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L’Esprit de l’ours contre la station de ski : l’argumentation juridique face à un conflit épistémologique et ontologique

Published online by Cambridge University Press:  18 February 2019

Yves Gingras
Affiliation:
CIRST Université du Québec à Montréal Montréal (Québec)gingras.yves@uqam.ca
Julien Larregue
Affiliation:
CIRST Université du Québec à Montréal Montréal (Québec)larregue.julien@uqam.ca

Résumé

Cet article analyse un jugement de la Cour suprême du Canada rendu en 2017, en le comparant à un cas semblable survenu en 2002 en Nouvelle-Zélande. La première cause visait à accorder une protection juridique à « l’esprit de l’ours Grizzly » habitant un mont de Colombie-Britannique sur lequel des promoteurs voulaient construire une station de ski et la seconde visait à protéger une créature spirituelle vivant dans les eaux du ruisseau. Dans les deux cas, la question posée aux juges revient à statuer sur l’existence de créatures métaphysiques, et donc à trancher un conflit ontologique. Les juges canadiens et néo-zélandais vont refuser d’étendre le domaine d’application du droit à la protection des objets de ces croyances. Leur conclusion peut se comprendre à la lumière du fait que le mode d’argumentation juridique, de par sa nature rationaliste et naturaliste, n’est pas en mesure de penser les entités métaphysiques à partir du cadre conceptuel que lui a légué la révolution scientifique du XVIIe siècle.

Abstract

This article analyzes a Supreme Court judgment rendered in 2017 by comparing it to a similar case from New Zealand in 2002. The first case aimed to provide legal protection to the sacred “Grizzly Bear Spirit” living on a mountain in British Columbia, on which developers wanted to build a ski resort. In both cases, the judges had to rule on the existence of metaphysical creatures, and thus settle an ontological conflict. The Canadian and New Zealand judges refused to extend the scope of freedom of religion to the protection of the subjective manifestation of these beliefs. Their conclusion can be understood in the light of the rationalist and naturalistic nature of legal argumentation that is unable to think of metaphysical entities through the conceptual framework bequeathed to it by the scientific revolution of the 17th century.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Law and Society Association / Association Canadienne Droit et Société 2019 

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5 Ibid., paragraphes 39 et 43.

6 Ibid., paragraphe 44.

7 Ibid., paragraphe 48.

8 Ibid., paragraphe 435.

9 Ibid., paragraphe 411 et suivants.

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25 Frédéric Zenati, « L’immatériel et les choses », Archives de philosophie du droit 43 (1999) : 80.

26 Distinction que l’on trouve notamment dans le Livre II des Institutes de Gaïus.

27 Amato, Salvatore, « “Rien qui soit” : présences juridiques de l’immatériel », Archives de philosophie du droit 43 (1999) : 49.Google Scholar

28 Ibid.

29 F. Zenati, « L’immatériel et les choses », art. cit.

30 Karl Marx, Le Capital, Livre I (Paris, Folio, 2008).

31 F. Zenati, « L’immatériel et les choses », art. cit.

32 S. Amato, « “Rien qui soit” : présences juridiques de l’immatériel », art. cit., p. 59.

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34 Ibid., 615.

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38 Supreme Court of Canada, R c. Big M Drug Mart Ltd., Ottawa, 1 R.C.S. 295, 1985, p. 336. Nous soulignons.

39 Lorsque des droits religieux en lien avec un site géographique identifié sont reconnus à une communauté autochtone, leur protection juridique pourra prendre deux formes : celle d’une utilisation exclusive, ou celle d’un droit de passage. Voir Ghislain Otis, « Revendications foncières, « autochtonité » et liberté de religion au Canada », Les Cahiers de droit 40, no 4 (1999) : 755–756.

40 Supreme Court of British Columbia, Saulteau First Nations c. Ministry of Energy and Mines, Vancouver, 1998.

41 Shrubsole, N.D., « Secularization, Dispossession, Forced Deprivatization », art. cit., p. 355.Google Scholar

42 Ibid., 353; voir M.L. Ross, First Nations sacred sites in Canada’s courts, op. cit.

43 G. Otis, « Revendications foncières, « autochtonité » et liberté de religion au Canada », art. cit., 771.

44 Ibid., 758.

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47 N. Bakht et L. Collins, « “The Earth is Our Mother” », art. cit.

