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Des « marcheurs » de 1983 aux « émeutiers » de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Stéphane Beaud
Affiliation:
Université de Nantes
Olivier Masclet
Affiliation:
Université de Paris-V – Sorbonne

Résumé

Il serait artificiel de comparer terme à terme deux moments que tout semble opposer et qui s’inscrivent dans des séquences événementielles différentes. Les émeutes urbaines de novembre 2005 peuvent être considérées comme le point d’orgue d’une longue série qui commence en 1979 à Vénissieux et s’accélère au début des années 1990 (Vaulx-en-Velin), si bien qu’elles sont devenues l’une des caractéristiques saillantes de la transformation des banlieues au cours du dernier quart du xxe siècle. La « Marche pour l’égalité » doit être replacée dans la longue série des mobilisations ultérieures en faveur de l’égalité, contre le racisme et les violences dans les quartiers (SOS Racisme en 1985, Stop la violence en 1999, Ni putes ni soumises en 2002). Cependant, la mise en perspective de ces deux moments nous apparaît comme un moyen privilégié pour saisir – et comprendre – les différences qui opposent la situation des enfants des cités d’hier et celle d’aujourd’hui, en mettant l’accent sur les enfants d’immigrés originaires du Maghreb, en raison de leur poids démographique et symbolique dans la population des cités. La perspective qui sera la nôtre est centrée sur la question de l’appartenance générationnelle, une clé d’interprétation possible des transformations qui affectent depuis vingt ans l’univers des jeunes de milieux populaires.

Abstract

Abstract

It would be artificial to compare too closely two moments which seem different in every regard and which arose from different circumstances. The urban riots of November 2005 can be considered as the outcome of a long series of events which was initiated in 1979 in Vénissieux and gained momentum at the beginning of the 1990s (Vaulx-en-Velin), to a point where they have become one of the emblems of the transformation of suburbs in the last quarter of the 20th century. The “March for equality” should be relocated within a long series of subsequent mobilizations for equality, against racism and violence in the suburbs (SOS Racisme in 1985, Stop la violence in 1999, Ni putes ni soumises in 2002). However, putting these two moments in perspective seems an efficient way to grasp – and to understand – the differences between the situation of the suburban youth of yesterday and of today, while putting the stress on children of North African descent because of their demographic and symbolic significance in the suburbs. Our approach centres on the notion of generation, which can be a key to interpreting the transformations that have affected youth from the working class in the past 20 years.

Type
Penser la crise des banlieues
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2006

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References

1 - La « cité » correspond géographiquement à un quartier d’habitat social, mais c’est aussi un terme « indigène », utilisé très fréquemment par les jeunes qui y habitent pour désigner, à l’extérieur, leur lieu de résidence; il marque un souci d’appropriation d’un espace de plus en plus stigmatisé.

2 - « Piégés par la République », Libération, 9 novembre 2005.

3 - Bachmann, Christian et Le Guennec, Nicole, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville. , Paris, Albin Michel, 1996 Google Scholar.

4 - Nous centrons l’analyse sur les enfants de l’immigration maghrébine pour des raisons objectives étroitement liées au déroulement de nos enquêtes de terrain. Ces enfants d’immigrés ont joué un rôle moteur dans la « Marche pour l’égalité » et sont apparus, à la différence des enfants d’immigrés portugais, comme un groupe visible dans l’espace public. Par ailleurs, ils sont d’eux-mêmes venus à notre rencontre, scellant avec nous des pactes d’enquête solides, durables et riches de résultats. Sur les lieux de nos enquêtes (Sochaux-Montbéliard et Gennevilliers), les enfants immigrés sub-sahariens sont soit absents, soit trop jeunes pour faire l’objet d’entretiens.

5 - Voir, notamment, Beaud, Stéphane et Pialoux, Michel, Retour sur la condition ouvrière. , Paris, Fayard, 1999 Google Scholar; ID., Violences urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003; Masclet, Olivier, La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué. , Paris, La Dispute, 2003 Google Scholar.

6 - Sayad, Abdelmalek, « Le mode de génération des générations immigrées », L’homme et la société. , 113-114, 1994, pp. 155-174, ici p. 156 CrossRefGoogle Scholar, qui reprend les analyses pionnières de Mannheim, Karl, Le problème des générations. , Paris, Nathan, [1928] 1990 Google Scholar. Ce dernier insiste sur l’importance du processus de stratification de l’expérience pour comprendre le mode de fabrication des générations, et notamment sur les « premières impressions » dans la formation de la conscience (pp. 52-53).

