vie et avec la vie, ce qui s'oppose […] au nivellement de toutes choses » (Simondon, 1958/2012, p. 18). Ce n'est pas en établissant des listes de valeurs qu'on luttera contre une culture qui nivelle, mais précisément en situant les exigences de valeur à même les processus « vivants » concrets, en l'occurrence les relations techniques. C'est bien ce que cherche à faire Simondon dans MEOT, mais dans une grammaire partiellement inadéquate, qui condamne la valeur technique à l'ambivalence : pour la défendre et la déterminer, il faut la proclamer et l'objectiver, mais ce geste même menace d'en faire une abstraction séparée de la vie et, en ce sens, sans valeur.

On pourrait objecter que l'on trouve dans MEOT une détermination claire de la valeur spécifique d'un ensemble technique : son degré d'individualisation technique réciproque. « Ce critère a une valeur axiologique : la cohérence d'un ensemble technique est maximum lorsque cet ensemble est constitué par des sous-ensembles possédant le même niveau d'individualisation relative » (Simondon, 1958/Reference Simondon2012, p. 77). L'enjeu est de satisfaire, pour chacun des sous-ensembles, au « principe de l'individualisation de l'objet technique par la causalité récurrente dans le milieu associé » (Simondon, 1958/2012, p. 75), ce qui implique de protéger ces sous-ensembles, lorsqu'on les met en relation, d'interactions susceptibles de les désindividualiser. Ainsi, « l'ensemble de degré supérieur qui comprend tous ces sous-ensembles se définit par la capacité de réaliser telle ou telle mise en relation de façon libre, sans détruire l'autonomie des sous-ensembles individualisés » (Simondon, 1958/2012, p. 78). Dans un laboratoire, on instituera des « dispositifs de non-couplage », par exemple en séparant l'alimentation des amplificateurs et celle des oscillateurs, qui réduirait leur individualisation respective et donc leur fonctionnement optimal (Simondon, 1958/2012, p. 79). Je vois dans ce critère axiologique, qui n'est pas explicitement rapporté à la table des valeurs à constituer, une formule de la validité technique, en un sens étroit, plutôt qu'une caractérisation de la ou des valeurs techniques. En effet, ce principe de l'individualisation n'intègre pas la relation avec l'agent et relève d'un niveau d'analyse purement fonctionnel. En ce sens, il s'agit d'une reformulation de la détermination cybernétique de la valeur plutôt que d'un apport direct au projet d'axiontologie.

4. L'axiontologie réalisée : la valeur de l'acte individuant

C'est dans ILFI que l'on trouve les formules les plus abouties de l'axiontologie simondonienne, au fil de la critique d'une certaine grammaire de la valeur. La clarification de la notion de valeur a paru suffisamment importante à Simondon pour qu'il fasse suivre la conclusion de sa thèse d'une longue « Note complémentaire » qui s'ouvrait, dans sa première rédaction, par la question « Que peut-on entendre par valeur ? ». Supprimée avant la soutenance, cette note est rétablie, selon le vœu de l'auteur, dans l’édition de 1989. Le premier chapitre de la note est intitulé « Valeurs et recherche d'objectivité » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 331). Quant à la note dans son ensemble, elle a d'abord eu pour titre « Les fondements objectifs du transindividuel » ; c'est dire que la réflexion sur la valeur touche ici au cœur de l'invention philosophique simondonienneFootnote 9.