48 Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia op. cit., paragraphe 59. Voir Ktunaxa Nation Council et al, Appellants’ factum, File No. 36664, Supreme Court of Canada, 2016, p. 3. Nous soulignons.

49 Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia op. cit., paragraphe 50.

50 Supreme Court of British Columbia, Ktunaxa Nation c. British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), Vancouver, 2014, paragraphe 299.

51 Court of Appeal for British Columbia, Ktunaxa Nation c. British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), BCCA 352, 2015, paragraphe 67; cité dans Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), op. cit., paragraphe 55.

52 Ibid.

53 Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia, op. cit., paragraphe 57. La seconde question portait sur le caractère raisonnable du processus de consultation et de l’accommodement imposés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

54 Notamment dans les arrêts Ecole secondaire Loyola c. Québec (2015), Mouvement laïque québécois c. Saguenay (2015), ou encore Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys (2006).

55 Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia, op. cit., paragraphe 63.

56 Ibid., paragraphe 68.

57 Ibid., paragraphe 69.

58 Au-delà de ces désaccords sur la portée de l’alinéa 2a) de la Charte, l’ensemble des juges sont d’accord pour dire qu’accéder aux revendications juridiques des Ktunaxa aboutirait à imposer une limite considérable aux droits d’un tiers, Glacier Resorts Ltd. Selon cette position, aucun arrangement ni tentative d’accommodement ne serait possible entre la Nation et Glacier Resorts, la construction d’une station de ski étant fondamentalement incompatible avec la spiritualité autochtone. Ce radicalisme est d’autant plus délicat que les revendications de la Nation n’ont pas toujours été aussi tranchées. Ce n’est en effet que depuis 2009 et l’intervention du gardien du savoir Chris Luke que la communauté autochtone a refusé toute construction. Auparavant, de longues négociations avec l’administration de Colombie-Britannique et l’entreprise Glacier Resorts avaient donné lieu à un accord de principe sur la possibilité d’une construction à Qat’muk. Tous les juges de la Cour suprême du Canada reconnaissent donc le caractère raisonnable de la décision du Ministre d’accorder une autorisation de construction, la décision finale étant un compromis entre les droits religieux des Ktunaxa et l’intérêt général représenté notamment par les retombées économiques et sociales attendues de la station de ski. Nous ne discuterons pas ici la possibilité d’un usage stratégique des croyances invoquées dans ce litige.

59 Ibid., paragraphe 70. Nous soulignons.

60 Ibid., paragraphes 70–71. Nous soulignons.

61 Ibid., paragraphe 72.

62 Ktunaxa Nation Council et al., Appellants’ factum, op. cit., p. 6. Nous soulignons.

63 Glacier Resorts Ltd., Factum of respondent, File No. 36664, Supreme Court of Canada, 2016, p. 11.

64 Supreme Court of British Columbia, Ktunaxa Nation c. British Columbia, op. cit., paragraphe 299.

65 Ktunaxa Nation Council et al., Appellants’ factum, op. cit., p. 5.

66 Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia, op. cit., paragraphe 47.

68 Glacier Resorts Ltd., op. cit. p. 21.

69 Les juges ne concluent cependant pas à une violation de la Charte car ils estiment que « la décision du Ministre est toutefois raisonnable parce qu’elle est le fruit d’une mise en balance proportionnée du droit reconnu aux Ktunaxa par l’al. 2a) de la Charte et des objectifs confiés par la loi au Ministre : administrer les terres de la Couronne et les aliéner dans l’intérêt public » (Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia, op. cit., p. 12.).

70 Supreme Court of Canada, Ktunaxa Nation c. British Columbia, op. cit., paragraphe 117. Nous soulignons.

71 Ibid., paragraphe 130.

72 Environment Court, Beadle & WiHongi c. Minister of Corrections, op. cit., paragraphe 417.

73 Ibid., paragraphe 415.

74 Ibid., paragraphes 411–412.

75 Ibid., paragraphe 373.

76 Ibid., paragraphes 374–375.

77 Ibid., paragraphe 425. Nous soulignons.

78 Ibid., paragraphe 414.

79 Ibid., paragraphe 434.

80 Ibid., paragraphe 432.

81 Ibid., paragraphe 440. Nous soulignons.

82 Ibid., paragraphe 440.

83 Ibid., paragraphe 445.

84 Pour une discussion approfondie de cette histoire, voir Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde (Paris, Gallimard, 1985).

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