Hostname: page-component-77c89778f8-swr86 Total loading time: 0 Render date: 2024-07-20T21:45:53.687Z Has data issue: false hasContentIssue false

Décentrer l’histoire européenne par les marges : visions plurielles d’une modernité fragmentée

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2022

Michael Werner*
Affiliation:
EHESS/Centre Georg Simmel michael.werner@ehess.fr

Décentrer l’histoire européenne par les marges : visions plurielles d’une modernité fragmentée

L’article aborde la question d’une historiographie globale de l’Europe à partir de deux angles. Dans un premier temps, il s’attache aux difficultés, tant historiques qu’épistémologiques, à saisir l’objet Europe, notamment après les transformations historiographiques induites par 1989, l’affirmation des études postcoloniales, l’émergence progressive de la critique de l’eurocentrisme et, enfin, aujourd’hui, l’invitation à prendre le « tournant global ». Les conceptions de l’Europe qui se dégagent de ces propositions ont l’inconvénient de se fonder sur une vision de l’Europe plutôt homogénéisée, centrée sur les grands États-nations de l’Europe occidentale et leurs politiques impériales. Elles véhiculent également, tout en la critiquant, l’idée d’une modernité dont l’Europe aurait été à la fois le foyer historique et l’agent d’expansion à l’échelle mondiale. Dans un second temps, afin de circonscrire les taches aveugles inhérentes à ce genre de visions, l’article propose un déplacement du regard, en fixant le poste d’observation dans les confins orientaux et balkaniques de l’Europe, à l’intersection des trois empires austro-hongrois, ottoman et russe, pour une période équivalant au « long » xixe siècle. Ce changement de perspective fait apparaître non seulement une grande diversité de vues des acteurs locaux, mais aussi le déplacement qui s’opère dans la conception du lien entre Europe et modernité, l’importance des sociétés locales multiculturelles et pluriethniques ainsi que le rôle particulier de populations transnationales qui, comme les juifs, tout en négociant leur rapport propre à une modernité européenne, échappent à l’emprise des mouvements nationaux.

Decentering european history from the margins: plural visions of a fragmented modernity

Decentering European History from the Margins: Plural Visions of a Fragmented Modernity

The article considers the global historiography of Europe from two angles. First it outlines the difficulties, both historical and epistemological, that Europe poses as an object of study, especially after the historiographical transformations prompted by the events of 1989, the rise of postcolonial studies, the growing critique of Eurocentrism, and, most recently, the “global turn.” The conceptions of Europe that emerge from these currents have often been based on a rather homogenized vision of the continent, centered on the great nation-states of western Europe and their imperial policies. They also perpetuate, even as they criticize it, the legacy of a conception of modernity that positions Europe as both its historical center and the agent of its expansion on a global scale. The second part of the paper proposes to limit the blind spots inherent in this kind of vision by shifting our gaze to the eastern and Balkan margins of Europe, where the Austro-Hungarian, Ottoman, and Russian empires intersected over the “long” nineteenth century. This change of perspective displaces the history of Europe’s connection to modernity, revealing the great diversity of local actors, the importance of multicultural and pluriethnic societies, and the particular role of transnational populations such as Jews, who while negotiating their own relationship to a European modernity, escaped the grip of national movements.

Type
L’histoire européenne après le tournant global
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

Footnotes

*

Je remercie Antonella Romano de sa lecture critique et des remarques pertinentes dont elle a bien voulu me faire bénéficier pour l’achèvement de cet article.

References

1 Gérard Lenclud, « Qu’est que la tradition ? », in M. Détienne (dir.), Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, Albin Michel, 1994, p. 25-44, ici p. 25 sq.

2 Voir, entre autres, Michel Espagne et al., « Forum II. How to Write Modern European History Today? Statements to Jörn Leonhard’s JMEH Forum », Journal of Modern European History, 14-4, 2016, p. 465-491 ; Laurence Cole et Philipp Ther (dir.), n° spécial « Writing European History Today », European History Quarterly, 40-4, 2010 ; Jean-Frédéric Schaub, L’Europe a-t-elle une histoire ?, Paris, Albin Michel, 2008. Voir également les objectifs du laboratoire d’excellence « Écrire une histoire nouvelle de l’Europe » (LabEx EHNE), qui réunit depuis 2015 des chercheurs de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Sorbonne Université.

3 Voir notamment Contemporary European History (fondée en 1992), European Review of History/Revue européenne d’histoire (fondée en 1993), Journal of Contemporary European Studies (depuis 2003), précédé par Journal of European Area Studies (1998-2002), Journal of Modern European History (fondée en 2003) et Eurostudia. Revue transatlantique de recherches sur l’Europe (fondée en 2005).

4 Voir Camille Mazé, La fabrique de l’identité européenne. Une visite dans les coulisses des musées de l’Europe, Paris, Belin, 2014 ; Krzysztof Pomian, « Sur le musée de l’Europe », in D. Mai et H. Tertrais (dir.), Temps croisés, vol. 1, Paris, Éd. de la MSH, 2010, p. 155-168 ; id., « Le musée de l’Europe face à la question des migrations », Hommes & Migrations, 1255, 2005, p. 63-71 ; Elizabeth Buettner, « What – and Who – is ‘European’ in the Postcolonial EU? Inclusions and Exclusions in the European Parliament’s House of European History », BMGN: Low Countries Historical Review, 133-4, p. 132-148.