L'intérêt d’ILFI et de cette note réside d'abord dans la différenciation des grammaires de la valeur, par où s'expose puis s'explique l’équivocité et l'ambivalence d'un certain discours sur la valeur. On peut observer, dans le texte, trois usages de la notion de valeur, que je nomme : sociologique, éthique et physico-mathématique. Le premier, conventionnel, traite les valeurs comme des références culturelles, qui pour partie s'imposent à l'individu, en tant que « normativité déjà élaborée par d'autres individus », pour partie se présentent comme objet de choix : « l'individu psychologique a un choix à opérer parmi des valeurs et des conduites » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 273). Simondon utilise occasionnellement le terme de « valeur » en ce sens, mais il en fait aussi la critique. L'approche éthique, proprement philosophique, est exposée dans la conclusion de l'ouvrage. La valeur devient un « pouvoir de transductivité » rapporté à la « dynamique de l’être » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323-325). Enfin, un troisième usage articule valeurs, variables et distributions, pour décrire par exemple les « propriétés à valeurs brusquement variables » des cristaux, ou pour interroger les théories de l’électricité, selon qu'elles supposent un « nombre fini de valeurs » ou une « infinité continue des valeurs » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, pp. 122 et 235). À première vue, cette détermination quantitative de la valeur peut sembler bien loin de la perspective éthique, nécessairement qualitative. Mais nous verrons que cette dernière n'aurait pu trouver sa formulation sans une reprise réflexive de cette grammaire physico-mathématique.

4.1. Communauté et société, ou bipolarité et unipolarité des valeurs

La tension entre les acceptions sociologique et éthique de la valeur structure la « Note complémentaire » ; elle recouvre la distinction entre société et communauté. La communauté désigne le groupe social en tant qu'il se protège des relations « allant de l'individu à l'individu », caractéristique de la « société » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 342). Dans la communauté, les individus communiquent « indirectement et sans conscience précise de leur individualité ». Leurs relations sont réduites à leur fonction au sein de la « totalité » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 342). Aussi la communauté repose-t-elle sur une « valorisation de la stéréotypie des conduites » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 348). Pour elle, « le caractère moyen [est] une supériorité », de sorte que « les valeurs ont un sens statistique » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 348). Ce n'est pas dire que la conscience des valeurs s'abîme dans la régularité des conduites. Au contraire, « l'intégration communautaire » exige de proclamer, de défendre, d'objectiver des valeurs : « hypertélique », la communauté « élabore un code de valeurs destinées à empêcher les changements de structure » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 347). Cette hypertélie est l'envers d'un fonctionnalisme réductionniste : le « code de valeurs » n'est qu'un moyen de garantir « la valeur fonctionnelle d'un individu dans la communauté », en empêchant les individus d'interroger le fonctionnement du groupe (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 347). De même qu'elle dévalorise l'individuel, la communauté réduit l’« être technique » à un « ustensile » doté d’« une valeur d'usage qui est étrangère à son essence dynamique propre » ; elle refoule la puissance inventive dont cet être est l'expression (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 344). Il s'ensuit que la communauté, essentiellement défensive, fonctionne par opposition de valeurs. Les « communautés extérieures », menaçantes, sont « pensées comme mauvaises » de sorte que « sur ces catégories primitives d'inclusion et d'exclusion […] se développent des catégories annexes de pureté et d'impureté, de bonté et de nocivité, racines sociales des notions de bien et de mal » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 337). Une communauté se reconnaît dans la « bipolarité des valeurs » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 337). En ce sens, elle est « biologique » ; elle prolonge « l'opposition bipolaire de l'assimilable et du dangereux » pour « l'individu vivant » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 337).

Au contraire, la société, « groupemen[t] synergiqu[e] d'individus », échappe au « code d'obligation extrinsèque » propre à la communauté (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 341). Elle pose explicitement ses propres problèmes, qu'elle résout notamment par l'invention technique, en quoi elle découvre une « normativité intrinsèque et absolue » non réductible à la « normativité sociale » : « l'objet technique est valide ou non valide selon ses caractères internes qui traduisent le schématisme inhérent à l'effort par lequel il s'est constitué » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 341). Le groupe social est société dans la mesure où il intègre, sans la réduire, cette normativité :

La normativité technique modifie le code des valeurs d'une société fermée, parce qu'il existe une systématique des valeurs, et toute société fermée qui, admettant une technique nouvelle, introduit les valeurs inhérentes à cette technique, opère par là même une nouvelle structuration de son code des valeurs (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 341).

