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L'Histoire Commynienne Pragmatique et Mémoire dans L'Ordre Politique

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Joël Blanchard*
Affiliation:
Université du Maine

Extract

La prolifération des formes de l'écriture historiographique est une des caractéristiques de la fin du Moyen Age. Elle s'explique par des conditions culturelles de production et de diffusion qui sont propres à l'historiographie de cette époque : affaiblissement de l'institution dionysienne, mise en place d'une historiographie officielle avec des chroniqueurs parfois stipendiés, multiplication des chroniques locales avec l'extension de la société urbaine, développement (à l'extrême fin du Moyen Age) d'une écriture humaniste de l'histoire qui renoue avec la tradition antique.

Summary

Summary

The fact that certain highly significant historically lived practices become subject to narrativization by the end of the Middle Ages points to a growing need for structuring knowledge not yet theorized. Professionals practitioners, wishing to render their readers yet another service, develop new applied methods of teaching history move by move. This paper analyzes the nature of this new writing experiment on the part of authors who are not literary professionals but who function in a specific professional context, that of diplomacy, and who remain faithful to a privileged model, that of Commynes, Memoires. To represent, to propagate what is both a know-how and an ars vivendi requires a specific kind of writing on the margins of established representations of power. It will become clear that Commynes's own manner of dissenting from established cultural references leads to a redefinition of historical strategies in the literary and the political field of a Middle Ages on the wane.

Type
Littérature et Politique
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1991

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References

Notes

1. Sur l'historiographie de la fin du Moyen Age, voir Guenée, B., « Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Age », Annales ESC, 1973, n° 4, pp. 9971016 Google Scholar ; id., Le métier d'historien au Moyen Age. Études sur l'historiographie médiévale, sous la direction de B. GuenÉe, Paris, Publications de la Sorbonne, 1977, passim; id., Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, passim.

2. Ch. BEC, Les marchands écrivains. Affaires et humanisme à Florence 1375-1434, Paris-La Haye, Mouton, 1967, passim; Pezzarossa, F., «La memorialistica fiorentina tra Medioevo e Rinascimento, rassegna di studi e testi», Lettere italiane, 31, 1979, pp. 96147.Google Scholar Sur les livres de raison en France, dont la production commence à être connue pour le Moyen Age tardif, voir J. Tricard, «Qu'est-ce qu'un livre de raison limousin du XVe siècle?», Journal des savants, juillet-décembre 1988, pp. 263-276.

3. Beugnot, B., «Livre de raison, livre de retraite: interférences des points de vue chez les mémorialistes », dans Les valeurs chez les mémorialistes français du XVIIe siècle avant la Fronde, Paris, CNRS, 1979, pp. 4849 (Actes et colloques n° 22).Google Scholar

4. Voir sur l'histoire du mot dans son acception restreinte et sur son apparition dans le champ littéraire à la fin du XVe siècle Blanchard, J., « Commynes et la nouvelle histoire », Poétique, 79, 1989, pp. 287290.Google Scholar Comme le précise Denis Sauvage, dans l'édition de 1552 des Mémoires, le mémorialiste est «le père mais aussi le parrain” (c'est-à-dire celui qui donne le nom») des Mémoires, et Commynes avait bien conscience d'inaugurer un genre en baptisant son récit du terme de « Mémoires ». La question toute rhétorique du nom donné par le mémorialiste pour désigner son oeuvre est curieusement absente du débat sur les mémoires dans la critique contemporaine. Elle offre pourtant une voie d'accès intéressante à l'analyse du genre.

5. B. Beugnot, art. cit., p. 51.

6. Dufournet, J., La destruction des mythes dans les Mémoires de Ph. de Commynes, Genève, Droz, 1966, p. 698.Google Scholar

7. Kendaix, P. M. a bien souligné les dangers d'une analyse trop axée sur l'apologétique commynienne. Dans l'appendice de son livre, Louis XI, Paris, Fayard, 1974, pp. 447448 Google Scholar, il insiste sur les limites de l'approche de J. Dufournet: «(il) tend laborieusement à prouver que Commynes, renégat névrotiquement sur la défensive et coupable de mauvaise foi à chaque pas, a confusément falsifié l'histoire à seule fin de se justifier ». Le présupposé psychologique sur lequel J. Dufournet fonde toute son analyse des Mémoires le conduit à réduire la portée de l'historiographie commynienne à un jeu de faussaire. C'est encore le point de vue du Grlma (Grundiss der romanischen Literaturen des Mittelalters), Gumbrecht, H.-U., Link-Heer, V., Spanjenberg, P.-M. éds, Heidelberg, Cari Winter-Universitât, 1987, XI/1, 3e partie (La littérature historiographique des origines à 1500), p. 1051 Google Scholar : «Les omissions de Commynes sont par ailleurs trop bien connues pour mériter davantage qu'un simple rappel ».

8. La diplomatie est partout présente pendant le règne de Louis XI au point de faire disparaître une politique intérieure qui n'a pas pu se développer, alors qu'elle aurait sans doute constitué un centre d'intérêt majeur pour le roi. Il y a en effet des rois pour lesquels la politique intérieure importe peu (ou plutôt elle se résume à asseoir le pouvoir royal, ce qui n'est pas peu !). Mais pour Louis XI, lorsqu'on le voit à l'action en Dauphiné, on a l'impression qu'il y a d'autres choses qui l'intéressent dans le fonctionnement d'une société. Philippe DE Commynes, Mémoires, 2, 278, évoque ces réformes politiques et économiques que le roi n'a pas pu réaliser faute de temps en raison des fluctuations incessantes de la diplomatie qui a absorbé toute son action.

9. Le Stilus Curie Parlamenti de Guillaume Du Breuil, recueil méthodique des règles de procédure judiciaire du Parlement de Paris, appuyé par des exemples tirés de l'expérience personnelle de l'auteur. Voir F. Aubert éd., Paris, A. Picard, 1909, pp. XVI-XVII.

10. Voir Contamine, Ph., Guerre, État et société à la fin du Moyen Age. Études sur les armées des rois de France, 1337-1494, Paris-La Haye, Mouton, 1972, p. 550 ssGoogle Scholar ; sur les difficultés que soulève chez les auteurs de la fin du Moyen Age la mise en récit d'une pratique historiquement vécue qui n'est plus l'énoncé d'un corps de doctrine militaire universel et abstrait, voir J. Blanchard, « Écrire la guerre au XVe siècle », Actes du colloque international sur le Moyen Français, Université Me Gill, 3-4 octobre 1988, à paraître.