5 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty, dont Romain Bertrand a cependant montré, dans un compte rendu récent de la traduction française, le caractère bien plus complexe que ce qu’en ont fait certains disciples : Romain Bertrand, « Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (compte rendu) », Annales HSS, 75-3/4, 2020, p. 821-826.

6 Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (xv e-xviii e siècle), Paris, Albin Michel, 2021.

7 Il ne s’agit cependant pas d’une spécificité de l’Europe, puisque cela est sans doute aussi le cas d’autres régions du monde.

8 Voir Michael Lackner et Michael Werner, Der « cultural turn » in den Humanwissenschaften. Area Studies im Auf- oder Abwind des Kulturalismus ?, Bad Hombourg, Programmbeirat der Werner Reimers Konferenzen, 1999.

9 Voir Johannes Fabian, Anthropology with an Attitude: Critical Essays, Stanford, Stanford University Press, 2001, ainsi que, parmi beaucoup d’autres, Naoki Sakai, « Positions and Positionalities: After Two Decades », Positions : Asia critique, 20-1, 2012, p. 67-94.

10 Voir Christoph Conrad (dir.), n° spécial « Mental Maps », Geschichte und Gesellschaft, 28-3, 2002.

11 Voir par exemple les chapitres respectifs dans Diana Mishkova et Balázs Trencsényi (dir.), European Regions and Boundaries: A Conceptual History, New York, Berghahn Books, 2017.

12 Friedrich Naumann, Mitteleuropa, Berlin, G. Reimer, 1915.

13 Voir Jacques Le Rider (dir.), n° spécial « Europe centrale/Mitteleuropa », Revue germanique internationale, 1, 1994, en particulier l’article de Krzysztof Pomian, « L’Europe centrale : essai de définition », p. 11-23.

14 Mark Mazower, The Balkans, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 2000 ; Maria Todorova, Imagining the Balkans, New York, Oxford University Press, 1997 (version française : ead., L’imaginaire des Balkans, trad. par R. Bouyssou, Paris, Éd. de l’EHESS, 2011) ; n° spécial « Europe du Sud-Est : histoire, concepts, frontières », Balkanologie. Revue d’études pluridisciplinaires, 3-2, 1999, en particulier l’introduction de Wendy Bracewell et Alex Drace-Francis, « South-Eastern Europe: History, Concepts, Boundaries », p. 1-16. Pour un autre point de vue, à partir de l’Europe du Sud-Est, voir Diana Mishkova, « What Is in Balkan History? Spaces and Scales in the Tradition of Southeast-European Studies », Southeastern Europe, 34-1, 2010, p. 55-86.

15 Philipp Ther, « Von Ostmitteleuropa nach Zentraleuropa. Kulturgeschichte als Area Studies », Themenportal Europäische Geschichte, 2006, https://www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1377. Voir aussi le forum « Ostmitteleuropaforschung II. Reaktionen auf die Kritic an der ‘deutschen Nischenforschung’ », Journal of Modern European History, 16-3, 2018, p. 295-320, et en particulier Peter Haslinger, « East Central European History: Still a Strategically Important Field of Research », p. 295-300, ainsi que les numéros spéciaux « Borders and Frontiers in Global and Transnational History », Journal of Modern European History, 14-1, 2016 et « Space, Borders, Maps », Journal of Modern European History, 9-1, 2011.

16 Dossier « L’Europe médiane. Carrefours et connexions », Monde(s). Histoire, espaces, relations, 14-2, 2018, en particulier l’introduction de Paul Gradvohl et Antoine Marès, « Enjeux historiques de l’approche de l’Europe médiane », p. 7-30.

17 Voir l’ouvrage fondateur de Larry Wolff, Inventing Eastern Europe: The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 1994.

18 Stefan Wiederkehr, Die eurasische Bewegung. Wissenschaft und Politik in der russischen Emigration der Zwischenkriegszeit und im postsowjetischen Russland, Cologne, Böhlau Verlag, 2007.

19 Sur les modèles de temporalité à l’œuvre, voir François Hartog, Régime d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, ainsi que id., Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020.

20 Karl Jaspers, Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, Munich, R. Piper, 1949, ainsi que la reprise du dossier par Jan Assmann, Achsenzeit. Eine Archäologie der Moderne, Munich, C. H. Beck, 2018.

21 Shmuel N. Eisenstadt, Comparative Civilizations and Multiple Modernities, Leyde, Brill, 2003.

22 Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Éd. du Seuil, 2019, passim, en particulier p. 80-84.

23 Marcel Mauss, « Les civilisations. Éléments et formes », in L. Febvre et al., Civilisation, le mot et l’idée, Paris, La Renaissance du livre, 1930, p. 81-106.

24 Voir Johannes Fabian, Time and the Other: How Anthropology Makes Its Object, New York, Columbia University Press, 1983 (version française : id., Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Paris, Anacharsis, trad. par E. Henry-Bossonney et B. Müller, 2006).