Moyennant la substitution du « code » à la « table », on retrouve le lexique de MEOT. Certes, « code » et « table » ont des connotations divergentes : la table est un instrument classificatoire exhaustif, tandis que le code suggère une certaine opérativité. Il s'agit cependant ici d'un « code d'obligation extrinsèque » assurant la conservation des structures. La notion de table des valeurs, dans MEOT, était plus ample et moins déterminée. Elle est cependant absente d’ILFI, selon moi en raison des impasses où elle conduit. Mon hypothèse est que le « code des valeurs » est ce qui reste, sous une forme clairement dépréciative, de l'objectivation abstraite que charriait malgré elle l'expression « table des valeurs ».

Quant à la dimension positive et constructive de la table des valeurs, elle est désormais assumée par l'expression « systématique des valeurs », rattachée à la société et à sa « normativité technique » et, par là même, opposée au « code des valeurs » communautaire. En effet, « l'activité technique n'introduit pas une bipolarité des valeurs au même titre que l'activité biologique » communautaire ; « pour l’être qui construit, il n'y a pas le bon et le mauvais, mais l'indifférent et le constructif, le neutre et le positif » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 337). Le processus d'individuation technique soutenant la formation d'un collectif transindividuel ne s’évalue pas à partir d'oppositions de valeur, à partir de valeurs et d'anti-valeurs, mais comme degré ou intensité d'une « positivité de la valeur » se détachant « sur un fond de neutralité ». Il y a alors « unipolarité des valeurs », axiologie éthique et non biologique (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 336-337).

Avant de clarifier cette conception unipolaire de la valeur, considérons la définition de la valeur proposée au début de la « Note complémentaire » : « la valeur est l'action grâce à laquelle il peut y avoir complémentarité » ; ceci s'entend dans l'horizon d'une « complémentarité illimitée entre l’être individuel et les autres êtres individuels » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 331). Il faut entendre l’étrangeté de cette définition, qui fait de la valeur non une référence pour ou une qualité de l'action, mais l'action elle-même. Simondon introduit une distinction qui permet de sauver l'usage conventionnel du terme, tout en l'ordonnant à cette nouvelle détermination de la valeur comme action : la distinction entre valeur relative et valeur absolue. Les valeurs relatives s'attribuent à des « conditions », organiques ou techniques, de la complémentarité ; c'est par exemple « la valeur du remède qui guérit » et contribue à rétablir la complémentarité de l'individu biologique avec son milieu. Cette valeur « est liée à la chose […] mais elle ne réside pourtant pas dans cette chose » : le remède vaut, mais il n'est pas valeur (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 332). En revanche, la valeur absolue est « la valeur qui permet la relation », non à titre de condition, mais comme « début ou amorce de la réaction qui permet cette activité » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 332). « Au nombre de ces valeurs, on peut mettre la culture, qui est comme un ensemble de débuts d'action, pourvus d'un schématisme riche, et qui attendent d’être actualisés dans une action » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 332).

La valeur de la culture, ou plutôt la culture comme valeur (absolue), ne réside pas dans une table de valeurs objectivables, mais dans un processus réel. Certes, la culture est une « capacité d'agir sur des symboles et non sur les réalités brutes » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 332). Mais l'activité symbolique, précisément, ne porte pas sur un domaine d'objet autonome, abstrait, opposé ou extérieur à l’être :

la condition de validité de cette action sur les symboles réside dans l'authenticité des symboles, c'est-à-dire dans le fait qu'ils sont véritablement le prolongement des réalités qu'ils représentent, et non un simple signe arbitraire, qui est artificiellement lié aux choses qu'il doit représenter (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 332 ; je souligne).

Le symbole réel est au signe arbitraire ce que la valeur de la culture est à la culture comme « code de valeurs ». Décrire la culture en termes de tables ou de codes des valeurs relève d'une objectivation a posteriori, justifiable pédagogiquement, mais philosophiquement non rigoureuse et typique d'une attitude communautaire. La culture comme communauté est une table des valeurs supposément donnée ; la culture comme société ou transindividualité est la valeur des actes actuellement et virtuellement agissants — par exemple par le détour de l'objet technique en tant que « cristallisation du geste humain créateur [qui] le perpétue dans l’être » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 340). Bref, la validité de la valeur exprime l'activité d'un être.

