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Chardin Vu Par Diderot Et Par Proust

Published online by Cambridge University Press:  02 December 2020

Gita May*
Affiliation:
Columbia University New York 27

Extract

Aune epoque où maints artistes de talent pratiquaient exclusivement des genres qui pussent plaire aux riches aristocrates ainsi qu'aux maîtresses de Louis XV—en particulier Boucher et son élève Fragonard, virtuoses de ce que Malraux appellera “l'art d'assouvissement”—un peintre, de nature modeste, avait courageusement résolu de faire uniquement œuvre de peintre et d'approfondir sa vision personnelle et irréductible du monde. Au cours de sa longue et laborieuse carrière, Chardin n'exploita que quelques genres mineurs: la scène d'intérieur et de vie domestique, la nature morte, et le portrait. Mais l'excellence et le charme discret de ses compositions sans prétention devaient lui attirer l'admiration, non seulement des amateurs d'art du dix-huitième siècle et de connaisseurs tels que Diderot, mais aussi des artistes contemporains, espèce particulièrement envieuse et difficile à contenter. Mais si son talent ne fut jamais contesté de son vivant, à l'encontre des décorateurs en vogue, Chardin ne s'enrichit jamais de la vente de ses tableaux qui, si admirés fussent-ils, n'en n'étaient pas moins considérés comme appartenant à un genre inférieur à “la grande peinture.” Il est cependant intéressant de noter que les lièvres, les chaudrons, et les pêches de Chardin exerceront une plus grande influence sur les chercheurs et les innovateurs du dix-neuvième siècle que les “machines” allégoriques et historiques de Carle Van Loo ou les scènes mélodramatiques et théâtrales de Greuze. Parmi les admirateurs de Chardin l'on peut compter notamment: Delacroix, Fantin-Latour, Pissarro, Cézanne, et Manet.

Type
Research Article
Copyright
Copyright © Modern Language Association of America, 1957

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References

Note 1 in page 403 Né en 1699, Chardin exposa “La Raie dépouillée” en 1725 à “L'Exposition de la Jeunesse,” fut reçu à l'Académie en 1728 et continua à exposer régulièrement chaque année jusqu‘à sa mort en 1779. Voir Documents sur la vie et l'auvre de Chardin, réunis et annotés par André Pascal et Roger Gaucheron (Paris: Editions de la Galerie Pigalle, 1931), p. 11: “Il fut fait conseiller en 1743 et trésorier de l'Académie en 1755, à la mort de M. Portail. Il voulut bien se charger gratuitement de l'arrangement des tableaux, ce qui lui donnait beaucoup de peine et lui dérobait un temps assez considérable, et qu'il a néanmoins continué pendant près de vingt années.” Pour la biographie de ce peintre nous avons également consulté: Gaston Schéfer, Chardin (Paris: Henri Laurens, 1904), Georges Wildenstein, Chardin, édition d‘études et de documents (Paris, 1933), Bernard Denvir, Chardin (New York: Harper & Bros., 1950); et Edmond et Jules de Goncourt, L'Art du dix-huitième siècle (Paris: Quantin, 1880).

Note 2 in page 403 Dans son Salon de 1763, Diderot raconte l'anecdote suivante: “On m'a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire [”La Raie“], le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien” (œuvres complètes de Diderot, éd. par Assézat et Tourneux, Paris, 1875–77, x, 195. Toutes les citations de Diderot sont faites d'après cette édition.)

Note 3 in page 403 On tendait à le considérer comme un continuateur français des maîtres intimistes hollandais du 17e siècle.

Note 4 in page 403 D'ailleurs, “il estime ses tableaux aux prix les plus humbles et on lui en donne ce qu'il en demande. Aucun ne lui fut payé plus de 1500 livres” (Gaston Schéfer, Chardin, p. 71).

