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Naissance de l’industrie cinématographique: Les brevets aux États-Unis et en Europe (1895-1908)

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Pierre-André Mangolte*
Affiliation:
Université Paris 13 – Paris-Nord

Résumé

Cet article porte sur l’émergence historique de l’industrie cinématographique aux États-Unis et en Europe entre 1895 et 1908, et sur le rôle de l’institution des patents (ou « brevets d’invention ») dans l’essor et la définition des nouvelles activités économiques. Il porte aussi sur les théories et justifications économiques de l’institution. Cette période est dominée par les revendications de l’inventeur Thomas Edison, ce qui conduisit à une guerre des patents prolongée aux États-Unis qui handicapa fortement la production et donna finalement naissance à un monopole (la Motion Picture Patents Company). À l’inverse, en Europe et plus particulièrement en France, on constate un essor rapide de l’industrie dans une forme directement concurrentielle. L’analyse comparative systématique met alors en évidence les causes de ces évolutions si dissemblables, c’est-à-dire deux configurations historiques différentes des droits de propriété intellectuelle et deux définitions différentes de l’institution elle-même. L’étude peut ainsi éclairer le débat théorique récurrent (et contemporain) sur la définition (largeur, profondeur, renforcement, etc.) de l’institution des brevets.

Abstract

Abstract

The historical emergence of the film industry in the United States and in Europe between 1895 and 1908 is analyzed in relation with the importance of the institution of patents (or “brevets d’invention”) and how it fosters economic activity. The theories and economic justifications of the patent institutions are studied in both countries. This period is dominated on the American side by the claims of the inventor Thomas Edison, which led to a prolonged war about patents which strongly handicapped the production and gave rise to the monopoly of the Motion Picture Patents Company (MPPC). Conversely, in Europe, more particularly in France, one notes a fast rise of multiple film production companies in a directly competing form. The systematic comparative analysis will then highlight the causes of these so dissimilar evolutions, i.e. two historical configurations of the rights of intellectual propriety and two different definitions of the institution of patent. This historical study can thus inform the recurring theoretical debate in the past as well as today on the definition, the width, the depth and the reinforcement of patent.

Type
Innovation, marché, culture technique
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2006

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References

1 - Le titre n’est en effet ni la connaissance ni la possession de celle-ci. Acquérir une licence d’utilisation et maîtriser réellement l’invention sont deux choses souvent bien différentes (voir les exemples donnés par Vaughan, Floyd, The United States patent system, legal and economic conflicts in American patent history, Norman, University of Oklahoma Press, 1956, p. 218 Google Scholar sqq.).

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7 - Les défenseurs des droits de propriété intellectuelle de l’école de Chicago ont repris la thèse de Arrow, Kenneth, « Economic welfare and the allocation of resources for invention », in NELSON, R. R. (éd.), The rate and direction of inventive activity, Princeton, Princeton University Press, 1962, pp. 609-625 Google Scholar. Celui-ci assimilait en effet la connaissance technique à de l’« information », un bien « non excluable », et les patents sont alors des dispositifs juridiques qui permettent de supprimer temporairement cette caractéristique en assurant ainsi le développement d’une économie (marchande) de l’information.

8 - E. Kitch, « The nature and function… », art. cit., p. 267. Voir aussi, du même auteur, « Patents: Monopolies or property rights? », Research in law and economics, 8, 1986, pp. 31-49; « Patents, prospects and economic surplus: A reply », The Journal of law & economics, 23, 1980, pp. 205-207; et « Property rights in inventions, writings, and marks », Harvard journal of law and public policy, 13, 1, 1990, pp. 119-123, p. 119 sqq.

9 - ID., « The nature and function… », art. cit., p. 267.

10 - ID., « Patents: Monopolies… », art. cit., pp. 31-49.

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13 - Le procès qui aboutit finalement en 1915 à la condamnation, au titre de l’anti-trust, de la Motion Picture Patents Company ne s’ouvre ainsi qu’à la fin de l’année 1912.

14 - Voir plus particulièrement sur ce point F. Vaughan, The United States patent system…, op. cit.

15 - E. Kitch, « The nature and function… », art. cit., p. 267.

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21 - F. Vaughan, The United States patent system…, op. cit.