4.2. Normes et valeurs

La « Note complémentaire » part d'une définition de la valeur. La conclusion d’ILFI part en revanche d'une thèse sur l’être — comme « polyphasé » et en « réserve de devenir » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 307-308) — pour s'achever sur une thèse sur la valeur. Elle expose l'axiontologie dont les écrits de 1953 formaient le vœu. À défaut de pouvoir exposer ici les présupposés ontologiques de la thèse, repartons du problème de la complémentarité. En termes éthiques généraux, ce problème peut être formulé ainsi : « la pluralité des systèmes de normes » peut-elle « être envisagée autrement que comme une contradiction » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 322 ; l'auteur souligne) ? L’éthique théorique et contemplative du sage et l’éthique pratique de l'action, par exemple, « définissent des normes qui donnent des directions incompatibles » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 320). Une approche décisionniste, à la Max Weber, parlerait ici de « polythéisme des valeurs » : il y a en dernier lieu des « positions de valeur » inconciliables (Weber, Reference Weber2003, pp. 94 et 99). C'est une thèse alors très partagée, dont on retrouve des versions dans divers ouvrages que Simondon a pu avoir en main (Dupréel, Reference Dupréel1939, p. 233-235 ; Polin, Reference Polin1944, p. 98-101). Cette aporie axiologique repose en vérité sur une distinction insuffisante entre norme et valeur (la norme serait seulement l'objectivation d'une position de valeur) et, plus fondamentalement, sur la dissociation de l'ontologique et de l’éthique : l'incompatibilité entre éthique pure et éthique de l'action, avant d’être contradiction entre des normes, est incompatibilité, dans la pensée, entre « la substantialité théorique de l’être individué » et la « perpétuelle évolution de l’être toujours en mouvement » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 320-321).

Les normes pourraient être conçues comme exprimant une individuation définie, et ayant par conséquent un sens structural et fonctionnel, au niveau des êtres individués. Au contraire, les valeurs peuvent être conçues comme rattachées à la naissance même des normes, exprimant le fait que les normes surgissent avec une individuation et ne durent qu'autant que cette individuation existe comme état actuel (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 322).

La norme se dit d'une structure fonctionnelle individuée, biologique, psychique ou sociale ; la valeur s'attribue à des actes participant d'un processus d'individuation, relativement auquel la formation de normes est seconde dans l'ordre génétique. Dès lors, la contradiction des normes est relativisée : « Il n'y a contradiction provenant de la multiplicité des normes que si on fait de l'individu un absolu et non l’expression d'une individuation créant un état métastable seulement » (SSimondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 322-323 ; l'auteur souligne). Considérées isolément, les normes sont des structures fonctionnelles incompatibles entre elles. D'un point de vue génétique, elles sont des structures relativement stables (métastables), soumises à des transformations, au gré des problèmes affectant le système d'individuation (psychique ou social) qu'elles stabilisent momentanément. Les normes sont fonctionnelles, « mais leur système est plus que fonctionnel, et c'est en cela qu'il est valeur » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 322). Cette identification circonstancielle entre système et valeur doit nous prémunir de la tentation d'interpréter trop simplement l'idée que la valeur est à l'origine de la norme ; elle est plutôt ce qui persiste dans la succession des normes.

Cette persistance est décrite en termes énergétiques et sémantiques. La valeur est comme une « force directrice qui ne se perd pas », c'est la continuité d'une énergie qui soutient l'individuation. Mais elle n'est pas aveugle : « les valeurs […] sont les normes amenées à l’état d'information : elles sont ce qui se conserve d'un état à un autre » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 321). La valeur est information tandis que « la réduction à des normes est identique à la réduction à des formes » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323). Norme et valeur sont les pendants, en termes éthiques, des notions de forme et d'information. La forme peut bien désigner des structures constituées et individuées, mais elle n'est pas « forme significative », ou seulement au sens étroit d'un système de signe ; l'information est la forme véritablement significative, celle qui fait sens, parce qu'elle n'est pas signification donnée, univoque, mais « signification qui surgit d'une disparation », signification comme problème, qui « maintient le niveau énergétique du système, conserve ses potentiels en les compatibilisant », mais sans abolir leur tension (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 35). La question de la valeur était approchée en des termes très proches dans « Cybernétique et philosophie », contre une cybernétique identifiant la valeur à une norme de régulation sociale.

