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Se familiariser au transport en commun par l’apprentissage d’outils de planification technologiques : effets d’un programme co-construit avec des partenaires de la communauté auprès d’aînés vivant avec des incapacités

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2023

François Racicot-Lanoue
Affiliation:
École de travail social, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada
Patrick Boissy
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada Département de chirurgie, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada
Mélisa Audet
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada
Julie Lacerte
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada École de réadaptation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada
Mélanie Levasseur
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada École de réadaptation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada
Dany Baillargeon
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada Département de communication, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada
Nathalie Delli-Colli
Affiliation:
École de travail social, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada
Hélène Pigot
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada Département d’informatique, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada
Véronique Provencher*
Affiliation:
Centre de recherche sur le vieillissement, CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Sherbrooke, QC, Canada École de réadaptation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC, Canada
*
Pour correspondance: Prof. Véronique Provencher, erg., PhD École de réadaptation, Pavillon Gérald-Lasalle Faculté de médecine et des sciences de la santé, (FMSS) Université de Sherbrooke 3001 12e Avenue Nord Sherbrooke, Québec, Canada J1H 5N4 Téléphone : 819-821-8000, poste 70525 Télécopieur : 819-820-6864 (veronique.provencher@usherbrooke.ca)
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Résumé

Cette étude visait à documenter comment un programme de familiarisation à l’utilisation du transport en commun influence l’expérience de mobilité des aînés. Ce programme a été co-construit avec des partenaires clés afin d’y inclure l’usage d’outils de planification technologiques et un accompagnement personnalisé tenant compte des incapacités des participants. Une étude de cas multiples (n = 7) a été menée selon une approche mixte convergente, combinant des méthodes qualitatives (p. ex., entrevues) et quantitatives (p. ex., cartes à puces). Les participants qui ont bénéficié davantage de la formation ont rapporté une meilleure connaissance du transport en commun et une plus grande confiance à utiliser l’autobus. Ils ont aussi effectué plus de sorties. Nos résultats suggèrent d’intégrer une destination « signifiante » et l’apprentissage d’outils de planification non technologiques à la formation pour en assurer la compatibilité avec les besoins et le niveau de littératie numérique des aînés. De futures études aideront à favoriser cette option de transport en amont de la perte du permis de conduire.

Abstract

Abstract

This study aimed to document how a public transport familiarization program influences the mobility experience of older adults. This program was co-constructed with key partners to include the use of technological planning tools and personalized support taking into account the disabilities of the participants. A multiple case study (n = 7) was carried out using a mixed convergent approach, combining qualitative (e.g., interviews) and quantitative (e.g., smart cards) methods. Participants who benefited more from the training reported better knowledge and confidence in using the bus, while more trips were made. Our results confirm the relevance of integrating a “meaningful” destination and the learning of non-technological planning tools into training so that it is adapted to the needs and digital literacy level of older adults. Future studies will help to promote this option of transport before losing a driving license.

Type
Article
Copyright
© Canadian Association on Gerontology 2023

Introduction

Malgré leur avancée en âge, plusieurs personnes aînées veulent rester actives au sein de leur communauté. La mobilité représente à cet égard une condition essentielle du vieillissement actif, constituant un important vecteur pour subvenir de façon autonome à ses besoins et s’investir dans des projets actualisants (Organisation mondiale de la santé, 2017). Au Canada, on estime que 33% de la population de 65 ans et plus vit avec une ou des incapacités pouvant limiter leur mobilité (Statistique Canada, 2013). Cette proportion atteindrait plus de 50% au Québec (Fournier, Godbout, et Cazale, Reference Fournier, Godbout and Cazale2013). De plus, l’apparition d’incapacités liées au vieillissement, telles qu’une diminution de la vision et de l’ouïe ou de la force musculaire, peut limiter la mobilité en augmentant les difficultés à conduire, et, ultimement, mener à la perte du permis de conduire (Broome, McKenna, Fleming et Worrall, Reference Bobillier Chaumon and Oprea Ciobanu2009). Cette perte du permis de conduire compromet fortement l’inclusion sociale et accentue les risques d’isolement chez les aînés (Dahan-Oliel, Mazer, Gélinas, Dobbs et Lefebvre, 2010). De récents résultats de recherche montrent que l’isolement est en soi préjudiciable, tant pour la santé physique que mentale des aînés, les exposant à des risques de mortalité comparables, ou même supérieurs, au tabagisme et à l’obésité (Holt-Lunstad, Reference Holt-Lunstad2017). Pour les aînés ne pouvant plus utiliser leur voiture, mais n’ayant pas un niveau d’incapacité considéré suffisamment important pour bénéficier du transport adapté, l’usage du transport en commun constitue une alternative intéressante. De fait, les aînés utilisant de manière prépondérante ce mode de transport ont un niveau de participation sociale plus élevé (Dahan-Oliel et al., Reference Dahan-Oliel, Mazer, Gélinas, Dobbs and Lefebvre2010). De plus, diverses études estiment que l’usage du transport en commun et les déplacements actifs associés encouragent l’activité physique, l’inclusion sociale et sont favorables à la santé des aînés (Levasseur et al., Reference Levasseur, Généreux, Bruneau, Vanasse, Chabot and Beaulac2015). Or, la planification des déplacements (ex. horaire, points de départ et d’arrivée, trajet, coût, etc.) peut constituer un frein important à l’utilisation de cette alternative (Shaheen et Rodier, Reference Shaheen and Rodier2007). Avec le développement d’outils de planification reposant sur la technologies numériques (web/app), l’altération de certaines capacités psychomotrices liées au vieillissement et une faible littératie numérique peuvent compromettre la planification des trajets, incluant l’achat des billets et la compréhension des cartes (CREC, 2018). Des obstacles propres à l’environnement ou à l’usager (Babka, Cooper et Ragland, 2010) peuvent aussi limiter une utilisation régulière du transport en commun et la mobilité active des aînés. En effet, le mauvais état des trottoirs, l’absence d’abribus, le manque d’éclairage nocturne (ibid.), les difficultés pour se rendre à l’arrêt (ex. : chutes sur les trottoirs glacés) et pour utiliser les transports en commun (ex. : monter dans l’autobus avec une aide à la marche) (ibid.), ainsi que la crainte de tomber ou de se faire voler peuvent influencer la mobilité (ibid.). En somme, le niveau de connaissance, de familiarité et de confiance quant à la planification ou à la réalisation de déplacements en transport en commun constitue des déterminants de leur utilisation efficace par les aînés (Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015).