7 - Bloch, Marc, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien. , Paris, Armand Colin, [1949] 1993, pp. 151-152 Google Scholar.

8 - Azéma, Jean-Pierre, « La clef générationnelle », Vingtième siècle. , 22, 1989, pp. 3-10, ici p. 8 CrossRefGoogle Scholar.

9 - L’émigration de leurs parents, venus en nombre en France dans les années 1960, résulte en grande partie des conséquences sociales de la guerre d’Algérie et de la politique française de déplacement des populations en Algérie. Voir Sayad, Abdelmalek et Gilette, Alain, L’immigration algérienne en France. , Paris, Éditions Entente, 1984 Google Scholar.

10 - Voir Bouamama, Saïd, Dix ans de marche des beurs. Chronique d’un mouvement avorté. , Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 17 Google Scholar.

11 - Voir C. Bachmann et N. Le Guennec, Violences urbaines..., op. cit.

12 - Le poids des militants chrétiens, comme ceux de la CIMADE, dans l’organisation et l’esprit de la marche est incontestable. On les retrouve à cette occasion très mobilisés aux côtés des jeunes Maghrébins dans leur lutte pour la dignité. Mais leur rôle est en réalité bien antérieur, puisqu’ils ont été parmi les soutiens les plus fidèles des immigrés algériens depuis les années 1950 et qu’ils les ont défendus durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981). Ils sont les principaux promoteurs de la non-violence, stratégie politique entendue et reprise par de nombreux jeunes qui découvrent la puissance potentielle de cette forme d’action politique. Voir Boubeker, Ahmed, Des mondes de l’ethnicité. La communauté d’expériences des héritiers de l’immigration maghrébine en France, Thèse de Doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2001, p. 240 Google Scholar.

13 - Pour un témoignage de l’un de ses participants, voir Kara, Bouzid, La Marche. , Paris, Sindbad, 1984 Google Scholar.

14 - La gauche au pouvoir facilite la création des associations d’immigrés par une loi de novembre 1981, qui n’est plus soumise à la condition de l’accord préalable du préfet.

15 - Les militants appellent « double peine » le fait que des jeunes auteurs de crimes et délits connaissent non seulement des peines de prison mais aussi leur expulsion dans leur pays d’origine.

16 - C’est notamment le cas des frères Mogniss et Samir Abdallah, principaux porte-parole de l’association Gutenberg, à Nanterre, créée en 1982, à la suite du meurtre d’un jeune de la cité de transit de ce nom par un habitant d’une zone pavillonnaire. Dazi-Héni, Cf. Fatiha et Polac, Catherine, « Chronique de la “vraie base”. La constitution et les transformations du réseau associatif immigré à Nanterre », Politix. , 12, 1990, pp. 47-54 Google Scholar.

17 - Voir le portrait que Philippe Bernard dresse de Nordine Iznasni, qui milite au début des années 1980 dans l’association Gutenberg et devient l’un des fondateurs du Mouvement immigration banlieue (MIB): Bernard, Philippe, La crème des beurs. De l’immigration à l’intégration. , Paris, Le Seuil, 2004 Google Scholar.

18 - Certains de ces militants devaient s’investir par la suite dans les journaux et les radios issus de l’immigration, comme Radio Gazelle à Marseille, Sans frontière, etc. Sur l’action des militants du MTA, voir Boubeker, A., Des mondes de l’ethnicité..., thèse citée, p. 188 Google Scholar, et Hajjat, Abdellali, « L’expérience politique du mouvement des travailleurs arabes », Contretemps. , 16, 2006, pp. 76-85 Google Scholar.

19 - Expression de Mogniss Abdallah, citée dans Boubeker, A., Des mondes de l’ethnicité..., thèse citée, p. 244 Google Scholar.

20 - Neveu, Catherine, « La citoyenneté entre individuel et collectif. Bref portrait de “jeunes” animateurs issus de l’immigration maghrébine », Ville-École-Intégration. , 118, 1999, pp. 68-83 Google Scholar.

21 - La politique suivie lors de la deuxième période du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, par bien des aspects, développe une surenchère « anti-immigrés ». Patrick Weil, s’appuyant sur des sources inédites, a mis au jour le projet du gouvernement français d’organiser en 1979 le retour forcé dans leur pays des immigrés algériens (et de leurs familles), désignés comme moins assimilables que les immigrés européens (Weil, Patrick, La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration, 1938-1991. , Paris, Calmann-Lévy, 1991)Google Scholar.