Pour qu'il y ait valeur, il faut qu'il y ait problématique, c'est-à-dire présence d'un élément thanatologique dans un système holique. La valeur est ce qui, pour un système holique parvenu à un état d'incompatibilité problématique, est capable de faire apparaître une nouvelle structure de compatibilité (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p. 63).

Suivait alors l'exemple de l'opération de « prise de conscience » qui, en psychanalyse, est censée pouvoir conduire à une réorganisation de la « structure psychique » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p. 63).

De même que la notion d'information vient compléter et subvertir les philosophies de la forme, de même cette détermination de la valeur vient réformer une philosophie qui fait de la norme l’élément transcendantal de toute question éthique. Mais que l'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas de défendre une éthique de la valeur contre une éthique des normes, à la manière dont Bergson défend les morales ouvertes contre les morales closes, ou à la manière dont la philosophie de la vie, après Nietzsche, défend la mobilité d'une vie posant ses propres valeurs contre le danger de pétrification des formes. C'est précisément le refus d'une telle alternative qui est en jeu, puisque l’éthique, comme « sens de la synergie des individuations successives », est le « sens selon lequel en chaque acte réside à la fois le mouvement pour aller plus loin et le schème qui s'intégrera à d'autres schèmes » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323). L'acte éthique déborde les formes dans lesquelles il est pris, sans être hostile en principe à l’égard de toute forme — fantasme caractéristique de « l'acte fou » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 325). L’éthique bien comprise (sur fond d'ontogenèse) refuse la séparation abstraite entre la vie qui évalue et les normes auxquelles elle est soumise, mais sans abolir leur tension : « [n]ormes et valeurs sont des termes extrêmes de la dynamique de l’être » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323)Footnote 10.

4.3. La valeur comme « largeur d'un acte »

Nous pouvons à présent revenir à la thèse de « l'unipolarité des valeurs ». Une fois exclue la bipolarité communautaire, la valeur peut encore s'entendre de deux manières comme « pôle ». Elle est d'une part le terme d'une « dyade indéfinie, unidimensionnelle et bipolaire », dont l'autre terme est la norme. Cet axe bipolaire distribue plus largement les degrés d’« ouverture et [de] fermeture », de devenir potentiel et de structuration normative, qui sont propres à l’« état d'une civilisation », à un système s'individuant (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323). Cette bipolarité-là ne saurait être supprimée, le processus d'individuation ne pouvant se passer de l’être individué. D'autre part, la valeur s'entend comme « positivité » sur « fond de neutralité », forme significative se détachant sur un fond amorphe. Ces deux dualités — la valeur et la norme, la valeur et l'indifférence — relèvent de points de vue et de problèmes qu'il faut bien distinguer, d'autant plus que Simondon glisse imperceptiblement, dans les ultimes pages d’ILFI, du problème de la bipolarité norme-valeur vers celui de l'unipolarité neutralité-valeur.

Dans les deux cas, la valeur n'est pas une entité idéale identifiable, mais une grandeur intensive. Ce qui vaut vaut plus ou moins, sans pouvoir valoir négativement — on ne peut parler strictement de valeur négative qu'en régime d'individuation biologique. Selon l'axe bipolaire norme/valeur, la valeur mesure une émancipation vis-à-vis de schèmes normatifs hérités, une capacité d'invention, voire de révolution. Ce degré connaît toutefois un seuil supérieur : valeur et norme forment une dyade et la disparition de la norme serait aussi celle de la valeur. Selon l'axe unipolaire émergeant du fond de neutralité ou d'indifférence, la mesure de la valeur ne semble pas, en revanche, devoir connaître de seuil maximal. « La valeur d'un acte n'est pas son caractère universalisable selon la norme qu'il implique, mais l'effective réalité de son intégration dans un réseau d'actes qui est le devenir » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323). La valeur de l'acte réside en ce sens dans sa puissance d'universalisation concrète, par extension et intensification transindividuelles. Les actes se suscitent et s'appellent les uns les autres, à proportion de leur valeur ; on retrouve le thème humaniste des exempla, souligné par l'idée d'une contemporanéité des actes valeureux (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 324). La valeur d'un acte, c'est sa puissance communicative, et celle-ci ne saurait a priori connaître de seuil maximal. « Il n'y a qu'un centre de l'acte, il n'y a pas de limites de l'acte. Chaque acte est centré mais infini ; la valeur d'un acte est sa largeur, sa capacité d’étalement transductif » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 324). La transduction suggère bien la convertibilité de la valeur en norme, mais Simondon met ici en avant sa dimension de propagation plutôt que de structuration.

