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Christine Walker Jamaica Ladies: Female Slaveholders and the Creation of Britain’s Atlantic Empire Williamsburg/Chapel Hill, Omohundro Institute of Early American History and Culture/University of North Carolina Press, 2020, 317 p.

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Christine Walker Jamaica Ladies: Female Slaveholders and the Creation of Britain’s Atlantic Empire Williamsburg/Chapel Hill, Omohundro Institute of Early American History and Culture/University of North Carolina Press, 2020, 317 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Cécile Vidal*
Affiliation:
cecile.vidal@ehess.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

C’est contre l’idée que la Jamaïque serait une colonie dominée par les hommes et aurait échoué à développer une «  settler society  » (une société de colons) que Christine Walker a écrit Jamaica Ladies . Analysant les rapports entre statuts – civil et marital –, genre, race et parenté, elle argue que les femmes libres propriétaires d’esclaves, qu’elles fussent européennes, africaines ou euro-africaines, jouèrent un rôle crucial dans la formation et la consolidation de cette société esclavagiste. En retour, la propriété d’esclaves permit à nombre d’entre elles d’acquérir une fortune, d’exercer une autorité sur des dépendants et donc d’améliorer leur condition sociale et de réduire leur subordination aux hommes ou au mariage. La centralité donnée au système esclavagiste conduisit à un affaiblissement de l’ordre patriarcal. Parce qu’elles résidaient plus souvent en ville que sur des plantations et possédaient en moyenne moins d’esclaves que les hommes, ces maîtresses développèrent un esclavage distinctif, se déroulant dans un cadre domestique et marqué par des relations interpersonnelles.

L’ouvrage fait preuve d’originalité de plusieurs façons : le choix de se concentrer sur les femmes libres d’ascendances diverses, alors que l’historiographie s’intéressant au genre dans les Antilles britanniques s’est surtout focalisée sur les femmes esclaves ; la périodisation qui débute dans les années 1670 et s’achève dans les années 1760, quand la plupart des travaux sur la Jamaïque font la part belle à la seconde moitié du xviii e  siècle, moment de l’apogée économique de la colonie ; la prise en compte des cités portuaires, Port-Royal et Kingston, comme du monde des plantations, avec leurs variations d’une paroisse à l’autre de l’île. L’autrice pratique, en outre, une histoire sociale qui ne se contente pas de raconter un ou quelques parcours individuels. Si elle donne des exemples ou dresse le portrait de telle ou telle femme particulière, elle exploite aussi des données quantitatives grâce au dépouillement de centaines d’inventaires après décès et testaments, et de dizaines de registres paroissiaux, en plus des correspondances privées, récits de voyage et histoires de la colonie. Le plan, à la fois chronologique, géographique et thématique, reflète ces partis pris avec ses six chapitres sur Port-Royal, Kingston, les plantations, les legs, les rapports intimes hors mariage et les manumissions.

Tout au long du livre, C. Walker mobilise la notion de génération pour mettre en évidence le processus par lequel les femmes libres sont progressivement parvenues à accumuler et transmettre ces fortunes en esclaves. Elle souligne aussi que les modalités de ce processus furent propres à la Jamaïque, offrant une comparaison sous-jacente avec la métropole et d’autres colonies américaines. Présentes dès la conquête de la Jamaïque par les Anglais, les femmes libres se mirent immédiatement à investir dans l’esclavage. Elles accrurent ensuite leur propriété servile grâce aux héritages dont elles bénéficièrent. La surmortalité des colons hommes était telle que privilégier ces derniers dans la transmission des biens n’avait pas de sens : il valait mieux favoriser les femmes résidant dans l’île qu’un héritier de sexe masculin vivant outre-Atlantique. L’adaptation de la législation comme des coutumes locales en matière de transmission successorale permit ainsi de contourner le statut de feme covert des femmes mariées. Dans un troisième temps, la plupart des femmes choisirent soit de transmettre leurs biens, et notamment leurs esclaves, de manière équitable entre leurs filles et leurs fils, soit de privilégier leurs descendants de sexe féminin. L’autrice décrit ainsi le comportement sur trois générations de celles et ceux qu’elle nomme les «  islanders  » (îliens), soit les colons durablement établis sur place, mais elle n’évoque pas les familles absentéistes vivant en métropole ou circulant entre la Grande-Bretagne et la Jamaïque.

C. Walker montre encore que ce ne sont pas les seules femmes mariées qui réussirent à accumuler et à transmettre des esclaves. Son étude des registres paroissiaux dans six paroisses de l’île révèle que la Jamaïque avait un des taux les plus élevés d’enfants illégitimes (25 %), et que 43 % de ces enfants étaient nés de mères blanches qui n’appartenaient pas nécessairement aux couches sociales les plus basses. Par contraste avec l’Amérique du Nord ou la métropole, ces femmes ne furent pas l’objet de poursuites judiciaires, ni d’opprobre social. En Jamaïque, le système colonial et esclavagiste donna naissance à une culture sexuelle distinctive qui accordait une liberté sexuelle plus grande aux femmes libres (et blanches). Les raisons purement démographiques ayant été écartées, ce que l’on ne comprend pas est si leur choix du mariage ou du célibat ne correspondait qu’à une décision individuelle et pourquoi certaines refusaient de se marier, alors même que le droit et les coutumes successorales dans l’île leur permettaient de préserver leurs biens propres, sans compter que l’illégitimité était étroitement associée aux unions interraciales et au monde social des esclaves.

