Hostname: page-component-78c5997874-dh8gc Total loading time: 0 Render date: 2024-11-18T03:21:22.789Z Has data issue: false hasContentIssue false

La nécessité du mouvement éternel. Note exégétique à Aristote, Physique VIII, 5, 256b8-13

Published online by Cambridge University Press:  04 March 2021

Luca Gili
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
Laurence Godin-Tremblay
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Résumé

En Physique VIII, 5, 256b8-13, Aristote soutient qu'il est impossible qu'il n'y ait pas de mouvement, parce qu'il a démontré auparavant qu'il est nécessaire qu'il y ait toujours du mouvement. En effet, en Physique VIII, 1, 251b23-28, Aristote avait dit qu'il est nécessaire (necessitate consequentiae) que si le temps est éternel, le mouvement le soit aussi. En Physique VIII, 5, 256b8-13, Aristote introduit en revanche la nécessité du mouvement éternel de sensu diviso. Dans cette note, nous montrons que l'argument de Physique VIII, 1, 251b23-28 implique aussi la nécessité du mouvement éternel de sensu diviso.

Abstract

ABSTRACT

In Physics VIII, 5, 256b8-13, Aristotle maintains that it is impossible that there is no motion, because he proved earlier on that it is necessary that there is always motion. In Physics VIII, 1, 251b23-28, Aristotle said that it is necessary (necessitate consequentiae) that if time is eternal, then motion is also eternal. In Physics VIII, 5, 256b8-13, Aristotle speaks on the contrary about the necessity (de sensu diviso) of eternal motion. In this paper, we show that the argument expounded in Physics VIII, 1, 251b23-28 entails that eternal motion is also necessary de sensu diviso.

Type
Original Article/Article original
Copyright
Copyright © The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/l’Association canadienne de philosophie

Au chapitre 5 du livre VIII de sa Physique, Aristote propose un argument en faveur de la nécessité du mouvement éternel dont le sens général semble être clair, mais dont les tournures logiques ont été à notre sens insuffisamment explorées dans le cadre de la littérature critique existante. Aristote écritFootnote 1 :

[…] ɛἰ γὰρ ὑπὸ κινουμένου κινɛῖται τὸ κι-               [256b4] νούμɛνον πᾶν, ἤτοι τοῦτο ὑπάρχɛι τοῖς πράγμασιν κατὰ συμ-      [256b5] βɛβηκός, ὥστɛ κινɛῖν μὲν κινούμɛνον, οὐ μέντοι διὰ τὸ κινɛῖσθαι αὐτό, ἢ οὔ, ἀλλὰ καθ’ αὑτό. πρῶτον μὲν οὖν ɛἰ κατὰ συμβɛβηκός, οὐκ ἀνάγκη κινɛῖσθαι τὸ κινοῦν. ɛἰ δὲ τοῦτο, δῆλον ὡς ἐνδέχɛταί ποτɛ μηδὲν κινɛῖσθαι τῶν ὄντων· οὐ γὰρ ἀναγκαῖον τὸ συμβɛβηκός, ἀλλ' ἐνδɛχόμɛνον μὴ ɛἶναι. ἐὰν      [256b10] οὖν θῶμɛν τὸ δυνατὸν ɛἶναι, οὐδὲν ἀδύνατον συμβήσɛται, ψɛῦδος δ' ἴσως. ἀλλὰ τὸ κίνησιν μὴ ɛἶναι ἀδύνατον· δέ- δɛικται γὰρ πρότɛρον ὅτι ἀνάγκη κίνησιν ἀɛὶ ɛἶναιFootnote 2.          [256b13]

En effet, si tout mû est mû par un <moteur> mû, [5] soit cela appartient aux choses par accident (de sorte que le mû meut mais pas du fait qu'il est lui-même mû), soit ce n'est pas le cas et <cela leur appartient> par soi. D'abord, donc, si c'est par accident, il n'est pas nécessaire que le moteur soit mû. Mais s'il en est ainsi, il est évident qu'il est possible qu’à un certain moment aucun des étants ne soit mû. Car ce qui est [10] accidentel n'est pas nécessaire, mais il lui est possible de ne pas être. Si donc nous posons l'existence du possible, rien d'impossible ne s'ensuivra, mais peut-être quelque chose de faux. Mais qu'il n'y ait pas de mouvement c'est impossible; on a en effet montré auparavant qu'il est nécessaire qu'il y ait toujours du mouvement (Aristote, Physique VIII, 5, 256b4-13Footnote 3).

Le présent raisonnement s'insère dans une stratégie argumentative plus générale. Au début du chapitre 5, en effet, Aristote veut nier que tout moteur soit également mû. Il offre, pour ce faire, trois arguments. Le troisième de ceux-ci s'appuie sur une disjonction préliminaire : si tout moteur est mû, alors être mû appartient au moteur soit par accident soit par soiFootnote 4. Le texte qui nous intéresse concerne la première branche de cette alternative («être mû appartient aux moteurs par accident») et veut conclure que tout moteur n'est pas mû par accident.

L'argument pose toutefois plusieurs problèmes d'interprétation.

  1. 1) Il faut clarifier d'abord ce qu'Aristote entend dans ce contexte par le mot «accident» (τὸ συμβɛβηκός, 256b10). Pense-t-il à la prédication accidentelle ou au fait que la qualification d’être «mû» puisse être un accident (c'est-à-dire, un prédicat qui tombe dans une catégorie accidentelle) pour le sujet dont il est prédiqué?

  2. 2) Quoi qu'il en soit de la signification précise de συμβɛβηκός à la ligne 256b10, Aristote en dérive que, même si l’énoncé (i) «tout moteur est mû» est vrai quand il est proféré, il est possible (ἐνδέχɛταί) qu'il soit faux à un autre moment (ποτɛ), en raison du fait que le lien établi par l’énoncé (i) entre le sujet son prédicat est κατὰ συμβɛβηκός. En d'autres termes, s'il est κατὰ συμβɛβηκός que (i) «tout moteur soit mû», alors (ii) «il est possible que tout moteur ne soit pas mû». La vérité de l’énoncé (ii) se fonde donc sur le fait que (i) exprime un lien accidentel entre le prédicat et le sujet. Mais doit-on alors penser que l'argument d'Aristote dépend du principe du plénitudeFootnote 5?