25 Sur les interférences d’une histoire impériale et d’une histoire nationale de l’Europe, à l’exemple de l’Autriche-Hongrie, de la Russie et de l’Empire ottoman, voir l’article stimulant de Jörn Leonhard, « Comparison, Transfer, Entanglement, or: How to Write Modern European History Today? », Journal of Modern European History, 14-2, 2016, p. 149-163.

26 Rusçuk/Roustchouk/Rustschuk était la dénomination officielle de la ville jusqu’en 1878, date à laquelle une partie de la Bulgarie devient une principauté autonome.

27 Elias Canetti, Die gerettete Zunge. Geschichte einer Jugend, Munich, C. Hanser, 1977, p. 11.

28 Claudio Magris, Danube, trad. par J. et M.-N. Pastureau, Paris, Gallimard, [1986] 1988, p. 487.

29 E. Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 10.

30 Ibid., p. 14.

31 K. Pomian, « L’Europe centrale : essai de définition », art. cit., p. 21.

32 Voir, parmi une littérature nombreuse, François Georgeon, « L’Empire ottoman et l’Europe au xixe siècle. De la question d’Orient à la question d’Occident », Confluences Méditerranée, 52-1, 2005, p. 29-39.

33 Voir Adam Mestyan, « A Muslim Dualism? Inter-Imperial History and Austria-Hungrary in Ottoman Thought, 1867-1921 », no spécial « European-Middle Eastern Relations: Continuities and Changes from the Time of Empires to the Cold War », Contemporary European History, 30-4, 2021, p. 478-496, qui donne une riche bibliographie.

34 Sur la photographie, voir Zeynip Çelek et Edhem Eldem (dir.), Camera Ottomana: Photography and Modernity in the Ottoman Empire, 1840-1914, Istanbul, Koç University Press, 2015, ainsi que Edhem Eldem, « The Search for an Ottoman Vernacular Photography », in M. Ritter et S. G. Scheiwiller (dir.), The Indigenous Lens: Early Photography in the Near and Middle East, Berlin, De Gruyter, 2017, p. 4-30. Sur l’imprimerie multilingue, voir Johann Strauss, « Le livre français d’Istanbul, 1730-1908 », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 87-88, 1999, p. 277-301.

35 Sur la vie musicale à Smyrne à la même période, voir l’étude de Basma Zerouali, « La part ‘ottomane’ dans les pratiques musicales des Grecs de Smyrne », Cahiers balkaniques, 33, 2004, https://doi.org/10.4000/ceb.4518. Sur l’importance et le rôle spécifique du terrain musical dans les échanges culturels transrégionaux, voir Jin-Ah Kim, « Musik und Kulturtransfer. Ideen zu einem musikwissenschaftlichen Forschungsbereich », in J.-A. Kim et N. Riva (dir.), Entgrenzte Welt ? Musik und Kulturtransfer, Berlin, Ries & Erler, 2014, p. 9-56, ainsi que ead., « European Music outside Europe? Musical Entangling and Intercrossing in the Case of Korea’s Modern History », in R. Strohm (dir.), Studies on a Global History of Music: A Balzan Musicology Project, Abingdon, Routedge, 2018, p. 177-197.

36 Nabila Oulebsir et Mercedes Volait (dir.), L’orientalisme architectural. Entre imaginaires et savoirs, Paris, CNRS Éditions/Picard, 2009. Les enjeux autour du couple tradition/modernité se lisent également dans les discussions de l’architecture fin de siècle autour de l’esthétique de l’ornement qui ont lieu à Vienne, Budapest, Prague ou Paris. Voir Michael Werner, « Medievalism and Modernity: Architectural Appropriations of the Middle Ages in Germany (1890-1920) », in P. J. Geary et G. Klaniczay (dir.), Manufacturing Middle Ages: Entangled History of Medievalism in Nineteenth-Century Europe, Leyde, Brill, 2013, p. 239-255.

37 Zeynep Çelik, Displaying the Orient: Architecture of Islam at Nineteenth-Century World’s Fairs, Los Angeles, University of California Press, 1992.

38 Ivan Davidson Kalmar, « Moorish Style: Orientalism, the Jews, and Synagogue Architecture », Jewish Social Studies, 7-3, 2001, p. 68-100.

39 Sarah Abrevaya Stein, Making Jews Modern: The Yiddish and Ladino Press in the Russian and Ottoman Empires, Bloomington, Indiana University Press, 2004.

40 Ibid., p. 123-136.

41 Ibid., p. 175-187.

42 Balázs Trencsényi et al., A History of Modern Political Thought in East Central Europe, vol. 1, Negotiating Modernity in the « Long Nineteenth Century », Oxford, Oxford University Press, 2016.

43 Leyla Amzi-Erdogdular, « Alternative Muslim Modernities: Bosnian Intellectuals in the Ottoman and Habsburg Empires », Comparative Studies in Society and History, 59-4, 2017, p. 912-941.

44 Ibid., p. 920.

45 A. Lilti, L’héritage des Lumières, op. cit., p. 383-391.