L’ouvrage se clôt par un chapitre sur les affranchissements. Plutôt que de se contenter de montrer, une fois encore, que les maîtres de sexe masculin avaient tendance à émanciper les femmes esclaves avec qui ils entretenaient des relations sexuelles, ainsi que leurs enfants, et que ces derniers pouvaient être intégrés, dans une position inférieure, au sein des familles officielles de planteurs, sa contribution, de façon originale, étudie les manumissions réalisées par les femmes (blanches). Celles-ci cherchèrent pareillement à adopter ou intégrer au sein de leurs familles d’anciens esclaves, et notamment des enfants. Motivées par le désir de renforcer la population libre de l’île, ces pratiques refléteraient une vision flexible et inclusive de la famille, ainsi qu’une conception de l’esclavage « comme un statut juridique conditionnel plutôt qu’une identité racialisée intrinsèquement biologique et héritable » (p. 263).

C’est à propos de la question raciale que ce riche et provocateur ouvrage paraît le moins convaincant. De manière répétitive, C. Walker désigne les femmes sur lesquelles elle se concentre par l’expression «  free and freed women  » (femmes libres et affranchies). Celle-ci se rapporte explicitement au statut, mais renvoie implicitement à l’identification raciale. Le dernier chapitre montre que l’autrice a parfaitement conscience que, si des femmes libres de couleur purent, comme celles d’ascendance européenne, accéder à la propriété d’esclaves, elles ne se trouvaient pas initialement dans la même situation ni ne partageaient la même expérience : la propriété d’esclaves pour les affranchies servait d’abord à affirmer et sécuriser leur liberté. Mais sa volonté de les traiter ensemble tout au long de l’ouvrage – ce qui la pousse à commencer l’introduction, la conclusion et plusieurs chapitres par des portraits de femmes de couleur – est source de confusion dans la mesure où une grande partie de sa démonstration concerne en fait essentiellement les femmes blanches : seules ces dernières se virent confier la gestion de plantations par des propriétaires absentéistes ; les transformations de la législation et des coutumes relatives aux pratiques successorales visaient les femmes mariées, donc blanches, puisque les femmes libres de couleur avaient très peu de chance de se marier du fait du tabou portant sur les mariages interraciaux et du faible nombre d’hommes libres de couleur ; les manumissions furent réalisées à 90 % par des veuves, donc des femmes blanches ; la question de la liberté sexuelle hors mariage n’avait de sens que pour les femmes blanches, car les esclaves étant faiblement évangélisés et le mariage servile n’étant pas reconnu dans les colonies britanniques, les femmes affranchies ne partageaient pas originellement la même culture maritale que les femmes blanches et il n’était pas attendu d’elles la même moralité.

Le titre de l’ouvrage, Jamaica Ladies , veut transmettre l’idée que, si en métropole l’avant-nom Lady était réservé aux femmes de l’aristocratie et signifiait rang et respectabilité, en Jamaïque, toutes les femmes libres et affranchies avaient droit à la même considération. Comme la couverture du livre est composée d’un tableau de Le Masurier représentant une femme libre de couleur (d’ailleurs en Martinique et non en Jamaïque), le titre semble indiquer que les femmes libres de couleur ne seraient pas victimes de la macule servile, ni d’aucun préjugé racial, alors que des discriminations raciales à l’encontre des libres de couleur furent formellement inscrites en droit dès le tout début du xviii e  siècle. En fait, l’autrice défend l’idée que le statut de libre et la propriété d’esclaves seraient ensemble plus importants que l’identification raciale. Elle partage la conception commune que les rapports de race demeureraient fluides au xvii e  siècle et dans la première moitié du xviii e  siècle, et qu’ils ne se durciraient qu’après la Révolte de Tacky en 1760-1761. Elle considère que, si les Blancs ne pouvaient pas être réduits en esclavage, on n’aurait pas affaire pour autant à un esclavage racial. La possibilité pour certaines femmes de couleur de connaître une mobilité socio-économique ascendante – voire de se faire passer pour blanches –, les unions interraciales même illégitimes, les quelques affranchissements ainsi que l’intégration, même dans la différence, d’une très petite minorité d’enfants issus d’unions mixtes au sein des familles de planteurs constitueraient autant de signes de l’inopérance de la race. Comme souvent, son modèle implicite de la société racialisée est celui des États-Unis de la période Antebellum et de la ségrégation : toute société non conforme à ce modèle est décrite comme aveugle à la couleur/race ou presque. Pourtant, si les dynamiques sociales qu’elle décrit relevaient d’un autre mode de racialisation, elles n’en participaient pas moins pareillement à la défense du suprémacisme blanc.