22 - Citons ici plus longuement Marc Bloch: « Les hommes qui sont nés dans une même ambiance sociale, à des dates voisines, subissent nécessairement, en particulier dans leur période de formation, des influences analogues. L’expérience prouve que leur comportement présente, par rapport aux groupes sensiblement plus vieux ou plus jeunes, des traits distinctifs ordinairement fort nets. Cela, jusque dans leurs désaccords, qui peuvent être plus aigus. Se passionner pour un même débat, fût-ce en sens opposé, c’est encore se ressembler. Cette communauté d’empreinte, venant d’une communauté d’âge, fait une génération » (M. BLOCH, Apologie pour l’histoire..., op. cit., pp. 151-152).

23 - Lapeyronnie, Didier, « Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de la seconde génération de l’immigration maghrébine », Revue française de sociologie. , XXVIII, 1987, pp. 287-318 Google Scholar.

24 - On reprend ici à dessein l’expression de Gérard Noiriel qui donne le titre du chapitre iv de son livre ( Noiriel, Gérard, Les ouvriers dans la société française. , Paris, Le Seuil, « Points-Histoire », 1986)Google Scholar.

25 - OS ils ont été recrutés, OS ils resteront pour la grande majorité d’entre eux, y compris dans les grandes entreprises automobiles comme Renault ou Peugeot. Voir Sainsaulieu, Renaud et Zehraoui, Ahsène (dir.), Ouvriers spécialisés à Billancourt: les derniers témoins. , Paris, L’Harmattan, 1995 Google Scholar; Pitti, Laure, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers étrangers en France, Thèse de Doctorat d’histoire, Université Paris 8, 2002 Google Scholar.

26 - On constate, au début des années 1980, une nette surreprésentation des enfants d’immigrés algériens dans ce que l’on appelle alors l’« enseignement spécial », tant à l’école primaire qu’au collège (Rapport Lebon-Marangé, L’insertion des jeunes d’origine étrangère dans la société française: rapport, considérations générales et propositions. Rapport remis au ministre du Travail, Président du Haut comité de la population et de la famille, Paris, La Documentation française, 1982).

27 - À la fin des années 1970, les garçons qui habitent des régions industrielles et ouvrières peuvent encore espérer trouver une embauche en usine comme OS, mais nombre d’entre eux commencent à être frappés par le chômage. Ce n’est pas un hasard si la plupart des marcheurs de 1983 se trouvent alors dans une situation de chômage durable, en quelque sorte disponibles pour cette expérience qui exigeait un long investissement (presque deux mois).

28 - Michel Pialoux, Cf. et Théret, Bruno, « État, classe ouvrière et logement social », Critiques de l’économie politique. , 9, 1979, pp. 22-71 Google Scholar, et 10, 1980, pp. 53-93.

29 - Même si elle n’est pas sans coût social; voir Sayad, Abdelmalek, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles. , Paris, Éditions Autrement, 1995 Google Scholar.

30 - On peut se reporter à ceux recueillis par Barsali, Nora (dir.), Génération beurs. , Paris, Éditions Autrement, 2003 Google Scholar.

31 - Jusqu’en 1982, les Algériens se caractérisent comme le groupe immigré le plus réticent face à l’acquisition de la nationalité française (Richard, Jean-Luc, Partir ou rester? Les destinées des jeunes issus de l’immigration étrangère en France. , Paris, PUF, 2004)Google Scholar.

32 - Portés à s’arc-bouter dans une préservation de leur être social originel, les parents ne peuvent pas accepter les manières d’être et de penser de leurs enfants nés en France, si bien qu’ils voient en eux tendanciellement des « enfants-traîtres ». Voir Abdelmalek Sayad, « Les enfants illégitimes », in ID., L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991, pp. 183-258, ici p. 252.

33 - Cité dans Bourtel, Karim et Vidal, Dominique, Le mal-être arabe. Enfants de la colonisation. , Marseille, Éditions Agone, 2005, p. 78 Google Scholar.

34 - Les fils aînés d’Algériens seront nombreux à l’effectuer en Algérie. Ce sera un épisode décisif dans leur biographie: traités là aussi comme des « immigrés », va mûrir en eux cette idée, si difficile à s’avouer à eux-mêmes, qu’ils sont surtout « de France ». Voir Hommes et migrations, 1138, 1990, et Masclet, Olivier, « Des appelés illégitimes: les beurs au service militaire », in Bessin, M. (dir.), Autopsie du service militaire, 1965-2001. , Paris, Éditions Autrement, 2002, pp. 180-185 Google Scholar.

