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Faire de la philosophie en anglais et en français au Canada / Philosophizing in English and French in Canada

Published online by Cambridge University Press:  24 November 2020

Jocelyn Maclure*
Affiliation:
Université Laval
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Résumé

À l'occasion de la parution dans Dialogue de la traduction anglaise de l'un de mes articles, je formule ici quelques réflexions sur la publication de travaux philosophiques dans des langues autres que l'anglais.

Abstract

ABSTRACT

As Dialogue publishes an English translation of one of my articles, I comment briefly on publication of philosophical research in languages other than English. The English version starts on p. 374.

Type
Dossier : Permettre et encourager la circulation des idées : Dialogue face aux défis du bilinguisme / Feature: Promoting the Circulation of Ideas: Dialogue and the Challenges of Bilingualism
Copyright
Copyright © The Author(s), 2020. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/l'Association canadienne de philosophie

Faire de la philosophie en anglais et en français au Canada

Le fait que l'anglais fasse aujourd'hui office de lingua franca ne va pas sans créer un certain nombre de difficultés et de désavantages pour celles et ceux dont l'anglais n'est pas la langue maternelle lorsqu'ils ou elles communiquent avec des anglophones. Comme le faisait remarquer le philosophe Philippe Van Parijs, il faut investir beaucoup d'efforts et de ressources si l'on veut atteindre un niveau d'aisance suffisant pour bénéficier des mêmes chances que celles ou ceux dont l'anglais est la première langueFootnote 1. Pour pouvoir lire la littérature de pointe dans un domaine, publier dans les meilleures revues, présenter ses travaux dans des conférences ou encore s'insérer dans des réseaux de recherche, il faut effectivement maîtriser suffisamment bien la lingua franca.

Pourtant, de nombreux locuteurs et locutrices non-anglophones tiennent à travailler au moins partiellement en anglais : cela leur permet d’élargir considérablement le nombre de leurs interlocuteurs et collaborateurs, et leur assure également la possibilité de rejoindre un public beaucoup plus large. D'un point de vue strictement rationnel — la rationalité étant ici réduite à ce qui permet à chacun de favoriser ses propres intérêts — beaucoup de philosophes auraient donc des raisons de cesser tout simplement de publier dans leur langue maternelle. Dans certains champs de la philosophie — et l'on peut naturellement penser ici aux différents courants de la tradition analytique — écrire dans sa propre langue pourrait même sembler tout bonnement futile, même si celle-ci est par ailleurs utilisée dans plusieurs pays du monde (comme, par exemple, le français ou l'espagnol). D'autre part, dans la mesure où beaucoup de philosophes analytiques, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, n'apprennent pas de seconde langue, celles et ceux qui s'inscrivent dans ce courant et font néanmoins le choix de travailler en français, en espagnol ou en portugais renoncent ipso facto à voir leurs écrits être aussi largement diffusés qu'ils le mériteraient peut-être. Il est même possible que ceux-ci ne soient pas référencés dans les bases de données bibliographiques dont on se sert dans le monde anglophone. Autrement dit, il ne manque pas de bonnes raisons de passer à l'anglais, et ces raisons pèsent lourd.

Celles et ceux d'entre nous qui ne réduisent pas la rationalité à sa seule dimension instrumentale et à la maximisation de l'intérêt individuel se retrouvent alors confronté.es à un dilemme. Quand on souhaite contribuer au dynamisme et à l'enrichissement de la culture dans sa propre langue, on ne renonce pas de gaieté de cœur à l'employer pour écrire et faire de la philosophie. Même pour des langues qui comptent des locuteurs aux quatre coins du monde comme le français, le fait que la plupart des activités qui traitent d'enjeux fondamentaux — les sciences, la philosophie, les arts, ou encore les affaires — soient menées en anglais représente un risque : que la langue «mineure» n'ait plus qu'une valeur folklorique. Ce problème est d'autant plus pressant dans un contexte comme celui du Canada et de l'Amérique du Nord, où les francophones ne représentent qu'une petite minorité des locuteurs.

Plus fondamentalement, si l'on accepte une conception néoromantique du langage, comme celle qui a par exemple été développée par Charles Taylor, le choix de l'anglais risque de se payer d'un appauvrissement des contenus philosophiques, car certaines idées et certains concepts ne trouvent réellement leur sens qu'au sein d'une langue et d'une forme culturelle particulières. Il s'agit là sans doute d'une thèse philosophique controversée, mais elle est tout à fait plausible.

