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L’esprit tue aussi

Juifs « textuels » et Juifs « réels » dans l’histoire

Published online by Cambridge University Press:  20 January 2017

Maurice Kriegel*
Affiliation:
EHESS – CRH

Résumé

Dans son livre, David Nirenberg donne de l’antijudaïsme une définition très englobante : il ne s’agit pas de l’hostilité à l’égard d’une religion, d’une culture ou d’une population – le judaïsme et les Juifs –, mais de l’appréhension critique d’un ensemble de notions que représente le « judaïsme », à travers laquelle les porteurs de cet antijudaïsme cherchent à se situer dans le monde et à donner sens à leur action. Pour D. Nirenberg, cet antijudaïsme a constitué l’un des principaux outils à l’aide desquels l’édifice de la pensée occidentale a été construit ; il s’est nourri des débats internes au christianisme d’abord, à la culture européenne ensuite, sans confrontation directe avec les Juifs ; et l’antisémitisme correspond au cas particulier dans lequel le discours de l’antijudaïsme est appliqué aux Juifs concrets. Cet article, qui discute ces thèses, se propose deux objectifs : calibrer autrement la part de la tradition de l’antijudaïsme dans l’institution des discours et de l’imaginaire « occidentaux » ; souligner qu’à chaque étape – dans l’Antiquité tardive, au Moyen Âge et au début des temps modernes, depuis les Lumières – l’évolution des attitudes envers les Juifs est d’abord fonction de changements dans les rapports qu’entretient la société majoritaire avec les Juifs réels.

Abstract

Abstract

In his book, David Nirenberg defines “anti-Judaism” in a very broad way: it is, he says, not simply “an attitude toward Jews and their religion, but a way of critically engaging the world.” For Nirenberg, anti-Judaism, understood in this way, has been one of the main tools used to construct the edifice of Western thought: it initially developed out of debates within Christianity, then European culture more generally, with little direct contact with actual Jews (anti-Semitism describes the particular cases where this discourse of anti- Judaism is applied to real Jewish communities). The aim of this article is twofold: it proposes an alternative reading of the part played by anti-Judaism in the elaboration of the discourses and the imagination of “the West,” and it insists that at each stage—in late Antiquity, during the Middle Ages and the early modern period, from the Enlightenment onwards—the transformation of attitudes towards Jews is due first and foremost to changes in the relations between the majority society and real Jews.

Type
Antisémitisme et histoire
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2014

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Footnotes

*

À propos de l’ouvrage de David Nirenberg, Anti-Judaism: The Western Tradition, New York, W. W. Norton, 2013. Ce titre fait allusion à la conclusion d’un article de Carlo GINZBURG, « La lettre tue. Sur quelques implications de la deuxième épître aux Corinthiens 2, 3.6 », Critique, 769-770, 2011, p. 576-605, ici p. 605 : « La lettre tue ; l’esprit tue aussi. »

References

1 Yavetz, Zvi, « Judeophobia in Classical Antiquity: A Different Approach », Journal of Jewish Studies, 441, 1993, p. 122;CrossRefGoogle Scholar Id., Judenfeindschaft in der Antike. Die Münchener Vorträge, Munich, C. H. Beck, 1997 ; Schäfer, Peter, Judéophobie. Attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, trad. par Gourévitch, É., Paris, Éd. du Cerf, [1997] 2003.Google Scholar

2 Cohen, Jeremy, Living Letters of the Law: Ideas of the Jew in Medieval Christianity, Berkeley, University of California Press, 1999;Google Scholar Frederiksen, Paula, Augustine and the Jews: A Christian Defense of Jews and Judaism, New York, Doubleday, 2008,Google Scholar qui place le traité Contre Fauste le manichéen au centre de ses analyses. Voir Alban Massie, Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2011.