11. Voir en dernier lieu Minnis, A. J., Médiéval theory of authorship, Londres, Scolar Press, 1984, pp. 18, 19, 2324.Google Scholar

12. De Wailly, Natalis, Oeuvres de Jean sire de Joinville comprenant : l'Histoire de saint Louis, le Credo et la lettre à Louis X…, Paris, SHF, 1868, p. 11.Google Scholar

13. Mémoires 3, 64 («et qu'il failloit qu'ilz navigeassent avecques ce vent»). Les références renvoient à l'édition des Mémoires par Joseph Calmette, Paris, Les Belles Lettres, 1981 (abréviation : Mémoires). Le premier chiffre indique le tome, le deuxième, la page.

14. L'expression n'a rien d'abusif, même si stricto sensu c'est autour de la valeur inverse (inutilitas) que s'articule dans les textes la réflexion politique sur la personne royale. Voir Peters, E., The shadow king. Rex inutilis in médiéval law and literature, 751-1327, New Haven-Londres, 1970 Google Scholar, passim. Le développement de cette notion d'inutilitas (ou inversement d'utilitas) est parallèle à celui de bien public. Les conséquences de ce double développement sont importantes : la simple évaluation morale sur laquelle se fondait la définition du bon ou du mauvais pouvoir ne suffit plus ; le roi en effet a d'autres devoirs qui débordent le cadre de la réflexion morale à laquelle se limitaient les miroirs des princes. Dans ce contexte la notion d'inutilitas (ou d'utilitas) prend un caractère d'urgence et de nouveauté qu'elle n'avait pas avant. Cette évolution se situe entre le XIIe siècle et le XIVe siècle, mais il n'est pas impensable que ces notions se soient imposées comme une donnée commune à la fin du Moyen Age, dans des contextes et des registres qui ne sont pas seulement ceux de la sphère juridico-politique où les avait cantonnés les débats des théoriciens. En tout cas l'utilité des décisions et des comportements politiques est à l'ordre du jour dans les Mémoires de Commynes. C'est ce que nous essaierons de démontrer.

15. « Or est à noter que le roy Louis, nostre dit maistre, a myeulx sceû cest art de séparer les gens que nul autre prince que jamais je congneù», Mémoires, 1, 96; «Et povez penser qu'il l'entendoit bien et qu'il aydoit bien à le conduyre, car il estoit maistre en ceste science», ibid., 1, 89.

16. Ce milieu dans lequel évolue Commynes a été reconnu par la critique, en particulier les éditeurs de la correspondance de Commynes qui est en majorité italienne. Voir Benoist, E., Les lettres de Philippe de Commynes aux Archives de Florence, Lyon, 1863 Google Scholar, passim ; De Lettenhove, Kervyn, Lettres et négociations de Philippe de Commynes, 3 vols, Bruxelles, 1867-1874, reprint Slatkine, Genève, 1972Google Scholar; Sozzi, L., «Lettere inédite di Philippe de Commynes a Francesco Gaddi», dans Studi di bibliografia e di storia in onore di Tammaro de Marinis, Vérone, 1964, IV, pp. 205 262.Google Scholar De nombreuses autres lettres de la correspondance de Commynes avec les Italiens dorment sans doute encore dans les fonds publics et privés, mais les documents qu'on possède suffisent déjà à souligner l'importance du tropisme italien du mémorialiste.

17. Mémoires, 3/259. Le mot « pratiquer » est peut-être, comme le pensait Calmette (cité par Prucher, A., I, «Mémoires» di Philippe de Commynes e l'Italia del Quattrocento, Florence, Olschki, 1957, p. 34, n. 103 Google Scholar), un italianisme (on rencontrepratica, praticare, praticha, pratichare, dans des emplois (« négociations secrètes et orales qui conduisent ou non à l'accord proprement dit, baptisé intelligentia ») et des constructions (prendere pratiche, tenere praticha sécréta, praticare la materia, praticare et concludere la pace) voisines du moyen français). La pratica (praticha) finit par désigner la diplomatie en général, et avec un sens plus large que ne connaît pas le moyen français, l'expérience dans l'exemple suivant : per sua prudentia et bona pratica che ha de multe cose (B. Mandrot, Dépêches des ambassadeurs milanais en France sous Louix XI et François Sforza, Paris, 1916-1923, vol. I, p. 61). Le latin médiéval connaissait depuis longtemps praticare dans ce sens, et c'est au latin, à notre avis, que la langue vernaculaire doit les sens de « pratique, pratiquer». Dans l'acception restreinte de «fréquenter assidûment» connue aussi du latin médiéval (practicare aliquem : « cum eo conversari», « utifamiliariter», dans Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, t. 5, p. 385c), Commynes, à notre avis, est le premier à employer «pratiquer». Le moyen français connaît cet emploi, mais dans un contexte exclusivement sexuel (« avoir des relations avec une femme »). Nous reviendrons souvent sur ce mot riche de nuances dans les Mémoires, qui est au centre du pragmatisme de Commynes.

18. « A parler naturellement comme homme qui n'a aucune littérature fors seulement quelque peu d'expérience » (ibid., 2, 340).

19. Sur ce topos, voir G. Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 192 ss.

20. « Je ne garde point l'ordre d'escrire que font les historiens… ny ne vous allègue rien des histoires passées pour exemples… », Mémoires, 1, 190 (variante du ms. P).

21. Mémoires, 1, 2.

22. Ibid., 1, 129.

23. yovc La conscience européenne au XVesiècle et au XVIe siècle, Paris, ENS, 1982, en particulier J.-P. GenÊt, «L'Angleterre et la découverte de l'Europe (1300-1600)», pp. 144-169.

24. Gedenkbuch des Metzer Bùrgers Philipp von Vigneulles, aus den Jahren 1471-1520, H. Michelant éd., Stuttgart, 1852. Philippe de Vigneulles est indifférent à tout ce qui caractérise les habitudes et les comportements politiques des nombreux pays qu'il traverse. L'accent est mis sur le caractère anecdotique des aventures qui lui arrivent.

