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Laurence Brockliss (éd.), From Provincial Savant to Parisian Naturalist: The Recollections of Pierre-Joseph Amoreux, 1741-1824, Oxford, Voltaire Foundation, 2017, xx-435 p.

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Laurence Brockliss (éd.), From Provincial Savant to Parisian Naturalist: The Recollections of Pierre-Joseph Amoreux, 1741-1824, Oxford, Voltaire Foundation, 2017, xx-435 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

Élias Burgel*
Affiliation:
elias.burgel@unicaen.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Botaniste, médecin, agronome ou encore historien, Pierre-Joseph Amoreux (1741-1824) fut l’incarnation parfaite du savant polymathe, laborieux et éclectique des Lumières. Laurence Brockliss offre à la communauté historienne une précieuse édition critique des mémoires de cette figure méridionale largement oubliée. Les quelque trois cents pages manuscrites conservées à la Bibliothèque municipale d’Avignon depuis 1879, date à laquelle ce trésor d’archives fut probablement légué par des descendants de l’auteur puis conservé sous la cote Ms. 1269, étaient connues de l’auteur depuis ses premières recherches sur la médecine de l’époque moderne à la fin des années 1980. Ces travaux avaient, en particulier, conduit à la publication de The Medical World of Early Modern France (1997), vaste synthèse co-écrite avec Colin Jones, avant que l’historien britannique ne concentre son enquête sur les médecins de la République des Lettres.

L. Brockliss considère le manuscrit d’Amoreux comme l’un des rares témoignages autobiographiques offerts par un savant provincial de la fin de l’époque moderne : celui-ci fut composé entre le début du xixe siècle et la mort de son rédacteur en 1824. Les souvenirs antérieurs à 1800, organisés année par année, furent probablement rédigés à partir de « notes, lettres et documents familiaux » pour faire office d’« aide-mémoire » (p. 23). Plus détaillée pour la période post-révolutionnaire, la narration fut ensuite probablement retouchée à de nombreuses reprises, ce qui fait de ce manuscrit un véritable palimpseste. Malgré son excellente connaissance des archives personnelles de Pierre-Joseph Amoreux, dispersées entre la Bibliothèque municipale d’Avignon, la Bibliothèque municipale de Montpellier, la Bibliothèque nationale de France ou encore les Archives départementales du Gard, L. Brockliss ne souligne peut-être pas suffisamment à quel point l’exceptionnelle conservation de cette documentation est redevable du fait que ce savant des Lumières, fort soucieux de sa postérité, semble avoir lui-même méticuleusement classé ses papiers de son vivant. S’il convient de se réjouir de retrouver désormais la majeure partie de ces brouillons, notes de lecture ou correspondances dans des institutions publiques, l’histoire de leur fragmentation posthume demeure à écrireFootnote 1.

L’édition du manuscrit autobiographique est précédée d’une grosse centaine de pages introductives : au gré d’une démonstration efficace et élégante, L. Brockliss offre de robustes analyses sur la trajectoire de Pierre-Joseph Amoreux à partir de méthodes, de concepts et de références d’histoire des savoirs. Jusqu’alors, en dehors d’évocations rapides dans de courts articles signés par des érudits locaux comme Louis Dulieu (1917-2003), historien de la médecine montpelliéraine, la vie de ce savant avait très largement échappé à l’historiographie. Originaire de Beaucaire, Amoreux est un fruit de la reproduction sociale de la République des Lettres : ses études de médecine à Montpellier, sa participation précoce aux activités de la Société royale des Sciences de cette même ville ou encore son entregent aisé avec de nombreux notables doivent beaucoup au fait que Guillaume Amoreux (1714-1790), son père, fut lui-même un médecin impliqué dans les activités académiques, les pratiques de collection et de bibliophilie, les correspondances savantes, etc. Tous deux incarnent l’idéal-type du médecin des Lumières, à l’image du provençal Michel Darluc (1717-1783) ou du comtadin Esprit Calvet (1728-1810)Footnote 2. Au grand désespoir de son ascendant, « Amoreux fils » – selon le surnom dont il s’affuble lui-même – fait cependant preuve d’une grande radicalité lorsqu’il abandonne définitivement, à la fin des années 1760, l’exercice de la médecine pour se consacrer exclusivement aux activités érudites.