Programmes existants de familiarisation à l’autobus

Diverses études ont montré que des programmes de familiarisation à l’usage du transport en commun représentent un moyen intéressant d’en faciliter leur utilisation par les aînés (Burkhardt et al., Reference Burkhardt, Bernstein, Kulbicki, Eby, Molnar and Nelson2014; Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015; Liddle et al., Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2014). En élargissant l’éventail des modes de transports potentiels, ces programmes s’inscrivent dans une perspective de mobilité et de développement durables (Champagne et Negron-Poblete, Reference Champagne and Negron-Poblete2012). Les programmes recensés, visant généralement à favoriser un transfert modal, comprennent soit uniquement une formation théorique (Stepaniuk, Benner, McGee et Tuokko, 2007), soit une combinaison d’un enseignement théorique et de périodes d’accompagnement (Babka et al., Reference Babka, Cooper and Ragland2010; Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015; Liddle et al., Reference Liddle, Haynes, Pachana, Mitchell, McKenna and Gustafsson2014; Pigeon et al., Reference Pigeon, Blais, Grondin, Bolduc-Rouleau, Fontaine-Pagé and Lanoie2019; Smeesters, Corriveau et Audet, Reference Smeesters, Corriveau and Audet2011). À ce propos, Burkhardt et al. (Reference Burkhardt, Bernstein, Kulbicki, Eby, Molnar and Nelson2014) estiment que les programmes les plus efficaces sont ceux comprenant un accompagnement personnalisé répondant aux besoins et aux capacités spécifiques des apprenants. Or, si les programmes de familiarisation au transport en commun ont démontré certains effets prometteurs sur la mobilité en autobus, leurs résultats demeurent mitigés. En effet, les formations permettraient d’augmenter le niveau de connaissance des participants quant aux déplacements effectués en autobus (Babka et al., Reference Babka, Cooper and Ragland2010), bien que les changements rapportés par certaines d’entre elles sont modestes (Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015; Shaheen et Rodier, Reference Shaheen and Rodier2007). D’autres concluent que ces programmes permettent d’accroître la confiance des aînés et la facilité à utiliser ce mode de déplacement (Shaheen, Allen et Liu, Reference Shaheen, Allen and Liu2010; Smeesters et al., Reference Smeesters, Corriveau and Audet2011), mais non lors de déplacements effectués seuls (Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015). Enfin, plusieurs études avancent que ces programmes permettent de favoriser la fréquence et/ou la qualité de leurs déplacements en autobus (Smeesters et al., Reference Smeesters, Corriveau and Audet2011; Stepaniuk et al., Reference Stepaniuk, Benner, McGee and Tuokko2007), mais chez une proportion restreinte de participants (Ducharme et al., Reference Ducharme, O’Neill, Girard, Bélair, Chagnon and Levasseur2015).

Afin d’en potentialiser les effets sur l’expérience de mobilité en autobus des aînés, ces résultats invitent à bonifier les programmes de familiarisation existants. Considérant la disparition progressive des horaires en format « papier », les programmes de familiarisation à l’utilisation du transport en commun doivent désormais aider les aînés à se familiariser avec les outils technologiques de planification de déplacements.: téléphones intelligents, tablettes électroniques ou ordinateurs personnels. Bien que leur usage est susceptible d’améliorer le pouvoir d’agir, l’autonomie et l’inclusion sociale (Bobillier Chaumon et Oprea Ciobanu, Reference Bobillier Chaumon and Oprea Ciobanu2009), ils requièrent un certain niveau de littératie numérique, qui renvoie à la compréhension et la compétence d’une personne à utiliser adéquatement ces technologies (Son, Park, et Park, Reference Son, Park and Park2017). Les programmes de familiarisation à la mobilité publiés à ce jour n’offrent pas de formation à l’utilisation d’outils de planification impliquant des technologies (Pigeon, Boulianne et Levasseur, Reference Pigeon, Boulianne and Levasseur2019; Smeesters et al., Reference Smeesters, Corriveau and Audet2011). L’apprentissage de l’utilisation de ce type d’outils de planification pourrait notamment offrir des options répondant aux besoins exprimés par les aînés avec incapacités, en simplifiant la planification des correspondances ou en donnant accès à de l’information à jour sur les trajets et les horaires.

Programme de familiarisation à l’autobus co-construit avec des partenaires de la communauté

Afin de faciliter l’usage du transport en commun par des aînés présentant des incapacités, notamment par l’intégration des technologies, une approche participative a été préconisée par notre équipe pour adapter un programme de familiarisation déjà offert gratuitement à la communauté par « Sherbrooke – Ville en Santé ». Le programme a été modifié de manière à y inclure : (1) un atelier pour aider à planifier les déplacements avec des outils technologiques et conventionnels; et (2) des séances d’accompagnement individuel en transport en commun considérant leurs incapacités. Les adaptations amenées au programme visaient aussi l’apprentissage de trajets ciblés comme étant des destinations importantes aux yeux des participants, afin de mieux répondre à leurs besoins et favoriser leur bien-être.

Ce programme de familiarisation au transport en commun se distingue par l’adoption d’une démarche de co-construction structurée, menée par une équipe composée de membres issus de différents secteurs : six chercheurs (ergothérapie, technologies de la santé, communication, travail social, sciences), trois partenaires (services de transport en commun de la ville de Sherbrooke, organisme communautaire pour aînés, organisme municipal offrant le programme de familiarisation initial) et une bénévole aînée de cet organisme et une représentante d’une table de concertation d’aînés. Cette action intersectorielle aide à mieux ancrer le programme au cœur des besoins réels des aînés, en favorisant le croisement de savoirs scientifiques, expérientiels et professionnels (Almirall, Lee et Wareham, Reference Almirall, Lee and Wareham2012). Des rencontres de co-construction ont permis aux différents partenaires de partager plusieurs informations déterminantes ayant influencé l’entièreté du design du programme de familiarisation et de l’étude. Ceux-ci ont notamment pu exprimer différents besoins et enjeux vécus par les aînés présentant des incapacités en matière d’usage du transport en commun et du programme de familiarisation déjà existant. Ils ont aussi évoqué des besoins spécifiques à leurs organisations confirmant la pertinence de l’usage du transport en commun par les aînés, notamment le manque de stationnements dans leurs organisations et le peu de ressources communautaires favorisant la mobilité des aînés. Les représentants aînés ont aussi pu échanger avec l’équipe de recherche afin de préciser et adapter l’usage des technologies dans le cadre de la formation.

Objectifs

Cette étude avait pour but de documenter comment les composantes particulières du programme proposé, dont l’usage de technologie et une personnalisation tenant compte des incapacités, influencent l’expérience de mobilité des aînés de la communauté présentant des incapacités. Plus spécifiquement, ce projet visait à (1) décrire l’expérience de mobilité en autobus auprès d’aînés ayant développé des incapacités, avant et après leur participation au programme de familiarisation et (2) identifier les obstacles et les facilitateurs à cette expérience de mobilité en autobus.

Cadre conceptuel

L’« expérience de mobilité » propose une appréciation holistique à la fois qualitative et quantitative de la mobilité, renvoyant à la dimension subjective vécue par la personne lors de ses déplacements. L’expérience de mobilité étant complexe, celle-ci a été appréhendée selon la perspective originale de Rabardel Rabardel (Reference Rabardel1995), comprenant quatre composantes (Figure 1) : 1) le « sujet » (une personne aînée) est celui qui réalise l’action; 2) « l’instrument » est le moyen (outils, moyen de transport) utilisé par le « sujet » afin de réaliser l’activité; 3) « l’objet » réfère aux buts poursuivis par le sujet lors de l’activité (se déplacer, planifier un déplacement); et 4) le « contexte » (à l’extérieur ou à l’intérieur du domicile) a trait aux conditions physiques au sein desquelles les composantes « sujet-instrument-objet » interagissent. À chacune des composantes du modèle sont associés des modulateurs expérientiels susceptibles de faciliter (+) ou de nuire (-) à l’expérience de mobilité. Par exemple, une personne aînée (sujet) attend à l’arrêt d’autobus situé près de chez elle (contexte) afin de prendre l’autobus (instrument) et se rendre chez son petit-fils pour le dîner (objet). Cette modélisation permet de rendre compte visuellement de l’expérience de mobilité et des barrières et facilitateurs lui étant associés.

Figure 1. Modèle instrumental de l’expérience de mobilité (inspiré de Rabardel, Reference Rabardel1995).

Méthodologie

Devis de recherche

Dans le cadre de cette étude de type exploratoire, un devis d’étude de cas multiples mixtes convergents (Cresswel et Clark, Reference Cresswel and Clark2018), composé d’une méthode qualitative dominante et soutenue par une méthode quantitative complémentaire, a été utilisé (Figure 2). Le devis convergent permet de combiner des données qualitatives et quantitatives lors de la collecte et de l’analyse afin d’examiner ou comparer les cas (ibid.). Les expériences liées à la mobilité constituent des phénomènes complexes, comportant des éléments à la fois objectifs (nombre de sorties quotidiennes, leur durée) et subjectifs (perception, éléments attitudinaux). Le choix d’un devis mixte s’avère ainsi pertinent en offrant un éclairage plus profond et riche de l’objet de recherche analysé par des données de natures différentes, mais complémentaires (ibid.). Ce devis comporte un dispositif pré/post intervention (Fortin et Gagnon, Reference Fortin and Gagnon2016) permettant de comparer chacun des cas, sur une période d’environ six mois, au regard de changements survenus avant et après leur participation au programme de familiarisation. L’étude a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche du CIUSSS de l’Estrie-CHUS (2019–3110).