  3. 3) Dans la suite de l'argument, Aristote nous rappelle la définition du possible donnée en Premiers Analytiques A, 13, 32a18-21Footnote 6, et il observe que si l'on pose l'existence du possible (τὸ δυνατὸν ɛἶναι), alors rien d'impossible ne peut s'ensuivre. Mais à quoi l'expression τὸ δυνατὸν ɛἶναι réfère-t-elle exactement dans ce contexte? Elle renvoie, vraisemblablement, à l’énoncé (ii). Aristote pose en effet qu'il est possible que tout moteur ne soit pas mû. Cela est possible, bien que peut-être, au moins dans le contexte de l'hypothèse examinée, cela doive être considéré comme faux.

  4. 4) Aristote conclut toutefois de cette possibilité une impossibilité, à savoir que (iii) «il n'y a pas toujours de mouvement». De prime abord, le lien de cause à effet n'est pas manifeste. Pourquoi le fait qu'aucun moteur ne soit mû entraîne-t-il le fait que rien ne soit mû? Les moteurs ne pourraient-ils pas mouvoir en étant immobiles, d'autant qu'Aristote a affirmé précédemment qu'un moteur mû par accident ne meut pas du fait d’être mû? En fait, il faut voir qu'Aristote réduit à l'absurde une certaine position, à savoir que tout moteur soit mû par accident. Selon cette position même, ne pas être mû équivaut à ne pas être moteur. Par conséquent, s'il est possible qu'aucun moteur ne soit mû, alors il est possible qu'aucun moteur ne meuve. Et s'il est possible qu'aucun moteur ne meuve, il est possible que rien ne soit mû. S'il est vrai qu'il n'y a pas toujours du mouvement (iii), l’énoncé contradictoire (iv) «il y a toujours du mouvement» sera faux. Mais Aristote a déjà démontré (cf. Phys. VIII, 1, 251b23-28) qu'il y a toujours du mouvement et donc que (iv) est vrai. Il s'ensuit que (iii) est faux. Cependant, Aristote ne se contente pas de la fausseté de cet énoncé. Il s'appuie plutôt explicitement sur son impossibilité. Il affirme en effet qu’il est impossible qu'il n'y ait pas toujours du mouvement. Il faut donc clarifier la fonction de l'opérateur modal «impossible» dans ce contexte : s'agit-il d'une impossibilité logique (dépendant de la structure de l'argument) ou d'une impossibilité matérielle (dépendant des réalités examinées)?

Dans notre analyse du passage, nous répondrons aux quatre problèmes, détaillés ci-dessous.

1. Accident ou prédication accidentelle?

Le mot français que nous avons utilisé pour exprimer le sujet de l’énoncé (i), «moteur», est un nom, qui traduit le participe grec κινοῦν (256b8). Il n'est donc pas improbable qu'Aristote considère τὸ κινοῦν comme un accident, parce qu'un verbe désigne une action ou une capacité d'agir. Les actions appartiennent à une catégorie accidentelleFootnote 7 tout comme les dispositions, qu'Aristote range parmi les qualitésFootnote 8. Cependant, «moteur» n'est pas l'accident devant être considéré, car Aristote écrit que «οὐκ ἀνάγκη κινɛῖσθαι τὸ κινοῦν» («il n'est pas nécessaire que le moteur soit mû», 256b8). Le sujet de l'infinitive est le participe substantivé τὸ κινοῦν et il serait plutôt curieux que le sujet grammatical exprime le prédicat logique. Si Aristote exprime le lien entre une substance et son accident, dans l'extrait qu'on vient de citer, la seule possibilité qui nous reste consiste plutôt à considérer qu'Aristote conçoit «être mû» comme un accident du sujet «moteur»Footnote 9. Cette deuxième interprétation possède l'avantage de considérer le moteur comme le sujet logique de la prédication — ce qui est plus naturel aussi du point de vue métaphysique, parce nous éliminons la possibilité que «chose mue» puisse être le sujet d'une prédication non-accidentelle, c'est-à-dire que «chose mue» puisse se référer à une substanceFootnote 10.

En fait, en disant que tout moteur est mû par accident, Aristote établit une prédication accidentelleFootnote 11 similaire à celle présente dans l’énoncé «le cultivé est blanc», qui est vrai s'il y a une substance (e.g. Coriscus) dont il est vrai de dire qu'elle est cultivée et blancheFootnote 12. Le lecteur remarquera que la prédication accidentelle (si elle est vraie) implique la prédication de deux accidents par rapport à une substance qui est implicite dans l’énoncé qui exprime la prédication accidentelle. Par conséquent, même en disant que «tout moteur est mû» est une prédication accidentelle, et c'est en ce sens qu'il faut entendre le mot συμβɛβηκός à la ligne 256b10, une telle prédication implique tout de même l'existence d'une substance dont il est vrai de dire qu'elle est un moteur (accident de la catégorie «action») et qu'elle est mue (accident de la catégorie «passion»). Il est important de souligner que, quoi qu'il en soit de notre interprétation du συμβɛβηκός à la ligne 256b10, nous pouvons conclure que τὸ κινοῦν peut avoir la fonction d’être un accident, c'est-à-dire un prédicat qui fait partie d'une des catégories accidentelles, parce que dans les Topiques (cf. A, 102b4-9), Aristote spécifie que l'accident est une détermination qui peut être là et qui peut n’être pas là Footnote 13. Aristote oppose en ce sens l'accident à la définition, au genre et au propre (proprium) parce que ces trois derniers sont toujours prédiqués de leur sujet. Doit-on en conclure qu'il existe au moins un instant de temps dans lequel un accident ne peut pas appartenir à la substance de laquelle il est présentement prédiqué, parce qu'alternativement nous aurions un propre?

2. Application du principe de plénitude?

La question précédente évoque le principe de plénitude, qui a été souvent employé dans le contexte de la caractérisation aristotélicienne des modalitésFootnote 14. Selon ce principe, toute possibilité se réalise à un certain moment. On peut formuler d'une façon plus formelle ce principe en disant que, pour chaque proposition p, s'il est possible que p au temps tk, alors p est le cas au temps tn (n>k).

$$Principe \; de\; pl{e\'}nitude: {\diamondsuit} p_t^{\;k} \to p_t^{\;{n \lpar n \gt k}\rpar}$$

Aristote, cependant, s’écarte de l'acceptation du principe de plénitude dans les lignes que nous analysonsFootnote 15 — ce qui, par ailleurs, est en accord avec ce que nous avons soutenu à propos de Mét. Θ, 4Footnote 16. Si le principe de plénitude ne s'applique pas, en écrivant que l'accident ἐνδɛχόμɛνον μὴ ɛἶναι (256b10), Aristote peut soutenir que l'accident est toujours. Pour son argument, il est cependant suffisant d'admettre qu'il soit possible que l'accident ne soit pas. Mais quelle est la caractérisation du «possible» dans ce contexte? Aristote évite de donner des renseignements de sémantique qui pourraient inclure une référence au temps. Il se limite à une description exclusivement syntactique de l'opérateur «possible».