Note 5 in page 404 Voir Marcel Proust, “Chardin,” Contre Sainte-Beuve suivi de nouveaux mélanges (Paris: Gallimard, 1954). A l'avenir nous nous référerons à cette œuvre par les chapitres et les pages. A cause de la parution si récente des fragments dont “Chardin” fait partie, Maurice Chernowitz, dans son étude consacrée à Proust et la peinture (Proust and Painting, New York, 1944), ne mentionne Chardin qu'en passant. Il cite néanmoins une lettre (p. 46) que nous considérons comme fort significative. En 1920—ou 11 ans après la rédaction de “Chardin” et 2 ans avant sa mort—Proust désigne 3 Chardin (2 portraits au pastel et 1 nature morte) parmi ses 12 tableaux français préférés. Quant à Juliette Monnin-Hornung, auteur d'un Proust et la peinture (Genève: Librairie E. Droz, 1951), bien qu'elle fasse plusieurs fois allusion à Chardin, faute de connaître l'essai de Proust sur ce peintre, elle n'est pas à même de préciser cette influence.

Note 6 in page 404 Diderot a exploré l'art de Chardin de divers points de vue (coloris, technique, effet) dans tous ses Salons de 1759 à 1775 tandis que Proust ne consacrera qu'un essai à ce peintre où il soulignera surtout l'effet psychologique de ses compositions sur l'esprit du spectateur. (Nous noterons également les quelques allusions que l'on peut trouver dans A la recherche du temps perdu.) Il en résulte forcément que, sur le plan technique, nous nous référerons davantage aux jugements de Diderot, plus nombreux en matière de facture, qu'à ceux de Proust.

Note 7 in page 405 Le tempérament curieux, alerte et mobile, ainsi que l'esprit toujours ouvert de Diderot font de lui le précurseur de la fiction moderne, de la technique scientifique expérimentale ainsi que le fondateur de la critique d'art en tant que genre littéraire. Il est d'ailleurs bien possible que Proust, ce lecteur omnivore, ait pratiqué les Salons de Diderot car il s'intéressait particulièrement à la critique d'art.

Note 8 in page 405 Diderot écrivit ses œuvres de fiction les plus marquantes durant et après la rédaction de ses Salons (La religieuse en 1760, Le neveu de Rameau en 1763, Jacques le Fataliste en 1773), et Proust entreprit A la reclterche du temps perdu en 1910, environ un an après la composition des essais critiques dont “Chardin” fait partie. Dans ses Arts de Littérature (Paris: Chariot, 1945), p. 72, Jean Hytier remarque justement que la critique, parmi ses tâches multiples, se doit d'étudier “dans une œuvre des aptitudes, qui ne se fussent pas trouvées dépaysées dans un autre genre.”

Note 9 in page 406 Voir les Pensées détachées sur la peinture de Diderot pour une définition pré-baudelairienne du “naïf” (AT, xii, 121).

Note 10 in page 406 Paul Valéry, Pièces sur l'Art (Paris: Gallimard, 1934), p. 137.

Note 11 in page 406 Proust, “Chardin,” p. 368.

Note 12 in page 406 Un terme que Diderot a rendu populaire dans ses Salons, et dont Baudelaire, dans sa critique d'art, s'est également servi à maintes reprises.

Note 13 in page 406 Dans son Salon de 1769, Diderot écrit: “Prenez le plus petit tableau de cet artiste, une pêche, un raisin, une poire, une noix, une tasse, une soucoupe, un lapin, une perdrix, et vous y trouverez le grand et profond coloriste... . Chardin est un vieux magicien à qui l'âge n'a pas encore ôté la baguette” (AT, xi, 408–09).

Note 14 in page 407 Cf. également “Chardin” (p. 70), dans le livre des frères Goncourt: “Chardin semble entrer comme le soleil dans la belle et sombre petite cuisine... . C'est une magie à côté de laquelle tout pâlit et tous faiblissent.”

Note 16 in page 407 On a déjà noté qu'avant Proust, Diderot s'était intéressé à la mémoire involontaire dont le déclenchement est étroitement lié à la sensation de certains objets qui incarnent, pour ainsi dire, des lambeaux de notre passé: “Un son de voix, la présence d'un objet, un certain lieu ... et voilà un objet, que dis-je, un long intervalle de ma vie rappelé. Me voilà plongé dans le plaisir, le regret ou l'affliction” (AT, ix, 369). Il existe d'autres passages pareillement significatifs, particulièrement dans ses Eléments de Physiologie.

Note 16 in page 408 Proust, “Chardin,” p. 365.