3 Caspary, Gerard E., Politics and Exegesis: Origen and the Two Swords, Berkeley, University of California Press, 1979,Google Scholar particulièrement p. 112-116. Dumont, Louis s’est servi de ces pages pour sa propre réflexion, en écrivant : « Ce qui est vrai de l’herméneutique biblique peut s’appliquer aussi à l’interprétation des données brutes de l’expérience », dans « Sur l’idéologie moderne. Genèse I. De l’individu-hors-du-monde à l’individudans- le-monde », in Dumont, L., Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 3367, citation p. 47.Google Scholar

4 Voir les lettres 28 et 40 d’Augustin, et la lettre 112 de Jérôme : Lettres croisées de Jérôme et Augustin, éd. et trad. par C. Fry, Paris, Les Belles Lettres/J.-P. Migne, 2010.

5 Sur la critique du Nouveau Testament chez Porphyre et, en particulier, les arguments auxquels se confrontent Jérôme et Augustin, voir, pour des références classiques, de Labriolle, Pierre, La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, Éd. du Cerf, [1934] 2005, ici p. 251262;Google Scholar Simon, Marcel, La civilisation de l’Antiquité et le christianisme, Grenoble, Arthaud, 1972, ici p. 133134;Google Scholar Wilken, Robert L., The Christians as the Romans Saw Them, New Haven, Yale University Press, 1984, ici p. 144147.Google Scholar

6 Voir de Lubac, Henri, « ‘Tu m’as trompé, Seigneur’. Le commentaire d’Origène sur Jérémie 20, 7 », in de Lubac, H., Recherches dans la foi. Trois études sur Origène, saint Anselme et la philosophie chrétienne, Paris, Beauchesne, 1979, ici p. 978.Google Scholar Pour la formule de Spinoza, voir le Traité théologico-politique, chap.

7 Ces deux passages sont tirés d’une même page du De doctrina christiana, III, VI, 10: voir Augustin, Saint, OEuvres, vol. III, Philosophie, catéchèse, polémique, Paris, Gallimard, 2002, p. 79 ;Google Scholar Augustin y cite le propos de Paul : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie. » Le premier extrait ci-dessus est cité par D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 124-125.

8 Selon Daniel Boyarin, le discours de Jérôme sur les hérésies judaïsantes a pour fonction d’appeler à la vigilance face aux risques (imaginaires) d’infiltration dans le cas où chacune des deux religions, juive et chrétienne, ne serait pas strictement refermée sur elle-même, et de garantir l’étanchéité qui doit régner entre elles : Boyarin, Daniel, « Rethinking Jewish Christianity: An Argument for Dismantling a Dubious Category (to which is Appended a Correction of my Border Lines) », The Jewish Quarterly Review, 991, 2009, p. 736, ici p. 22-27.CrossRefGoogle Scholar Pour une présentation des débats les plus récents autour de l’interprétation des témoignages patristiques sur le judéo-christianisme, voir Carleton Paget, James, « Jewish Christianity Revisited », The Journal of Ecclesiatical History, 634, 2012, p. 785791.CrossRefGoogle Scholar

9 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 193.

10 Saint Augustin, Contre Fauste le manichéen, XII, 9. Voir la traduction parue dans OEuvres complètes de saint Augustin, t. 14, Bar-le-Duc, Guérin, 1869.

11 Ibid., XII, 12.

12 Voir Baer, Yitzhak «La Terre d’Israël et l’exil aux yeux des générations du Moyen Âge », Meassef Tsiyyon, VI, 1934, p. 149171 Google Scholar, ici p. 150 (en hébreu), dans lequel il utilise la formule d’« idéologie diasporique ». Voir également Id., Galout. L’imaginaire de l’exil dans le judaïsme, trad. par M. de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 2000, en particulier le chapitre, excessivement rapide, sur «La doctrine de l’exil chez les Pères de l’Église », p. 67-69. Y. Baer a accordé à cette « idéologie diasporique » un rôle moteur dans l’histoire juive ; pour lui, ce ne sont pas des motifs économiques ou des nécessités politiques qui ont poussé les Juifs à quitter le Proche-Orient et à gagner au haut Moyen Âge les terres de l’Europe occidentale, mais des idéaux religieux, combinant souffrance expiatrice et volonté missionnaire.

