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Une histoire des sociabilités politiques*

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Rémy Ponton*
Affiliation:
Université Paris-Nord, Centre de Sociologie Européenne

Extract

Dans l'avant-propos de son livre, M. Agulhon confronte deux traditions d'analyse de la sociabilité. La première, plus historienne et philosophique d'inspiration, dont on peut trouver les origines chez Michelet ou dans le Taine des Notes sur la Province, définit la sociabilité comme un « trait de tempérament » ou comme un « fait de mentalité » et cherche à l'expliquer, dans le meilleur des cas, « par le résultat de rapports sociaux, économiques et historiques objectifs » (p. 10) : intention, on en conviendra, « toute rationnelle » (ibid.)et fort louable ; mais en raison même de la richesse et de la diversité des perspectives d'analyse qu'elle se donne, cette voie d'étude de la sociabilité ne va pas sans difficultés.

Type
En France : Société et Culture
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1980

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Footnotes

*

A propos de l'ouvrage de Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848. Élude d'une mutation de sociabilité, Paris. A. Colin. « Cahiers des Annales », 1977. 105 p.

References

1. Citons Pénitents et francs-maçons de l'ancienne Provence, Paris, Fayard. 1968 et La République un village, Paris. Pion, 1970, en particulier chap. 4. Le grand essor de la sociabilité populaire.

2. « L'histoire de la sociabilité, c'est un peu l'histoire conjointe de la vie quotidienne, intimement liée à celle de la psychologie collective ; autant dire qu'elle est d'une ampleur et d'une variété d'aspects décourageants et qu'on risque d'y accumuler des notations non éclairantes, parce que non comparables », Le cercle, op. cit., p. 1 I.

3. C'est-à-dire l'ensemble des visiteurs d'un salon. Le terme de cercle désigne au XVIIIC siècle une réunion de personnes conversant dans un salon. Le cercle, op. cit., pp. 23-24.

4. L'argument mis en avant est que le Cercle de la Librairie pouvait devenir « une sorte de coalition au préjudice des autres imprimeurs, libraires et marchands de papier de la capitale », p. 89, n. 31. Il faut lire attentivement les pages 89, 90 et 91 qui contiennent d'importantes informations, exhumées d'archives, sur les cercles parisiens et provinciaux. Pourquoi avoir relégué en note tout cet ensemble ?

5. Il serait intéressant ici d'en savoir plus sur la fréquence et la forme des relations entre ces régions et Genève, afin de préciser le poids de cet élément explicatif. Peut-être aussi faut-il faire l'hypothèse que d'autres facteurs, liés à l'appartenance religieuse, ont pu favoriser la formation de cercles : traditions de persécution imposant une forte cohésion entre hommes, éléments égalitaires de l'éthique protestante, etc.

6. Comme le note M. Agulhon, l'oeuvre de Balzac est riche en descriptions de ce type de relations, entre un hôte qui assure la dépense et ses obligés qui forment dans certains cas une véritable « clientèle ». Comme un témoignage de leur survivance à la fin du xixc siècle, on pourra lire les romans de René Boyiesve, notamment L'enfant à la balustrade(1903), dont l'intrigue, située aux alentours de 1880 est entièrement construite autour de la rupture des relations entre un notaire et le salon des notables locaux, les Plancoulaine.

7. Ces catégories sont le produit de phénomènes de concurrence et sont souvent fondées « sur des critères amalgamés d'intellectualité et de politique », comme le souligne M. Agulhon à propos de la comparaison que fait Charles de Rémusat entre Bordeaux et Toulouse (p. 32). Les individus y engagent la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes et celle qu'ils forment, par expérience ou anticipation, des autres agents auxquels ils sont confrontés sur divers terrains. C'est une des raisons pour lesquelles il y aurait quelques risques à les constituer en principes explicatifs du réel. Une carte complète de l'implantation des cercles contribuerait à préciser un aspect des conditions objectives de la genèse de ces oppositions et, plus généralement, serait un instrument de plus pour l'analyse de la formation d'une géographie idéologique de la France à la fin du XVIIIC siècle ; cf. R. Chartier, « Les deux France ». Cahiers d'Histoire, t. XXIII, 4. 1978, pp. 393 à 415. D'autre part, un recensement plus riche des groupements constitués permettrait de mieux contrôler la portée de certains témoignages, et serait peut-être un élément explicatif de la cécité au « phénomène cercle » dont font preuve certains observateurs, et au contraire de l'acuité de certains autres en ce domaine. En ce sens, un tel inventaire pourrait favoriser une rupture avec une approche interactionniste et psychologisante de la sociabilité ; cf. sur ce point de méthode. Bourdieu, P., « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber ». Archives européennes de Sociologie, XII, 1971, pp. 321 CrossRefGoogle Scholar.