22 - Le système des patents est un dispositif légal qui crée délibérément une « rareté » qui n’existerait pas et ne pourrait se maintenir sans lui ( Plant, Arnold, « The economics theory concerning patents for inventions », Economica, 1, 1934, pp. 30-51)CrossRefGoogle Scholar.

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31 - Hendricks, Gordon, The Edison motion picture myth, Berkeley, University of California Press, 1961 Google Scholar. Dickson, le véritable « inventeur » selon Hendricks, rompit avec Edison vers 1895. Il travailla ensuite à mettre au point le projecteur (eidoloscope) et la caméra des frères Latham, pour ensuite participer activement au développement technologique de l’American Mutoscope & Biograph Company.

32 - Pour une analyse détaillée du processus de négociation et de construction juridique et administrative de « l’invention », voir G. Hendricks, The Edison motion picture…, op. cit., p. 130 sqq., et Greenleaf, William, Monopoly on wheels. Henry Ford and the Selden automobile patent, Detroit, Wayne State University Press, 1961 Google Scholar. Les revendications d’Edison étaient très larges, couvrant la prise de vue, l’enregistrement sur film et tous les moyens d’exhibition imaginés par lui, y compris ceux qu’il aurait été bien incapable de mettre en œuvre à l’époque (la projection par exemple); une partie de ces revendications étaient déjà enregistrées dans d’autres brevets, en France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis même.

33 - Sadoul, Georges, Histoire générale du cinéma, t. 1, L’invention du cinéma, 1832-1897, Paris, Denoël, [1946] 1973, p. 154 Google Scholar; C. Musser, History of the American cinema, op. cit., pp. 71-72; Musser, Charles, Before the nickelodeon: Edwin Porter and the Edison manufacturing company, Berkeley, University of California Press, 1991 Google Scholar.

34 - J. Deslandes et J. Richard, Histoire comparée du cinéma, op. cit., p. 275 sqq.

35 - C. Musser, History of the American cinema, op. cit., p. 159 sqq.

36 - L’American Mutoscope & Biograph Company disposait d’un système technique original (brevets Casler), avec une visionneuse (le mutoscope) qui utilisait un principe de feuilletage et donnait une meilleure image que les kinétoscopes, l’appareil étant robuste, plus simple d’utilisation et moins cher à l’entretien. Caméra et projecteur utilisaient un format de film plus large qu’Edison (70 contre 35 mm) et un entraînement à friction, les perforations n’étant effectuées qu’au moment de la prise de vue. La production 70 mm s’avérait plus coûteuse, mais la qualité des projections et des films de la Biograph Company, ainsi que sa surface financière, en firent très vite le principal concurrent américain d’Edison.

37 - Bowser, Eileen, The transformation of cinema, 1907-1915, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990 Google Scholar.

38 - Voir sur ce point E. Bowser, The transformation of cinema…, op. cit., p. 22. La valeur juridique du brevet Latham était cependant contestée, mais les tribunaux ne devaient invalider cette fameuse « boucle Latham » que bien plus tard, en 1912. Aussi, en 1907, le représentant de la Biograph pouvait menacer juridiquement toute projection de films, tout comme Edison menacer toute prise de vue (ou presque).

39 - La MPPC accordait des licences aux producteurs, distributeurs et exploitants, taxant par exemple d’un droit de deux dollars par semaine le simple usage d’un projecteur. La distribution fut progressivement regroupée dans une seule société, la General Film Company (1910). La MPPC passa un accord de fourniture exclusive avec Eastman Kodak, afin d’empêcher les « indépendants » d’accéder au film vierge, la seule autre solution étant le recours aux importations (Ansco et la société Lumière). Eastman intégrait alors dans son prix de cession une redevance reversée à la MPPC.

40 - C. Musser, History of the American cinema, op. cit., p. 488.

41 - Mitry, Jean, Histoire du cinéma, t. 1, 1895-1914, Paris, Éditions universitaires, 1967 Google Scholar. E. Bowser, The transformation of cinema…, op. cit., pp. 4-5, donne des chiffres analogues pour les États-Unis: 8 000 cinémas dédiés aux films en 1908, et, en mai 1909, 6 000 sous licence MPPC pour 2 000 indépendants.