Figure 2. Devis cas multiples de l’étude.

Participants à l’étude et leur contexte

Au printemps 2019, neuf aînés de 65 ans et plus ont été recrutés grâce à une annonce diffusée par un organisme communautaire, partenaire du projet. Ce nombre s’avère congruent avec celui recommandé pour les études de cas multiples, soit entre six et neuf, afin d’offrir une certaine variabilité (Dahl et al., Reference Dahl, Larivière and Corbière2020). Les participants devaient présenter des incapacités motrices suffisamment importantes pour interférer avec leurs déplacements dans la communauté, sans toutefois les rendre admissibles au transport adapté. Plus spécifiquement, ils devaient présenter au moins une des quatre conditions suivantes : 1) endurance limitée à la marche (fatigue, essoufflement, douleur articulaire); 2) crainte de tomber; 3) avoir déjà fait une ou des chutes; et/ou 4) utiliser une canne ou une autre aide à la mobilité. Deux cohortes de participants ont pris part au programme de familiarisation : la première, de juin à décembre 2019, comptant deux participants, et la seconde, de novembre 2019 à juillet 2020, impliquant sept participants. Deux d’entre eux ont toutefois abandonné après l’entrevue initiale. Chacun des participants a été considéré comme un cas, puisqu’il évolue dans un contexte spécifique et présente un profil d’incapacités et de litératie numérique qui lui est propre (Figure 2). Des prénoms fictifs sont utilisés pour présenter chacun d’eux dans la figure, les tableaux et le texte.

L’étude a été réalisée à Sherbrooke, une municipalité urbaine du sud du Québec d’environ 170 000 habitants. Elle est située dans une région vallonnée – comprenant un dénivelé pouvant atteindre près de 300 mètres –, et relativement accidentée. La ville est desservie par un service de transport comprenant 30 lignes (autobus et minibus) et un parc de 96 autobus urbains (Société de transport de Sherbrooke, 2019). La compagnie de transport offre l’outil de planification « Vermeille », disponible en version web et App, permettant d’obtenir le temps et la distance d’un itinéraire lié à l’ensemble des activités (marche, correspondance) associées à une chaîne de déplacements.

Description du programme de familiarisation à l’étude

Le programme de familiarisation adapté (Figure 3) comprenait deux volets, un théorique et un pratique, personnalisés selon les caractéristiques des participants et les besoins perçus. Ces caractéristiques, tirées des données recueillies lors de la première rencontre individuelle, avaient trait à l’expérience préalable avec le transport en commun, l’aisance avec la technologie et les limitations fonctionnelles subjectives. Le volet théorique, co-construit en amont avec nos partenaires, portait sur l’ensemble des aspects liés à l’utilisation de l’autobus (ex. : la manière de se procurer les titres de transport) et à la planification des trajets (ex. : survol du réseau). Ce volet était dispensé au domicile des participants et prenait appui sur les destinations signifiantes identifiées par chacun d’eux. Pour les participants ayant manifesté un intérêt à utiliser les outils technologiques de planification, une séance d’enseignement spécifique, d’une durée de trois heures, était offerte en groupe et incluait des mises en situation à réaliser à partir du site web et de l’application « Vermeille ». Pour les participants ne possédant pas de téléphone intelligent et souhaitant faire l’essai de l’application mobile, un appareil était mis à leur disposition pendant toute la durée du programme de familiarisation. Des documents de référence étaient remis aux participants à la suite des séances théoriques (ex. : diapositives et démarche de type « pas-à-pas » imprimées).

Figure 3. Représentation schématique de l’expérimentation et de la collecte de données.

Deux séances pratiques étaient ensuite proposées à l’ensemble des participants. Celles-ci permettaient à chacun d’entre eux de réaliser un trajet en autobus en étant accompagné par une assistante de recherche. Les destinations étaient personnalisées à chaque participant à partir d’une exploration préalable des activités de participation sociale signifiantes pour eux (ex. : visite de proches hospitalisés) et de leurs capacités auto perçues (ex. : endurance suffisante pour réaliser l’ensemble du trajet envisagé). Le choix des trajets effectués à chaque séance tenait également compte de leur complexité (ex. : nécessité de faire une correspondance), un trajet comportant un plus grand défi pour le participant étant privilégié à la deuxième séance. Une carte à puce, donnant accès gratuitement au transport en commun pour une période de trois mois, était offerte à chaque participant.

Déroulement de l’expérimentation

L’étude s’est déroulée en quatre phases échelonnées sur une période de 13 à 14 semaines (Figure 3). La première phase (préintervention) a eu lieu entre la rencontre initiale et le début du programme de familiarisation. Lors de la rencontre initiale réalisée au domicile de chacun des participants (semaine 1), l’assistant de recherche a obtenu leur consentement, leur a remis et expliqué le journal de bord et a procédé à une première cueillette de données (T1). Les participants ont ensuite commencé à compléter le journal de bord afin de documenter les déplacements effectués. Lors de la seconde phase (intervention active) de l’expérimentation, le programme de familiarisation (volets théorique et pratique) a été appliqué, personnalisé et ajusté selon les besoins perçus en cours d’intervention. Par exemple, les destinations signifiantes initialement choisies ainsi que le nombre de séances de formation ont parfois dû être réajustées afin de tenir compte de leurs besoins et capacités. Toujours suivant les besoins de chacun, les participants pouvaient bénéficier d’une à quatre séances théoriques et d’une ou deux sorties accompagnées. Lors de la troisième phase (soutien distant), ayant débuté une fois les séances théoriques et pratiques réalisées, chaque participant était appelé à expérimenter le transport en commun à sa convenance, et ce, en ayant accès, au besoin, au soutien de l’assistante de recherche. À la fin de cette phase, une seconde rencontre à domicile avec l’assistant de recherche a permis de récupérer le journal de bord complété et de recueillir des données (T2). Lors de la quatrième phase (post-intervention), les participants devaient réaliser l’ensemble de leurs déplacements de façon autonome. La période de gratuité du transport en commun se terminait également au cours de cette phase (entre le T2 et le T3, selon la durée de la familiarisation). Trois mois après la fin du soutien offert par l’équipe de recherche, un dernier entretien téléphonique (T3) était réalisé.

Méthodes de cueillette des données

Figure 2 présente les différentes sources de données ayant servi à documenter chacun des cas.

Données quantitatives

Un premier questionnaire visant à estimer le niveau d’aisance avec le transport en commun a été mis au point par l’équipe de recherche à partir d’une recension des écrits sur cet aspect. Celui-ci comportait cinq questions, avec une échelle de Likert à quatre niveaux (aucunement, peu, moyennement et très à l’aise), relatives à l’aisance du participant à utiliser et à planifier des déplacements en autobus pour un trajet avec et sans correspondance. Il a été administré aux participants à chacun des trois temps de mesure. Un questionnaire permettant de recueillir des informations sociodémographiques (âge, sexe, scolarité), sur le contexte de vie (situation de vie, milieu de vie), sur la santé (nature des incapacités motrices, problèmes de santé) et sur la conduite automobile (fréquence vs abandon) a aussi été administré au T1 afin de pouvoir décrire nos participants. Enfin, le niveau de littératie a été apprécié en questionnant sur la détention ou non d’un téléphone cellulaire, tablette ou ordinateur, ainsi que leur habileté/motivation à utiliser l’appareil et les applications qui s’y trouvent.