35 - On retrouve aujourd’hui ces militants ouvriers beurs à la tête de conflits médiatisés comme Cellatex (2001, Givet), Daewoo (janvier 2003, Longwy), Metaleurop (septembre 2003).

36 - Comme le remarque Souad Benani, fondatrice en 1985 de l’association des Nanasbeurs: « La marche, d’abord, c’était très masculin, mais comme partout, il y avait des filles qui faisaient un travail de fourmis, faisaient les tracts, organisaient les choses, élaboraient, conceptualisaient tandis que les garçons étaient les leaders sociaux » (extrait d’entretien cité dans Melis, Corinne, « Nanas-beurs, Voix d’elles-rebelles et Voix de femmes. Des associations au carrefour des droits des femmes et d’une redéfinition de la citoyenneté », Revue européenne des migrations internationales. , 19, 1, 2003, pp. 81-100, ici p. 84)Google Scholar.

37 - Voir son portrait dans N. Barsali, Génération beurs, op. cit.

38 - Voir le témoignage de Zahoua, recueilli en 1977 par A. Sayad: elle a, d’une certaine manière, bénéficié de l’échec du mariage de sa grande sœur qui divorce d’avec un homme autoritaire et violent. Face à cet échec, ses parents acceptent de lui accorder la liberté qu’ils ont refusée à leur fille aînée (Sayad, Abdelmalek, « Les enfants illégitimes », Actes de la recherche en sciences sociales. , 25, 1979, pp. 61-81 Google Scholar, lre partie; 26-27, 1979, pp. 117-132, 2e partie).

39 - Chérif Chikh, Cf. et Zehraoui, Ahsène, Le théâtre beur. , Paris, Arcantère, 1984 Google Scholar.

40 - Voir Jazouli, Adil, L’action collective des jeunes Maghrébins de France. , Paris, L’Harmattan, 1986, p. 102 Google Scholar. On peut comparer aujourd’hui avec d’autres formes de création culturelle telles que le rap qui, par comparaison, apparaît comme un univers musical plus cloisonné et surtout cantonné à une certaine tranche d’âge (c’est l’effet aussi de la segmentation par âge de l’offre musicale contemporaine).

41 - « Le soir du 10 mai 1981, beaucoup de jeunes militants issus de l’immigration dansent sur les places publiques, à l’annonce de l’élection de François Mitterrand, dont ils n’ont pas oublié le télégramme de soutien » (A. Jazouli, L’action collective..., op. cit., p. 70).

42 - Un mois après l’arrivée triomphale de la marche à Paris, les usines Talbot de Poissy se mettent en grève. Les grévistes, des OS marocains pour la plupart, font l’objet d’attaques physiques des membres de la CSL (Confédération des syndicats libres). Les CRS interviennent et sont accueillis chaleureusement par les ouvriers non grévistes, certains criant même: « Aux fours, les Arabes », « les Noirs à la Seine »... Les « Marcheurs » sont choqués par les images télévisées de ces événements et les déclarations du premier ministre, Pierre Mauroy, pour qui les grévistes sont avant tout des immigrés manipulés « par des groupes et mouvements qui n’ont rien à voir avec la société française ». Kaïssa Titous, figure importante du mouvement beur, explique que « c’est à ce moment-là que l’exploitation de notre communauté m’est apparue la plus flagrante, la plus sauvage. Parce qu’à ce moment-là, le gouvernement a dit “les revendications des travailleurs de chez Talbot ne font pas partie des réalités françaises”». La phrase de Pierre Mauroy traduit très certainement le trouble des esprits laïques face à la revendication des ouvriers musulmans de Talbot d’obtenir des lieux de prière dans les ateliers. Revendication incompréhensible pour les leaders du mouvement ouvrier, qui la jugent incongrue et vont alors la condamner publiquement. La gauche au pouvoir critique d’autant plus les grèves de Talbot qu’elle était en train de tourner une page de l’histoire ouvrière, au nom du réalisme économique. Les immigrés et leurs enfants vont alors être systématiquement opposés: ici des vieux, analphabètes et manipulés par les islamistes, là des jeunes, conscients et incarnant la modernité post-industrielle que ministres, journalistes, experts, syndicalistes (surtout du côté de la CFDT) appellent de leurs vœux.

