Sur le système de parenté européen
Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Toute société produit ses généralisations au travers desquelles elle tend à se décrire et à se représenter. À partir d’un objet d’étude, celui de la parenté et de l’alliance en Europe occidentale, l’article met en évidence les écarts parfois considérables qui peuvent s’établir entre de telles généralisations et les pratiques réelles ; il souligne les difficultés d’ordre méthodologique, d’interprétation, de comparaison avec d’autres sociétés qui en découlent. Le système européen est-il simplement et toujours cognatique, associe-t-il strictement filiation et dévolution des biens, ne présente-t-il, au niveau des alliances, aucune règle, aucune préférence organisatrice, aucun échange direct des femmes et aucun bouclage dans la parenté ? Les réponses à de telles questions ne peuvent être apportées qu’en prenant en compte toute la complexité du fonctionnement réel de ce système.
Every society produces generalisations about itself through which it to describes and represents itself. This article, which deals with kinship and marriage-alliances in Western Europe, emphasizes the differences, sometimes considerable which can be identified between such generalisations and the real practices. It highlights the difficulties, in terms of methodology, interpretation and comparison with other societies, that derive from these differences. Is the European system always and simply cognate? Does it link direct descend and inheritance rigidly? Doesn't it present, at the level of marriage alliances any rules, any principles of organisation, any direct exchange of women or any additional mechanisms to reinforce kinship? The answers to these questions can only be reached by taking into consideration the complexity of the practical realities through which this system worked.
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2- Dans la Rome antique, la filiation sociale à travers l’adoption accompagnait la filiation biologique et pouvait primer sur elle. Chez les Huave du Mexique méridional, la parenté se détermine en fonction des actions (faire ensemble) et de la volonté ( Cuturi, Flavia G., Le parole e io fatti: per un’ antropologia semantica della « parentela » huava, Rome, Europa, 1990 Google Scholar) ; chez les Makhuma, par la circulation des aliments ( Meillassoux, Claude, « La vita dei mostri. Le immagini dell’Altro nella letteratura antropologica », in Fabietti, U. (dir.), Il sapere dell’antropologia, Milan, Mursia, 1993, pp. 111–139 Google Scholar.
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7- Le problème se pose, en réalité, pour toutes les sociétés : qu’elles soient cognatiques ou qu’elles s’organisent autour de lignages, la plupart reconnaissent l’existence de parentèles, de personal kindred. Voir, à ce sujet, Mitchell, William E., « Theoretical problems in the concept of kindred », American anthropologist, 65, 2, 1963, pp. 343–354.CrossRefGoogle Scholar
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10- Le problème se pose également dans le contexte des Églises orthodoxes orientales. Pour la Russie, voir Gessat-Anstett, Élisabeth, « Histoires de mutation. Les terminologies russes de parenté », L’Homme, 154-155, 2000, pp. 613–634 Google Scholar.
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13- Boulnois, Olivier, « Un et un font un. Sexes, différence et union sexuelle au Moyen Âge, à partir des “Commentaires des Sentences” », in Legendre, P. (éd.), « Ils seront deux… », op. cit., pp. 107–128 Google Scholar. Notons que la théorie de la double semence et l’interprétation de Bonaventure ou de Duns Scot ont pour conséquence d’attribuer à Marie une part active dans l’engendrement de son fils. Elle coopère à l’humanité du Christ, ce qui explique ses mérites et fonde la théologie de l’Immaculée Conception que l’Église catholique ne reconnaîtra officiellement qu’au XIXe siècle.
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16- Les médecins du XVIe siècle se sont longuement interrogés pour savoir s’il existe une semence féminine et, le cas échéant, sur son rôle. La théorie de la double semence, largement majoritaire pendant le haut Moyen Âge, recule à partir de la fin du XIIe siècle avec l’arrivée de certains textes aristotéliciens. Voir ENRIC PORQUERES IGENÉ, « Cognatisme et voies du sang. La créativité du mariage canonique », L’Homme, 154-155, 2000, pp. 335-356.
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24- M. Del Treppo et A. Leone, Amalfi…, op. cit. En ce qui concerne les problèmes d’anthroponymie médiévale et moderne, on se reportera aux différents volumes des contributions réunies par Bourin, Monique, Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, Tours, Publications de l’Université de Tours, 1989-2002 Google Scholar. En ce qui concerne plus particulièrement l’Italie, voir les articles réunis dans les volumes 106-2, 1994, pp. 313-736, 107-2, 1995, pp. 333-633, 110-1, 1998, pp. 79-270 des Mélanges de l’École française de Rome, ainsi que Bourin, Monique, Martin, Jean-Marie et Menant, François (dir.), L’anthroponymie : document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médiévaux. Actes du colloque de Rome (6-8 octobre 1994), Rome, École française de Rome, 1996 Google Scholar.