8. L'usage des guillemets vise à désigner le sens construit par l'analyse. Le concept de « cercle » permet de repérer ce qu'il y a d'invariant dans les diverses notions locales, et d'écarter une approche nominaliste. au point de conduire à la tentation de renoncer au vocabulaire existant, inadéquat à rendre les relations que fait apparaître l'analyse. « Pour être tout à fait rigoureux, au lieu d'intituler cette étude “Le cercle”, il aurait fallu, au risque de choquer par l'insolite, parler de café-cercle ou de cercle-café, ou encore inventer (ou emprunter à l'ethnologie ?) une notion plus générale qui pût leur servir de dénominateur commun ». note M. Agulhon (p. 57) après son analyse de la « modernité » des cercles.

9. M. Agulhon rappelle que la généralisation des omnibus, après leur apparition à Nantes en 1825 puis à Paris en 1826 est « la mise, par le commerce, à la disposition de la classe moyenne d'une pratique sociale (rouler en ville en voiture) qu'une mince élite accaparait naguère sous la forme privée de la voiture de maître ». Le même processus peut être relevé dans le domaine de la restauration : « d'anciens chefs de grande maison aristocratique, privés d'emploi par l'émigration ou la ruine de leurs maîtres ». mettent désormais leur talent au service « de la classe moyenne triomphante »(p. 51).

10. Il est intéressant d'observer que le renouvellement des usages de sociabilité s'accompagne d'une redéfinition des critères de l'excellence physique. Dans les deux cas la Maison d'Orléans est au centre du mouvement novateur. Le duc d'Orléans et le duc de Nemours sont les « hauts protecteurs » du Jockey-Club. Roy, J. A.. Histoire du Jockey-Club de Paris, Paris. Lib. Marcel Rivière, 1958, p. 16 Google Scholar. C'est aussi dans l'entourage de la famille d'Orléans que se trouvent les principaux promoteurs de l'exercice physique dès la fin du xvin0 siècle. Pour une analyse de la formation de ces nouvelles dispositions, voir J. DF.France, « Esquisse d'une histoire de la gymnastique ( 1760-1870) », Actes de lu Recherche en Sciences sociales, n° 6, 1976, pp. 22-46. en particulier pp. 24-28.

11. Chamboredon, Cf. Jean-Claude, « La délinquance juvénile, essai de construction d'objet », Revue française de Sociologie, XII, 1971 Google Scholar. pp. 335-377, en particulier, p. 349 sur les effets de contexte et pp. 349-377 pour l'analyse, dans un autre domaine, des divers aspects d'un processus de formalisation.

12. Les divers facteurs de « formalisation » ainsi distingués n'exercent pas nécessairement des effets convergents. D'où la complexité d'un indicateur comme la croissance du nombre d'associations déclarées, qui. considéré isolément, peut exprimer un renforcement effectif de la vitalité du phénomène de la vie d'association ou encore enregistrer une évolution dans la manière dont la loi est appliquée, voire correspondre à une transformation des représentations que les individus engagent dans ce genre d'activité. Sur la législation concernant les associations, voir Le cercle, pp. 22-23, 39, 65. 67. Sur la question de la relation entre la coutume et « l'ordre juridique », voir P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, pp. 205-206. et le chapitre de Max Weber auquel renvoie P. Bourdieu. Economie et société, t. 1. Paris. Pion. 1971. pp. 331-344.

13. Cf. Roy, J. A., op. cit., et Bourdieu, P.. LU distinction, critique sociale du jugement, Paris. Éditions de Minuit, 1979, p. 182.Google Scholar

14. Les députés de la tendance Laffite se réunissent chez leur « leader » soit à l'occasion de soirées mondaines. « avec hommes et femmes, causeries générales, danse pour la jeunesse » (p. 68), soit à l'occasion de soirées réservées aux hommes, à la discussion politique et au jeu de cartes. L'évolution vers l'association politique comporte un « glissement de la sociabilité d'ancien style vers la sociabilité nouvelle » (ibid.).Mais il faut attendre le Second Empire pour voir un groupe de députés se réunir dans un cercle constitué (Cercle de la rue de l'Arcade formé par les légitimistes purs) (ibid).