43 - Sous l’impulsion du FN, l’immigration est portée au premier plan de l’actualité et devient l’objet de toutes les surenchères. La gauche gouvernementale développe dès lors une attitude ambiguë en se repliant sur une ligne de défense qui consiste, écrit Danièle Lochak, à « essayer de démentir par ses discours et par ses actes le laxisme dont on l’accuse » ( Lochak, Danièle, « Les socialistes et l’immigration, 1981-1993 », in Le Cour Grandmaison, O. et Wihtol De Wenden, C., Les étrangers dans la cité: expériences européennes. , Paris, La Découverte, 1994, pp. 43-63, ici p. 49 Google Scholar).

44 - Ce tournant politique se manifesta particulièrement à l’issue de Convergences 84 pour l’égalité, la seconde marche contre le racisme et pour l’égalité des droits menée par des jeunes à mobylette. Farida Belghoul, figure forte de cette manifestation, dénonçait, dans la déclaration finale, une gauche anti-raciste, jugée trop molle, accusée de s’être peu mobilisée durant les trajets le long du parcours des jeunes et surtout de cantonner les aspirations des immigrés et de leurs enfants à la seule perspective d’un « droit à la différence ». Elle en appellait désormais à « l’autodéfense des quartiers ».

45 - Les fondateurs de l’association, proches du parti socialiste, furent accusés par les beurs de ne pas être représentatifs des enfants d’immigrés et de les spolier d’un droit à la parole, voire de chercher à laminer le mouvement associatif issu de l’immigration maghrébine (Juhem, Philippe, SOS-racisme, histoire d’une mobilisation « apolitique ». Contribution à une analyse des transformations des représentations politiques après 1981, Thèse de Doctorat de science politique, Université de Paris-X – Nanterre, 2002)Google Scholar.

46 - Voir Ribert, Évelyne, Liberté, égalité, carte d’identité. , Paris, La Découverte, 2006 Google Scholar.

47 - Voir Jobard, Fabien, « Sociologie politique de la racaille », in Lagrange, H. et Oberti, M., Émeutes urbaines et protestation. La singularité française. , Paris, Presses de Sciences Po, 2006, pp. 59-80 Google Scholar.

48 - Politique qui n’est pas sans lien avec les émeutes qui font leur apparition dans les banlieues lyonnaises au tournant des années 1970-1980.

49 - Citons par exemple le préfet de police du Rhône, qui déclarait en juin 1984, peu après une intervention musclée des CRS dans un bar des Minguettes fréquenté par des Maghrébins: « Leur comportement dans ce bar a été inadmissible pour des fonctionnaires de police. Ceux-ci ne doivent pas se conduire comme les voyous qu’ils ont à pourchasser [...]. » De tels rappels à l’ordre des forces de police ne se font aujourd’hui plus guère entendre, preuve s’il en est besoin de la perte d’influence d’une conception plus démocratique du travail de la police (cité dans Brachet, Olivier, « Pourquoi Lyon fait-il parler de ses immigrés », Les Temps modernes. Google Scholar, 452-453-454, « L’immigration maghrébine en France. Les faits et les mythes », 1984, pp. 1681-1690, ici p. 1682).

50 - Émeutes suivies un mois plus tard, en décembre 1990, par le dérapage de manifestations lycéennes, en plein cœur de Paris, où des scènes de pillage ont lieu dans des grands magasins proches du quartier Montparnasse.

51 - Voir Bonelli, Laurent et Sainati, Gilles, La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires. , Paris, Éditions L’Esprit frappeur, 2001 Google Scholar, et Collovald, Annie, « Des désordres sociaux à la violence urbaine », Actes de la recherche en sciences sociales. , 136-137, 2001, pp. 104-113 Google Scholar.

52 - Voir, notamment, Bordet, JoËlle, Les jeunes de la cité. , Paris, PUF, 1998 CrossRefGoogle Scholar; Kokoreff, Michel, La force des quartiers. , Paris, Payot, 2003 Google Scholar; et surtout Marwan, Mohamed et Mucchielli, Laurent, « La police dans les quartiers sensibles: un profond malaise », in Le Goaziou, V. et Mucchielli, L. (dir.), Quand les banlieues brûlent... Retour sur les émeutes de novembre 2005. , Paris, La Découverte, 2006, pp. 98-119 Google Scholar.

53 - Cette large adhésion à la solution répressive tranche singulièrement avec le projet d’une police proche des habitants, que défendait la gauche de gouvernement durant les premières années du septennat de François Mitterrand et qui répondait aussi aux attentes des associations dans les quartiers.