25. Cerioni, L.L'Italia ed i suoi problemi visti da Filippo di Commynes quali risultano dalla lettura dei suoi “ Mémoires ” », Archivio storico lombardo, série nona, vol. VII (1968), p. 154 Google Scholar), dans l'analyse d'une page célèbre des Mémoires, 3, 167 — le mémorialiste compare la plaine lombarde qu'il est « mal aisé à chevaucher » au terrain accidenté des Flandres — remarque que les souvenirs de la terre natale y sont rarement évoqués.

26. Voir Schmidt-Chazan, M., « Histoire et sentiment national chez Robert Gaguin », dans Le métier d'historien au Moyen Age. Études sur l'historiographie médiévale, sous la direction de B.|GuenÉE, Paris, Publications de la Sorbonne, 1977, pp. 223300.Google Scholar

27. De La Marche, Olivier, Mémoires et opuscules, Beaune, H. et D'Arbaumont, J. éds, Paris, SHF, 1883-1888,1, p. 13.Google Scholar En 1493, à l'âge de soixante-cinq ans accomplis, il imagine et fait lire ses mémoires à Philippe le Beau, le petit-fils de Charles le Téméraire dont il a la charge et sur lequel il reporte l'affection qu'il avait vouée à ses aïeux, en y joignant une introduction retraçant les origines de la maison de Bourgogne.

28. « Jean de Haynin est rivé à son terroir depuis l'enfance (…) Ce qui le touche, c'est son petit cercle, les quinze ou vingt hommes de sa compagnie, le capitaine (le Bourguignon, Monsieur de Ravenstein) qu'il doit rejoindre (…). Son horizon a dix mètres de rayon », Bronckart, M., Étude philologique sur la langue et le style du chroniqueur Jean de Haynin, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1933, p. 22.Google Scholar

29. La chronique peu connue de l'abbé de Saint-Riquier (ms BM Abbeville n° 94) fait alterner le récit des événements locaux et des événements d'importance régionale ou internationale en associant témoignages personnels et compilation de chroniques, comme chez Jean de Haynin ou Philippe de Vigneulles. Dans le cas de Pierre le Prestre le tropisme vers l'histoire locale est de plus en plus marqué dans le cours de la chronique : au départ les témoignages personnels se présentent sous la forme de notes autographes signées du monogramme de l'auteur ajoutées dans les marges et illustrant quelques-unes des étapes de sa vie et de l'histoire de son abbaye, puis ces notes sont intégrées dans le récit. Ces développements autobiographiques d'un grand intérêt ont été publiés par le marquis de Bellaval (Extraits des Mémoires de la Société d'émulation d'Abbeville, Abbeville, 1877). La diffusion de ces chroniques locales marquées par l'attachement d'un auteur à la ville et au proche environnement contraste avec le cosmopolitisme de Commynes.

30. Voir Fumaroli, M., « Mémoires et histoire : le dilemme de l'historiographie humaniste au xvie siècle», dans Les valeurs chez les mémorialistes français du XVIIe siècle avant la Fronde, Paris, CNRS, 1979, p. 29 (Actes et colloques n° 22).Google Scholar

31. Mémoires, 1, 116.

32. Ibid., 1,91.

33. Ibid., 3, 216.

34. Ibid., 1, 1.

35. Ibid., 2,40.

36. Ibid., 2, 282-283. Voir aussi 2, 41 ; 2, 289.

37. Ibid., 2, 310.

38. L'adresse à Angelo Cato dans le prologue ne doit pas être prise à la lettre : « Monseigneur l'arcevesque de Vienne, pour satisfaire à la requeste qu'il vous a pieu me faire de vous escrire et mettre par mémoire ce que j'aysceu et congneu des faictz du roy Loys unziesme (…) jel'ay faict le plus près de la vérité que j'ay peu et sceu avoir souvenance (…) espérant que vous le demandez pour le mectre en quelque oeuvre que vous avez intention de faire en langue latine dont vous estes bien usité… », ibid., 1, 1-3.

39. Ibid., 1, 122

40. Ibid., 2, 108.

41. Ibid., 1, 204. Voir aussi 3, 254. L'expression peut changer: «Je ne diz ces choses principallement que pour donner à entendre comme les choses de ce monde se sont conduictes, ou pour s'en aider ou pour s'en garder, ainsy comme il pourra servir à ceulx qui ont ces grans choses en main et qui verront ces Mémoires. Car, combien que leur sens soit grand, ung peu d'avertissement sert aucunes foys », Mémoires, 2, 247.

42. Ibid., 1,230.

43. Voir Harsoor, M., «Maîtres d'un royaume. Le groupe dirigeant français à la fin du XVe siècle », dans La France de la fin du XVe siècle. Renouveau et apogée, Paris, Éditions du CNRS, 1985, pp. 135146.Google Scholar Sur Commynes, du même auteur, Recherches sur le personnel du Conseil du roi sous Charles VIIIe Louis XII, Lille-Paris, vol. II pp. 1603-1633.

44. Ce pouvoir d'influence est qualifié en des termes précis dans les textes du temps : « auctorité, crédit, credence, port, accès et familiarité». Voir J.-P. Boudet, «Faveur, pouvoir et solidarités sous le règne de Louis XI : Olivier le Daim et son entourage », Journal des Savants, octobredécembre 1987, p. 247. « Crédit » apparaît pour la première fois dans la langue littéraire dans les Mémoires.

45. « Car je ne le vouldroye pas charger ny en parler, sinon pour en advertir ceulx qui sont aux services des grans princes qui n'entendent pas tous d'une sorte les affaires de ce monde, je conseilleroye à ung mien amy, si je l'avoye, qu'il meïst peine que son maistre l'aymast… », Mémoires, 1, 250.

46. Ibid., 1,219.

47. Il n'est pas dans l'esprit pragmatique de Commynes de théoriser. Le mémorialiste utilise souvent des notions traditionnelles au XVe siècle (opinion, commune renommée, expérience surtout). Dans les premières années du XVe siècle, ces notions sont agitées par les intellectuels. L'allégorie les dramatise et leur donne un caractère d'urgence (dans le Songe véritable, par exemple) qu'imposent les circonstances (folie du roi, vide politique, factions et guerre civile). Mais l'arrièreplan philosophico-moral (aristotélicien et thomiste essentiellement) dont sont imbus tous les esprits de la fin du Moyen Age comme Christine de Pizan confère au débat un caractère abstrait et spéculatif qui est absent des Mémoires.