15. Il n'est peut-être pas inutile de souligner la complexité de la démarche explicative, dans la mesure où l'avant-propos exposait une théorie de 1’ « association volontaire » (pp. 12-13) qui aurait pu conduire à une interprétation finaliste de l'activité des cercles et à une perception appauvrie de leur formation. Supposer qu’ « une évolution progressive de la sociabilité consistera, d'une part, dans l'apparition d'associations volontaires(parti, club, par opposition à la famille, atelier. État)…, d'autre part, dans le passage du stade informel au stade formel»(p. 12) n'était-ce pas prendre le risque de se donner a prioriune classification des associations et de référer leur histoire à « un principe explicatif aussi peu sociologisé que l'inclinaison à créer des associations » ? (Bourdieu. Chamboredon. Passeron. Le métier de sociologue, Paris. Mouton-Bordas. 1968, p. 43). Sur les effets normatifs et simplificateurs d'une telle approche sociologique de la vie des groupes, cf. J. C. Chamboredon, « Sociologie de la sociologie et intérêts sociaux des sociologues », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 1975. n° 2. pp. 3-11. Ajoutons une remarque sur ce passage de l'avant-propos. La question qu'y soulève M. Agulhon, d'une relative carence de la tradition sociologique française en matière de recherche sur les associations reste posée. Mais peut-être le contraste avec « les littératures sociologiques américaine et allemande » (p. 13) est-il moins accusé en ce domaine qu'on ne l'admet habituellement, dans la mesure où l'intérêt pour les faits d'association, non constitué en thématique explicite, existe toutefois chez Durkheim et les durkheimiens. subsumé dans la problématique des « groupes secondaires » qui, dans une logique de reconstruction morale des sociétés modernes, doivent s'intercaler entre l'individu et l'État. Cf. Durkheim, Emile, De la division du travail social, Paris, PUF, 1978 Google Scholar, préface de la seconde édition, et Marcel Mauss, Œuvres, 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, présentation de V. Karady, Paris, Éditions de Minuit, 1969. pp. 218-226.

16. On peut transposer ces remarques à l'étude des relations entre les activités politiques et littéraires des cercles : la littérature peut être une action prétexte à des « menées » politiques et même dans les conjonctures particulièrement répressives, une sorte de code à travers lequel peuvent s'exprimer des opinions politiques. Mais la définition de l'activité littéraire comme discussion d'idées peut en elle-même faire de l'intérêt pour la littérature une propédeutique politique, voire une préparation à l'action subversive. Pour une analyse du rôle des cercles dans l'éducation politique d'un écrivain, on se reportera à l'ouvrage de Frank, Joseph, Dostoevsky. The seeds of Revolt (1821-1849), Princeton. Princeton Univ. Press, 1976, pp. 159ss.Google Scholar

17. Par exemple dans le cas du Casino de Besançon (p. 66), ou du Cercle de Parthenay (Deux- Sèvres) dont les statuts sont cités pp. 40-43.

18. J. A. Roy. op. cit., p. 31.

19. Ibid., p. 32.

20. Le recrutement du Jockey-Club est orienté de telle façon qu'il réunit les principaux noms de la noblesse française et ceux de la bourgeoisie, « dans ses membres qui étaient connus comme hommes de finance ou propriétaires d'usine et de hauts fourneaux », ibid.pp. 31-32, et p. 59 pour une étude de la composition du cercle au début du Second Empire. En 1866 le Jockey-Club est dans sa majorité légitimiste, mais continue à apparaître comme « un terrain neutre de rencontres » ibid., p. 79.

21. Sur le rôle des activités de délassement comme facteur de renforcement de la cohésion des groupes, on peut lire la suggestive et pittoresque étude de Domhoff, G. William. The Bohemian grave and oiher relreals, a study of ruling-class cohesiveness, New York Google Scholar. Harper Torchbooks, 1975. Ces indications n'excluent pas que dans les cercles à recrutement hétérogène, la définition même des conduites de loisir ait pu constituer une source de tension comme le montrent les premières années de l'existence du Jockey-Club qui sont marquées par de vives discussions sur l'importance du « confort » dans la vie du cercle, la qualité des plats, le droit de fumer le cigare en jouant au billard, l'opportunité de recruter des hommes de lettres (Eugène Sue est « battu froid » et finalement évincé, une possible candidature d'Alfred de Musset suscite une vive opposition). J. A. Roy. op. cit., pp. 34, 43. 53.