54 - Voir Bonelli, Laurent, « Les raisons d’une colère », Le Monde diplomatique. , décembre 2005, pp. 22-23 Google Scholar.

55 - Voir à ce sujet M. Marwan et L. Mucchielli, « La police... », art. cit.

56 - Paris connaît une vague d’attentats terroristes en juillet 1995 (cinq morts et des dizaines de blessés dans la station Saint-Michel du RER B), qui frappe l’opinion publique et mobilise les forces de l’ordre à la recherche des coupables. La police découvre en septembre, grâce à des empreintes digitales laissées sur un engin qui n’a pas explosé, un réseau terroriste algérien qui a recruté dans la banlieue lyonnaise des jeunes convertis à la lutte armée. Une fois identifié par ses empreintes, Khaled Kelkal, fils d’ouvrier algérien, sera traqué plusieurs jours durant par la police. Il sera tué par des gendarmes en patrouille, la scène de sa mort étant filmée par des cameramen d’une chaîne de télévision française, M6.

57 - « Je sais pas, mais [la mort de Kelkal] c’est des images qui ont traumatisé, hein! [...] Moi je l’ai gardée en mémoire cette image... Quand tu vois effectivement... Parce que rien n’est clair là-dessus... On n’a pas eu la version [définitive]. La seule image qu’on ait eue, c’était M6. Et en plus qui s’est fait incendier après. Quand tu vois ce gendarme qui dit à l’autre: “Achève-le! Finis-le!” C’est scandaleux, ça! [Silence] C’est scandaleux, ça. Ça, ça a marqué... Faut pas croire! Malik Oussekine, Khaled Kelkal, c’est des choses qui... Ça fait partie de notre mémoire, entre guillemets. C’est clair! Ce sont des situations qui sont inscrites dans notre mémoire. Si tu veux, moi, ça m’a choqué. C’est un truc qui m’a traumatisé sur l’instant. Quand t’entends effectivement un discours du type: “Achève-le! Finis-le!” Quand même, c’est pas un chien! C’est pas une merde! Alors que, là, t’avais l’impression que vraiment... Tu sais, c’était les vautours autour de la proie. Il était fini. Il pouvait plus bouger, ce jeunelà... [Silence] Ils l’ont achevé. C’est le mot, ils l’ont achevé... La gendarmerie n’a pas de quoi être fière. Même si certains, au niveau de la population française, ont dit: “C’est un terroriste de moins”, au niveau de la population d’origine arabe, ça a été un traumatisme. Et ça le restera longtemps. Sur le coup, ce jour-là, je m’étonne qu’il n’y ait pas eu des explosions un peu partout en France. Parce que, dans le quartier [Gercourt, près de l’usine de Sochaux], c’était chaud, c’était vraiment chaud dans les esprits. Entre nous, on en discutait. C’était grave, ce qui s’était passé là... » (entretien, juillet 1999).

58 - Farid Aïchoune, ancien journaliste de Sans frontière, a suivi de près les émeutes de 1990-1991 (Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Argenteuil) et les conséquences de la première guerre du Golfe. Il est frappé par la quasi-coïncidence des événements et par les effets de télescopage qui en résultent: « A l’évidence, cette guerre [du Golfe] a fait des dégâts dans l’esprit des jeunes. Vécue dans la peur, elle a renforcé les frustrations de ces adolescents en quête d’un modèle identitaire. Une génération de beurs est entrée en politique comme un Scud rencontre un Patriot » (Aïchoune, Farid, Nés en banlieue. , Paris, Éditions Ramsay, 1991, p. 160)Google Scholar.

59 - Amrani, Younes et Beaud, Stéphane, Pays de malheur. Un jeune de cité écrit à un sociologue. , Paris, La Découverte, 2004 Google Scholar.

60 - Chauvel, Louis, Le destin des générations. , Paris, PUF, 1998 Google Scholar.

61 - Voir, entre autres travaux, Silberman, Roxane et Fournier, Irène, « Les enfants d’immigrés sur le marché du travail: les mécanismes d’une discrimination sélective », Formation Emploi. , 65, 1999, pp. 31-55 Google Scholar; Roxane Silberman, « Les enfants d’immigrés sur le marché du travail », in ID., Immigration, marché du travail, intégration, Paris, Commissariat général au Plan/La Documentation française, 2002, pp. 297-311; Brinbaum, Yael et Kieffer, Annick, « D’une génération à l’autre, les aspirations éducatives des familles immigrées: ambition et persévérance », Éducation et formations. , 72, 2005, pp. 53-75 Google Scholar.