Que signifie la « largeur » ou l’« étalement » d'un acte ? Il s'agit d'une analogie spectroscopique : « la relation entre les actes ne passe pas par le niveau abstrait des normes, mais va d'un acte aux autres comme on va du jaune-vert au vert et au jaune, par augmentation de la largeur de la bande de fréquences » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 324). Est-ce à dire que le réseau des actes soit figurable comme un spectre de distribution des actes possibles, la valeur de chacun étant comparable à la position de chaque couleur dans le spectre, c'est-à-dire à la valeur des variables déterminant la longueur d'onde de la lumière ? On aurait bien alors un schème de distribution continue des valeurs (à distinguer de la discontinuité des normes), mais on ne voit pas en quoi cette détermination quantitative, quoique continue, serait proprement qualitative. Il y aurait infinité de valeurs, mais pas valeur susceptible de variations infinies. Mais l'analogie va plus loin. Il faut voir les relations entre les actes comme similaires à la résonance entre des ondes : la valeur de l'acte réside dans sa capacité à « s’étaler, se déphaser en actes latéraux » ; un acte sans valeur est un acte « qui ne rayonne pas, qui n'a pas de bandes latérales » et ne permet pas la « résonance des actes les uns par rapport aux autres » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 323-324). L'acte-valeur est constructif ; l’élargissement de la bande de fréquence est sa propre constructionFootnote 11. La valeur mesure alors un certain niveau de résonance entre des actes dont le réseau constitue le devenir, résonance pensée par analogie avec des échanges d’énergie et de mouvement entre les parties d'un système. En développant encore l'analogie, on peut dire que l’« acte non moral », « perdu en lui-même », est l'acte incapable d'entrer en résonance avec les autres, indifférent aux autres, tandis que l’« acte immoral » entraverait, brouillerait les phénomènes de résonance (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 324).

5. Remarque conclusive : le « sens de la valeur »

Ainsi prend forme l'axiontologie annoncée dans les écrits sur la cybernétique. Mais c'est finalement au moyen d'une analogie avec une certaine grammaire mathématique de la valeur qu'est résolu le problème de l'ambivalence de la valeur : que la valeur soit une grandeur variable ne la condamne pas à l'arbitraire des dévaluations si cette grandeur exprime une puissance et des relations réelles dans l’être. Il fallait, pour rendre cette solution possible, partir de l'individuation et non des structures individuées. La grammaire réformée de la valeur congédie l'objectivisme axiologique abstrait pour ramener la valeur dans l’être, mais sans la réduire à l'efficience d'un fonctionnement. Grandeur intensive, la valeur mesure dans l'acte individuant non pas sa portée conservatrice ou adaptative, selon les critères donnés d'une normativité, mais précisément ce qui de l'acte excède cette normativité, dans un contexte problématique que cette normativité donnée ne permet pas de résoudre. Pour avoir une valeur, cet acte qui s’écarte de la norme doit toutefois être universalisable, reconnu comme virtuellement porteur d'une nouvelle normativité (par exemple comme inspiration pour un nouveau style artistique ou une nouvelle constitution politique).