S'il est possible que p, alors l'hypothèse que p soit le cas peut être fausse, mais elle ne doit rien impliquer d'impossible.

3. Faux, mais possible

Par conséquent, s'il est possible que l'accident ne soit pas (c'est-à-dire s'il est possible que le moteur ne soit pas mû), l'hypothèse que le moteur ne soit pas mû peut être fausse, mais elle ne peut rien impliquer d'impossible. En effet, s'il est possible que p («le moteur n'est pas mû»), il n'est pas impossible que p. Qui plus est — et en rejetant le principe de plénitude, tel qu'il a été formulé au paragraphe précédent — s'il est vrai que

  1. (i) «il est possible que le moteur ne soit pas mû» (◊p)

    il est toujours possible que la proposition

  2. (ii) «le moteur n'est pas mû» (p)

    soit fausse, parce que la possibilité dans (i) n'implique pas la réalisation à un instant t de l’événement décrit par p.

4. Impossibilité logique ou matérielle?

En soutenant qu'il est impossible qu'il n'y ait pas de mouvement, Aristote établit une contraposition avec le texte de Physique VIII, 1, 251b23-28, où il avait conclu qu'il est nécessaire qu'il y ait toujours du mouvement. Cette conclusion présentait le «nécessaire» comme un opérateur décrivant la nécessité de la conclusion plutôt que celle du mouvement dans les choses elles-mêmes. Il s'agit donc d'un opérateur de sensu composito. Il nous semble nécessaire de citer l'extrait dans son entièreté :

τὸ γὰρ ἔσχατον τοῦ τɛλɛυταίου ληφθέντος χρόνου           [251b23] ἔν τινι τῶν νῦν ἔσται (οὐδὲν γὰρ ἔστι λαβɛῖν ἐν τῷ χρόνῳ παρὰ τὸ νῦν), ὥστ' ἐπɛί ἐστιν ἀρχή τɛ καὶ τɛλɛυτὴ τὸ νῦν,       [251b25] ἀνάγκη αὐτοῦ ἐπ' ἀμφότɛρα ɛἶναι ἀɛὶ χρόνον. ἀλλὰ μὴν ɛἴ γɛ χρόνον, φανɛρὸν ὅτι ἀνάγκη ɛἶναι καὶ κίνησιν, ɛἴπɛρ ὁ χρόνος πάθος τι κινήσɛως.                   [251b28]

En effet, l'extrémité du dernier temps saisi sera dans l'un des «maintenant» (car il est impossible de prendre quelque chose dans le temps sinon le «maintenant»), de sorte que, puisque le «maintenant» est à la fois commencement et fin, il est nécessaire qu'il y ait toujours du temps de part et d'autre de lui. Mais s'il y a du temps, il est manifestement nécessaire qu'il y ait aussi du mouvement, puisque le temps est une certaine affection du mouvement (Aristote, Physique VIII, 1, 251b23-28)Footnote 17.

La lecture la plus naturelle de ce passage — qui a inspiré probablement la plupart des traducteursFootnote 18 — est d'entendre le ἀνάγκη [ἐστι] de la ligne 251b27 comme la proposition principale qui introduit une infinitive (ɛἶναι καὶ κίνησιν, lege : <ἀɛὶ> ɛἶναι καὶ κίνησιν). Cette construction grammaticale semble supporter l'idée que le ἀνάγκη exprime la nécessité de la consequentia, c'est-à-dire de l'entière proposition hypothétique :

Thèse I : Il est nécessaire que (si le temps est éternel, alors le mouvement soit aussi éternel).

Cependant, si cette interprétation est correcte, Aristote se tromperait, en Phys. VIII, 5, en disant avoir démontré précédemment (πρότɛρον) qu’«il est nécessaire que le mouvement soit toujours» (ἀνάγκη κίνησιν ἀɛὶ ɛἶναι, 256b13), parce qu'on ne peut dériver de la thèse I que le conséquent («le mouvement est éternel») soit nécessaire.

Il nous semble que cette difficulté n'a pas été observée par les commentateursFootnote 19. À notre avis, la solution consiste à attribuer à Aristote l'acceptation de l'axiome K (c'est-à-dire, le principe de logique modale selon lequel l'opérateur de nécessité se distribue par rapport à l'implication matérielle) et l'idée que l'antécédent de la thèse I («le temps est éternel») soit aussi nécessaire. Si ces deux thèses peuvent être raisonnablement attribuées à Aristote, alors on peut aisément déduire qu'il est nécessaire (necessitate consequentis) que le mouvement soit éternel — ce qui rendrait logiquement valide l'argument de Phys. VIII, 5, 256b8-13.

a) Première observation : l'attribution de l'axiome K à Aristote

L'axiome K est l'axiome qui caractérise les systèmes de logique modale «normaux»Footnote 20. Il est nommé d'après de nom de famille de Saul Kripke, qui a contribué au développement des sémantiques aux mondes possibles pour les logiques modales. L'axiome prévoit que l'opérateur de nécessité se distribue par rapport à l'implication matérielle :

$${\bf K}\rpar\, \squ \lpar {A \to B} \rpar \to \lpar \squ A\to \squ B\rpar.$$

Même si certains philosophes de la tradition aristotélicienne auraient probablement rejeté l'axiome KFootnote 21, il nous semble raisonnable de l'attribuer à Aristote.

Le texte qui nous semble rendre légitime cette attribution est un extrait particulièrement complexe des Premiers Analytiques. Dans le chapitre 15 du premier livre des Analytiques Premiers, Aristote discute les syllogismes modaux mixtes avec une prémisse possible, une prémisse catégorique (c'est-à-dire sans opérateur modal) et une conclusion possible. Si la majeure est possible et la mineure est catégorique, le syllogisme est «parfait»; si la mineure est possible et la majeure est catégorique, le syllogisme est «imparfait» (cf. An. Pr. A, 15, 33b25-33).