Note 17 in page 408 Dans son célèbre Art poétique, Boileau avait énoncé ce principe dont on trouve déjà les germes dans l'Art poétique d'Aristote et que Baudelaire devait exploiter à fond dans ses Fleurs du Mal.

Note 18 in page 408 Correspondance générale (Paris: Pion, 1930–36), v, 39.

Note 19 in page 409 Proust, “Chardin,” p. 368.

19a “La fugitive” (Gallimard, 1954), iii, 626. Toutes les citations des divers volumes d' A la recherche du temps perdu sont faites d'après cette édition.

Note 20 in page 409 Cf. L'Introduction à Diderot Studies II par Norman L. Torrey, éd. par Otis E. Fellows et Norman L. Torrey (Syracuse Univ. Press, 1952), p. 15: “People were saying in Diderot's day, too, that art was the imitation of beautiful nature. In spite of his frequent use of the terms given him, he [Diderot] filled them with such new content that he will be found to have been the first, I believe, to question seriously the whole theory.”

Note 21 in page 409 “Le grand homme n'est pas celui qui fait vrai, c'est celui qui sait le mieux concilier le mensonge [entendez l'illusion magique de l'art] avec la vérité” (AT, xi, 254).

Note 22 in page 409 A La Recherche du Temps perdu (Gallimard, 1954), ii, 327.

Note 23 in page 410 Soulignons que dans A L'Ombre des jeunes filles en fleurs (Gallimard, 1954), i, 869, Proust nous dit qu'au cours de son amitié avec Elstir (cette synthèse des peintres qu'il admirait) il avait appris à aimer “comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes,” et qu'il avait essayé “de trouver la beauté ... dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des ‘natures mortes’.” Bien que l'auteur ne fasse pas directement allusion à Chardin dans ce passage, il est évident que, dans l'univers proustien, une place a été assignée à ce peintre.

Note 24 in page 410 Un terme rendu célèbre par Delacroix et Baudelaire dans leurs analyses respectives du rôle de l'imagination chez le peintre.

Note 25 in page 410 Proust, op. cit. (sup. n. 5), “Watteau,” p. 362.

Note 26 in page 410 Dans ses Pensées détachées sur la peinture, Diderot donne ce conseil au jeune peintre: “Eclairez vos objets selon votre soleil, qui n'est pas celui de la nature” (AT, xii, 87). Dans son compte rendu du poème de Watelet sur L'Art de peindre, il s'exprime de manière presque identique: “La peinture, pour ainsi dire, a son soleil qui n'est pas celui de l'univers” (AT, xiii, 25).

Note 27 in page 411 Voir Documents sur la vie et l'œuvre de Chardin, réunis et annotés par André Pascal et Roger Gaucheron, p. 94: “La force et la vérité avec lesquelles il rend la nature dans tous les objets qu'il entreprend de représenter sont inexprimables” (Année littéraire, 1763, vi, 153). A présent, ce n'est plus le “réalisme” de Chardin qui nous attire, mais, au contraire, les qualités purement picturales de son art. Il est significatif qu'André Malraux le compare à Braque dans ses Voix du Silence (Paris: La Pléiade, 1951), p. 293: “La Pourvoyeuse est un Braque génial, mais tout juste assez habillé pour tromper le spectateur.”

Note 28 in page 411 Le côté de Guermantes (Gallimard, 1954), ii, 420.

Note 29 in page 411 Proust, “Chardin,” p. 364.

Note 30 in page 412 Dans L'Année littéraire, 1779, vii, 190, l'on peut lire: “Un tableau d'histoire est à la peinture ce qu'un poème est à la littérature” (cité dans Documents sur Chardin, p. 24).

Note 31 in page 412 Il s'exprimera d'ailleurs de manière analogue dans Le côté de Guermantes (ii, 421): “Il n'y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans les regards du peintre.”

Note 32 in page 412 A l'instar des grands maîtres—Rembrandt, Le Greco, Poussin—Chardin transcenda les infirmités de la vieillesse et se créa un style large et tout intérieur. Sa vue baissante et sa faiblesse l'empêchant de peindre à l'huile, il transforma ces handicaps apparemment insurmontables en une nouvelle source créatrice et se mit au portrait au pastel.

