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Déglobaliser l’histoire globale de l’Europe

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2022

Stephen W. Sawyer*
Affiliation:
The American University of Parisssawyer@aup.edu

Déglobaliser l’histoire globale de l’europe

Cet article soutient que les récentes histoires globales de l’Europe ne représentent qu’un mode très spécifique de conscience globale dans l’historiographie et les sciences sociales européennes. S’il ne fait aucun doute que notre compréhension du passé européen serait plus que desservie par un isolationnisme malvenu ou le simple rejet des considérables gains scientifiques de l’histoire globale, les récents changements dans les structures, les technologies et les modes de la mondialisation héritée de l’après-guerre froide nous poussent à reconsidérer la manière dont cette interconnexion globale s’est effectivement réalisée à d’autres époques et en particulier au xixe siècle. L’histoire européenne après notre plus récent « tournant global » doit tenir compte des modes antérieurs de conscience globale et examiner comment la mondialisation elle-même s’est en retour vue façonnée par cette connaissance. En effet, la compréhension passée de l’interconnexion mondiale n’a pas nécessairement favorisé l’ouverture des frontières, une interdépendance ou une fluidité culturelle croissantes. Ainsi, en réponse aux forces mondiales perçues, des modes d’organisation sociale de désintégration et de réduction d’échelle émergèrent et se consolidèrent. On a également pu assister à des tentatives de canalisation des bénéfices de ces processus mondiaux à la suite de la prise de conscience de leurs retombées potentiellement enrichissantes et déstabilisantes. Ces efforts de contrôle de la mondialisation ne l’ont pas empêchée, mais lui ont donné une forme spécifique à des moments particuliers. À titre d’exemple, l’article soutient que le demi-siècle qui a suivi la Révolution française a été le témoin de ce que l’on pourrait appeler une globalisation déglobalisante, soit un moment où l’intégration mondiale, que beaucoup considéraient comme responsable du bouleversement de la Révolution, ne s’est certainement pas arrêtée, mais s’est vue réorientée au service d’une nation souveraine par la naissance de nouveaux modes d’écriture des sciences sociales et de l’histoire.

Deglobalizing the global history of europe

Deglobalizing the Global History of Europe

This article argues that recent global histories of Europe represent just one quite specific mode of global awareness in a long history of European global historical and social scientific consciousness. There is no doubt that our understanding of the European past would be more than ill-served by misplaced isolationism or the simple rejection of the massive scientific gains made by global history. Yet recent shifts in the structures, technologies, and modes of the globalization inherited from the post-Cold War world push us to reconsider how that global interconnectedness was achieved. European history after our most recent “global turn” must take into account previous modes of global consciousness and examine how globalization itself has been shaped by this knowledge. Indeed, past understanding of global interconnectedness did not necessarily lead to more open borders, increased interdependency, or growing cultural fluidity. Dis-integrating downscaling modes of social organization were invented and reinvigorated in response to perceived global forces. There were also conscious attempts to channel the fruits and accumulations of global processes based on an awareness of their potentially enriching and destabilizing impact. These efforts to take control of globalization did not stop it, but they did give it a specific shape in particular moments. As a case in point, the article argues that the half-century following the French Revolution witnessed what might be called a deglobalizing globalization: a moment when the global integration that many considered responsible for the upheaval of the Revolution certainly did not stop, but was redirected in the service of a sovereign nation through the birth of new modes of social science and history writing.

Type
L’histoire européenne après le tournant global
Copyright
© Éditions de l’EHESS

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Footnotes

Traduction de Laurent Perez

References

1 Paul B. Cheney, « The French Revolution’s Global Turn and Capitalism’s Spatial Fixes », Journal of Social History, 52-3, 2019, p. 575-583.

2 Stefanie Gänger et Jürgen Osterhammel, « Denkpause für Globalgeschichte », Merkur, 855, 2020, p. 79-86.

3 Voir, dans le présent numéro, l’introduction de David Motadel, « Globaliser l’Europe », Annales HSS, 76-4, 2021, p. 645-667.

4 Ainsi, « l’absence d’une labellisation, jusqu’à une période récente, ‘histoire globale’, ne signifie nullement que la question n’ait pas été abordée ». Cité : Guillaume Carnino et Jérôme Lamy, entretien avec Liliane Hilaire-Pérez, « ‘L’histoire des techniques a longtemps été la discipline la plus simplificatrice’ », Zilsel, 5-1, 2019, p. 229-267, ici p. 259.