La preuve de la validité du Barbara XQ-Q (où «X» indique une proposition catégorique et «Q» une proposition possible) se fait par une reductio ad absurdum particulière, dans le contexte de laquelle Aristote fait une observation apparemment marginale, mais qui témoigne selon nous de son acceptation de l'axiome K dans sa logique. Voici le texte d'Aristote :

ἔτι τὸ ὄντος τοῦ Α τὸ Β ɛἶναι, οὐχ ὡς ἑνός τινος ὄντος τοῦ Α τὸ    [34a16] Β ἔσται δɛῖ ὑπολαβɛῖν· οὐ γὰρ ἔστιν οὐδὲν ἐξ ἀνάγκης ἑνός τινος ὄντος, ἀλλὰ δυοῖν ἐλαχίστοιν, οἷον ὅταν αἱ προτάσɛις οὕτως ἔχωσιν ὡς ἐλέχθη κατὰ τὸν συλλογισμόν. ɛἰ γὰρ τὸ Γ κατὰ τοῦ Δ, τὸ δὲ Δ κατὰ τοῦ Z, καὶ τὸ Γ κατὰ τοῦ Z         [34a20] ἐξ ἀνάγκης· καὶ ɛἰ δυνατὸν ἑκάτɛρον, καὶ τὸ συμπέρασμα δυνατόν. ὥσπɛρ οὖν ɛἴ τις θɛίη τὸ μὲν Α τὰς προτάσɛις, τὸ δὲ Β τὸ συμπέρασμα, συμβαίνοι ἂν οὐ μόνον ἀναγκαίου τοῦ Α ὄντος ἅμα καὶ τὸ Β ɛἶναι ἀναγκαῖον, ἀλλὰ καὶ δυνατοῦ δυνατόν.     [34a24]

Par ailleurs il faut comprendre que «lorsque A est le cas, B est» signifie, non pas que si un certain fait unique A est le cas, alors B sera (car rien n'est par nécessité lorsqu'un fait unique est le cas), mais lorsque deux faits au moins sont : ainsi lorsque deux prémisses sont disposées selon les règles de la déduction comme l'on a dit. Si en effet [34a20] C s'applique à D et D à F, nécessairement C aussi s'appliquera à F : et si chacun des deux est possible, alors la conclusion aussi sera possible — de même, donc, que si on pose que les prémisses sont A et la conclusion B, il s'ensuivra non seulement que, A étant nécessaire, B sera nécessaire, mais que s'il est possible B sera possible (Aristote, Premiers Analytiques A, 15, 34a16-24Footnote 22).

Aux lignes 34a23-24, Aristote semble soutenir les thèses suivantes :

  1. (i) (□A → □B)

  2. (ii) (◊A → ◊B)

Les deux thèses (i) et (ii) sont les conséquences d'une présupposition, parce qu'elles sont introduites par la formule συμβαίνοι ἂν. Dans la phrase conditionnelle d'AristoteFootnote 23, la présupposition logique, qui dans le langage formel est exprimée dans l'antécédent de l'implication, est exprimée dans la protase, c'est-à-dire que (i) et (ii) sont le cas si «A» désigne les prémisses et «B» la conclusion d'un syllogisme. D'après sa définition (cf. An. Pr. A, 1, 24b18-20 : «συλλογισμὸς δέ ἐστι λόγος ἐν ᾧ τɛθέντων τινῶν ἕτɛρόν τι τῶν κɛιμένων ἐξ ἀνάγκης συμβαίνɛι τῷ ταῦτα ɛἶναι»), le syllogisme aristotélicien établit un lien nécessaire entre les prémisses et la conclusionFootnote 24, au point qu'il a été présenté aussi comme une «consequentia» nécessaireFootnote 25. Qui plus est, Aristote, dans le passage sous examen, présente un Barbara XX-X, c'est-à-dire un Barbara avec prémisses et conclusions catégoriques («ɛἰ γὰρ τὸ Γ κατὰ τοῦ Δ, τὸ δὲ Δ κατὰ τοῦ Z, καὶ τὸ Γ κατὰ τοῦ Z ἐξ ἀνάγκης»), et souligne la nécessité de la conséquence avec l'expression (ἐξ ἀνάγκης)Footnote 26. En conclusion, Aristote présente, comme antécédent de la phrase conditionnelle dont (i) et (ii) sont les conséquences, la thèse suivante :

  1. (i) □(A→B)

où «A» indique les deux prémisses et «B» la conclusionFootnote 27. De ce que l'on vient de dire (iii, i), nous pouvons conclure que dans le passage sous analyse, Aristote soutient que

  1. (ii) □(A→B) → (□A→□B)

ce qui correspond à l'axiome K.

b) Deuxième observation : il est nécessaire que le temps soit éternel

L'antécédent de la thèse I est la conclusion d'un argument qui a comme point de départ la définition de la notion d'instant. Selon Aristote, il est nécessaire que le temps soit éternel, parce que le temps se constitue d'instants et parce que l'instant est par définition un intermédiaire entre un temps passé et un temps futur. Si le temps est la somme du passé, du présent et du futur, c'est-à-dire la somme de tous les instants, et si chaque instant est par définition un point intermédiaire, il ne peut y avoir un début ni une fin au temps. Le temps sera éternel. On pourrait imaginer que l'argument soit un Barbara LX-L (où «L» indique une proposition nécessaire et «X» une proposition catégorique)Footnote 28 :

  1. 1. Tous les instants sont nécessairement des intermédiaires (prémisse nécessaire)

  2. 2. Le temps inclut tous les instants

  3. 3. Le temps inclut nécessairement tous les intermédiaires (conclusion nécessaire)

    Mais les intermédiaires sont en nombre infini, donc

    Corollaire : le temps est nécessairement infini, c'est-à-dire nécessairement éternel.

En effet, si le temps inclut nécessairement tous les intermédiaires, le temps est infini, c'est-à-dire éternel. Même si l'on pourrait penser que la prémisse mineure du premier syllogisme (2) n'est pas nécessaire, parce qu'elle ne nous donne pas la définition de temps (qui serait une prémisse nécessaire) — et il n'est pas clair qu'elle donne un proprium —, il est suffisant qu'on concède que la majeure soit nécessaire afin que la conclusion soit aussi nécessaire (cf. Arist., Premiers Analytiques A, 9). En conclusion, Aristote soutient que le temps est nécessairement éternel (necessitate consequentis).