42 - Les films ne rentrent dans le champ du copyright qu’en 1912 (cf. Baudel, Jules-Marc, La législation des États-Unis sur le droit d’auteur. Étude du statut des œuvres littéraires et artistiques, musicales et audiovisuelles, des logiciels informatiques et de leur protection par copyright, Paris, Éditions Frison-Roche, 1990 Google Scholar). Avant 1912, un film ne pouvait être protégé que comme une série de photographies, image par image donc. Les procès qui se succédèrent à partir de 1902 (Edison vs Lubin, etc.) eurent des résultats contradictoires avant que la jurisprudence, puis la loi, n’intègrent clairement le film dans le champ du copyright (cf. C. Musser, History of the American cinema, op. cit., p. 331 en particulier).

43 - G. Sadoul, Histoire générale du cinéma, t. 1, op. cit., p. 207.

44 - E. Bowser, The transformation of cinema…, op. cit.

45 - Kermabon, Jacques, « Chronologie », et Bousquet, Henri, « L’âge d’or », in Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994, respectivement pp. 19-22 et pp. 48-60 Google Scholar.

46 - Voir Mainié, Ferdinand, Nouveau traité des brevets d’invention, commentaire théorique et pratique de la loi du 5 juillet 1844 sur les brevets d’invention et de la convention internationale d’union pour la protection de la propriété industrielle, du 20 mars 1883…, Paris, Chevalier-Maresq et Cie, 1896 Google Scholar; Pouillet, Eugène, Traité théorique et pratique des brevets d’invention et de la contrefaçon, Paris, Marchal et Billard, 5e édition, 1909 Google Scholar; Roubier, Paul, Les inventions brevetables, Paris, Rousseau, 1927 Google Scholar.

47 - P. Roubier, Les inventions brevetables, op. cit., pp. 4 et 7.

48 - A. Bouju, La protection des inventions aux États-Unis…, op. cit., p. 209 sqq.

49 - Il n’est d’ailleurs aucunement nécessaire d’avoir inventé une chose pleinement fonctionnelle et techniquement au point, réellement opérationnelle donc. Un patent sur une invention incomplètement développée peut très bien protéger des applications (et innovations) à venir.

50 - En 1894, 12 000 demandes de patents étaient ainsi «en examen» depuis plus de deux ans, et cinq depuis plus de quinze ans (dont le fameux brevet Selden).

51 - W. Greenleaf, Monopoly on wheels…, op. cit.

52 - Jugeant que les seuls vrais gagnants dans de tels litiges juridiques étaient les hommes de loi, les industriels américains de l’automobile mirent sur pied par la suite un accord (pool) pour s’autoriser mutuellement le libre usage de leurs innovations brevetées, créant ainsi une forme de commons. Cet accord fonctionna de 1915 à 1955. Voir Bardou, Jean-Pierre et alii, La révolution automobile, Paris, Albin Michel, 1977 Google Scholar, et Merges, Robert, « Institutions for intellectual property transactions: The case of patent pools », 1999, <www.law.berkeley.edu/institutes/bclt/pubs/merges>Google Scholar.

53 - C. Musser, History of the American cinema, op. cit., pp. 237-238.

54 - Corcy, Marie-Sophie et alii (éd.), Les premières années de la société L. Gaumont et Cie. Correspondance commerciale de Léon Gaumont, 1895-1899, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma: Bibliothèque du film, Gaumont, 1999 Google Scholar.

55 - Le chronophotographe enregistrait le mouvement en le décomposant image par image, mais les images n’étaient pas parfaitement équidistantes. La reproduction du mouvement, la synthèse, n’était d’ailleurs pas l’objectif de Marey; seule l’analyse lui semblait digne d’un travail scientifique (J. Deslandes et J. Richard, Histoire comparée du cinéma, op. cit., p. 141). C’est après avoir rencontré Marey à Paris, en 1889, qu’Edison devait rédiger son quatrième motion picture caveat, qui réorienta de manière décisive les recherches entreprises par Dickson à Menlo Park, avec l’apparition pour la première fois du principe du film perforé (G. Hendricks, The Edison motion picture…, op. cit., p. 52).