13 Voir le traité talmudique Pessahim, 87 b : « Le Saint, béni soit-il, a exilé Israël uniquement pour que des convertis s’ajoutent à eux, selon ce qui est dit : ‘Je le sèmerai pour mon compte sur la terre’ (Os. 2, 25) ; car pourquoi semer un seah sinon pour récolter de nombreux kor [un kor égale trente seah]. »

14 Traité des Pères (Pirqeï Avot), VI, 2. Voir Leçons des Pères du monde, trad. par É. Smilévitch, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 65.

15 Gal., 5, 1.

16 Voir Shlomo Pines, « Les avatars du terme ‘liberté’ », in S. PINES, La liberté de philosopher. De Maïmonide à Spinoza, éd. et trad. de R. Brague, Malakoff, Desclée de Brouwer, 1997, p. 47-86, ici p. 67-73, et particulièrement p. 72, n. 43.

17 Gal., 5, 21-31.

18 D’où le sous-titre : The Western Tradition.

19 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 2.

20 Ibid., p. 6.

21 Ibid., p. 256.

22 Ce dernier écrivit une notice hébraïque contenant des indications précieuses sur les appréciations de l’attitude de Luther portées à l’époque par Juifs et non-Juifs. Les passages les plus significatifs ont été publiés, traduits en anglais et commentés par Haim Ben-Sasson, Hillel, « Jewish-Christian Disputations in the Setting of Humanism and Reformation in the German Empire », Harvard Theological Review, 594, 1966, p. 369390, ici p. 385-389.CrossRefGoogle Scholar

23 Oberman, Heiko A., The Roots of Anti-Semitism in the Age of Renaissance and Reformation, trad. par Porter, J., Philadelphie, Fortress Press, [1981] 1984, ici p. 22.Google Scholar Sur cet antijudaïsme chez Érasme, voir Markish, Simon, Érasme et les Juifs, trad. par Fretz, M., Lausanne, L’âge d’Homme, 1979,Google Scholar notamment chap. 2, «La loi de Moïse. Le judaïsme et le ‘judaïsme’ ».

24 Humbert, Auguste, Les origines de la théologie moderne, vol. I, La Renaissance de l’Antiquité chrétienne (1450-1521), Paris, J. Gabalda, 1911,Google Scholar chap. 6 : «La théologie de Wittenberg », notamment p. 287-288, 295 et 298-299.

25 Voir Vernet, Félix, « Le pape Martin V et les Juifs », Revue des questions historiques, 51, 1892, p. 373423,Google Scholar ici p. 408, n. 4 et p. 377, n. 1 sur les privilèges pour les Juifs d’Allemagne en 1418 : « douceur de la bénignité chrétienne » (per christianae benignitatis dulcedinem), ainsi que p. 381, la bulle de Martin V de 1422 : « avec humanité et douceur ». Voir, à la suite, les bulles de Nicolas V en 1448, Jules II en 1504, Léon X en 1520, auxquelles se réfère Kenneth STOW dans son compte rendu « The Pitfalls of Writing Papal Documentary History: Simonsohn’s Apostolic See and the Jews », The Jewish Quarterly Review, 85-3/4, 1995, p. 397-412, ici p. 403-404 ; la bulle de Léon X de 1517 est citée par Stow, Kenneth R. dans Taxation, Community and State: The Jews and the Fiscal Foundations of the Early Modern Papal State, Stuttgart, A. Hiersemann, 1982, p. 5455.Google Scholar

26 Luther, Martin, « Jésus est né Juif », OEuvres, t. I, éd. sous la dir. de Lienhard, M. et Arnold, M., Paris, Gallimard, 1999, p. 11841185.Google Scholar