« Linéen enthousiaste » (p. 43), comme de nombreux savants qui gravitent autour du pôle universitaire montpelliérain, il se passionne avant tout pour les questions botaniques. Bénéficiaire d’une confortable position de bibliothécaire, qui lui assure de larges périodes d’otium sans faire de lui un nanti, Pierre-Joseph Amoreux jouit d’une grande liberté qui n’est « habituellement accordée qu’aux riches aristocrates provinciaux de la République des Lettres » (p. 36). Dès lors, comme en témoignent ses mémoires, il réussit à tirer profit des ressources de Montpellier : à la fin de l’époque moderne, cette capitale provinciale constitue un véritable « lieu de savoir », au sens de Christian Jacob, avec des bibliothèques privées et publiques, des cabinets de curiosité, des institutions académiques ou encore son jardin botaniqueFootnote 3. L’ouvrage offre, à cet égard, une importante contribution à l’histoire des matérialités érudites, en évoquant des questions comme le marché du livre d’occasion, les échanges de végétaux ou encore les pratiques d’hospitalité savante. Plus généralement, cette édition critique permet de provincialiser l’histoire des savoirs au siècle des Lumières, encore trop souvent surcentrée, à l’échelle du royaume de France, autour de Paris et de ses institutions-phares comme l’Académie royale des Sciences ou le Jardin du roi.

L’un des grands mérites de l’introduction de L. Brockliss est d’interroger la trajectoire de Pierre-Joseph Amoreux selon une typologie des activités savantes (collectionner, correspondre, écrire, publier, voyager). Cela permet de prendre conscience que celles-ci sont chronophages et que l’engagement dans l’une d’entre elles implique, bien souvent, de négliger les autres. Dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, Amoreux fils est, par exemple, un épistolier peu fidèle, qui déçoit très largement ceux qui entrent en contact avec lui : d’après L. Brockliss, il refuse la logique du don/contre-don, inhérente à l’exercice de la correspondance savante, comme s’il considérait que rendre des services à distance constituait une perte de temps. Toute son énergie est, en revanche, orientée vers la quête frénétique de la reconnaissance académique, à travers la rédaction de mémoires envoyés dans tout le royaume, voire à l’étranger, pour concourir à des prix. Le milieu de la décennie 1780, qui le voit conquérir plusieurs récompenses et accéder à une petite notoriété, en particulier auprès de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, semble marquer une certaine réussite de ses entreprises. À la veille de la Révolution, son statut d’outsider dans le champ savant est donc très singulier : par sa position institutionnelle objective, il s’agit d’un naturaliste en marge, mais son temps libre lui permet de tenter de compenser sa marginalité.

L. Brockliss se montre surtout fasciné par la franche rupture que connaissent les activités intellectuelles d’Amoreux à partir de la Révolution : sa trajectoire épouse la dynamique d’une centralisation jacobine des institutions scientifiques – également mise au jour dans les travaux de l’historien des sciences Jean-Luc Chappey –, qui met fin à un plus grand polycentrisme des savoirs d’Ancien Régime incarné par l’académisme provincial cher à Daniel Roche. Ainsi, bien qu’il soit déjà sexagénaire au tournant du siècle, Pierre-Joseph Amoreux se met à effectuer de réguliers et longs séjours à Paris, où il fréquente les cours du Muséum national d’histoire naturelle, prend des notes sur des ouvrages de bibliothèques privées ou publiques pendant de longues semaines, visite des musées ou encore se met à collectionner des minéraux et des gravures. Grâce à ses relations avec Jean-Antoine Chaptal et Jean-Baptiste Huzard, il acquiert même une certaine réputation auprès de la fameuse Société d’agriculture du département de la Seine. En contact avec les plus grands savants du temps mais sans position institutionnelle, Amoreux fils fait figure de « provincial avec des relations parisiennes » (p. 103).

