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Paradigmes et bon sens

Published online by Cambridge University Press:  05 May 2010

Louise Marcil Lacoste
Affiliation:
McGill University et Université de Montréal

Extract

Dans les débats suscités par les écrits de Thomas Kuhn, je me suis intéressée au caractère habituellement non thématisé d'une objection levée contre sa théorie des paradigmes, ainsi qu'au caractère ambigu de la réfutation que lui apporte Kuhn. L'objection porte sur le rapprochement abusif que la théorie des paradigmes opérerait entre l'homme de science et l'homme ordinaire, comme si pour Kuhn la science relevait du bon sens. De son côté, et en dépit de la fréquence de ses références à l'homme ordinaire, Kuhn déclare que cette interprétation de sa théorie n'est pas pertinente.

Type
Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1977

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References

1 Ce texte est une nouvelle version de la communication intitulée «Les difficultés de la notion kuhnienne des paradigmes en tant que problèmes d'un bon sens de la science», lors du congrès des Sociétés savantes, juin 1976. Les recherches ont été faites dans le cadre d'une subvention du Gouvernement du Québec (F.C.A.C.) sur les doctrines franco-écossaises du sens commun, Université McGill. J'ai beaucoup profité des analyses de C. Savary et N. Lacharité ainsi que des commentaires de R. Nadeau.

Dans ce qui suit, j'utiliserai surtout les ouvrages suivants de Kuhn, T.: The Structure of Scientific Revolutions, deuxième édition augmentée, Univ. of Chicago Press, 1970Google Scholar, ci-après SSR; «Reflections on my critics» dans Lakatos, I. et Musgrave, A. (ed.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge Univ. Press. 1970CrossRefGoogle Scholar, ci-après CGK; «Second Thoughts on Paradigms» dans Suppe, F. (éd.), The Structure of Scientific Theories, Univ. of Illinois Press, 1974Google Scholar, ciapres SST; «The function of dogma in scientific research» tel que repris dans «Scientific Paradigms», dans Barnes, B. (éd.), Sociology of Science, Penguin Books, 1972Google Scholar, ci-après SS. Je ne me réfèrerai à The Copernican Revolution que dans la mesure oè Kuhn le fait lui-même en élucidant son modèle.

2 Voir les critiques de K. Popper (CGK 51–58); J. Watkins (CGK 25, 371); S. Toulmin (CGK 41–46); L. P. Williams (CGK 50); I. Lakatos (CGK 92, 125, 155, 180 note 3); P. Feyerabend (CGK 198–201, 206–208); F. Suppe (SST 448–449, 490, 498).

3 CGK 2, 234–235, 262.

4 SST 448–449; 490; 498.

5 SST 55. Kuhn définit aussi les consensus des hommes de science de façon négative, par l'absence d'écoles se livrant à des compétitions radicales, celles portant sur les fondements. Voir SSR viii. I, 11, 12, 18. 61. 71–72, 83, 91, 178, 183. Voir aussi SS 90; CGK 244.

6 L'existence de régies communes est possible sur la base de fondements communs dont il faut cerner la nature; SSR 44, 162. La façon dont la communauté scientifique forme, utilise, change ses règies de jeu et ses consensus est réevélatrice de la nature de son activité; CGK 251, SST 468, note 13; SSR 4, 53, 161. II est difficile d'imaginer que des changements majeurs dans les regies jeu scientifiques n'aient pas comporté la destruction de certaines croyances concernant la nature: SSR 40, 98.

7 SSR 143, 182; SST 460, 502. Kuhn ne pose pas la question: «quelle est la nature des réponses foumies par les hommes de science qui expliquerait le progrès scientifique ?» Il se demande sur quelle base commune les hommes science posent des questions et y répondent, soutenant qu'il est impossible, ou en tous cas futile, de donner une réponse a priori à cette question: voir SSR 61, 161.

8 SSR 208: Kuhn parle ici des concepts de tradition ponctuée de ruptures non-cumulatives. Il ajoute (p. 209): « Though scientific development may resemble that in other fields more closely than has often been supposed, it is also strikingly different.» On verra l'importance de cette remarque en conclusion de cette étude.

9 Voir SSR 147. En parlant des arguments «classiques» et «typiques» des philosophies du sens commun, je n'entends pas soutenir la thèse de leur identité mais plutôt utiliser certains traits qui leur sont généralement attribués pour éclairer le débat entre Kuhn et ses critiques à propos du retour au bon sens. Dans ce qui suit, je pense surtout à Fénelon, C. Buffier, L. de Lignac, d'Argens, T. Reid, J. Beattie, G. Berkeley, F. de Lamennais; je pense aussi a H. Sigwick, G. E. Moore, C. S. Peirce, G. E. Stout. C. D. Broad, A. Malcolm. Sur cette question, on pourra consulter l'anthologie Fox, d'Arthur N., The Common Sense Philosopher from Heraclitus to Peirce: the Sources, Substance and Possibilities of Common Sense, N. Y.Tunbridge Press. 1962Google Scholar et la bibliographie de ma thèse sur The epistemological foundations of the appeal to common sense in C. Buffier and T. Reid, Université McGill, PhD 1974.

10 SSR 13, 19, 83–85, 102, 148, 163, 178, 191, 199; SS 87–88; SST 471.

11 Moore, G. E., «A Defence of Common Sense», dans Philosophical Papers, Londres 1952Google Scholar.

12 Le mot est de Fénelon dans Démonstration de l'existence de Dieu tirée de l'art de la nature, des preuves purement naturelles, et de l'idee de l'infini même (édition Lebel, Versailles, 1820), deuxième partie, chapitre deuxième.