4. Ibid., 1,218.

49. Ibid., 1,3.

50. Ibid., 1,252.

51. Ibid., 1,209.

52. Ibid., 1, 154.

53. Mémoires, 1, 158. Voir 1, 129 «Et ne sauroie dire par quel lien on se puisse asseùrer les ungs des autres, et par especial des grans, qui sont assez enclins à leur voulenté sans regarder autre raison ».

54. Cette crainte (qu'alimente le souvenir de Péronne) est une obsession du mémorialiste : « bien tard ung prince se doit mectre soubz la main d'ung autre », Mémoires, 2, 149 ; « je ne congneù oncques bonne yssue d'homme qui ait voulu espoventer son maistre et de le tenir en subjection », ibid., 1, 181. On la retrouvera, et la coïncidence est symptomatique d'une communauté de vues, dans la correspondance des ambassadeurs milanais en France. Voir par exemple B. Mandrot, op. cit., IV, p. 145.

55. Ibid., 1,66.

56. Ibid., 1, 159.

57. Ibid., 1,44; voir 1,71.

58. Ibid., 1, 128.

59. Ibid., 1, 225. Ou «broulléz», ibid., 1, 93 (variante) dont est issu le dérivé «brouilliz» employé à plusieurs reprises par Commynes au sens d'intrigues.

60. « Deux princes, au commancement, y furent aveuglez et se faisoient la guerre sans en entendre les motifz ne l'ung ne l'autre, qui estoit une merveilleuse habilité», ibid., 1, 182-183.

61. Ibid., 2, 34. Le mémorialiste parle du « travail qu'il (Louis XI) eut en sa jeunesse », ibid., 1, 69, « qui lui valut beaucoup », car il « aprint l'adversité ». Le point de départ, c'est l'idée que les princes sont «en nécessité et en affaire», ibid., 1, 78.

62. Paravicini, W., « Peur, pratiques, intelligences. Formes de l'opposition aristocratique à Louis XI d'après les interrogatoires du connétable de Saint-Pol », dans La France de la fin du XVe siècle. Renouveau et apogée, Paris CNRS, 1985, pp. 183196.Google Scholar Voir aussi les témoignages des ambassadeurs milanais à la Cour de France qui rapportent la peur des princes rebelles : vivono con grande timoré et umbreza de questo Re de Franza, B. Mandrot, op. cit., II, p. 236.

63. Mémoires, 1, 123.

64. Ibid., 1,83; 2, 60.

65. « Mais telles sont les adventures du monde que celluy qui fuyt et pert ne trouve point seullement qui le chasse, mais ses amys tournent ses ennemys», ibid., 3, 64.

66. Ibid., 1, 109

67. Ibid., 1, 54.

68. Ibid., 1, 114.

69. Ibid., 1,3.

70. Ibid., 1,26; 2, 155.

71. Ibid., 2,276.

72. Ibid., 1, 68

73. Ibid., 1, 65. «Gaigner» est le terme le plus courant dans les Mémoires pour désigner cette «science» du débauchage, ibid., 1, 66; 1, 170.

74. Ibid., 1, 66.

75. Ibid., 1,69.

76. Ibid., 1, 78. Cette pratique est qualifiée d'« italienne » par Louis XI : « Item dise como el re Renato era venuto da luy et che lo haveva facto venire alla maynera de Italia», B. Mandrot, op. cit., III, p. 118.

77. Ibid., 2, 133.

78. Ibid., 1, 116.

79. Ibid., 2, 19.

80. Ibid., 1,92.

81. Ibid., 1, 116.

82. Ibid., 1, 93. On retrouvera dans la correspondance des ambassadeurs milanais des témoignages nombreux sur le roi avisé de ce qui est « expediente ».

83. Ibid., 2, 193.

84. Ibid., 2, 181.

85. Ibid., 2, 207. Le mémorialiste met dans le même sac les princes qui, comme Charles VIII, n'avaient pas les moyens de leurs ambitions : « car il estoit jeune et mal acompaigné pour conduyre une si grand oeuvre que de reformer l'Eglise, dont il avoit bien le pouvoir, mais qu'il l'eust sceu bien faire», ibid., 3, 88.

86. Ibid., 3, 33.

87. Ce qui frappe le lecteur dans l'important corpus de la correspondance commynienne, c'est la continuité des relations de Commynes avec l'Italie (90% de cette correspondance est avec la péninsule). Cette correspondance s'étale sur près de trente ans. L'imprégnation italienne de Commynes se fait en effet sur le long terme. Qu'il n'ait pas toujours réussi dans ses missions parce que les diplomates italiens le dépassaient en cette « science », ou que l'intérêt personnel ait guidé le déroulement de ces « pratiques », comme l'a bien vu Dufournet, J. ﹛La vie de Philippe de Commynes, Paris, Sedes, 1969, pp. 79104, 190 ssGoogle Scholar) — ainsi s'expliquerait le dévouement sans faille qu'il porte à la cause de Florence avec laquelle il était en relation d'affaire —, ne change rien à la signification profonde des contacts de Commynes et de l'Italie.

88. Sur le tropisme italien de Louis XI, voir Delaborde, F., L'expédition de Charles VIIIe Italie, Paris, 1888, p. 74 Google Scholar ss, Cerioni, L., « La politica italiana di Luigi XI e la missione de Filippo de Commines (giugno-settembre 1478) », Archivio storico lombardo, 1950, série 8, vol. II, pp. 58 156.Google Scholar Il faut ajouter l'existence de tout un milieu d'exilés italiens à la Cour (que décrit Thomas Basin) qui ne faisaient qu'ajouter à cette tendance.

89. B. Mandrot, op. cit., p. xxxiv.

90. Louis s'est formé à l'école italienne, alors qu'il était en Dauphiné. Depuis 1454 les rapports étroits mais faits de manipulations et de subites volte-face qu'il entretint avec Francesco Sforza l'ont habitué aux « subtilitéz et expediens » de la diplomatie italienne. Voir G . Peyronnet, « La politica italiana di Luigi Delfino di Francia (1444-1461)», Rivista storica italiana, 1952, fasc. I, pp. 19-44.

91. F. Delaborde, op. cit., p. 74.

92. Buser, B., Die Beziehungen der Mediceer zu Frankreich, 1433-1494, in ihrem Zusammenhang mit den allgemeinen Verhàltnissen Italiens, Leipzig, 1879, p . 419 Google Scholar, cité par F. Delaborde, op. cit., p. 74.