62 - Voir, en particulier, Moreau, Gilles, Mondes apprentis. , Paris, La Dispute, 2003 Google Scholar.

63 - Voir A. Sayad, « La malédiction… », art. cit., et Beaud, Stéphane, « Un ouvrier, fils d’immigrés, “pris” dans la crise. Rupture biographique et configuration familiale », Genèses. , 24, 1996, pp. 5-32 Google Scholar.

64 - Voir Dunning, Eric et alii, « La violence des spectateurs lors des matchs de football: vers une explication sociologique », in Elias, N. et Dunning, E., Sport et civilisation, la violence maîtrisée. , Paris, Fayard, 1994, pp. 335-392 Google Scholar.

65 - Rappelons brièvement les mécanismes de production de cette ségrégation: départ des couches moyennes qui accèdent à la propriété à la faveur des nouvelles politiques de la fin des années 1970; impuissance des politiques de la ville d’assurer une plus grande mixité sociale face au refus de nombreux maires de construire des logements sociaux dans leur commune, comme la loi leur en fait obligation; « spécialisation » de certains quartiers dans le relogement des familles immigrées, en général celles le plus récemment stabilisées en France et comptant de nombreux enfants.

66 - Dans un article de 1992, Loïc Wacquant mettait en garde contre l’usage du terme de « ghetto », qui véhicule des peurs sociales propres à renforcer la stigmatisation des habitants des cités. Il montrait que cette expression, dont l’usage fait référence au Bronx et aux autres ghettos noirs américains, décrit en réalité très mal la situation française: en raison du rôle actif que l’État y joue, les cités ne sont pas complètement livrées à elles-mêmes et leur peuplement est plus hétérogène. Si la mise en garde est salutaire, elle ne saurait minimiser les phénomènes bien réels de ségrégation et de ghettoïsation des cités françaises, qui se sont accrus durant ces quinze dernières années (voir Wacquant, Loïc, « Pour en finir avec le mythe des “cités-ghettos”. Les différences entre la France et les États-Unis », Annales de la recherche urbaine. , 54, 1992, pp. 21-30)Google Scholar.

67 - Voir notamment les travaux sur l’individuation ouvrière de Terrail, Jean-Pierre, Destins ouvriers. , Paris, PUF, 1990 Google Scholar.

68 - Voir Pialoux, Michel, « Jeunes sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales. , 26-27, 1979, pp. 19-47 Google Scholar.

69 - Voir le film documentaire Mémoires d’immigrés (1997), de Yamina Benguigui.

70 - Selon une récente enquête de la DARES, 43% des garçons de parents maghrébins sortant de l’école en 1998 étaient sans diplôme, contre 27 % pour les jeunes femmes de la même origine (voir Lainé, Frédéric et Okba, Mahrez, « Jeunes de parents immigrés: de l’école au métier », Travail et emploi. , 103, 2005, pp. 79-93)Google Scholar.

71 - Sur la jeunesse rurale, voir Renahy, Nicolas, Les gars du coin. , Paris, La Décou-verte, 2005 Google Scholar.

72 - Ces jeunes, comme le dit Gérard Mauger, sont dès lors «voués au chômage ou aux petits boulots précaires du tertiaire qui, contrairement aux emplois ouvriers de naguère, supposent presque toujours des “qualités relationnelles” opposées à leur manière d’être. Ils en viennent progressivement à rejeter le travail qui les refuse. Hors école, le plus souvent hors travail, mais toujours à la charge de leur famille, ils se retrouvent sans affectation, ou plutôt affectés au groupe des “inaffectés”: la société des bas des tours » (« Entretien avec Gérard Mauger », La Lettre de la DIV (Délégation interministérielle à la Ville), 92, 2004, pp. 1-8, ici p. 4).

73 - Secteurs qui ne s’étaient pas encore totalement professionnalisés et où l’on pouvait entrer sur simple recommandation.

74 - Hughes, Everett, Le regard sociologique. , Paris, Éditions de l’EHESS, 1996 Google Scholar.

75 - L’enquête la plus récente du CEREQ, dite «Génération 2001», fait apparaître des difficultés croissantes des niveaux bac + 3, bac + 4, et un maintien de bons résultats des diplômes professionnels du secteur industriel (il en va différemment des diplômes tertiaires). On assisterait à un déclassement structurel des cohortes de jeunes qui se sont lancés dans la voie des études longues.