Par ailleurs, le nombre de déplacements en autobus de chacun des participants était enregistré grâce à la carte à puce de la STS.

Données qualitatives

Trois guides d’entretien comportant des questions ouvertes ont été développés par l’équipe de recherche pour chaque temps de mesure, à partir des objectifs de l’étude et selon un processus itératif après chacune des entrevues des deux premiers participants. L’entretien précédant le début du programme de familiarisation portait sur les activités de participation sociales signifiantes réalisées et non réalisées, les modes de déplacements préconisés, l’expérience antérieure et anticipée d’utilisation de l’autobus, ainsi que les besoins non comblés en matière de déplacements. L’entretien réalisé après le programme de familiarisation explorait également les changements identifiés par le participant au regard de son expérience de mobilité en autobus. Lors du suivi réalisé trois mois plus tard, l’entretien ciblait l’expérience de mobilité en autobus depuis la fin du programme de familiarisation ainsi que le niveau de satisfaction quant à son potentiel de mobilité général. Tous les entretiens ont été enregistrés sous format audionumérique.

Chacun des participants était invité à compléter quotidiennement un journal de bord permettant de recueillir des informations sur leurs déplacements quotidiens entre le début de l’étude et la fin du programme de familiarisation (Figure 3). Des notes d’observations étaient consignées par l’intervenant lors des discussions téléphoniques ou des rencontres avec les participants afin de colliger des informations complémentaires sur les déplacements et les contextes des participants.

Analyse des données

Les données provenant des entretiens semi-dirigés, des notes d’intervention et des journaux de bord ont été soumises à une analyse thématique de contenu (Attride-Stirling, Reference Attride-Stirling2001), en s’appuyant sur le modèle instrumental de l’expérience de mobilité (Rabardel, Reference Rabardel1995) (Figure 1). Les données capturées par la carte à puce ont permis de déterminer la fréquence et le moment (date / heure) des déplacements réalisés en autobus par chaque participant. Ces données ont été croisées à celles issues du journal de bord et des notes d’intervention afin d’offrir un éclairage complémentaire sur l’expérience de mobilité.

Les principaux changements survenus à la suite du programme ont d’abord été identifiés pour chacune des thématiques associées à l’expérience de mobilité, soit : les connaissances, la confiance et l’aisance à utiliser l’autobus; la satisfaction à l’égard de leurs déplacements; la fréquence de leurs sorties ou des activités réalisées, notamment celles importantes à leurs yeux; la confiance et l’aisance à utiliser les outils de planification de déplacement. Ensuite, une cote (, +, ++) a été attribuée à chacun de ces changements afin d’en apprécier l’importance, pour chacun des cas d’abord (analyse intra-cas), puis comparés entre eux (analyse inter-cas) pour cibler les éléments de convergence et de divergence entre les sept cas. Cet exercice a permis de regrouper les cas en trois groupes se distinguant quant à l’importance des changements identifiés (profil de changements) (faibles, modérés et importants). L’analyse a été réalisée par les deux assistants de recherche : l’un a d’abord dégagé les thèmes, attribué les cotes et regroupé les cas, lesquels ont ensuite été révisés ou validés par l’autre assistant. De manière déductive, afin de mieux identifier et comprendre les facilitateurs et les barrières à l’expérience, l’ensemble des données analysées ont été associées aux modulateurs expérientiels de mobilité issus de la modélisation inspirée par Rabardel (Reference Rabardel1995) (Figure 1).

Résultats

Description des cas

Les participants étaient majoritairement des femmes (n = 5) septuagénaires (n = 4) qui vivaient seules (n = 6), conduisaient peu ou pas du tout (n = 4), avaient un faible niveau de littératie numérique (n = 4) et une aisance initiale faible à modérée à utiliser l’autobus (n = 5) et présentaient une endurance limitée à la marche et/ou une crainte de tomber (n = 5) (Table 1).

Table 1. Caractéristiques des participants

* Prénoms fictifs; AC : Avoir déjà fait une ou plusieurs chutes; AM : Utiliser une canne ou autre aide à la mobilité; CT : Crainte de tomber; ELM : Endurance limitée à la marche

Contexte spatial de l’étude

Tous les participants vivaient en milieu urbain, dans des quartiers résidentiels desservis par le transport en commun. Ils avaient accès à entre 4 et 12 arrêts d’autobus dans un rayon de 400 mètres de leur domicile. Plus spécifiquement, l’arrêt d’autobus le plus près se situait à moins de 50 mètres de leur domicile pour trois participants (Anne, Denis et Hélène); entre 50 et 100 mètres pour deux participants (Béatrice et Caroline), à 185 mètres pour Véronique, et 376 mètres pour Paul.

Expérience de mobilité

Les cas ont été répartis au sein de trois groupes, sur la base de similarités dans leur évolution en cours d’expérimentation d’après les données quantitatives (cartes à puces) et qualitatives (entrevues, journaux de bord et notes d’intervention) (Table 2) : 1) « changements importants », ayant bénéficié le plus du programme; 2) « changements modérés », ayant démontré des changements suite à l’intervention, mais dans une moindre mesure; et 3) « changements faibles », ayant le moins bénéficié de l’intervention.

Table 2. Changements de l’expérience de mobilité en autobus des participants suivant l’intervention d’après les données quantitatives (cartes à puce) et qualitatives (entrevues)

↑ : Augmentation; * : cote d’importance des changements ( : aucun changement; + : peu de changements; ++ : changements modérés ou importants)

Portrait global des cas, selon leur groupe d’appartenance

Les deux cas ayant connu des changements importants (Béatrice et Denis) ont adopté l’autobus comme moyen de réaliser des activités signifiantes. Se trouvant confrontée à l’obligation de cesser sa participation à une activité d’aquaforme en raison de la progression d’une déficience visuelle entravant la conduite automobile, Béatrice s’est mise à utiliser l’autobus pour se rendre de façon autonome à ses cours au moyen d’outils de planification « papier », adaptés et conçus lors du programme de familiarisation. Denis, qui éprouvait de l’inconfort à conduire son véhicule automobile dans des endroits achalandés, a adopté l’autobus pour aller rendre visite à sa conjointe hospitalisée. Tous deux sont les seuls participants qui ont, de manière notable, concrétisé leurs apprentissages en déplacements en autobus. Selon les données provenant de la carte à puce, Béatrice a effectué six déplacements en autobus lors de la phase d’intervention et huit pendant le suivi. Quant à Denis, il a réalisé dix déplacements en autobus en phase d’intervention et aucun lors du suivi, en raison du décès de sa femme quelques jours après la phase d’intervention et de l’arrivée de la pandémie.

Bien que motivés à participer au programme de familiarisation, Paul et Véronique en ont bénéficié modérément. Véronique a vécu par le passé quelques expériences négatives de mobilité en autobus, lesquelles l’ont empêchée de profiter davantage du programme. Quant à Paul, malgré sa bonne volonté, il a eu en cours d’expérimentation de graves problèmes de santé : ses apprentissages n’ont ainsi pu se traduire par des déplacements effectifs. Selon les données de la carte à puce, Véronique et Paul ont réalisé respectivement sept et trois déplacements lors de la phase d’intervention. Véronique a réalisé deux déplacements lors de la phase de suivi alors que Paul n’en a effectué aucun.