25- « Dans les documents datant de 1080-1100, les groupes familiaux se trouvent nettement individualisés par un cognomen, par un surnom que portent en commun les frères et les cousins ». Ce surnom s’ajoute au nom individuel « hérité des ancêtres » (GEORGES DUBY, « Lignage, noblesse et chevalerie au XIIe siècle dans la région mâconnaise. Une révision », Annales ESC, 27-4/5, 1972, pp. 803-823, ici pp. 804-805).
26- Klapisch-Zuber, Christiane, « Ruptures de parenté et changements d’identité chez les magnats florentins du XIVe siècle », Annales ESC, 43-5, 1988, pp. 1205–1240.Google Scholar
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29- Entre la fin du XIVe et le début du XVe siècle, les Sanseverino obtiennent du roi de Naples le privilège de diviser leurs fiefs entre tous les mâles, d’élargir le champ de la succession, puis, en 1402, d’exclure les filles – « que dans les fiefs ne succèdent que les mâles » –, ce qui permet à Luigi Sanseverino de transmettre son patrimoine à son cousin éloigné (2e/3e degré), Enrico (voir G. Delille, Famille et propriété…, op. cit.). Dans les États pontificaux, les Colonna promulguent un pacte de famille qui dicte des règles semblables. Les mêmes comportements se rencontrent en Italie du Nord : au milieu du XIVe siècle, les San Nazzaro de Pavie se constituent en consorteria familiale avec des institutions imitées de celles de la commune (” Anciens » ou « recteurs », Conseil des « sages »…), et les statuts promulgués le 21 avril 1352 indiquent, avec beaucoup de précision, la situation de chacun par rapport au groupe et les rapports qu’il doit entretenir avec lui. Voir Renato Soriga, « Statuti patrimoniali di una consorteria pavese del secolo XIV », in Archivio storico lombardo, série V, t. 46, 1919, pp. 236-241, texte repris dans JEAN FAVIER (dir.), Archives de l’Occident, t. 1, Olivier Guyotjeannin, Le Moyen Âge, Ve-XVe siècle, Paris, Fayard, 1992, pp. 694-699.
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31- On trouvera une généalogie de la maison de Toulouse dans Europaische Stammtafeln, III, 4, Marburg, Verlag von J. A. Stargardt, 1989, pp. 763-772. Sur le choix des « prénoms » dans la maison de Comborn, voir Bernadette Barrière, « La dénomination chez les vicomtes limousins : le lignage des Comborn », in M. Bourin (études réunies par), Genèse médiévale…, op. cit., t. III, 1995, pp. 65-80.
32- Ruchaud, Jean-Louis et al., Généalogies limousines et marchoises, t. I-XIII, Mayenne, Yves Floch, 1982-2004 Google Scholar (la généalogie des Cibot est décrite dans le t. VI, 1993).
33- Lévi-Strauss, Claude, « Maison », in Bonte, P. et Izard, M. (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, [1991] 2002, pp. 434–436.Google Scholar
34- Une recherche, en cours de publication, à partir des généalogies de familles de la noblesse féodale française (Europaische Stammtafeln, vol. III/4, XIII, XIV, XV) et de Hesse/Saxe (Europaische Stammtafeln, vol. XVII) met en évidence la quasi-disparition de ce type d’alliance, avec quelques différences chronologiques suivant les régions ou les familles, entre le XIVe et le XVIe siècle. Les mariages parallèles patrilatéraux ne recommencent à se multiplier qu’à partir de la fin du XVIe siècle.
35- De manière générale, les filles uniques peuvent toujours, légalement, hériter. À travers des évolutions différentes suivant les régions, la dégradation du rôle des femmes dans les mécanismes de circulation des biens n’en a pas moins été continue à partir des XIe et XIIe siècles : réduction ou disparition du don marital, généralisation d’un système de dotation qui exclut les filles de l’héritage paternel, régime de séparation des biens entraînant la consolidation de l’inaliénabilité des dots et le contrôle du mari sur la gestion des biens héréditaires de son épouse, difficultés toujours plus grandes, voire incapacité à stipuler librement un contrat… Certaines législations civiles finissent par exclure pratiquement les filles, même uniques, de tout héritage paternel. À Florence, la loi successorale de 1415, puis les statuts communaux de 1417 allongent la liste – déjà fort nourrie, comme dans la plupart des Communes médiévales de l’Italie du Nord et du Centre – des agnats mâles qui excluent les filles des successions paternelle et maternelle (dot), et les soeurs de l’héritage des frères (voir Chabot, Isabelle, «Le gouvernement des pères : l’État florentin et la famille (XIVe-XVe siècles) », in Boutier, J., Landi, S. et Rouchon, O. (éd.), Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 241–263 CrossRefGoogle Scholar).
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37- L’argument est largement étayé par Augustin, Georges, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’ethnologie, 1989.Google Scholar
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