Conclusion

Dans cette brève note exégétique, nous avons montré qu'Aristote soutient, en Physique VIII, 5, 256b8-13, qu'il est impossible qu'il n'y ait pas de mouvement, parce qu'il a démontré auparavant qu'il est nécessaire qu'il y ait du mouvementFootnote 29. Cependant, nous avons relevé qu'en Physique VIII, 1, 251b23-28, il n'a pas démontré qu'il est nécessaire du point de vue métaphysique qu'il y ait toujours du mouvement. La nécessité dont il est question en Physique VIII, 1, 251b23-28 est plutôt la nécessité logique de la conséquence de l'argument dans son entièreté. Selon Aristote, il est donc nécessaire, de sensu composito ou necessitate consequentiae, que, si le temps est éternel, le mouvement le soit aussi. En Physique VIII, 5, 256b8-13, cependant, Aristote n’évoque pas la nécessité de la conséquence quand il soutient que le mouvement existe nécessairement — il introduit plutôt la nécessité du conséquent (ou nécessité de sensu diviso). Se trompe-t-il en renvoyant à un endroit précédent (δέδɛικται γὰρ πρότɛρον, 256b12-13) pour la preuve du fait que le mouvement existe nécessairement (necessitate consequentis)? Il nous semble que non. Bien sûr, la brachylogie aristotélicienne est toujours présente, mais nous croyons qu'Aristote possède tous les instruments pour dériver la necessitas consequentis de la necessitas consequentiae dans le cas que nous analysons. En premier lieu, nous avons démontré qu'Aristote accepte l'axiome K. Ensuite, nous avons montré qu'en Physique VIII, 1, Aristote soutient la nécessité de l'existence éternelle du temps. Il en découle que, au même chapitre, le Stagirite a toutes les pièces à sa disposition pour inférer que le mouvement existe nécessairement selon la nécessité du conséquent. Il a simplement omis de dériver explicitement la conclusion, ce qui est en accord avec son style d’écriture habituel.

Remerciements

Nous remercions Sandrine Roux pour sa relecture de notre article et ses commentaires et les relecteurs anonymes de la revue pour leurs observations.

Footnotes

1 Le texte et l'apparat critique ici reproduits sont tirés de l’édition de William David Ross sans aucune modification (Aristotelis Physica, recognovit brevique adnotatione critica instruxit W. D. Ross, Oxford, Clarendon Press, 1950). Voici les sigla utilisés par Ross :

E = Par. gr. 1853, début du Xe siècle;

F = Laur. 87.7, XIVe siècle;

G = Laur. 87.6, XIIe siècle;

H = Vat. 1027, XIIIe siècle ou XIVe siècle;

I = Vat. 241, XIIIe siècle;

J = Vind. 100, Xe siècle;

K = Laur. 87.24, moitié du XIIIe siècle;

Λ = accord entre les manuscrits FHIJ.

2 Variantes selon l’édition W. D. Ross : 5 ὑπάρχɛι τοῖς πράγμασιν : τοῖς πράγμασιν ὑπάρχɛι Λ | κατὰ : ἢ κατὰ E2 || 6 κινɛῖν : κινɛῖ FK | οὐ : μή FI || 7 αὐτό EF2JKP : αὐτό ἀɛί F1HI || 8 κινοῦν : κινούμɛνον EHIJK || 10 μὴ : μὲν μὴ I || 11 ɛἶναι : μὴ ɛἶναι E1F

3 Nous citons la traduction française par Pierre Pellegrin parue chez Flammarion (voir Aristote, Reference Pellegrin1999).

4 Dans le résumé de la présentation aristotélicienne du problème, nous suivons l'interprétation de William David Ross et de Pierre Pellegrin. Aristote écrit : «ɛἰ γὰρ ὑπὸ κινουμένου κινɛῖται τὸ κινούμɛνον πᾶν, ἤτοι τοῦτο ὑπάρχɛι τοῖς πράγμασιν κατὰ συμβɛβηκός […] ἢ οὔ, ἀλλὰ καθ’αὑτό» (256b4-7). P. Pellegrin traduit ainsi : « En effet, si tout mû est mû par un <moteur> mû, soit cela appartient aux choses par accident soit ce n'est pas le cas et <cela leur appartient> par soi». Selon Pellegrin (cf. Aristote, Reference Pellegrin1999, p. 407, note 3), τοῦτο est «le fait que le moteur soit mû». La lecture de Ross et Pellegrin, comme le remarque bien un-e lecteur-trice anonyme de la revue Dialogue, «implique aussi la lecture τὸ κινοῦν (au lieu de τὸ κινούμɛνον) en 256b8». Notre interprétation ponctuelle de la nécessité du mouvement éternel est indépendante de la lecture que nous proposons ici du contexte de l'argumentation d'Aristote, mais nous avons choisi de la rappeler pour le bénéfice du lecteur.

5 L'un de nous a soutenu qu'Aristote n'a pas adopté le principe de plénitude dans sa caractérisation de la possibilité en Métaphysique Θ, 4 (voir Luca Gili et Lorenzo Ferroni, Reference Gili and Ferroni2016).

6 «λέγω δ' ἐνδέχɛσθαι καὶ τὸ ἐνδɛχόμɛνον, οὗ μὴ ὄντος ἀναγκαίου, τɛθέντος δ' ὑπάρχɛιν, οὐδὲν ἔσται διὰ τοῦτ' ἀδύνατον· τὸ γὰρ ἀναγκαῖον ὁμωνύμως ἐνδέχɛσθαι λέγομɛν.» «Par “il se peut que —” et par “contingent”, j'entends ce qui n'est pas nécessaire et que l'on peut supposer être le cas sans qu'il en résulte une impossibilité (en effet, c'est de façon équivoque que nous disons que le nécessaire “se peut”)» (Aristote, Reference Crubellier2014, trad. Michel Crubellier).

7 Cf. Aristote, Catégories, 9, 11b1-8.

8 Cf. Aristote, Catégories, 8, 8b26-9a13.

9 W. D. Ross a soutenu cette position; cf. son commentaire sur les lignes 257b5-7 : «That which Aristotle first supposes to be per accidens, and next to be per se, is not the dependence of the being moved of the κινούμɛνον on the being moved of the κινοῦν, but the being moved of the κινοῦν» (Ross, Reference Ross1936, p. 698).