Anne, Caroline et Hélène étaient les participantes ayant le moins bénéficié du programme. Elles étaient toutes les trois, pour différentes raisons, moins motivées à le suivre et à participer au projet de recherche. Anne habitait dans une résidence privée offrant des services qui comblaient une large part de ses besoins. Quant à Caroline, elle possédait une bonne expérience d’utilisation de l’autobus, limitant l’ampleur des apprentissages réalisés au cours de l’intervention. Finalement, Hélène, qui effectuait toujours la majorité de ses déplacements en voiture, voyait peu la nécessité de prendre l’autobus, malgré son intérêt à s’y familiariser. Selon les données de la carte à puce, Anne et Hélène ont pris respectivement six et deux fois l’autobus lors de la phase d’intervention. Toutes deux n’ont pas pris l’autobus lors de la phase de suivi. Pour ce qui est de Caroline, elle s’est déplacée 17 fois lors de la phase d’intervention et 22 fois lors de la phase de suivi.

Changements quant à l’utilisation du transport en commun

Le programme a permis à l’ensemble des participants, sauf Caroline, d’augmenter leurs connaissances à utiliser l’autobus pour réaliser un déplacement complet (Table 2). Ils connaissent aussi davantage les endroits accessibles en autobus et les différents trajets offerts : « Ça m’a donné beaucoup d’informations, ça a démystifié l’autobus, parce que je ne l’avais jamais pris [l’autobus]. Donc, comment prendre l’autobus, comment payer, comment calculer des transferts et tout ça » (Denis).

Béatrice et Denis sont les seuls qui ont, de manière notable, concrétisé leurs apprentissages en intégrant de nouveaux déplacements en autobus dans leur quotidien. En lien avec leur participation au programme de familiarisation, ils auraient tous deux effectué plusieurs déplacements en autobus de façon autonome. De plus, ils sont les seuls, avec Paul, à être davantage satisfaits de leurs possibilités à se déplacer. Ils considéraient que le fait d’avoir participé au programme de familiarisation leur avait permis d’être plus autonomes et de maintenir leur potentiel de mobilité. Béatrice estimait qu’elle peut à présent compter sur l’autobus pour moins dépendre de son entourage. Denis se disait plus satisfait quant à ses déplacements, n’ayant plus à se soucier de la température, ni chercher de stationnement. Il estime que le programme lui a permis d’avoir davantage confiance en ses capacités à prendre l’autobus.

En dépit d’une expérience antérieure d’utilisation de l’autobus, les participants du second groupe n’ont pu concrétiser les apprentissages réalisés au cours du programme de familiarisation par l’adoption du transport en commun dans leur quotidien. Néanmoins, Véronique et Paul ont rapporté avoir bénéficié de la formation en augmentant leurs connaissances quant à l’utilisation de l’autobus et ont réalisé quelques déplacements. Également, tous deux estiment avoir augmenté leur confiance et leur aisance à utiliser l’autobus, les amenant à envisager éventuellement à le prendre davantage : « Ça me donne plus de confiance de me débrouiller toute seule comme une grande pis de pas avoir craindre de le prendre [l’autobus] » (Véronique).

Pour les trois autres, les apprentissages réalisés ainsi que les changements sur le plan de l’intégration du transport en commun dans le quotidien ont été plutôt limités. Après une exploration des possibilités offertes par les outils technologiques au cours de la familiarisation, Caroline a choisi de continuer à planifier ses déplacements à l’aide de feuillets, comme avant l’expérimentation. Hélène, bien qu’ayant réalisé certains apprentissages théoriques en lien avec l’utilisation d’outils de planification technologiques, n’a fait aucun déplacement, hormis pendant le programme de familiarisation. Elle considérait toutefois ses apprentissages comme pertinents dans un avenir plus lointain. Quant à Anne, bien qu’ayant réalisé quelques déplacements autonomes en cours d’expérimentation et augmenté sa confiance à prendre l’autobus, elle n’envisageait pas intégrer ce mode de transport à son quotidien.

La principale différence entre les trois groupes a trait à l’augmentation des sorties signifiantes réalisées en autobus. Celles-ci correspondent à des activités perçues importantes, donnant un sens au quotidien, améliorant la qualité de vie ou constituant une forte motivation à sortir de leur domicile. Les cas du groupe « changements importants » se sont démarqués sur le plan de leur réalisation de sorties signifiantes en autobus. Dans le cas de Béatrice, malgré d’importantes incapacités, le programme de familiarisation lui a permis de continuer à se rendre à la piscine et de faire de l’aquaforme, une activité qu’elle considérait essentielle à son bien-être et au maintien de ses capacités : « pour moi, la piscine, c’est une affaire qui me tient debout, ça. Si je n’ai plus ça, moi, je ne bouge plus, pis si je ne bouge plus, ça ne me tente pas d’être en chaise roulante dans un CHSLD. Pantoute ». Quant à Denis, il voyait en l’autobus un moyen de se rendre quotidiennement à l’hôpital pour visiter sa conjointe malade, sans avoir à se préoccuper de conduire. Pour les groupes « modérés » et « faibles », les changements dans la réalisation de sorties signifiantes en autobus ont plutôt été limités, les participants privilégiant notamment d’autres moyens de transport (automobile ou service de navette offert par la résidence privée) pour se rendre à leurs activités.

Changements quant à l’utilisation des outils de planification technologiques

Globalement, l’intervention a occasionné peu de changements positifs auprès des participants sur le plan des apprentissages liés à l’utilisation des outils de planification. Un seul participant (Denis) a bénéficié de la formation (profil « changements importants »). Celui-ci se distinguait par son niveau élevé de littératie numérique et sa familiarité antérieure avec les outils informatiques. Il est le seul à avoir utilisé l’application de façon régulière lors de l’expérimentation. Les autres participants l’utilisaient occasionnellement, en la combinant à des outils de planification traditionnels.

Obstacles et facilitateurs à l’expérience de mobilité en autobus (cf. Figure 4)

Figure 4. Les principaux modulateurs de l’expérience de mobilité en autobus.

Modulateurs contextuels

Les principaux modulateurs contextuels (facilitateurs) identifiés par l’ensemble des participants sont l’accès aux activités et le fait d’être accompagné. Ce modulateur concerne des éléments d’ordre géospatial comme des trottoirs en bon état et sécuritaires (absence de glace), une proximité des arrêts d’autobus du domicile de la personne et la possibilité de s’asseoir lors des transferts. Il renvoie aussi à des éléments climatiques et temporels facilitants (déplacements « à la clarté du jour »). Les barrières sont le climat, les trop grandes distances à parcourir à pied, la présence de pentes et les surfaces piétonnières mal entretenues ou glacées.

Par ailleurs, le fait d’être accompagné est grandement facilitant pour l’ensemble des participants. L’accompagnement rend l’expérience plus agréable en offrant la possibilité de converser et donner confiance du seul fait de sa présence : « Si j’ai quelqu’un à côté de moi j’ai pas besoin [de plus]… juste de sentir que je suis pas toute seule. Mes peurs pis mes angoisses, ils se dissolvent ».

Modulateurs associés au sujet

Quatre principaux modulateurs associés au sujet ont été identifiés: vouloir être autonome et l’ouverture à expérimenter comme facilitateurs; le sentiment de vulnérabilité et pouvoir se déplacer en voiture comme barrières.

Le désir d’être autonome et de pouvoir réaliser de façon flexible ses activités est une caractéristique facilitante de l’expérience de mobilité en autobus, partagée par la majorité des participants. Cet élément a été nommé à plusieurs reprises comme un important motivateur à participer au programme de familiarisation : « Moi, j’ai toujours appris à me débrouiller toute seule et j’ai toujours été indépendante, pis j’aime pas être obligée de quémander. J’aime pas être obligée de demander. Ça, c’est moi depuis tout le temps » (Béatrice).

L’ouverture à expérimenter renvoie au fait d’aimer apprendre, à la curiosité et à la capacité à s’adapter. Cette caractéristique est plus fortement prononcée chez les deux participants du profil « changements importants ». Ceux-ci ont nommé qu’ils aimaient se lancer des défis et considèrent positivement le fait d’expérimenter de nouvelles choses. D’autres participants sont au contraire réticents à expérimenter de nouvelles choses, dont la familiarisation à l’autobus : « Je suis un peu plus inquiète, c’est tout. L’inconnu, moi, ça me fait peur » (Véronique).