5 Rafael Dobado-González, Alfredo García-Hiernaux et David E. Guerrero, « The Integration of Grain Markets in the Eighteenth Century: Early Rise of Globalization in the West », Journal of Economic History, 72-3, 2012, p. 671-707.

6 Voir par exemple les nombreuses communications présentées dans la cadre du quatorzième congrès international d’étude sur le xviiie siècle, « L’ouverture des marchés et du commerce au dix-huitième siècle », Société internationale d’étude du dix-huitième siècle, université Érasme, Rotterdam, 26-31 juillet 2015.

7 Roger Deacon, « Despotic Enlightenment: Rethinking Globalization after Foucault », in P. Hayden et C. el-Ojeili (dir.), Confronting Globalization: Humanity, Justice, and the Renewal of Politics, Londres, Macmillan, 2005, p. 34-49.

8 Richard Whatmore, « The End of Enlightenment and the First Globalisation », E-International Relations, 16 juill. 2020, https://www.e-ir.info/2020/07/16/the-end-of-enlightenment-and-the-first-globalisation/.

9 Gilles Havard, « Le rire des jésuites. Une archéologie du mimétisme dans la rencontre franco-amérindienne (xviie-xviiie siècle) », Annales HSS, 62-3, 2007, p. 539-573.

10 Soit le « global underground » évoqué dans le sous-titre originel de Michael Kwass, Louis Mandrin. La mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières, trad. par D. Taffin-Jouhaud, Paris, Vendémiaire, [2014] 2016.

11 Paul B. Cheney, Revolutionary Commerce: Globalization and the French Monarchy, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

12 Jan De Vries, « The Limits of Globalization in the Early Modern World », Economic History Review, 63-3, 2010, p. 710-733.

13 Istvan Hont, Jealousy of Trade: International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 2005.

14 Suzanne Desan, Lynn Hunt et William Max Nelson, « Introduction » in S. Desan, L. Hunt et W. M. Nelson (dir.), The French Revolution in Global Perspective, Ithaca, Cornell University Press, 2013, ici p. 4.

15 David A. Bell, « Questioning the Global Turn: The Case of the French Revolution », French Historical Studies, 37-1, 2014, p. 1-24 ; Jeremy Adelman, « What Is Global History Now? », Aeon, 2 mars 2017, https://aeon.co/essays/is-global-history-still-possible-or-has-it-had-its-moment.

16 R. R. Palmer, The Age of Democratic Revolution: A Political History of Europe and America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 2 vol., [1959-1964] 2014 ; Jacques Godechot, Les révolutions (1770-1799), Paris, PUF, [1963] 1986.

17 Bailey Stone, Reinterpreting the French Revolution: A Global-Historical Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; Matthias Middell, « The French Revolution in the Global World of the Eighteenth Century », in A. Forrest et M. Middell (dir.), The Routledge Companion to the French Revolution in World History, Londres, Routledge, 2016, p. 23-38.

18 S. Gänger et J. Osterhammel, « Denkpause für Globalgeschichte », art. cit. ; Annie Jourdan, « Napoleon and Europe: The Legacy of the French Revolution », in A. Forrest et M. Middell (dir.), The Routledge Companion…, op. cit., p. 207-224 ; Alexander Mikaberidze, Les guerres napoléoniennes. Une histoire globale, trad. par T. Piélat, Paris, Flammarion, 2020.

19 Voir par exemple Emma Rothschild, An Infinite History: The Story of a Family in France over Three Centuries, Princeton, Princeton University Press, 2021 ou Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du Monde au xix e siècle, Paris, Fayard, 2017, qui considèrent le xixe siècle comme autant de « plages de temps auxquelles nous reconnaissons une certaine cohérence interne » (ibid., p. 9).

20 Kevin H. O’Rourke, « Europe and the Causes of Globalization, 1790 to 2000 », in H. Kierzkowski (dir.), Europe and Globalization, New York, Macmillan, 2002, p. 64-86, ici p. 65 : « Contrairement à la croyance populaire, l’épisode d’intégration économique internationale le plus impressionnant à ce jour n’est pas la seconde moitié du xxe siècle, mais les années qui vont de 1870 à la Grande Guerre ». Voir aussi Michael Geyer et Charles Bright, « Global Violence and Nationalizing Wars in Eurasia and America: The Geopolitics of War in the Mid-Nineteenth Century », Comparative Studies in Society and History, 38-4, 1996, p. 619-657, ici p. 638-648.