10 Le débat reste ouvert à propos de la théorie de la prédication d'Aristote. Parmi ceux qui suggèrent que la théorie de la vérité du Stagirite implique que le sujet et le prédicat logique ont une référence réelle si l’énoncé qui exprime leur lien prédicatif est vrai, nous signalons Phil Corkum (Reference Corkum2015).

11 Dans son commentaire à la Physique, Thomas d'Aquin semble avoir préféré cette interprétation : «Nihil quod est per accidens, est necessarium: quod enim inest alicui per accidens, non ex necessitate inest ei, sed contingit non inesse, sicut musicum aedificatori. Si igitur moventia per accidens moventur, sequitur quod contingat ea non moveri» (In Phys., VIII, l. 9 [7], voir Thomas d'Aquin, éd. Marietti, 1954, p. 547, n. 1043). Il faut remarquer que l'exemple de l’être musicien qui appartiendrait au bâtisseur est un exemple typique de la prédication accidentelle.

12 Aristote parle de la prédication accidentelle dans trois passages principaux : Mét. Δ, 7, 1017a7-22, Mét. E, 2, 1026b2-1027a28 et Analytiques Seconds, A, 22, 82b37–83a17. La littérature à propos de la prédication accidentelle est vaste. Nous nous limitons à renvoyer à Mauro Mariani (Reference Mariani2000) et à António Pedro Mesquita (Reference Mesquita2012).

13 L'extrait mérite d’être cité intégralement : «Συμβɛβηκὸς δέ ἐστιν ὃ μηδὲν μὲν τούτων ἐστί, μήτɛ ὅρος μήτɛ ἴδιον μήτɛ γένος, ὑπάρχɛι δὲ τῷ πράγματι, καὶ ὃ ἐνδέχɛται ὑπάρχɛιν ὁτῳοῦν ἑνὶ καὶ τῷ αὐτῷ καὶ μὴ ὑπάρχɛιν· οἷον τὸ καθῆσθαι ἐνδέχɛται ὑπάρχɛιν τινὶ τῷ αὐτῷ καὶ μὴ ὑπάρχɛιν· ὁμοίως δὲ καὶ τὸ λɛυκόν· τὸ γὰρ αὐτὸ οὐθὲν κωλύɛι ὁτὲ μὲν λɛυκὸν ὁτὲ δὲ μὴ λɛυκὸν ɛἶναι» (Aristote, Top. A, 102b4-9). «Est accident ce qui, sans rien être de tout cela, ni définition, ni propre, ni genre, appartient pourtant à son sujet; et aussi, ce qui peut appartenir et ne pas appartenir à un seul et même sujet, quel qu'il soit. Par exemple, être assis peut appartenir et ne pas appartenir à un même sujet; il en va de même pour blanc, puisque rien n'empêche qu'une même chose tantôt soit blanche et tantôt ne le soit pas» (Aristote, Reference Brunschwig2009, trad. Jacques Brunschwig).

14 Comme on sait, le débat autour du principe de plénitude dans l'histoire des idées a été inauguré par Arthur O. Lovejoy (Reference Lovejoy1936), selon qui Aristote avait rejeté le principe introduit par son maître Platon. Selon Jaakko Hintikka (Reference Hintikka1973), Aristote accepte le principe, mais Hintikka a spécifié que le principe s'applique seulement aux espèces naturelles et non pas aux individus. La lecture de Hintikka a été critiquée par plusieurs interprètes : voir par exemple Jacob Rosen et Marko Malink (Reference Rosen and Malink2012); Stephen Makin dans son commentaire à Mét. Θ (Makin, Reference Makin2006); Lorenzo Ferroni et Luca Gili (Reference Gili and Ferroni2016); Cristina Campus et Mauro Mariani (dans Mariani, Reference Mariani2018, p. 1–22).

15 Daniel W. Graham, au contraire, soutient que l'argument d'Aristote présuppose l'acceptation du principe de plénitude : «Aristotle adds another argument : if every mover is moved incidentally, then it is possible that at some time nothing moves. But it is not possible that at some time nothing moves; hence not every mover is moved incidentally — some mover is moved intrinsically. This argument is reminiscent of the argument at the beginning of Met. Λ 6, where Aristotle argues that since substances are the ultimate realities, if all substances are destructible, then all things must be destructible. But if all things are destructible, it is possible that at some time nothing existed. Moreover, given that in an infinite period of time all possibilities are realized (cf. Cael. I, 12, 281b21-2). But if at some time in the past nothing existed, nothing exists now. Yet it is false that nothing exists now; hence not all substances are destructible. In the present argument, what is in question is not the destructibility of substance but the possibility that all motions are incidental. The form of the argument, however, is similar: from the hypothesized possibility we deduce a possibility that there is no motion. For on this account there is no necessity that anything move. But that possibility is incompatible with a demonstrated impossibility; hence the hypothesis is false» («Commentary», dans Graham, Reference Graham and Graham1999, p. 93–94).

16 Voir encore une fois L. Gili et L. Ferroni (Reference Gili and Ferroni2016).

17 Cf. la traduction anglaise par R. P. Hardie et R. H. Gaye, revue par J. Barnes dans la Revised Oxford Translation of Aristotle into English (Aristote, Reference Barnes1984): «for the extremity of the last period of time that we take must be found in some now, since in time we can take nothing but nows. Therefore, since the now is both a beginning and an end, there must always be time on both sides of it. But if this is true of time, it is evident that it must also be true of motion, time being a kind of affection of motion».

18 La traduction anglaise par R. P. Hardie et R. H. Gaye (cf. note précédente) semble aussi donner une lecture de sensu diviso de la nécessité de l’éternité du temps.