Le sentiment de vulnérabilité réfère à des problèmes de santé, à des pertes sensorimotrices ou des inquiétudes occasionnant chez la personne un sentiment de vulnérabilité associée au fait de se déplacer. Plusieurs ont ainsi peur de tomber ou de se perdre lorsqu’ils se déplacent en autobus. Lorsqu’elle a pris l’autobus en cours d’expérimentation, en dépit du fait d’être accompagnée, Anne a tenu ces propos: « j’avais beaucoup de craintes, toujours peur de partir pis de pas être capable de revenir ». Cette vulnérabilité se traduit par un sentiment d’avoir très peu de moyens et des inquiétudes pour faire face à des imprévus et l’anticipation de lourdes conséquences à un accident potentiel. Tous les participants ont nommé que leurs problèmes de santé ou les pertes associées au vieillissement nuisent au fait d’utiliser l’autobus.

La possibilité de se déplacer en voiture ou par d’autres moyens de transport constitue l’un des principaux obstacles à l’expérience effective de mobilité en autobus. Cela est particulièrement vrai pour le groupe « changements faibles ». Anne et Hélène semblaient percevoir moins de bénéfices immédiats à retirer de la formation. Anne demeurait dans une résidence privée desservie par un service de navette lui permettant de se rendre à certaines activités répondant à ses besoins. Pour Hélène, ce constat provient du fait qu’elle utilisait encore quotidiennement sa voiture et qu’elle était satisfaite de ses possibilités de se déplacer. L’automobile est synonyme d’autonomie et de liberté pour la grande majorité des participants : « Je suis autonome avec mon auto. C’est ça qui me fait prendre mon auto, parce que je vais où je veux quand je veux, quand je suis prête. Je n’ai pas besoin de demander à personne » (Béatrice). Cet attachement et la valorisation de la voiture étaient davantage marqués chez les participants des groupes changements « modérés » et « faibles ». Hélène tenait ces propos au sujet de la perte de permis de conduire : « J’ai vu mes parents quand ils ont perdu leur permis et c’était la fin du monde. C’est vraiment perdre ta liberté : ça c’est épouvantable. Je pense que c’est la pire des choses qu’il peut pas t’arriver ». Les participants ayant eu des changements « importants » valorisent nettement moins l’automobile, bien qu’ils reconnaissent ses nombreux avantages.

Composante intermédiaire (sujet/instrument): outil de planification technologique

Un faible niveau de littératie numérique a été identifié de façon prépondérante par le groupe « changements faibles » comme une barrière importante à l’utilisation d’outil de planification technologique. Ces participants avaient rapporté un niveau de littératie numérique faible à modéré. Ils ont tenu des propos suggérant que l’utilisation du téléphone intelligent et de l’application leur était trop complexe, qu’ils ne possédaient pas les habiletés nécessaires et qu’ils préféraient utiliser les outils de planification traditionnels pour planifier leurs déplacements en autobus.

Composante instrument: autobus

Un modulateur considéré important par tous a trait aux éléments rendant agréable ou désagréable l’utilisation de l’autobus. Les principaux désagréments identifiés par les participants sont les arrêts et départs brusques, l’attitude peu soutenante de certains chauffeurs, le temps de déplacement trop long et le manque de places assises : « j’ai compris [ce] qui m’a empêchée de sortir, c’est parce que je me dis que chaque fois que tu prends l’autobus, ça peut être dangereux que tu tombes, parce que l’autobus part tout de suite. T’es pas assis » (Anne). Les agréments les plus souvent nommés étaient d’avoir accès à un trajet direct menant vers sa destination, la convivialité de certains chauffeurs d’autobus, ainsi que la ponctualité et la fiabilité du service de transport. Finalement, l’appréciation positive des déplacements en autobus est partagée par les participants utilisant ou comptant utiliser l’autobus après le programme de familiarisation, alors que ceux n’envisageant pas l’utiliser dans le futur ou le faisant par dépit soulignent davantage les désagréments associés à ce mode de transport.

Composante instrument: outils de planification technologiques

L’ensemble des participants, hormis Denis, ont souligné de nombreux inconvénients ou enjeux d’utilisabilité en regard de leur expérience des outils de planification technologiques. Ils considéraient l’interface souvent peu adaptée à leurs capacités : difficile à lire (luminosité et contraste de l’affichage), écriture trop petite, trop d’éléments affichés simultanément, certains boutons d’actions requéraient un niveau d’habileté tactile trop élevé. Un autre élément soulevé a trait aux suggestions d’itinéraire ne prenant pas en compte des limitations vécues par plusieurs aînés, telles que les pentes ou les obstacles à la marche dans leur proposition d’itinéraire : « Qui est-ce qui a « ingénié » [inventé] ça… ce système-là [application numérique] ?! […]. Ils n’ont jamais pris l’autobus, ce monde-là! Laisse-les monter la côte… [faisant référence à une pente] Pis « y » nous en reparlera…[…] Pis y nous donnent 3 minutes pour le faire » (Caroline).

Composante objet

Tous ont souligné que l’un des principaux motivateurs (facilitateurs) à utiliser l’autobus était de pouvoir se rendre à des activités importantes pour eux. Les participants du groupe « changements importants » estiment que cela a eu un impact positif sur leur participation au programme, tous deux ayant vécu de grandes difficultés tout juste avant ou en cours d’expérimentation. Malgré celles-ci, ils ont considéré être très motivés et vouloir tirer le maximum de bénéfice de la formation.

La possibilité d’aller voir des proches et des amis, d’avoir accès à des services leur permettant de se divertir, d’apprendre, de faire de l’activité physique, de magasiner, d’aller à leur restaurant favori et de socialiser figurent au nombre des activités signifiantes, motivant l’usage de l’autobus. Paul voit en l’autobus la possibilité d’aller rencontrer ses anciens collègues de travail : « pour les activités que je me prive, […] comme, affaire niaiseuse, le premier mercredi du mois… Une gang de petits vieux [de l’ancien milieu de travail] se rejoignent en quelque part pour dîner ». Les participants du groupe « changements faibles » ont éprouvé des difficultés à identifier des activités signifiantes leur donnant la motivation nécessaire afin de sortir de leur domicile et de prendre l’autobus.

Discussion

Notre étude visait d’abord à décrire l’expérience de mobilité en autobus d’aînés ayant développé des incapacités, avant et après avoir participé à un programme adapté de familiarisation au transport en commun, co-construit avec les partenaires du milieu. Nos résultats concordent avec les recherches antérieures quant aux effets positifs d’un programme de familiarisation à l’autobus sur les variables suivantes : connaissances augmentées à utiliser l’autobus (Babka et al., Reference Babka, Cooper and Ragland2010), confiance et aisance accrues à utiliser l’autobus (Smeesters et al., Reference Smeesters, Corriveau and Audet2011) et augmentation des sorties / activités réalisées (Stepaniuk et al., Reference Stepaniuk, Benner, McGee and Tuokko2007). Notre étude a également permis de mettre en lumière que les aînés ayant bénéficié le plus de la formation ont réalisé plus de sorties signifiantes en autobus et se sont dits plus satisfaits de leurs déplacements. Elle se distingue par l’utilisation de technologies, tout en documentant qualitativement la confiance et l’aisance à utiliser les outils de planification, ainsi que quantitativement les sorties réalisées par l’usage de la carte à puce.