93. Le roi est pénétré des conseils du duc (imbutus instructusque conciliis), Basin, Thomas, Histoire de Louis XI, Samaran, C. éd., Paris, Les Belles Lettres, 1963, vol. I, p. 204.Google Scholar Voir aussi la lettre de l'ambassadeur milanais en Savoie, Marco Corio, rapportant les propos de Yolande de Savoie selon lesquels son frère Louis XI ne fait pas un pas sans l'avis de Sforza (non mova ipiedi senza consciglio di vostra Excellentia), cité par V. Ilardi, « France and Milan : the uneasy alliance, 1452-1466 », traduction de « Gli Sforza a Milano e in Lombardia e i loro rapporti con gli stati italiani ed europei (1450-1530)», Milan, Cisalpino-Goliardica, 1982, p. 443, n. 86 (reprint dans Studies in Italian Renaissance diplomatie history, Londres, Variorum reprints, 1986).

94. Les convergences entre Francesco Sforza et le roi sont d'abord politiques. Elles sont le résultat d'un jeu diplomatique long et difficile où entrent souvent beaucoup de manipulations et au terme duquel se fait l'accord des deux hommes (voir V. Ilardi, art. cit., passim). Mais il est vrai que cet accord a été rendu possible par les liens personnels qui se sont tissés entre eux. L'entente cachait une considération mutuelle fondée sur quelque chose de plus profond que la réalisation des ambitions politiques. Laissons peut-être de côté les manifestations publiques de sympathie du roi à l'égard de celui qu'il appelait mio barba (terme affectif sans réfèrent familial/ mio fratello, mio singulare amico ; à l'évocation du nom du duc le roi ôtait son chapeau (el capello) ! B. Mandrot, op. cit., t. Il, p. xxxix, doutait de la sincérité de ces manifestations. On peut en discuter et admettre au contraire que l'émotion est réelle et que ces liens personnels ont été déterminants dans certaines décisions rapides du roi (c'est ce que pense V. Ilardi, art. cit., pp. 441-442, idée reprise et développée dans l'introduction à l'édition monumentale de la correspondance des ambassadeurs milanais : Dispatches with related documents of milanese ambassadors in France and Burgundy (1450-1483), vol. 3, Dispatches with related documents ofmilanese ambassadors in France: 1466 (11 March-29 June), V. Ilardi éd., trad. F. J. Fata, Illinois UP, 1981, p. XXVI. Plus convaincants sont les témoignages de reconnaissance du roi à l'égard du duc pour l'aide qu'il lui a apportée et pour les conseils qu'il lui a prodigués dans les moments difficiles. La correspondance des ambassadeurs milanais fait état de cette reconnaissance non feinte. Commynes luimême s'en fait l'écho (Mémoires, 1,57). Il y a surtout l'admiration de Louis XI pour les méthodes et pour le génie politique du duc dont le roi se félicite d'avoir été le disciple (de essere stato a la vostra scola). Cela va jusqu'à l'expression d'un certain mimétisme relevé par les ambassadeurs milanais interrogés par le roi pendant plusieurs heures sur les habitudes (governo, stilo e modo) du duc. Voir B. Mandrot, op. cit., IV, pp. 160, 218. Au-delà de l'échange des services à l'intérieur duquel la diplomatie cantonne les relations entre hommes politiques, il y a entre le roi et le duc une communauté d'esprit dont il faut rechercher le fondement dans des dispositions psychologiques voisines. Alberico Malleta, dans une lettre adressée au duc du 12 octobre 1464 (B. Mandrot, op. cit., t. II, p. 306), rapporte ce mot de Louis XI : « à l'égard des Anglais […] le roi (Louis XI) agirait […] comme le duc de Milan qui ne se montrait jamais si vaillant que lorsqu'il avait de l'eau jusqu'au cou (et quanto havevati Vaqua per fina a la barba, alora demonstravati el vostro grandissimo vigore). Or c'est la même disposition que Commynes définit comme un trait essentiel du roi : «Et entre tous ceulx que j ‘ ay jamais congneu, le plus saige pour soy tirer d'un mauvais pas en temps d'adversité, c'estoit le roy Loys unziesme» (Mémoires, 1, 67). La convergence est étonnante.

95. Dans une lettre à Francesco Sforza du 28 janvier 1463, Flavio Biondo souligne le désir de Louis XI de le voir terminer les Décades. Voir Nogara, B., Scritti inediti e rari di Biondo Flavio, studi e testi, 48, Rome, 1927, p. 212.Google Scholar Le texte de cette lettre est analysé par De Kisch, Y., « Flavio Biondo da Forli : archéologie de Rome au XVe siècle », dans Influence de la Grèce et de Rome sur l'Occident moderne, Actes du colloque des 14, 15, 19 décembre 1975, Paris, Les Belles Lettres, 1977, pp. 117122 Google Scholar : « Compte tenu de l'intérêt actif que portait Louis XI à la politique italienne et des relations privilégiées qu'il entretenait avec Francesco Sforza depuis le traité de Genappe, un tel désir n'a rien d'invraisemblable » (ibid., p. 119, n. 2). Nous remercions Y. de Kisch de nous avoir signalé l'existence de ce texte important pour la connaissance de l'imprégnation italienne de Louis XI.

96. Mattingly, G., Renaissance diplomacy, Londres, 1955, p. 28 Google Scholar ss. G. Mattingly a montré comment la diplomatie moderne naît en Italie pour des raisons géopolitiques (les petites cités-États maintiennent un équilibre fragile en se surveillant mutuellement, « et chascun a l'oeil que son compagnon ne s'accroisse », Mémoires, 2, 208) et culturelles (émancipation d'une classe de marchands cultivés ayant l'expérience du forum). Dans ce développement Francisco Sforza a joué un rôle prééminent en créant les ambassadeurs résidents permanents.