19 Voici, à titre d'exemple, le commentaire de Daniel W. Graham aux lignes 251b10-28 : «This paragraph is a digression or a later insertion, as we see from the beginning of the next paragraph. Here Aristotle argues that time is everlasting, and since time is a property of motion, it must follow that motion is everlasting. […] If, then, time is everlasting, as Aristotle maintains, he must be committed to having motion be everlasting» (Graham, Reference Graham and Graham1999, p. 45–46). Parmi les interprètes plus récents, W. D. Ross et Douglas Blyth n'abordent pas le problème de la nécessité de l’énoncé «le temps est éternel» (est-elle une necessitas consequentiae ou une necessitas consequentis?) (cf. Ross, Reference Ross1936 et Douglas Blyth, Reference Blyth2016). Parmi les commentateurs anciens, Simplicius observe que l'on avait démontré qu'il y a toujours du mouvement (cf. Simpl., In Phys., 1226.2 : «δέδɛικται γὰρ καὶ ἐναργές ἐστιν, ὅτι κίνησις ἀɛί ἐστι»), mais la démonstration avait été conduite sans aucun opérateur modal (cf. Simpl., In Phys., 1156.11-24, cité à la n. 28). On pourrait conclure que pour Simplicius, la nécessité du mouvement éternel n'est rien d'autre que la nécessité de la démonstration. Quand Thomas d'Aquin, en revanche, affirme qu'il est nécessaire qu'il y ait toujours du mouvement, il ne peut que se référer à la necessitas consequentis (cf. In Phys. VIII, l. 9 [7], voir Thomas d'Aquin, éd. Marietti, 1954, p. 547, n. 1043 : «Si igitur moventia per accidens moventur, sequitur quod contingat ea non moveri; sed cum tu ponas quod omne movens movetur, consequens est quod si non moventur moventia, quod non moveant; sequitur ergo quod aliquando nihil moveatur. Hoc autem est impossibile, quia ostensum est supra, quod necesse est motum semper esse»). Thomas, cependant, ne s'interroge pas sur la structure logique ni sur le type de nécessité de la conclusion de l'argument de Phys. VIII, 1, 251b23-28 pour l’éternité du mouvement, probablement parce qu'il considère les prémisses incorrectes du point de vue métaphysique. La formulation de Thomas est ambiguë, comme celle d'Aristote : «Ex hoc autem quod tempus est sempiternum, concludit quod necesse est motum sempiternum esse. Et rationem consequentiae assignat: quia tempus est quaedam proprietas motus; est enim numerus eius, ut dictum est» (In Phys. VIII, l. 2 [12], voir Thomas d'Aquin, éd. Marietti, 1954, p. 508, n. 982).

20 Un système de logique modale «normale» est un système qui accepte l'axiome K et la règle de nécessitation. Selon cette règle, si la formule bien formée φ est un théorème du système, □φ est aussi un théorème du système.

21 Selon Lorenz Demey et Luca Gili (Reference Demey and Gili2017), Thomas d'Aquin aurait rejeté l'axiome K.

22 Nous citons la traduction de Michel Crubellier parue en 2014 (cf. Aristote Reference Crubellier2014).

23 Dans son Index (872b29-39), Hermann Bonitz observe que le démonstratif qui précède ὥσπɛρ est souvent omis dans les écrits d'Aristote.

24 Dans cet article, nous nous référons au συλλογισμός aristotélicien avec le mot français «syllogisme», sans nous prononcer sur son étendue (inclut-il seulement les inférences valides dans les trois figures ou un groupe plus large d'inférences valides?). Il y a eu débat sur l’étendue du συλλογισμός; voir par exemple Jonathan Barnes, «Proof and the Syllogism» (Reference Barnes and Berti1981); Mario Mignucci, «Syllogism and Deduction» (Reference Mignucci, Falcon and Giaretta2019 [2002]); Michel Crubellier, «Du sullogismos au syllogisme» (Reference Crubellier2011). Barnes pensait que le συλλογισμός (traduit en anglais avec «deduction») était un sous-ensemble propre des inférences valides, qui auraient été appelées «τὸ ἀναγκαῖον», ce qui souligne la nécessité de la consequentia qui est le συλλογισμός dans son interprétation. Mignucci objecte que quand Aristote parle du συλλογισμός, il semble se référer seulement aux modes valides dans les trois figures.

25 Cf. Matthew Duncombe, «Irreflexivity and Aristotle's Syllogismos» (Reference Duncombe2014).

26 Il faut remarquer que ἐξ ἀνάγκης ne peut pas être interprété comme l'opérateur modal de la conclusion et de chacune des deux prémisses qu'Aristote aurait, par brachylogie, évité de répéter, parce que dans le contexte de sa syllogistique modale, le Stagirite ne laisse pas les opérateurs modaux sous-entendus. Il reste donc que ἐξ ἀνάγκης indique la nécessité de la conséquence syllogistique.

27 Notons, en passant, que (iii) et (ii) donnent lieu à la première des deux thèses modales proposées par Aristote en Métaphysique Θ 4 (v : □(A→B) → (◊A→◊B). La littérature critique sur les «deux thèses modales» de Mét. Θ 4 est abondante : voir par exemple Tad Brennan, «Two Modal Theses in the Second Half of Metaphysics Theta 4» (Reference Brennan1994); Kit Fine, «Aristotle's Megarian Manœuvres» (Reference Fine2011).

28 Simplicius offre une formulation alternative de l'argument : «ἡ δὲ ἀπόδɛιξις δοκɛῖ μοι τοιαύτη· ὁ χρόνος κατὰ τὸ νῦν ἔστι τɛ καὶ νοɛῖται· τοῦ γὰρ χρόνου τὸ νῦν μόνον ἐν ὑποστάσɛι ἐστί, διότι τὸ μὲν παρɛληλυθὸς οὐκέτι ἐστί, τὸ δὲ μέλλον οὔπω· τὸ κατὰ τὸ νῦν ὑφɛστὸς κατὰ μɛσότητα ὑφέστηκɛν, ἥτις [1156.15] ἀρχὴ μέν ἐστι τοῦ ἐσομένου χρόνου, τɛλɛυτὴ δὲ τοῦ παρɛλθόντος. τὸ κατὰ μɛσότητα τοιαύτην ὑφɛστός, ὡς καὶ πρὸ τοῦ ληφθέντος ἀɛὶ καὶ μɛτὰ τὸ ληφθὲν ɛἶναί τι, τοιοῦτον· πᾶν γὰρ τὸ ἐν ὑποστάσɛι νῦν μέσον ἐστὶ χρόνων καὶ τῶν ἐν αὐτοῖς νῦν· τὸ οὖν τοιοῦτον ἀίδιόν ἐστιν· ὃ γὰρ ἂν ὑποθῆταί τις ὡς ἔσχατον νῦν, καὶ αὐτὸ μέσον ἐστὶ καὶ ἔχɛι μɛθ' ἑαυτὸ [1156.20] χρόνον, ὥστɛ μὴ ɛἶναι ἔσχατον νῦν μηδὲ χρόνον· ɛἰ γὰρ χρόνον, καὶ νῦν, ɛἰ τὸ πέρας τοῦ χρόνου νῦν ὥσπɛρ τῆς γραμμῆς στιγμή. ὁμοίως δὲ οὐδὲ ἀρχὴν ἕξɛι· καὶ γὰρ τὸ ἐν ἀρχῇ δοκοῦν νῦν μέσον καὶ αὐτό ἐστιν, ὥσπɛρ ἀρχὴ τοῦ μέλλοντος, οὕτω πέρας ὂν τοῦ παρɛληλυθότος. ὁ χρόνος ἄρα ἀίδιός ἐστιν οὔτɛ ἀρχὴν ἔχων οὔτɛ τέλος» (Simplicius, In Phys., 1156.11–24).