76 - Elias, Norbert, « Note sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales. , 60, 1985, pp. 23-30 Google Scholar.

77 - Le « regroupement familial » s’est surtout opéré dans les années 1970 et il s’est prolongé jusque dans les années 1980.

78 - A ces familles, il faudrait ajouter l’ensemble de celles issues de l’immigration antil-laise qui, à la suite de divorces et de veuvages, sont restées bloquées dans les cités. Le nombre de ces familles antillaises mono-parentales a augmenté dans les cités HLM à partir des années 1980.

79 - La question des écarts d’âge entre aînés et benjamins touche moins les enfants des familles turques et africaines, qui se sont installées en France plus tardivement. Mais la fréquentation des pairs (qui sont des cadets) dote les premiers-nés de ces familles d’un habitus de cadet: ils n’ont généralement pas les comportements des aînés de familles algériennes.

80 - L’écart d’âge entre le mari et la femme, conformément au modèle culturel tradition-nel, est souvent important, et tout particulièrement dans le cadre des remariages. Un cas de figure assez fréquemment rencontré dans nos enquêtes, plus souvent dans les familles algériennes, est celui du mariage du père, jeune, avec une femme française (ou d’immigration européenne) rencontrée dans les premières années d’émigration, suivi, quelques années plus tard, d’un divorce et d’un remariage à un âge plus avancé (35-40 ans) avec une jeune femme du pays d’origine qui rejoint ensuite enFrance son époux.

81 - Pour une analyse ethnographique de cette « culture de rue », voir Lepoutre, David, Cœur de banlieue. , Paris, Odile Jacob, 1997 Google Scholar. Sur les facteurs qui conduisent à adopter les comportements de la rue et sur les chances de s’en sortir, voir Coutant, Isabelle, Délit de jeunesse. La justice face aux quartiers. , Paris, La Découverte, 2005 Google Scholar.

82 - Un exemple toujours frappant est la conversion croissante de ces derniers à l’islam au moment de leur adolescence.

83 - Sauvadet, Thomas, « Le sentiment d’insécurité du “dealer de cité” », Le temps de l’histoire. Sociétes et jeunesses en difficulté. , 1, 2005, <http://rhei.revues.org/document133.html>Google Scholar.

84 - Laacher, Smaïn, « L’islam des nouveaux musulmans en terre d’immigration », Mouvements. , 38, 2005, pp. 50-59 Google Scholar, et Khosrokhavar, Farhad, L’Islam des jeunes. , Paris, Flammarion, 1997 Google Scholar.

85 - Voir Kakpo, Nathalie, Jeunes issus de l’immigration et Islam. Famille, école, travail et identifications religieuses, Thèse de Doctorat de sociologie, Université de Paris 8, 2004 Google Scholar.

86 - On pourrait faire ici le parallèle avec ce que Louis Wirth appelle le « retour au ghetto » des juifs ashkénazes en ascension sociale qui ont voulu quitter les quartiers juifs du centre de Chicago pour s’établir dans les suburbs de la classe moyenne blanche. Subissant de plein fouet le racisme des autres Américains, certains d’entre eux se réfugient dans la religion, se mettant à porter le costume traditionnel des juifs hassidim, en quête d’une dignité sociale (Wirth, Louis, Le ghetto. , Grenoble, Champ Urbain, [1928] 1980)Google Scholar.

87 - Ce recul est clairement dénoncé par les militantes de Ni putes ni soumises, association créée en novembre 2002 après le meurtre de Sohane, brûlée vive, emblématique des évolutions sociales entre les deux générations d’enfants des cités et du clivage qui a pris des formes nouvelles, au sein des cités et des familles, entre filles et garçons.

88 - H. Lagrange et M. Oberti, Émeutes urbaines…, op. cit.

89 - L’expression est de Nacira Guénif-Souilamas, qui représente aujourd’hui l’une des figures intellectuelles critique d’un modèle républicain non pas aveugle aux différences, mais au contraire ne cessant de les produire et de stigmatiser les immigrés et leurs enfants originaires des anciennes colonies (Guénif-Souilamas, Nacira (dir.), La Répu-blique mise à nu par son immigration. , Paris, La Fabrique Éditions, 2006)Google Scholar.

90 - Cet appel a été lancé en janvier 2005 par un collectif de militants associatifs, de travailleurs sociaux et d’intellectuels critiques, souvent issus de l’immigration maghré-bine, mais pas exclusivement.