27 Ibid., p. 1208-1209.

28 Stow, Kenneth, « The Papacy and the Jews: Catholic Reformation and Beyond », Jewish History, 61/2, 1992, p. 257279,CrossRefGoogle Scholar voit les choses différemment : le Moyen Âge repoussait la conversion des Juifs aux temps derniers, et n’y consacrait pas d’efforts dans l’immédiat ; par contre, se profile au XVe siècle une politique pontificale qui se donne pour objectif d’obtenir la conversion des Juifs ; cette politique s’affirmerait d’autant plus aisément au temps de la Contre-Réforme que règne alors un climat eschatologique qui rend proche le temps de la Fin.

29 Voir Shachar, Isaiah, The Judensau: A Medieval Anti-Jewish Motif and Its History, Londres, The Warburg Institute, 1974,Google Scholar ici p. 43-44 et 86-87, et n. 230-237.

30 Voir Rowan, Steven, « Luther, Bucer and Eck on the Jews », The Sixteenth-Century Journal, 161, 1985, p. 7990,CrossRefGoogle Scholar ici p. 82-85, et la mise en perspective des conseils de Luther sur le travail manuel dans Po-Chia Hsia, Ronnie, « The Usurious Jew: Economic Structure and Religious Representations in an Anti-Semite Discourse », in Po-Chia Hsia, R. et Lehmann, H. (éd.), In and Out of the Ghetto: Jewish-Gentile Relations in Late Medieval and Early Modern Germany, Cambridge/Washington, Cambridge University Press/German Historical Institute, 2002, p. 172.Google Scholar

31 Oberman, Heiko A., «The Stubborn Jews: Timing the Escalation of Antisemitism in Late Medieval Europe », Leo Baeck Institute Year Book, 341, 1989, p. XIXXV, ici p. XVIII.CrossRefGoogle Scholar

32 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 349.

33 Il ne s’agit pas de revenir aux propositions outrageusement simplificatrices d’ Hertzberg, Arthur dans l’ouvrage dont le titre annonce la thèse : The French Enlightenment and the Jews: The Origins of Modern Anti-Semitism, New York, Columbia University Press, 1968 Google Scholar (ouvrage par ailleurs fort riche et toujours très utile sur tout ce qui ne constitue pas son thème principal). Voir, au milieu d’une bibliographie pléthorique, Ginzburg, Carlo, « Tolérance et commerce. Auerbach lit Voltaire », in Ginzburg, C., Le fil et les traces. Vrai faux fictif, trad. par Rueff, M., Paris, Verdier, [2006] 2010, p. 169204, ici p. 183-185 et 199-200;Google Scholar Sebastiani, Silvia, The Scottish Enlightenment: Race, Gender, and the Limits of Progress, New York, Palgrave/Macmillan, 2013.CrossRefGoogle Scholar

34 Hirschman, Albert, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. par Andler, P., Paris, PUF, [1977] 1980, ici p. 6775.Google Scholar Voir le passage dans Montesquieu, L’esprit des lois, XXI, 20 : « Comment le commerce se fit jour en Europe à travers la barbarie ».

35 Peu importe que Montesquieu se soit trompé, avec beaucoup d’autres, en attribuant aux Juifs l’invention de la lettre de change. Voir Trivellato, Francesca, « Credit, Honor, and the Early Modern French Legend of the Jewish Invention of Bills of Exchange », The Journal of Modern History, 842, 2012, p. 289334.CrossRefGoogle Scholar

36 Il est curieux que le texte de Montesquieu n’ait été discuté ni par Schechter, Ronald, Obstinate Hebrews: Representations of Jews in France, 1715-1815, Berkeley, University of California Press, 2003,Google Scholar ni par Sutcliffe, Adam, Judaism and Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2003,Google Scholar ni par Karp, Jonathan, Politics of Jewish Commerce: Economic Thought and Emancipation in Europe 1638-1848, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.CrossRefGoogle Scholar