22. Pour une période plus tardive (fin du Second Empire, débuts de la Troisième République), on peut trouver un témoignage en ce sens dans une nouvelle de Arène, Paul, Le Tor dEntrays, Contes et Nouvelles de Provence, Paris, Nelson, 1936 Google Scholar. dont un des personnages. M. Blasy…« regardait comme un point d'honneur, un devoir même, de tenir jusqu'au bout un rôle de gentilhomme agriculteur et chasseur. Quoi ! ne plus courir le pays la carnassière au dos et le Lefaucheux sur l'épaule !… ne plus décacheter, au cercle, d'un droit brusque et d'un geste imposant le Journal des Chasseursou bien la Revue agronomique de la zone de l'olivier », op. cit., p. 197.

23. Trois axes de recherche sont définis plus précisément (p. 84) : approfondir le problème des origines et des avatars révolutionnaires du cercle ; poursuivre au-delà de 1848 l'étude des processus de différenciation de l'institution et notamment celle de la lente émergence de l'association politique ; examiner ces phénomènes au niveau de la vie populaire. Ajoutons une remarque. Si la présente analyse établit la force explicative de la relation d'opposition entre salon et cercle, en plusieurs passages elle marque aussi l'importance pour la définition de la sociabilité bourgeoise de sa relation aux classes populaires. Cf. n. 16 et pp. 41-42, les statuts du Cercle de Parthenay qui insistent sur 1’ « honorabilité », l'interdiction des « jurements » et« gros mots ». D'où l'intérêt d'une étude portant sur les modalités précises du passage d'un trait ou d'une « structure » d'un univers de sociabilité à l'autre. Pour un exemple d'analyse des phénomènes de réinterprétation qui peuvent accompagner le transfert de notions libérales-bourgeoises dans le cadre d'une culture paysanne, cf. Rainer Wirtz, « Die Begriffsverwirrung der Bauern im Odenwald 1848. Odenwàlder ‘Excesse’ und die Sinsheimer 'republikanische Schilderhebung’ ». dans D. Pui.s, E. P. Thompson u.a, Wahrnehmungsformen und Protestverhalten, Studien zur Lage der Unterschichten im 18. und 19. Jahrhundert, Francfort, 1979, pp. 81-103.

24. On est loin de la définition artificialiste de la sociabilité que pourrait produire une certaine conception de la sociologie comme juxtaposition de « domaines d'étude » séparés (sociologie de l'éducation, du travail, du loisir, etc.) ou de l'histoire comme ensemble d'approches ou de spécialités distinctesfhistoire économique, politique. de« la vie quotidienne », etc.). L'homosociabilis, défini par des traits aussi peu spécifiés et historisés que l'aptitude à se délasser avec un groupe d'amis ou la propension à prendre part aux « relations publiques » ou aux « festivités » est une abstraction simplificatrice qu'il faut ranger aux côtés de l'homo economicusparmi les artefacts que produit une représentation réifiée des « frontières » entre disciplines ou de leur découpage interne. L'intérêt heuristique du concept de sociabilité est précisément d'engendrer des mises en relation entre des aspects divers du réel (fondements économiques de l'existence des groupes, modèles de formation de l'individu, modèles d'intégration des différentes classes, en particulier de la classe dirigeante, affirmation d'un « style de vie » publique et politique), qui restituent aux conduites de sociabilité, quelle que soit leur prétention à l'autonomie, leur « épaisseur » historique et sociologique, et portent au jour les fonctions objectives qui s'accomplissent à travers elles, le cas échéant à l'insu des individus ou des groupes qui les adoptent (sur ce point, cf. Le métier de sociologue, op. cit., pp. 37-41). Cette approche redonne sa complexité à la notion de loisir, qui est utilisée pour définir les cercles (par exemple p. 34. « pratique de la société d'hommes pour le loisir », ou p. 59, « nos cercles, sociétés de loisir et de délassement ») et qui, en enfermant dans une même classe de phénomènes des comportements aux significations très diverses, aurait pu constituer un facteur d'homogénéisation et de simplification de l'objet étudié.