Cette étude voulait également identifier et comprendre les barrières et les facilitateurs associés à l’expérience de mobilité rapportée par les aînés avant et après leur participation au programme. Nos résultats quant aux barrières concordent avec ceux mis en lumière lors de recherches antérieures (Babka et al., Reference Babka, Cooper and Ragland2010), notamment l’accessibilité difficile aux arrêts d’autobus (p.ex., trop grandes distances à parcourir à pied, présence de pentes et surfaces piétonnières mal entretenues ou glacées) (Broome, Worrall, McKenna et Boldy, Reference Broome, Worrall, McKenna and Boldy2010), les désagréments vécus lors du transport (Marsden, Jopson, Cattan et Woodward Reference Marsden, Jopson, Cattan and Woodward2007), le sentiment d’insécurité et la possibilité de se déplacer par d’autres moyens de transport autres que l’autobus (ibid.). Finalement, nos résultats se démarquent en faisant ressortir les barrières de la faible littératie numérique et des outils technologiques peu adaptés aux besoins et capacités des aînés, ainsi que l’identification des activités signifiantes comme un facilitateur à l’expérience de mobilité en autobus.

Principales conditions pour optimiser les programmes de familiarisation

Nos résultats suggèrent que la signifiance des destinations ciblées constitue un élément important à considérer lors de la réalisation d’un programme de familiarisation à l’autobus. Pour Béatrice, l’importance de poursuivre une activité essentielle à sa qualité de vie (aquaforme) apparaît comme un puissant motivateur pour profiter pleinement du programme et ce, malgré d’importantes limitations physiques et du peu d’expérience antérieure avec l’autobus. Le même constat peut également être fait pour Denis, qui a connu les plus importants changements, et dont l’activité signifiante était de se rendre à l’hôpital afin de visiter sa conjointe. Ces constats vont dans le même sens que ceux de Marsden, Jopson, Cattan and Woodward (Reference Marsden, Jopson, Cattan and Woodward2007), lesquels ont mentionné l’importance de sorties signifiantes pour motiver les déplacements des participants. Par ailleurs, nos résultats suggèrent que se rendre fréquemment à des activités signifiantes en autobus contribuerait à nourrir un cycle « gagnant », où la répétition de trajets aurait pour effet d’améliorer la connaissance, la confiance et l’aisance à utiliser l’autobus, ainsi que le sentiment de satisfaction. L’activité signifiante ferait donc ici office d’incitatif à utiliser l’autobus, où les avantages perçus excèdent les inconvénients appréhendés. Ces constats s’arriment dans une certaine mesure avec la notion d’équilibre décisionnel inhérent au modèle transthéorique du changement de Prochaska and Velicer (Reference Prochaska and Velicer1997), où la mise en action est déterminée par l’importance qu’une personne accorde aux avantages et aux inconvénients d’un changement de comportement – ici, l’utilisation de l’autobus.

Il est donc essentiel de rendre son usage plus attractif et simple pour les aînés non seulement à l’échelle individuelle, mais également collective, par l’actualisation de pratiques « amis des ainés » à l’échelle de la municipalité. Ces actions pourraient être réfléchies suivant le modèle instrumental de l’expérience de mobilité (Figure 1), par exemple, en agissant sur : le Sujet et l’Objet, en faisant valoir, par une campagne de sensibilisation, les bénéfices de réaliser une sortie sans avoir à déneiger la voiture ou à trouver un stationnement; le Contexte, par l’adoption de mesures urbanistiques encourageant la mobilité durable (p. ex., présence de trottoirs, de mobilier urbain permettant de s’asseoir); et l’Instrument (l’autobus), par une formation aux chauffeurs sur les enjeux rencontrés par les aînés lors de leurs déplacements en autobus ou en augmentant le nombre de navettes. À cet effet, le modèle de navettes déjà existant pourrait aussi s’avérer une option intéressante car il permet non seulement une plus grande stabilité pour les transferts (plusieurs appuis), mais offre également un service plus humain et personnalisé qui met la personne en confiance et réduit son anxiété à utiliser l’autobus. Par ailleurs, nos résultats indiquent que la possibilité d’utiliser des moyens alternatifs autres que l’autobus ne favorise pas l’utilisation de ce dernier. Diverses études confirment l’attachement à la voiture par de nombreux aînés (Broome et al., Reference Broome, McKenna, Fleming and Worrall2009) de par le sentiment de liberté et le symbole d’autonomie qui y est associée (Mezuk et Rebok, Reference Mezuk and Rebok2008), certains y voyant un déterminant de leur identité (Marsden et al., Reference Marsden, Jopson, Cattan and Woodward2007). Plusieurs de nos participants ont privilégié des alternatives jugées plus agréables que de prendre l’autobus. Nos résultats suggèrent que lorsque l’expérience de mobilité réalisée avec l’autobus est jugée désagréable ou difficile (p. ex., freinages et départs brusques; attitude non facilitante des chauffeurs) et que d’autres alternatives sont disponibles, cela semble réduire son intégration dans la routine des usagers.

En dépit de cette réduction et de l’attachement de certains participants pour l’automobile, la transition d’un mode de vie automobiliste à celui davantage fondé sur le transport en commun doit être pensé dans une perspective s’inscrivant sur le long terme. En se familiarisant à l’utilisation de ce type de transport, il est raisonnable de croire que la participation au programme puisse encourager – même si elle n’est pas immédiate – une éventuelle transition d’une mobilité centrée sur les modes de transport individuel vers des modes de transport collectif. À l’instar de nos résultats, ce changement peut s’effectuer dans un temps relativement court (comme Béatrice ou Denis) mais pourrait également se matérialiser sur un temps plus long – en quel cas le programme ferait office d’un investissement à plus long terme pour promouvoir la mobilité durable. Par exemple, suivant une perte subite de la possibilité de conduire, certaines personnes ayant suivi le programme pourraient plus aisément envisager de prendre l’autobus qu’en l’absence de cette participation. Cet éventuel apport du programme est en forte adéquation avec les principes de la mobilité durable (Champagne et Negron-Poblete, Reference Champagne and Negron-Poblete2012) et dont diverses instances, qui, à l’instar du Centre de mobilité durable de Sherbrooke (Centre de mobilité durable de Sherbrooke s. d.), promeuvent ses visées en prônant notamment l’abandon de la culture « du tout à l’automobile ».

Par ailleurs, pour que l’utilisation de l’autobus soit intégrée au quotidien d’une personne, et qu’il constitue son mode de transport privilégié, son utilisation doit être transférée à d’autres activités que celles jugées les plus signifiantes par la personne. On le voit bien avec Denis qui a recommencé à se déplacer en automobile à la suite du décès de sa conjointe, puisqu’il n’avait pas transféré l’utilisation de l’autobus à d’autres activités que celle de rendre visite à sa conjointe hospitalisée. En outre, comme l’accompagnement s’est avéré un facilitateur à l’utilisation du transport en commun, il serait intéressant d’étudier la possibilité d’offrir le programme en binôme (p. ex., en couple) afin d’en faciliter l’intégration dans le quotidien des personnes aînées. Différentes études tendent à soutenir qu’une telle avenue constituerait une stratégie motivationnelle opportune (Burkhardt et al., Reference Burkhardt, Bernstein, Kulbicki, Eby, Molnar and Nelson2014).

Par ailleurs, il est important d’adapter davantage le service de transport en commun et les outils de planification aux besoins et capacités des aînés. Quelques participants ont reproché à l’application utilisée lors de l’expérimentation de ne pas prendre en compte des pentes et des difficultés d’accès dans l’élaboration des propositions d’itinéraires. En ce qui a trait aux outils de planification, l’interface et l’expérience d’usage proposé doivent aussi tenir compte des difficultés sensorielles, cognitives et motrices pouvant être liées à l’avancée en âge, en ayant notamment recours à des caractères de plus grande taille et à une présentation visuelle épurée. L’usage d’outils de planification technologiques requiert un niveau assez élevé de littératie numérique, que plusieurs aînés n’ont pas (CEFRIO, 2019), et peut représenter un fardeau financier supplémentaire pour certains d’entre eux (Vaportzis et al., Reference Vaportzis, Clausen and Gow2017). De plus, la majorité des participants ont rapporté se sentir beaucoup plus à l’aise d’utiliser les outils de planification traditionnels, d’où l’importance de ne pas sacrifier ceux-ci pour un « tout au numérique ». Ces constats suggèrent la pertinence de développer une plateforme intégrant différentes options de planification et plusieurs « portes d’entrée » à la fois technologiques et relationnelles afin de mieux s’arrimer aux besoins des aînés, en considérant la variabilité de leurs moyens financiers et de leur littératie numérique. Celle-ci risque d’ailleurs d’augmenter au cours des prochaines décennies puisque la familiarité avec ces technologies est en constante croissance (Kwon, Reference Kwon2016).