97. A. Degert, « Louis XI et ses ambassadeurs », Revue historique, 154 (1927), pp. 1-19. A plusieurs reprises Louis XI manifeste des réticences vis-à-vis des ambassadeurs résidents permanents en invoquant les habitudes politiques françaises en matière de diplomatie (la consuetudine da Franza). Mais les raisons du roi pour refuser de s'engager à fond dans une pratique diplomatique nouvelle sont plus complexes, comme l'a bien montré V. Ilardi (op. cit., pp. XVI-XVII). Les ambassadeurs milanais transmettaient des informations fausses sur les intentions que le roi s'efforçait de masquer à ses interlocuteurs : « Ail this led to unfounded spéculations on the part of ambassadors, who with their excellent courier service, immediately reported to Milan every twist and turn of policy in the making without adéquate digestion and understanding. As a resuit, the King came to regard the résidents at best as untruthful reporters and at worst as spies » (ibid., p. XIII). Louis XI aura du mal à se faire à l'existence d'ambassadeurs résidents permanents, alors même qu'il sollicite les conseils de Sforza et qu'il est convaincu de l'«utilité" de ses méthodes, de ses « habilitez et expedienz » (« Thus he vacillated between happy réception and angry dismissal of the résidents », ibid., p. xxx) : la présence d'ambassadeurs résidents permanents permet de se tenir au courant de ce qui se passe sur le théâtre européen. Or tel était le souci du roi. Comme on le voit, ce transfert de savoir et d'expérience entre des hommes qu'une communauté de vue et d'esprit rapprochait fut donc plus complexe qu'il n'y paraît.

98. Dès 1476 Commynes joue dans la politique italienne de Louis XI un rôle prééminent. Au retour de sa mission en Italie (juin-septembre 1478), il devient auprès du roi, et jusqu'à la mort de ce dernier en 1483, un intermédiaire obligé dans le jeu serré des « pratiques » diplomatiques qui se nouent entre la France et la péninsule. Sous les règnes de Charles VIII et de Louis XII, avec des hauts et des bas, liés à sa position à la Cour, Commynes intervient toujours dans les affaires italiennes. Voir L. Cerioni, art. cit., pp. 147-154.

99. Kervyn DE Lettenhove, op. cit., II, p. 78.

100. Ibid., Il, p. 89.

101. Ibid., Il, p. 91.

102. Ibid., II, p. 222.

103. « Abbiamo in Commynes, in altri termini, il tipico esempio di come reagisse il “ politico ” francese, privo di esigenze culturali ed esclusivamente rivolto a considerazioni pratiche e concrète, dinanzi al Rinascimento italiano già cosi luminosamente avviato : una reazione tutta negativa, di sordità e di indifferenza», L. Sozzi, art. cit., p. 234.

104. Benoist, E., Les lettres de Commynes aux archives de Florence, Lyon, 1863, pp. 2123.Google Scholar

105. Voir les remarques de Dufournet, J., La vie de Philippe de Commynes, Paris, Sedes, 1969, p. 184 Google Scholar : « Le fait qu'il (Commynes) s'adresse au Magnifique avec tant de confiance, voire de familiarité […] indique qu'une amitié certaine liait les deux hommes».

106. Mémoires, 2, 269 ss.

107. Ibid., 3, 40-44.

108. Ibid., 3, 63.

109. Ibid., 2, 41.

110. Les ambassadeurs italiens soulignent à plusieurs reprises le mimétisme des comportements du maître et du sujet, illustrant une phase de la « continuelle résidence » de Commynes et du roi : dans une lettre du jeune duc de Milan adressée au roi, Commynes est désigné comme son « véritable élève et le meilleur ministre de sa volonté » (Ipse dominus Argentonae adeo animum Majestatis Vestrae erga nos declaravit, ut ejus verus alumnus ac voluntatis suae optimus minister in toto orbe merito possit appellari), cité et traduit dans Kervyn DE Lettenhove, op. cit., I, p. 197.

111. Ibid., 2,340.

112. Ibid., 2,4.

113. Ibid., 1,54.

114. Ibid., 2,315.

115. Ibid., 2,317.

116. Ibid.

117. Ibid., 2,321.

118. Ibid., 2, 324.

119. Ibid., 2, 86. Voir 2, 87, 228, 235.

120. «Heram» vocabat fortunam, quam causam melius et rectius nos «divinam providentiam » appellamus (Dante, Monarchia, II, IX, cité par Ch. BEC, op. cit., p. 312 qui donne d'autres références de marchands écrivains).

121. Mémoires, 3,82.

122. Ibid., 2, 262. Voir 1, 130; 2, 211 ; 2, 213.

123. Leonardi Bruni Aretini Epistolarum libri VIII, Laurentio Mehus éd., Florence, 1741, p. 133. Voir aussi Pétrarque, Epistolae de rébus familiaribus, Fracassetti éd., 1859, Florence, t. I (Lib. VII, ep. XV), p. 397.

124. « En un mot, Commynes est tellement moderne par les idées et par les vues, qu'on pourrait assigner en le lisant (ce qui est bien rare pour les auteurs d'une autre époque) la place qu'il aurait tenue à coup sûr dans notre ordre social actuel, et sous les divers régimes que nous avons traversés depuis 89 », Sainte Beuve, Causeries du lundi (lundi 7 janvier 1850), Paris, 1857, p. 255.

125. Mémoires, 2, 222.

126. J. Blanchard, « L'entrée du poète dans le champ politique au XVe siècle », Annales ESC, 1986, n° 1, pp. 43-61.

127. Mémoires, 1, 190.

128. Ibid., 1,2.

129. Par exemple, dans la Chronique de Philippe de Vigneulles, le rappel liminaire du nom du maître-échevin nouvellement élu chaque année sert d'introduction au récit des événements. Mais il y a d'autres repérages en fonction desquels organiser la matière historique dans les chroniques françaises et italiennes.

130. Ibid., 1,51-54.

131. Ibid., 1, 55. On trouve des variantes de ces reprises. Voir 1, 70: «Or j'ay long temps tenu ce propoz, mais il est tel que je n'en sors pas bien quant je le vueil ». Pour une analyse de la digression, on trouvera quelques remarques dans J. Demeers, Commynes mémorialiste, Montréal, 1975, passim.

132. « Car nostre vie est si briefve qu'elle ne suffit à avoir de tant de choses expérience. Joinct aussi que nous sommes diminuez d'aage», ibid., 1, 129.

133. « Et est grant advantaige aux princes d'avoir veu des hystoires en leur jeunesse », ibid., 1, 128 […] « Encore ne me puis-je tenir de blasmer les seigneurs ignorans […] S'ilz avoient esté bien nourriz en la jeunesse, leurs raisons seroient autres », ibid., 1, 129-130.

134. Ibid., 1, 130.

135. « Si ay-je eu autant de congnoissance de grans princes et autant de communication avecques eulx que nul homme qui ait régné en France de mon temps… par quoy on peult assez avoir d'informations de leur nature et condicion », ibid., 1, 2.