Cette solution au problème de l'ambivalence de la valeur a des affinités avec celle de l'existentialisme contemporain de Simondon : elle relativise la scission de l’être et de la valeur en concevant celle-ci comme une forme d'auto-transcendance de l’être. Bréhier pouvait ainsi affirmer que « [l]e résultat le plus positif de la théorie des valeurs, c'est d'avoir montré, après Nietzsche, la liaison de la valeur à la structure humaine », en tant qu'elle est mouvement d'autodépassement (Bréhier, Reference Bréhier1950, p. 145). Dans cet esprit, on lit en 1957, dans un opuscule synthétique intitulé La valeur, que « [l]a transcendance axiologique n'est qu'une espèce de la transcendance dans l'existence » (Césari, Reference Césari1957, p. 63). La solution simondonienne nous paraît cependant supérieure, dans la mesure où elle échappe au formalisme et au décisionnisme qui menacent l'option existentialiste en philosophie des valeurs. « Le sens de la valeur, écrit Simondon, est ce qui doit nous éviter de nous trouver devant des problèmes de choix ; le problème du choix apparaît quand il ne reste plus que la forme vide de l'action » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 335-336). En ce sens, Simondon rejette vigoureusement tout décisionnisme : « le sens des valeurs est le refus d'une incompatibilité dans le domaine de la culture » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 334). De fait, la présupposition d'une telle incompatibilité condamne la valeur à l'ambivalence, à valoir pour l'un et pas pour l'autre et à n'avoir en vérité aucune validité.

Remerciements

Je remercie Jamil Alioui, dont la rencontre et l'amitié ont stimulé ma lecture de l’œuvre de Gilbert Simondon.

Footnotes

1 Pour une histoire de la notion de valeur dans le champ allemand : Schnädelbach, Reference Schnädelbach1983 (p. 197-227).

2 On trouve dans des textes ultérieurs des développements significatifs sur la valeur (par exemple dans « Culture et technique », en 1965 [Simondon, Reference Simondon2015, p. 315-329]), mais l'espace dont nous disposons ici est limité. Au reste, la conclusion et la « Note complémentaire » d’ILFI restent sans égales pour ce qui est de l’élaboration philosophique de la notion.

3 Sur ces textes, voir Simondon, Reference Simondon2016a (p. 35, n. 1).

4 Le syntagme complet — « modèles de valeurs en elles-mêmes » — atténue l'effet substantialisant de l'expression « valeurs en elles-mêmes ». Il en va de même d'un énoncé tel que : « [l]a valeur est donc changement de structure » (Simondon, Reference Simondon, Simondon, Simondon, Saurin and Chateau2016b, p. 63), qui préfigure les développements d’ILFI. Ceci n'annule pas la grammaire objectiviste par laquelle Simondon substantive la ou les valeurs ; ce sera encore le cas dans MEOT. J'interroge précisément la nécessité préliminaire, puis les limites, d'une telle grammaire.

5 Selon Max Scheler, l’a priori de la phénoménologie des valeurs est « matérial » et non « formel » : la valeur n'est pas le produit d'un acte synthétique de la conscience, elle est un « donné intuitif » (Scheler, Reference Scheler1966, p. 82 ; Scheler, 1916/Reference Scheler1955, p. 85). La traduction par Maurice de Gandillac de Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs paraît en 1955.

6 Voir notamment Hottois (Reference Hottois1993) et Guchet (Reference Guchet2010, p. 231-255).

7 Sur ce point : Barthélémy (Reference Barthélémy2010).

8 Pour approfondir : Chateau (Reference Chateau, Simondon, Saurin and Chateau2016, p. 4-11).

9 Sur cette notion cardinale, que nous n'avons pas la place de mobiliser ici, voir Combes (Reference Combes1999, p. 46-85).

10 Pour prolonger sur les enjeux éthiques, voir Hottois (Reference Hottois1993, p. 81–96).

11 On peut formuler cela dans une langue philosophique plus classique, inspirée de Malebranche : « on pourrait affirmer que l'acte libre, ou acte moral, est celui qui a assez de réalité pour aller au-delà de lui-même » (Simondon, 2015/Reference Simondon2017, p. 324). Chez Malebranche, la liberté consiste non à inaugurer mais à perpétuer et orienter notre « mouvement pour le bien en général ». Le mal, c'est l'arrêt, une non-valeur plutôt qu'une anti-valeur : « Et quand nous péchons, que faisons-nous ? Rien. […] Nous cessons de chercher le vrai bien, et rendons inutile le mouvement que Dieu imprime en nous. Nous ne faisons que nous arrêter, que nous reposer » (Malebranche, Reference Malebranche1964, p. 24–25).