On pourrait naturellement objecter que maîtriser une seconde langue (et a fortiori plusieurs autres) est une chance et une richesse pour l'individu bilingue ou multilingue. Ainsi, pour celles et ceux qui entretiennent une conception instrumentale du langage, parler plusieurs langues représente un moyen particulièrement efficace de maximiser ses opportunités (en termes de carrière, de relations, de possibilité d'aller vivre dans un autre endroit, etc.). De même, si l'on adhère à une conception expressiviste du langage, apprendre une seconde langue permet de développer une intimité avec un autre monde de sens et de valeurs qui, sans cela, demeurerait inaccessible. Autrement dit, dans les deux cas, on devrait presque être reconnaissant de ne pas avoir eu l'anglais comme langue maternelle.

Peut-être s'agit-il là d'une rationalisation a posteriori de ma part. Étant donné que l'apprentissage d'une langue étrangère à l’âge adulte demande beaucoup d'efforts, je me réjouis d’être parvenu à atteindre un niveau de maîtrise de l'anglais qui me permet de mener à peu près le genre de vie et le type de carrière auxquels j'aspirais. L'un de mes plus grands regrets est en fait de m’être arrêté trop tôt dans mon apprentissage de l'espagnol et de l'allemand. Si je n'ai pas continué, c'est parce qu'il n’était pas absolument nécessaire pour moi d'apprendre une troisième ou une quatrième langue. Je peux communiquer en anglais avec la plupart des personnes non-anglophones que je fréquente, et la plupart des grandes œuvres étrangères sont traduites en anglais.

En tant que philosophe et universitaire, je ne me retrouve pas moins déchiré entre mon désir de contribuer à la vie intellectuelle francophone et celui de publier en anglais. Chaque fois que je commence à travailler sur un nouvel article ou sur un livre, je me heurte à la question de savoir s'il paraîtra en français ou en anglais. Cependant, dans la mesure où la plupart des revues universitaires sont désormais publiées en ligne, ce qui assouplit considérablement les contraintes d'espace et de longueur, il devient maintenant possible de ne plus avoir à faire de choix. La revue Dialogue, qui s'est toujours tenue à l'engagement de publier des articles de philosophie dans les deux langues officielles du Canada et, ce faisant, de tenter de «réconcilier», autant que possible, nos deux «solitudes» linguistiques, est un lieu idéal pour tester de nouvelles manières de faciliter et d'encourager les publications universitaires en français.

On peut sans doute s'attendre à ce que très peu de métaéthiciens et métaéthiciennes non-francophones se mettent à lire des travaux en français. Cependant, il est important que ceux-ci existent. D'une part, les spécialistes de métaéthique qui ne sont pas anglophones sont plus susceptibles de contribuer au dynamisme de leur domaine, notamment en y important les traditions philosophiques dominantes de leurs pays, et réciproquement. Par exemple, il y a longtemps que je ne m’étais plus penché sur les écrits philosophiques d'Albert Camus. Or ce qu'il écrit au sujet du «silence déraisonnable du monde» s'applique à certains problèmes contemporains en métaéthique et en éthique normative avec une pertinence qui m'a récemment beaucoup frappé. C'est de cette manière, en tirant le meilleur de la dualité issue du bilinguisme officiel au Canada — sans naturellement oublier qu'il y existe aussi des dizaines de langues autochtones —, que Dialogue pourrait faire sa part, aussi modeste soit-elle, dans l'effort de diversification de la philosophie anglophone.

Il est également crucial que des articles universitaires en français existent pour la formation des étudiants et étudiantes de premier cycle. Dans de nombreuses universités francophones — et cela s'applique à mon cas, à l'université Laval —, les enseignants hésitent à donner trop de lectures obligatoires en anglais à leurs étudiant.e.s, car cela risque de pénaliser celles et ceux qui n'ont pas eu la chance d'atteindre au préalable un niveau d'anglais suffisant. Or, si nous n'offrons pas à ce public la possibilité d’être initié à certains sous-champs disciplinaires (comme la métaéthique) au baccalauréat, très peu envisageront de poursuivre dans cette voie aux cycles supérieurs.

Il est donc réconfortant de voir que Dialogue se montre sensible à la situation particulière des philosophes francophones. Dans la mesure où j'y mobilise la littérature anglo-américaine récente en métaéthique, je suis particulièrement heureux de voir cet article consacré au constructivisme humien, publié en français dans Dialogue en 2018, paraître dans une traduction anglaise à l'occasion de ce numéro. Je remercie l’équipe de Dialogue pour cette heureuse initiative et Aude Bandini pour la traduction française de ce mot d'introduction.

* * *

Philosophizing in English and French in CanadaFootnote 2

The fact that English is the current lingua franca creates a host of challenges and disadvantages for non-native English speakers who interact with Anglophones. As the philosopher Philippe Van Parijs argued, non-native English speakers must spend considerable resources attaining a sufficient level of proficiency in order to have access to the same opportunities as native English speakers.Footnote 3 Reading the cutting-edge literature, publishing in the most influential journals, and presenting at conferences, being part of research networks all involve mastering the lingua franca to a sufficient degree.