21 Speranta Dumitru (dir.), n° spécial « Les sciences sociales sont-elles nationalistes ? », Raisons politiques, 54-2, 2014.

22 Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism, the Social Sciences, and the Study of Migration: An Essay in Historical Epistemology », International Migration Review, 37-3, 2003, p. 576-610.

23 Friedrich List, Système national d’économie politique, trad. par H. Richelot, Paris, Capelle, [1841] 1851, p. 2.

24 David Todd, L’identité économique de la France, libre-échange et protectionnisme, 1814-1851, Paris, Grasset, 2008 ; Stephen W. Sawyer, Adolphe Thiers. La contingence et le pouvoir, Paris, Armand Colin, 2018.

25 Adolphe Thiers, « Discours sur la loi des douanes prononcé le 15 avril 1836 », in A. Calmon (dir.), Discours parlementaires de M. Thiers, première partie (1830-1836), t. 3, Paris, Calmann Lévy, 1879, p. 269-293, ici p. 273.

26 Id., Discours de M. Thiers sur le régime commercial en France, prononcés à l’Assemblée nationale les 27 et 28 juin 1851, Paris, Paulin, Lheureux & Cie, 1851, p. 23.

27 Voir par exemple la recension de Martin Gierl, « L’historicisation globale du monde des Lumières. De la médiatisation de l’historiographie au xviiie siècle à sa numérisation aujourd’hui », Dix-huitième siècle, 46-1, 2014, p. 203-218, ici p. 207 : à propos de la récente étude de J. G. A. Pocock sur l’Histoire du déclin de la chute de l’Empire romain (1776-1788) d’Edward Gibbon, M. Gierl observe que « Pocock déploie avec la Rome de Gibbon comme métaphore culturelle et de pouvoir l’espace politique et idéologique de la compréhension globale de l’histoire et de la culture de l’époque. L’historicisation de la conscience via l’inscription de l’historicité locale dans l’histoire globale du monde et de la culture que réalise le xviiie siècle est perceptible chez Gibbon et sa réception des univers antérieurs aux Lumières et extra-européens, et elle peut être documentée grâce à des études locales, des études partielles et des analyses de médias ».

28 Jules Michelet, « Préface de 1869 », Histoire de France, livre I, Sainte-Marguerite-sur-Mer, Éd. des Équateurs, [1869] 2013, p. 7.

29 Id., Introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, 1831, p. 1.

30 Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, trad. par M. Berger et C. Gautier, Paris, PUF, [1767] 1992 ; Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1755. Voir aussi le projet de recherche européen ENGLOBE, « Enlightenment and Global History » (université de Potsdam, 2009-2013), qui affirme que les Lumières « furent le premier moment de l’histoire où les questions et les problèmes liés aux processus de mondialisation entrèrent en débat » : https://cordis.europa.eu/project/id/238285.

31 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, vol. 4, Paris, Bachelier, 1839, p. 72.

32 Honoré de Balzac, « Avant-propos de la Comédie humaine », in La comédie humaine, t. 1, Paris, Gallimard, p. 7-20, ici p. 9, [1842] 1976.

33 Thierry Lentz, « Napoléon est le précurseur de la construction européenne », in Napoléon, Paris, Le Cavalier Bleu, 2001, p. 23-27.

34 Sur le processus d’étatisation de la société, voir en particulier Emmanuel Fureix et François Jarrige, La modernité désenchantée. Relire l’histoire du xix e siècle français, Paris, La Découverte, 2017.

35 Voir les textes réunis dans Alexis de Tocqueville, Tocqueville’s Writings on Slavery and Empire, éd. et trad. par J. Pitts, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001.

36 Cette phrase est étrangement absente des notes de la version Pléiade de l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, [1840] 1992, n. 1139, p. 1129. Dans la version anglaise tirée du manuscrit conservé à Yale University, il est noté : « To find out why? That it is there […] democracy that fills the world. It is the only door open in the future to the re-formation of an aristocratic society. Democracy pushes toward commerce […] » (n. 1025 et 1026). Dans la Pléiade, on lit en note 1139, page 1128, « Chercher pourquoi. », puis la note reprend sur la page 1129 « La démocratie pousse au commerce […] ». Voir aussi Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, éd. par E. Nolla., Paris, Vrin, 1990.

37 P. B. Cheney, Revolutionary Commerce, op. cit.