References

Références bibliographiques

Adorno, T. (1969). Der Positivismusstreit in der deutschen Soziologie. Luchterhand.Google Scholar
Barthélémy, J.-H. (2010). What new humanism today? (traduit par C. Turner). Cultural Politics, 6(2), 237252.CrossRefGoogle Scholar
Bénézé, G. (1936), Valeur. Essai d'une théorie générale. Vrin.Google Scholar
Bréhier, E. (1950). Transformation de la philosophie française. Flammarion.Google Scholar
Bréhier, E. (1951). Les thèmes actuels de la philosophie. Presses universitaires de France.Google Scholar
Césari, P. (1957). La valeur. Presses universitaires de France.Google Scholar
Chateau, J.-Y. (2016). Présentation. Dans G. Simondon, Sur la philosophie 1950-1980 (édité par Simondon, N. et Saurin, I., présentation de Chateau, J.-Y., p. 411). Presses universitaires de France.Google Scholar
Combes, M. (1999). Simondon. Individu et collectivité. Presses universitaires de France.Google Scholar
Dupréel, E. (1939). Esquisse d'une philosophie des valeurs. Alcan.Google Scholar
Guchet, X. (2010). Pour un humanisme technologique. Presses universitaires de France.CrossRefGoogle Scholar
Heidegger, M. (1962). Chemins qui ne mènent nulle part (traduit par W. Brokmeier). Gallimard.Google Scholar
Hottois, G. (1993). Simondon et la philosophie de la culture technique. De Boeck.Google Scholar
Kuhn, H. (1973). Das Gute. Krings, Dans H., Baumgartner, H. M. et Wild, C. (dir.), Handbuch philosophischer Grundbegriffe (vol. 2, p. 657676). Kösel.Google Scholar
Lotze, R. H. (2006). Le monde des Idées. Philosophie, 91(4). 923.CrossRefGoogle Scholar
Malebranche, N. (1964). La recherche de la vérité (édité par G. Rodis-Lewis). Vrin.Google Scholar
Polin, R. (1944). La création des valeurs : recherches sur le fondement de l'objectivité axiologique. Presses universitaires de FranceGoogle Scholar
Ruyer, R. (1948). Le monde des valeurs. Aubier.Google Scholar
Ruyer, R. (1952). Philosophie de la valeur. Armand Colin.Google Scholar
Scheler, M. (1955). Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs (traduit par M. de Gandillac). Gallimard. (Première publication 1916).Google Scholar
Scheler, M. (1966). Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik. Francke.Google Scholar
Schnädelbach, H. (1983). Philosophie in Deutschland. 1831-1933. Suhrkamp.Google Scholar
Simondon, G. (2012). Du mode d'existence des objets techniques. Aubier. (Première publication 1958).Google Scholar
Simondon, G. (2015). Sur la technique (1953–1983) (édité par N. Simondon et J.-Y. Chateau). Presses universitaires de France.Google Scholar
Simondon, G. (2016a). Sur la philosophie (édité par N. Simondon et I. Saurin, présentation de J.-Y. Chateau). Presses universitaires de France.CrossRefGoogle Scholar
Simondon, G. (2016b). Cybernétique et philosophie. Simondon, Dans G., Sur la philosophie 1950–1980 (édité par Simondon, N. et Saurin, I., présentation de Chateau, J.-Y., p. 3568). Presses universitaires de France.Google Scholar
Simondon, G. (2016c). Épistémologie de la cybernétique. Dans Simondon, G., Sur la philosophie 1950–1980 (édité par Simondon, N. et Saurin, I., présentation de Chateau, J.-Y., p. 177199). Presses universitaires de France.Google Scholar
Simondon, G. (2017). L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information. Millon. (Première publication 2015).Google Scholar
Stern, A. (1936). La philosophie des valeurs. Regard sur ses tendances en Allemagne (2 vol.). Hermann.Google Scholar
Weber, M. (2003). Le savant et le politique. La découverte.Google Scholar
Windelband, W. (1914). Einleitung in die Philosophie. Mohr.Google Scholar