Par-delà la grande richesse de ce volume pour l’histoire des savoirs, le récit d’Amoreux constitue une mine d’or pour bien d’autres horizons. Ses mémoires posent, par exemple, des questions passionnantes d’histoire de la famille, du couple et du genre. Bien qu’il soit l’héritier théorique de sa famille en tant qu’aîné, Pierre-Joseph Amoreux demeure célibataire toute sa vie et se présente volontiers comme un ascète, empreint d’une profonde moralité, qui a « vécu en sage » et « tout fait pour le mieux » (cité p. 25). Jusque dans les années 1790, il habite aux côtés de ses parents, dans la demeure familiale montpelliéraine. Lorsque son père décède au début de la Révolution, il se réjouit de se retrouver, selon son expression, en « ménage à deux » avec sa mère, mais le décès de cette dernière, à peine quelques années plus tard, le conduit à tenter en vain de faire revenir sa sœur cadette, religieuse de condition, au domicile familial. Cela montre, en pratique, la dépendance du savant à des auxiliaires féminines en matière domestique. La cohabitation avec son frère Vincent dans les dernières années de sa vie interroge, quant à elle, les logiques d’une solidarité avec un cadet infirme : le manuscrit autobiographique s’achève d’ailleurs par une annotation du petit frère, qui évoque les circonstances du décès de son aîné Pierre-Joseph.

En définitive, à la faveur d’une documentation exceptionnelle, il est désormais possible d’écrire, pas à pas, l’histoire complexe d’un naturaliste languedocien, ni vraiment central ni totalement marginal dans le champ savant de son temps. D’un côté, celui-ci exaspère par sa quête maniaque et solitaire de la reconnaissance académique, ses infidélités amicales ou encore sa conduite de franc-tireur. De l’autre, il fascine par sa résilience permanente, malgré ses échecs nombreux, et son aptitude à se montrer, sur plusieurs décennies, « capable de réorienter ses centres d’intérêt » sans jamais se « reposer sur ses lauriers » (p. 97). Avec son parcours sinueux, Pierre-Joseph Amoreux incarne une sorte d’anti-héros des Lumières, loin de toute success story. Environ deux cents ans après son décès, il faut donc savoir gré à L. Brockliss d’avoir mis à disposition du public éclairé les mémoires d’un personnage qui incarne si bien les ambivalences de son temps.

References

1 On regrette que Laurence Brockliss n’ait pas proposé, en annexe, une tentative de recensement exhaustif des papiers personnels de Pierre-Joseph Amoreux alors que ce travail préparatoire (par définition, toujours imparfait) semble avoir été fait pour rédiger l’introduction. Notons, en l’occurrence, que durant ses patientes et minutieuses recherches, celui-ci est passé à côté d’un important fonds conservé par la Bibliothèque universitaire historique de médecine (BUHM) de Montpellier. L’auteur des présentes lignes y consacre une partie de ses recherches.

2 Voir Laurence Brockliss, Calvet’s Web: Enlightenment and the Republic of Letters in Eighteenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 2002 et Alain Collomp, Un médecin des Lumières. Michel Darluc, naturaliste provençal, Rennes, PUR, 2011.

3 Toutes proportions gardées, ce type de capitales provinciales mérite très largement le traitement qui a été accordé par l’histoire des savoirs à des « villes-mondes » plus importantes : Antonella Romano et Stéphane Van Damme, « Paris et Rome aux xviie et xviiie siècles », in C. Jacob (dir.), Lieux de savoir, t. 1, Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007, p. 1165-1184 ; Antonella Romano et Stéphane Van Damme, « Sciences et villes-mondes. Penser les savoirs au large (xvie-xviiie siècles) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 55-2, 2008, p. 7-18. Voir également Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Armand Colin, 2011.