Finalement, il appert aussi important de cibler la clientèle à qui s’adresse les programmes de familiarisation dans un contexte de perte d’autonomie progressive, et ce, dans un souci de pouvoir prioriser les personnes les plus susceptibles d’en bénéficier. Parallèlement, il est essentiel de posséder les capacités psychomotrices suffisantes afin de pouvoir se déplacer adéquatement en autobus, incluant celle d’aller chercher la carte à puce. Considérant l’augmentation progressive des incapacités chez certains participants au cours de l’expérimentation, nos résultats amènent à se questionner sur les enjeux éthiques entourant la promotion de l’autobus comme moyen de transport auprès de la clientèle en perte d’autonomie fonctionnelle. Compte tenu des risques de plus en plus importants auxquels s’expose la personne et du temps nécessaire à la formation, ce questionnement met en lumière le défi de concilier les valeurs d’autonomie (capacité à faire ses propres choix), de bienfaisance (ne pas causer d’effets indésirables) et de justice distributrice (allocation efficiente de ressources limitées) (Beauchamp et Childress, Reference Beauchamp and Childress2019). Pour répondre aux besoins évolutifs de la clientèle avec de légers déficits en mobilité, l’établissement d’un partenariat avec la compagnie de transport favoriserait l’accès à une variété d’options de transport en référant la clientèle éligible au programme de familiarisation proposé et faciliterait l’accès au transport adapté lorsque la perte d’autonomie le justifie.

Forces et limites

Le devis d’étude de cas a permis de recueillir des données sur les caractéristiques des personnes et leur contexte afin d’obtenir une meilleure compréhension de l’expérience globale de mobilité en autobus de chacun des participants. De même, la diversité des cas analysés a permis l’accès à une riche variété d’expériences de mobilité. L’emploi d’un devis mixte et la triangulation des données renforce la crédibilité des résultats obtenus et la compréhension du phénomène étudié. Le recours à des données recueillies au moyen d’une carte à puce a permis de limiter la subjectivité quant à l’estimation des fréquences et durée de déplacements, les oublis et le biais de désirabilité sociale rapportée dans le cadre d’études antérieures (Schenk et al., Reference Schenk, Witbrodt, Hoarty, Carlson, Goulding, Potter and Bonasera2011), en plus de rapporter l’utilisation sur une longue temporalité. À notre connaissance, aucune étude publiée à ce jour n’a utilisé cette technologie. Par ailleurs, considérant la grande complexité de l’expérience de mobilité, le modèle instrumental utilisé a permis de regrouper de manière systématique des barrières et facilitateurs lui étant associés et caractériser leur influence. Finalement, le croisement des perspectives par des acteurs clés, dès les étapes initiales de l’étude, leur a permis d’exprimer les enjeux vécus au sein de leur organisation et de mieux comprendre l’expérience de mobilité. En répondant aux besoins des partenaires, la pérennité de ce programme en est favorisée.

L’étude comporte quelques limites. D’abord, les mesures ont été prises à des périodes différentes au cours de l’année (2 participants à l’été-printemps; 5 participants à l’automne-hiver), ce qui a pu influencer l’expérience de mobilité entre les participants. Cet élément a toutefois permis de mettre en lumière une variété de barrières liées au climat. Ensuite, l’urgence sanitaire due à la COVID-19, déclarée le 13 mars 2020, a affecté la collecte de données de la seconde cohorte et restreint leur utilisation de l’autobus en cours d’expérimentation. Par ailleurs, les mesures associées aux données des cartes à puces pourraient ne pas avoir capturé l’ensemble des déplacements en autobus. Des participants ont pu utiliser des jetons pour acquitter leur droit de passage en cours d’expérimentation, des données n’ayant pu être documentées. Les cartes à puce n’informant que sur les entrées dans l’autobus et non les sorties, l’utilisation de la technologie GPS a été explorée afin de mieux documenter les trajectoires des déplacements des participants en autobus. Celle-ci a toutefois dû être abandonnée en raison 1) du manque d’adhésion au protocole des participants concernant le « port » de l’appareil, et du fardeau que représentait pour les aînés le fait de devoir « traîner » un cellulaire (non pratique pour eux car non intégré à leur quotidien); et 2) d’enjeux technologiques inhérents aux appareils dont nous disposions (autonomie très limitée de la batterie). Des difficultés personnelles ont également touché deux participants en cours d’expérimentation, ce qui a probablement affecté négativement leur utilisation de l’autobus et les bénéfices retirés. Enfin, les limites inhérentes aux études de cas multiples invitent à la prudence au regard de la généralisation des résultats. Malgré une bonne diversité des cas, les caractéristiques des participants, du système de transport et du milieu urbain où s’est déroulée l’étude doivent être prises en compte pour l’application des connaissances développées, bien que leurs descriptions détaillées favoriseront leur transférabilité (Laperrière, Reference Laperrière and Dans Morin1997).

Conclusion

Bien qu’ayant généré des résultats prometteurs, aucun des programmes recensés visant à encourager l’adoption de l’autobus auprès des aînés ne s’est spécifiquement intéressé à la signifiance des destinations comme élément déterminant de la mobilité. Or, nos résultats suggèrent qu’il s’agit d’un facteur important à considérer afin d’optimiser et mesurer l’effet de ces programmes. L’étude fait parallèlement ressortir la pertinence de considérer d’autres facteurs liés aux opportunités d’utiliser des modes de transport perçus comme « autonomisants » par les aînés, pour que des changements dans les comportements puissent se produire. Ainsi, lorsque l’autobus constitue une option « acceptable » et qu’aucun autre moyen de déplacement jugé satisfaisant n’est disponible, nos résultats tendent à suggérer que ce contexte rend une personne plus encline à adopter l’autobus. Il serait intéressant, dans cette optique, que d’éventuelles études cherchent à approfondir notre compréhension de l’acceptabilité de l’autobus et des facteurs influençant son évolution dans le temps. De meilleures connaissances concernant l’analyse des « coûts et bénéfices » réalisée par les aînés au regard de l’utilisation de l’autobus pourraient aider à mieux cerner les conditions gagnantes, notamment le « meilleur » moment ou auprès de qui ce type de programme devrait être implanté.

Remerciements

Les auteurs souhaitent remercier les participants à la recherche, les partenaires ayant collaboré au projet (Société de transport de Sherbrooke, Ville en Santé, Sercovie), ainsi que Monia D’Amours pour son aide dans la révision du manuscrit. Cette étude a été financée par les Fonds de recherche du Québec (FRQ) – initiative Société inclusive.

References

Références

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Figure 0

Figure 1. Modèle instrumental de l’expérience de mobilité (inspiré de Rabardel, 1995).

Figure 1

Figure 2. Devis cas multiples de l’étude.

Figure 2

Figure 3. Représentation schématique de l’expérimentation et de la collecte de données.

Figure 3

Table 1. Caractéristiques des participants

Figure 4

Table 2. Changements de l’expérience de mobilité en autobus des participants suivant l’intervention d’après les données quantitatives (cartes à puce) et qualitatives (entrevues)

Figure 5

Figure 4. Les principaux modulateurs de l’expérience de mobilité en autobus.