37 Voir Rotenstreich, Nathan, « For and Against Emancipation: The Bruno Bauer Controversy », Leo Baeck Institute Year Book, 4, 1959, p. 336.CrossRefGoogle Scholar Sur l’« égoïsme » comme principe du judaïsme, voir Feuerbach, Ludwig, L’essence du christianisme, trad. par Osier, J.-P., Paris, F. Maspéro, [1841] 1982, ici première partie, chap. 10.Google Scholar

38 Marx, Karl , « À propos de la question juive » [1843], OEuvres, vol. 3, Philosophie, éd.par Rubel, M., Paris, Gallimard, 1982, ici p. 8687.Google Scholar

39 Heine, Heinrich, Ludwig Börne, suivi de Ludwig Marcus, trad. par Espagne, M., Paris, Éd. du Cerf, 1993, p. 18 Google Scholar sq. (le premier passage est d’ailleurs cité par D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 416). Sur la continuité entre religion des Juifs et christianisme, voir, par exemple, Id., De l’Allemagne, Paris, Bibliopolis, 1910, t. I, p. 59 : « Les Juifs regardaient en conséquence le corps comme quelque chose de méprisable, comme la misérable enveloppe du rouage, du souffle divin, de l’esprit ; ce n’est qu’à celui-ci qu’ils accordaient leur considération, leur respect, leur culte. Ils furent donc […] le peuple de l’esprit, chastes, sobres, sérieux, abstraits, entêtés, propres au martyre, et Jésus-Christ les résuma de la manière la plus sublime. »

40 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 437.

41 K. Marx, « À propos de la question juive », art. cit., p. 81.

42 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 436.

43 Moses Hess envoya son texte à Marx au début de 1844, avant qu’il ne soit publié l’année suivante. Voir Avineri, Shlomo, Moses Hess: Prophet of Communism and Zionism, New York, New York University Press, 1985,Google Scholar ici chap. 5. Les analogies sont très fortes entre la deuxième partie de « À propos de la question juive » de Marx et le Sur l’argent de Hess, avec notamment une même définition de l’argent : « L’argent, c’est l’essence aliénée du travail et de la vie de l’homme, et cette essence étrangère le domine, et il l’adore » (K. MARX, « À propos de la question juive », art. cit., p. 85) et « l’argent est la propriété et la capacité aliénées des hommes » (M. Hess, cité par Cornu, Auguste, Moses Hess et la gauche hégélienne, Paris, F. Alcan, 1934, p. 98, n. 222) ;Google Scholar une même corrélation entre l’« esprit » d’une religion et une organisation sociale où, résume A. Cornu, « l’ordre naturel des choses est renversé », sinon que chez Hess le christianisme joue le rôle attribué par Marx au judaïsme ; voir Marx : « Ce que la religion juive renferme abstraitement, le mépris […] de l’homme comme fin en soi, c’est la manière de penser réelle et consciente, c’est la vertu de l’homme d’argent » (ibid.) et Hess : « l’argent, l’essence du monde de spéculateurs moderne, est l’essence du christianisme réalisé » (ibid.). Hess distingue nettement entre les rôles du judaïsme et du christianisme, mais il lui arrive aussi de les assimiler l’un à l’autre : « Dans l’histoire de la zoologie sociale, les Juifs ont eu pour mission de développer, dans l’homme, l’animal de proie ; ils viennent enfin de réaliser cette tâche. Le mystère du judaïsme et du christianisme s’est révélé dans le monde moderne des marchés juifs et chrétiens », cité par Helmut HIRSCH, « Marxiana Judaica », Cahiers de l’Institut de science économique appliquée, suppl. no 140, 1963, p. 29.

44 D.Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 444. Il avait déjà utilisé cette formule dans son article : « The Birth of the Pariah: Jews, Christian Dualism, and Social Science », Social Research, 70-1, 2003, p. 201-236, ici p. 228, qui constitue une ébauche du livre publié dix ans plus tard.