136. Un autre exemple illustre ces discontinuités : « Le vin estoit gellé dans les pippes et failloit rompre le glasson… et en faire des pièces, que les gens mectoient en ung chapeau ou en ung panier, ainsi qu'ils vouloient. J'en diroye assez d'estranges choses longues à escrire. Mais la fain nous feït fouyr… », Mémoires, 1, 168. On voit que mais n'a pas de sens adversatif. Mais = « bref» : mais n'est pas une articulation logique. La particule relance la considération. Tout se passe comme si une foule d'impressions coexistaient dans la même phrase. Le mémorialiste écrit « ce dont promptement [il lui] souvient», ibid., 1,2. Ce qui est une contradiction pour nous ne l'est pas pour le mémorialiste qui envisage les choses sous différentes faces et introduit dans la même phrase des changements de définition. D'où un entrechoc des mots et des idées.

137. On peut imaginer que ces ruptures se sont développées également avec le temps. Le mémorialiste interrompt son récit et le reprend plus tard : la lecture de ce dernier sollicite son imagination et entraîne une addition, parfois même un ressassement ou un cours de pensée neuf qui s'ajoute au premier texte. Bref, le texte des mémoires est en attente de matériaux nouveaux et son élaboration, loin d'être charpentée, comme dans les chroniques, est en constante transformation. Cet ensemble inachevé que le mémorialiste complète par des réflexions nouvelles se métamorphose et emporte davantage de l'être qui écrit. Le mémorialiste s'emploie, s'engage davantage. On peut supposer ce travail chez Commynes sans pouvoir le démontrer puisque la tradition manuscrite est obscure. Et pourtant dans ce que le mémorialiste appelle des « incidents » (les digressions), n'y a-til pas cette dimension imprévisible et aléatoire d'un récit que ne clôturent pas les « hautes écritures » ? De ce point de vue la genèse des mémoires doit être rapprochée d'autres pratiques du « privé » (livres de raison, journaux) qui ne se soumettent pas à un ordre ou à un travail de finition.

138. Ces apprêts sont à l'époque du mémorialiste les «escritures et raisons apparentes» auxquelles ont recours les «indiciaires, chroniqueurs et historiographes» pour louer le prince, pour « notifier à la gent populaire, les vrayes, et non flateuses louenges et mérites de leurs princes, et les bonnes et justes quereles d'iceux», De Belges, Jean Lemaire, Oeuvres, Louvain, , Stecher, A. J. éd., 1882-1885, reprint Slatkine, Genève, 1969, II, p. 232.Google Scholar Or, comme on sait, le mémorialiste récuse l'engagement idéologique et le déploiement des moyens rhétoriques (« Les cronicqueurs n'escrivent communément que les choses qui sont à la louenge de ceulx de qui ilz parlent […] Et je me délibère de ne parler de chose qui ne soit vraye […] sans avoir regard aux louanges…», Mémoires, 2, 172).

139. « Et la où je fauldroye, trouverez monsr du Bochage et autres qui mieux vous en seront parler et le coucher en meilleur langage que moy », Mémoires, 1,3.

140. De Certeau, M., L'invention du quotidien, Paris, UGE, 1980.Google Scholar

141. Mémoires, 1, 135.

142. Quelle différence d'inspiration et de ton entre les Mémoires de Commynes et le traité d'un autre spécialiste de la diplomatie de quelques dizaines d'années antérieur au mémorialiste, le toulousain Bernard du Rosier qui composa un manuel de diplomatie en 1436 à la cour du roi de Castille (Ambaxiator brevilogus prosaico moralique dogmate pro felice et prospero ducato circa ambaxiatas insistencium excerptus) ! Les dispositions théoriques énumérées selon un ordre de classement traditionnel cadrent mal, comme l'a signalé G. Mattingly, op. cit., p. 28 ss, avec les changements et les pratiques nouvelles introduites dans la péninsule.

143. « Et luy est occupé en songneuse labeur et estude, et en ce secret de sa chambre il amasse et rassemble plusieurs rapportz, opinions, advis et ramentevances à luy rapportées, dictes et envoyées de toutes pars et dont de tout, et de toutes parties, il fait si notablement le prouffict de sa matière… », Olivier DE LA Marche, op. cit., I, p. 184.

144. Tusai, Lionardo, che io non so lettere: io mi sono in vita ingegnato conoscere le cosepiù colla pruova mia che col dire d'altrui, et quello che io intendo più tosto lo compresi da la verità che dall'argomentare d'altrui, Alberti, L. B., Iprimi tre libri délia famiglia, Pellegrini, F. C. et Spongano, R. éds, Florence, Sansoni, 1946, p. 247.Google Scholar L. B. Alberti exprime son refus d'écrire en se référant aux autorités. Le «non lettré" entretient ainsi une polémique avec les formes d'expression historiographique qui ont cours de son temps. Comment ne pas penser à Commynes dans ce contexte («à parler naturellement comme homme qui n'a aucune littérature fors seulement quelque peu d'expérience ») ? Que cette crise de l'humanisme ait pris forme chez des hommes d'action engagés profondément dans la vie politique est compréhensible. Ce sont en effet les diplomates qui sont le mieux à même de saisir les changements ou les constantes de la vie politique. Chez les Italiens le phénomène est plus sensible que chez les Français. L'idée leur vient qu'on ne peut pas penser le politique à partir des textes mais en fonction d'une expérience politique. Les « autorités » n'apportent plus les réponses à des situations extraordinaires. Là est la crise de l'humanisme. Des gens (qui pour certains ne sont pas des professionnels de l'écriture) prennent conscience de l'impossibilité de sortir d'une situation courtisane de dépendance économique et politique qui est celle de l'écrivain stipendié et officiel. Cette prise de conscience les pous.se à créer des formes d'écriture nouvelles et susceptibles de rendre compte de l'histoire du temps présent. Ils proposent un modèle d'action qui, loin de creuser le fossé qui sépare l'histoire de la vie, explique l'un par l'autre et voit dans l'histoire la continuation de l'action politique et inversement. Cette crise de la rationalité est longuement préparée en Italie avant de se matérialiser après 1494 dans les écrits de Guichardin et de Machiavel. La « nouvelle histoire » dont les Mémoires de Commynes dessinent le projet (les marques de la dissidence commynienne sont nombreuses) s'inscrit, à notre avis, dans ce climat de réformation culturelle et idéologique. Ce seraient, sur le versant français, les symptômes d'une crise de l'historiographie contemporaine. Les interférences nombreuses entre France et Italie à la fin du XVe siècle et, comme nous l'avons montré, l'imprégnation italienne du mémorialiste, pourraient expliquer l'avènement de cette crise en France et l'éclosion du projet mémorialiste de Commynes. C'est sur ce fonds de crise culturelle et intellectuelle que se fait la genèse des mémoires, ce qui, nous semble-t-il, est une des composantes du pragmatisme de Commynes, un des éléments qui doit entrer dans son analyse.