Be that as it may, many non-native English speakers will nonetheless want to work at least partly in English, as this greatly widens one's epistemic community and increases one's potential audience. From a purely rational standpoint — rationality here narrowly defined as what promotes one's self-interests — it would make sense for many philosophers to quit publishing in their native language altogether. In some fields of philosophy — think of the various fields of analytic philosophy — even philosophers whose native language is spoken in more than one country (say, French or Spanish) may find it futile to publish in their first language. Given the monolingualism of many Anglo-American analytic philosophers, those who publish in French, Italian, or Portuguese cannot expect that their work will circulate broadly or even show up in the bibliographical searches performed by Anglophone philosophers. The incentives to switch to English are powerful.

For those of us who do not reduce rationality to instrumental reason and self-interest, this creates a dilemma. A philosopher who is committed to contributing to making one's native culture and language vibrant can't remorselessly quit doing philosophy in that language. Even for global languages such as French, there is a risk of folklorization if science, philosophy, art, business, or other high stakes activities are conducted only in English. This is all the more important in contexts such as Canada and North America where Francophone speakers are a small minority.

More fundamentally, if one accepts a neo-romantic conception of language as articulated, for instance, by Charles Taylor, the transfer to English comes at the cost of an impoverishment of philosophical thought, as some views and concepts might only be conceivable in a particular language and cultural lifeform. This is, of course, a controversial philosophical thesis, but it is not implausible.

One might object that mastering more than one language is highly valuable for bilingual or multilingual individuals. Whereas those who hold an instrumental conception of language can point out that multilingualism is a powerful opportunity maximizer (in terms of careers, relationships, places to live, etc.), those who adhere to an expressivist conception maintain that learning a second language provides a deeper access to another world of meaning and values. On both counts, one should feel grateful for not being a native English speaker.

Perhaps this is nothing more than ex post rationalization, but I concur. Given that it takes much effort to learn a second language as an adult, I am grateful that attaining a certain level of proficiency in English was required for having the kind of lifestyle and career to which I aspired. One of my great regrets is that I quit too early when I tried to learn Spanish and German: mastering a third and fourth language is not absolutely necessary since I can communicate in English with most non-Francophones and some of the best foreign cultural productions are translated in English.

Be that as it may, as an academic philosopher, torn between my desire to contribute to the Francophone philosophical community and to publish in English, I must decide each time I begin working on a paper or a book whether it will be in English or in French. Now that most academic journals are published online only and that space is much less of an issue, this creates a new opportunity for publishing academic papers in two languages. Dialogue, which has always been committed to publishing philosophy in Canada's two official languages and to ‘reconciling,’ as much as possible, the two linguistic ‘solitudes,’ is a perfect platform for experimenting with novel ways to lower the cost of publishing academic papers in French.

Although we can assume, for instance, that very few non-Francophone metaethicists will read metaethics papers in French, doing metaethics in French remains important. Among other things, non-Anglophone metaethicists are more likely to fertilize analytic metaethics in original ways by drawing on their country's dominant philosophical traditions, and vice versa. For instance, although I had not given serious thoughts to Albert Camus’ philosophical writings since my early twenties, it recently dawned on me that his view on the ‘unreasonable silence of the world’ was relevant to some current topics in metaethics and normative ethics. By making the best of Canada's official linguistic duality — there are also, of course, dozens of Indigenous languages in Canada — Dialogue could contribute if only modestly to the diversification of Anglophone philosophy.

Moreover, the availability of recent academic papers in French is crucial for undergraduate education in philosophy. In many francophone universities — and this applies to me at Université Laval — professors are hesitant to give too many mandatory readings in English to undergraduate students, as this could disadvantage those who have not had the opportunity to learn English at a sufficiently high level during high school. And if undergrads are not introduced to subfields such as metaethics during their undergraduate studies, few of them will be drawn to them in their graduate studies. It is heartening that Dialogue is sensitive to the plight of Francophone philosophers in Canada and, given that I built upon recent work in Anglo-American metaethics, I'm grateful that my paper on Humean constructivism — previously published in French by Dialogue in 2018 — is appearing in English translation in this issue. I wish to thank Dialogue's editorial team for this timely endeavour and Aude Bandini for translating this introduction into French.

References

1 Van Parijs, Philippe, Linguistic Justice for Europe and for the World, Oxford, Oxford University Press, 2011CrossRefGoogle Scholar.

2 French translation by Aude Bandini.

3 Van Parijs, Philippe, Linguistic Justice for Europe and for the World, Oxford, Oxford University Press, 2011CrossRefGoogle Scholar.