Note 33 in page 413 Par contre, les observations de Diderot dans ses Salons de 1771 et de 1775 (Chardin débuta comme pastelliste en 1771) révèlent qu'il n'était que modérément attiré par les pastels de Chardin.

Note 34 in page 413 Baudelaire dit justement du portrait: “Un portrait! Quoi de plus simple et de plus compliqué, de plus évident et de plus profond?” Œuvres, éd. par Y. G. Le Dantec, Salon de 1859, “Le Portrait” (Paris: La Pléiade, 1954), p. 908. En effet, ce genre réclame une synthèse de puissance d'observation, de sûreté de technique, de largesse d'interprétation, et même d'imagination poétique.

34a A la recherche du temps perdu, iii, 1043.

Note 35 in page 414 H est facile de condamner en rétrospective l'admiration que Diderot professa à l'égard de Greuze et d'oublier l'immense popularité dont jouit ce peintre à l'apogée de sa carrière. Les frères Goncourt relatent: “Dans les Noces d'Arlequin, jouées la même année [1761, date de l'exposition de L'Accordée de Village] le Théâtre-Italien faisait au peintre l'honneur jusque là sans exemple, de représenter son tableau sur la scène ... c'étaient dix jours de triomphe ...” (“Greuze,” p. 301). Dans Les Salons de Diderot, Harvard Lib. Bull., v (Autumn 1951), Jean Seznec fait remarquer qu' “on associe toujours Greuze à Diderot trop étroitement peut-être, à coup sûr trop exclusivement” (p. 277), et que Grimm qui accompagne quelquefois Diderot dans ses visites aux Salons, “en bon Allemand aime la peinture lachrymatoire et renchérit encore sur son enthousiasme pour Greuze” (p. 274). Cette influence de Grimm n'est pas à dédaigner, surtout chez Diderot, si sensible aux préférences de ses amis.

Note 36 in page 414 “Les célèbres matières de Chardin,” note justement Malraux dans ses Voix du Silence (p. 294), “même quand il peint des fruits, sont des matières picturales.”

Note 37 in page 414 On tend d'ailleurs à négliger les réticences que Diderot exprima à plusieurs reprises à l'égard du faire “raide et [de] la couleur fade et blanchâtre de Greuze” (AT, x, 101). Voir ses Salons de 1759 et de 1769. Dans son Salon de 1765, il constate également qu'en tant que coloriste, Chardin “est au-dessus de Greuze de toute la distance de la terre au ciel” (AT, x, 304). 415

Note 38 in page 414 “C'est celui-ci qui est un peintre; c'est celui-ci qui est un coloriste... . C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets. 0 Chardin ! ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette: c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile” (AT, x, 195).

Note 39 in page 414 Voir son Salon de 1761 où il fait preuve de quelque incompréhension de la technique “pointilliste” avant la lettre du peintre.

Note 40 in page 416 Les Goncourt seront également frappés par le procédé pré-impressionniste de Chardin: “C'est là le miracle des choses que peint Chardin ... elles semblent se détacher de la toile et s'animer, par je ne sais quelle merveilleuse opération d'optique entre la toile et le spectateur, dans l'espace” (p. 72).

Note 41 in page 416 Chardin avait observé que tout objet possède non seulement sa propre coloration, mais reflète aussi sur sa surface les tons des objets environnants.

Note 42 in page 416 Voir le Journal d'Eugène Delacroix (Paris: Pion, 1932), iii, 10: “Il n'y pas d'ombres proprement dites. Il n'y a que des reflets.”

Note 43 in page 416 Voir “The Preface-Annexe of La Religieuse” par Herbert Dieckmann in Diderot Studies II, pour une étude approfondie de l'illusion artistique dans la fiction de Diderot.

Note 44 in page 417 Voir “The Style of Diderot,” Linguistics and Literary History (Princeton Univ. Press, 1948).

Note 45 in page 417 “Richard Wagner et Tannhäuser à Paris” p. 1060.

Note 46 in page 417 Voir Georges May, “Diderot entre le réel et le roman,” Quatre visages de Denis Diderot (Paris: Boivin, 1951), pour des parallèles intéressants entre les pastiches littéraires de Diderot et de Proust.