145. Santoro, M., Fortuna, ragione e prudenza nella civiltà letteraria del Cinquecento, Naples, 1966, passim. Google Scholar

146. Zink, M., La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985 Google Scholar, passim ; id., « Les chroniques médiévales et le modèle romanesque », Mesure, 1, 1989, pp. 33-45.

147. Les ambassadeurs italiens en France soulignent eux aussi la «continuelle résidence» qu'ils ont avec le roi. Depuis l'installation d'ambassadeurs résidents permanents par Sforza, les ambassadeurs côtoient le roi plus fréquemment, le suivent dans ses déplacements, appartiennent eux aussi à cette pratique du privé, dans ce lieu où le roi n'est contraint à aucun devoir, à aucune attitude convenue. Le roi témoigne à leur égard de cette familiarité (domesticheza) que le mémorialiste relève dans ses rapports avec le roi et qu'il définit comme une qualité essentielle de ses « expériences ». Cette pratique des ambassadeurs est peuplée d'apartés du roi: Illmo Sigr mio, retrovandoe heri nella caméra de questo Sigr Re de Franza dove erano molti signori et de principali, la M'a soa me prese per la mano et me meno da parte…, B. Mandrot, op. cit., t. III, p. 142. Cette pratique est continue continue sono in questa corte tucto el giorno, et spesso mefacio vedere da la Ma del re per intendere corne passano queste cose de hora in hora, ibid., p. 219, et permet aux ambassadeurs de rapporter des détails des plus curieux sur le roi (voir en particulier le témoignage de Giovanni Pietro Panigarola sur les gestes — larmes, actes de dévotion du roi : molto sbayta et afflicta ne l'animo suo — au plus fort de la crise du Bien Public, ibid., p. 217).

148. Genêt, J.-Ph., «Les idées sociales de Sir John Fortescue», dans Mélanges offerts à Edouard Perroy, Paris, Publications de la Sorbonne, 1973, pp. 446461.Google Scholar

149. Guichardin, , Avertissements politiques (1512-1530), traduits de l'italien et présentés par Fournel, J.-L. et Zancarini, J.-C., Paris, Les Éditions du Cerf, 1988, pp. 928.Google Scholar Il est intéressant de souligner que Fortescue et Guichardin sont, comme Commynes, des voyageurs, des diplomates et des exilés. Sir John Fortescue compose le De laudibus legum Angliae en France.

150. Mémoires, 1,250.

151. La diplomatie est à la fois quelque chose de secret dans le déroulement des actes mais aussi de particulièrement susceptible d'être analysé, démonté. C'est l'image d'un « faire», d'une pratique non organisée par une théorie, par un système. C'est en effet une démarche quasiment naturelle de revenir sur des enchaînements d'histoire politique, surtout quand on y jouait un rôle, pour essayer d'en comprendre les mécanismes. Or Commynes est placé à un endroit où il peut démonter les mécanismes (la « continuelle résidence » et le type de responsabilité qu'il a eue sont les deux éléments d'une expérience qu'il raconte dans les Mémoires). Le projet littéraire de Commynes répond à cette question : comment raconter dans son présent la pratique quotidienne du roi ? Comment raconter ce qui est indémontrable, parce que le récit des faits et gestes du roi, de sa « pratique » politique et diplomatique, n'entre pas dans les cadres préétablis d'un système de pensée et d'expression ? Du pragmatisme politique au pragmatisme littéraire il y a un lien profond qu'exprime la dissidence commynienne («je ne suis pas l'ordre des historiens »). Le mémorialiste, créateur de formes, fuit les grands principes, et sa démarche informelle est très judicieuse, car elle lui permet de transcrire de manière intelligente quelque chose qui ne se serait pas prêté à un autre rendu : par exemple traiter le règne de Louis XI en grandes masses obéissant à des catégories qui sont soit celle de l'histoire courtisane (la visée encomiastique des Grands Rhétoriqueurs) soit celle de l'histoire morale (un relevé des vertus morales) ou technique (l'action militaire du roi, ses batailles, la cérémonialisation de la vie royale, joutes, tournois, etc.). La preuve encore aujourd'hui de ce choix judicieux, c'est que le livre qui a le plus grand succès sur Louis XI est, en dehors de Commynes, un livre très pragmatique, une biographie, qui ne se veut pas un livre à thèse et à thèmes, le livre de P. M. Kendall.

152. Herlihy, D. et Klapisch-Zuber, Ch., Les Toscans et leurs familles. Une étude du castato florentin de 1427, Paris, Éd. de l'EHESS, 1978, p. 548 ss.Google Scholar

153. Morelli, Giovanni Di Pagolo, Ricordi, Branca, V. éd., Florence, Le Monnier, 1956, p. 1.Google Scholar

154. Il conviendrait de renouveler les bases de la recherche sur cette question importante de l'historiographie française en partant des manuscrits autographes. Un exemple intéressant, entre autres, est celui des mémoires de Jacques du Clercq. Dans le manuscrit autographe BM Arras n° 578, aux ff. 605 ss il résume (sur deux feuillets) dans le cours de sa narration l'histoire de ses parents, généalogie qui fait suite au long récit de la mort de son père. L'insertion de ces mentions autobiographiques ne va pas sans poser de problème à leur auteur qui s'en excuse auprès du lecteur : « Se j'ay mis cette généalogie, il me soit pardonné. Je l'ay fait pour ce que je veulx bien que l'on saiche de quel gent moy, acteur de ce livre, suis extraict et descendu ; en me samblant, puisque je mettoye les choses dont je avoye mémoire par escript, je debvoy mettre par escript dont je descendoy affin que, s'aucun de mon sang eut chy apris ce présent livre, puist scavoir dont je descend ». En introduisant dans le grand monde le cercle familial, le mémorialiste a conscience de rompre avec des habitudes historiographiques.