45 Weber, Max, Le judaïsme antique, trad. par Raphaël, F., Paris, Plon, [1921] 1970, p. 19 ;Google Scholar Id., Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, trad. par C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, [1924] 1991, p. 377 ; Id., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme et autres essais, éd. et trad. par J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, [1904-1905] 2003, p. 221.

46 Saint Augustin, Contre Fauste le manichéen, op. cit., XII, 1, D. NIRENBERG cite ces mots dans « The Birth of the Pariah… », art. cit., p. 225, et les déclare « remarquablement wébériens ».

47 M. Weber, L’éthique protestante…, op. cit., p. 15. Dans le premier article rédigé, en 1907, en réponse aux critiques de H. Karl Fischer, Weber parle de la « conjonction d’une piété intense et d’un sens capitaliste du gain », ibid., p. 325, n. 5.

48 Voir Max Weber, Sociologie des religions, éd. et trad. par J.-C. Grossein, Paris, Gallimard, [1920] 1996, p. 493-499 ; les Juifs « porteurs typiques » du capitalisme financier et politique, p. 498, fin de la n. 1.

49 Weber informe son lecteur, dans sa seconde réponse, de 1910, à Félix Rachfahl (voir M. Weber, L’éthique protestante…, op. cit., p. 442), qu’il prend le concept d’« aventurier » « au sens précisé dernièrement par Simmel dans un joli petit essai » paru plus tôt la même année (et qui sera repris en volume l’année suivante, voir Simmel, Georg, « L’aventure », in Philosophische Kultur : gesammelte Essais, Leipzig, Klinkhardt, 1911).Google Scholar

50 Les différentes qualifications renvoient en effet à ce qui est présenté comme un même type de capitalisme, ibid., p. 50 : « ce ne sont, généralement, ni des spéculateurs téméraires et sans scrupules, ni ces aventuriers de l’économie, que l’on rencontre à toutes les époques de l’histoire économique, ni même de ‘grands financiers’, qui furent à l’origine du tournant décisif » ; p. 61 : « ‘capitalisme aventurier’, qui se réglait sur les aléas politiques et la spéculation irrationnelle » ; p. 240, n. 287, il existe une opposition entre les petits capitalistes et les « grands financiers, tels que les monopolistes, fournisseurs d’État, bailleurs de fonds publics, entrepreneurs coloniaux, promoters, etc. ».

51 Ibid., p. 223, n. 253 ; voir aussi p. 76, p. 240, n. 287, et p. 247-248, Weber s’appuie notamment sur le travail de Hermann LEVY, Die Grundlagen des ökonomischen Liberalismus in der Geschichte der englischen Volkswirtschaft, Iéna, G. Fischer, 1912 ; cet auteur cite, p. 51, un passage de l’ouvrage qu’écrivit le puritain William Prynne pour s’opposer à l’admission des Juifs en Angleterre, alors qu’Oliver Cromwell avait réuni, en décembre 1655, une commission à ce sujet. H. Levy veut voir dans W. Prynne le défenseur du point de vue de la « classe moyenne », et fait référence à son pamphlet pour marquer une distance face aux thèses de Werner Sombart. Il est fort aventureux de se fonder sur une source de cette nature pour en tirer des conclusions générales. Voir Saltman, Avrom, The Jewish Question in 1655: Studies in Prynne’s Demurrer, Ramat-Gan, Bar-Ilan University Press, 1995.Google Scholar

52 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 422.

53 Pour reprendre le titre du livre de Katz, Jacob, From Prejudice to Destruction: Antisemitism, 1700-1933, Cambridge, Harvard University Press, 1980.Google Scholar

54 D. Nirenberg, Anti-Judaism…, op. cit., p. 459.

55 Arendt, Hannah, « L’antisémitisme », in Arendt, H., Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éd. par Bouretz, P., Paris, Gallimard, 2002, p. 224226.Google Scholar