29 L’équivalence des opérateurs «il est impossible que … ne … pas» et «il est nécessaire que …», soutenue par Aristote (voir De Int. 13, 22a20 s. et 22b4 s.), est analysée dans un texte cosmologique par Proclus (cf. In Timaeum, I, p. 258.12-260.19). À ce sujet, voir Alain Lernoud, «De la logique à la théologie. Les preuves démonstratives dans le Timée de Platon Selon Proclus» (Reference Lernoud and Longo2011, p. 387–394).

References

Références bibliographiques

Aristote 1950 Physica, recognovit brevique adnotatione critica instruxit W. D. Ross, Oxford, Clarendon Press.Google Scholar
Aristote 1984 The Revised Oxford Translation of Aristotle, Barnes, Jonathan, éd., Princeton (NJ), Princeton University Press.Google Scholar
Aristote 1999 Physique, trad. Pellegrin, Pierre, Paris, Flammarion.Google Scholar
Aristote 2009 Topiques (Livre I-IV) [1967], trad. Brunschwig, J., Paris, Belles Lettres.Google Scholar
Aristote 2014 Premiers analytiques, trad. Crubellier, M., Paris, Flammarion.Google Scholar
Barnes, Jonathan 1981 «Proof and the Syllogism», dans Berti, Enrico, dir., Aristotle on Science. The Posterior Analytics. Proceedings of the Eight Symposium Aristotelicum held in Padua from September 7 to 15, 1978, Padoue, Antenore, p. 1759.Google Scholar
Blyth, Douglas 2016 Aristotle's Ever-Turning World in Physics 8: Analysis and Commentary, Leiden/Boston (MA), Brill.Google Scholar
Brennan, Tad 1994 «Two Modal Theses in the Second Half of Metaphysics Theta 4», Phronesis, vol. 39, p. 160173.CrossRefGoogle Scholar
Corkum, Phil 2015 «Aristotle on Predication», European Journal of Philosophy, vol. 23, no 3, p. 793813.CrossRefGoogle Scholar
Crubellier, Michel 2011 «Du sullogismos au syllogisme», Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2011/1, tome 136, p. 1736.CrossRefGoogle Scholar
Demey, Lorenz et Gili, Luca 2017 «Thomas van Aquino, niet-normale modale logica's en het probleem van toekomstige contingenties», Tijdschrift voor Filosofie, vol. 79, p. 259276.Google Scholar
Duncombe, Matthew 2014 «Irreflexivity and Aristotle's Syllogismos», The Philosophical Quarterly, vol. 64, no 256, p. 434452.CrossRefGoogle Scholar
Fine, Kit 2011 «Aristotle's Megarian Manœuvres», Mind, vol. 120, no 480, p. 9931034.CrossRefGoogle Scholar
Gili, Luca et Ferroni, Lorenzo 2016 «Non-Existent but Potentially Actual. Aristotle on Plenitude (Met. Θ 3-4, 1047b1-6)», Revue de Philologie, de littérature et d'histoire anciennes, 2016/1, tome XC, p. 81114.Google Scholar
Graham, Daniel W. 1999 Aristotle, Physics Book VIII, translated with a commentary by Graham, D., Oxford, Clarendon Press.Google Scholar
Hintikka, Jaakko 1973 Time and Necessity: Studies in Aristotle's Theory of Modality, Oxford, Clarendon Press.Google Scholar
Lernoud, Alain 2011 «De la logique à la théologie. Les preuves démonstratives dans le Timée de Platon Selon Proclus», dans Longo, Angela, dir., Argument from Hypothesis in Ancient Philosophy, Naples, Bibliopolis, p. 383411.Google Scholar
Lovejoy, Arthur O. 1936 The Great Chain of Being. A Study in the History of an Idea, Cambridge (MA), Harvard University Press.Google Scholar
Makin, Stephen 2006 Aristotle, Metaphysics. Book Θ, translated with an Introduction and Commentary, Oxford, Oxford University Press.CrossRefGoogle Scholar
Mariani, Mauro 2000 «Numerical Identity and Accidental Predication in Aristotle», Topoi, vol. 19, no 2, p. 99110.CrossRefGoogle Scholar
Mariani, Mauro 2018 Logica modale e metafisica. Studi aristotelici, Pise, Ets.Google Scholar
Mesquita, António Pedro 2012 «Types of Predication in Aristotle (Posterior Analytics I 22)», Journal of Ancient Philosophy, vol. 6, no 2, p. 127.CrossRefGoogle Scholar
Mignucci, Mario 2019 «Syllogism and Deduction in Aristotle's Logic» [2002], dans Falcon, Andrea et Giaretta, Pierdaniele, dir., Ancient Logic, Language, and Metaphysics. Selected Essays by Mario Mignucci, Londres, Routledge, p. 319.Google Scholar
Proclus 1903 Procli Diadochi in Platonis Timaeum commentaria, volumen I, edidit Diehl, E., Leipzig, Teubner.Google Scholar
Rosen, Jacob et Malink, Marko 2012 «A Method of Modal Proof in Aristotle», Oxford Studies in Ancient Philosophy, vol. 42, p. 179261.CrossRefGoogle Scholar
Ross, William David 1936 Aristotle's Physics. A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford, Clarendon Press.Google Scholar
Simplicius 1895 Simplicii in Aristotelis physicorum libros quattuor posteriores commentaria, edidit H. Diels (=Commentaria in Aristotelem Graeca, vol. 10), Berlin, Georg Reimer.Google Scholar
Thomas d'Aquin 1954 In Octo Libros Physicorum Aristotelis Expositio, Turin, Marietti.Google Scholar