13 SSR 93–94, 46; CGK 236, 9–10, 172.

14 On peut ici penser à la théorie de T. Reid dont N. Daniels a présenté l'essentiel comme découlant d'une théorie de l'apprentissage dans Thomas Reid's Discoveries of a Non-Euclidian Geometry, Ph. D thesis, Harvard Univ., 1970Google Scholar. Notons également que les philosophes du sens commun du vingtième siècle attachent plus d'importance à l'analyse du langage qu'à celle de la perception, ce qui est l'inverse de la démarche des philosophes du sens commun du dixhuitieme siècle.

15 CGK 236. À partir des similarités qu'il observe entre les manuels de base, les ouvrages de vulgarisation scientifique et les ouvrages de philosophie de sciences (voir SSR 137, 165), Kuhn attaque (I) la présentation de la science comme découverte permanente, les découvertes appartenant à de rares moments révolutionnaires; (2) la présentation des découvertes comme autant d'approximations successives de la nature, laquelle n'existe en science que comme construction; (3) l'explication de la linéarité cumulative du progrès scientifique par la compréhension et l'extension des termes de base, des critères, des lois, des théories scientifiques, alors que selon Kuhn la tradition scientifique est ponctuée de ruptures non cumulatives provoquées par des conditions externes. Voir SSR 52, 37, 77, 93, 171, x, 4, 68–69, 110, 181; SS 80.

16 Par exemple, voir les critiques de L. P. Williams (CGK 50), I. Lakatos (CGK 180, note 3), K. Popper (CGK 51–58). Pour des analogies avec les débats concernant les philosophies du sens commun, voir T. Reid, Philosophical Works (G. Olms Verlag, 1967) et les critiques de D. Hume dans An Enquiry concerning Human Understanding, Selby-Bigge, deuxième édition, 1902; section 12, numéro 129. Voir aussi comment C. S. Peirce essaie de reformuler ce débat dans les termes d'un «critical commonsensism», dans «Issues of Pragmatism», The Monist, vol. XV, 1905, pp. 481489Google Scholar.

17 Wittgenstein, . The Blue Book, Oxford, 1958, p. 48Google Scholar.

18 SSR 207, 199. Au terme de cette analyse, il apparaîtra plus clairement pourquoi ce débat illustre les paradigmes selon Kuhn, car il illustre que la communaure est juge et partie notamment lorsqu'il s'agit d'établir sa propre image et de s'y reconnaître dans la tension que comporte son rapport à l'idéal qu'elle poursuit.

19 On peut penser à la critique adressée par I. Kant dans ses Prolégomènes contre les philosophes du sens commun (Reid, Beattie, Oswald).

20 CGK 236.

21 SSR 49–50.

22 SSR 175.

23 SSR 49, 50, 180. Soulignons que Kuhn émet l'hypothèse que la majorité des révolutions scientifiques proviennent du passage d'une généralisation symbolique de type définitionnel à une autre de type législatif. On verra l'intérêt de cette suggestion dans le contexte du renvoi à l'histoire dont je parlerai en conclusion.

24 Dans CGK 246, Kuhn admet avoir antérieurement minimisé l'efficace des règies. Remarquons aussi que tout en soulignant l'importance des exemples privilégiés, M. Masterman a sous-estimé l'importance de leur rôle dans l'articulation dont je parle; voir «The Nature of Paradigm » dans CGK. À ce sujet, voir aussi SSR 87, 94, 187–191; CGK 246. Pour une comparaison entre l'art et la science dans le rôle des exemples privilégiés, voir SSR 209 et Kuhn, T. «Comment», Comparative Studies in Philosophy and History, XI, 1969, 403412Google Scholar. Enfin, notons que l'appellation «paradigme» pour désigner des exemples privilégiés n'est pas nouvelle: c'est précisément en pensant à cette utilisation du terme que Kuhn a songé à désigner ainsi sa notion: ceci pourrait permettre un parallèle intéressant avec la façon dont N. Malcolm a défendu la thèse de G. E. Moore sur le sens commun, établissant un lien entre les cas paradigmatiques de l'utilisation de certaines expressions et les croyances du sens commun. Voir son «Defending Common Sense» dans Philosophical Review, vol. 58, 1949, 201220CrossRefGoogle Scholar.

25 SSR 16, 23, 60–61, 189. En ce sens, Kuhn dit que les «paradigmes II» fonctionnent de façon normative plutôt que cognitive, instituant les directions d'un «map making», voir SSR 109. En ce sens aussi, il soutient: «Lack of a standard interpretation or of an agreed reduction to rules will not prevent a paradigm from guiding research», SSR 44.

26 SSR 187: «More than any other components of the disciplinary matrix, differences in between sets of exemplars provide the community fine-structure of science» (je souligne). Voir aussi 182, 192, 172, 147, 43, 47, 60.

27 Voir SSR 199, vii, 33–34, 91–94, 129, 150. CGK 9, 10, 172. La bataille entre paradigmes n'est pas d'un type tel que sa solution puisse proceder de la logique, de la nature, des preuves, de la délibération ou de l'interprétation; voir SSR 94, 122, 150. 11 s'agit de ce que Kuhn décrit comme une «conversion» ; voir SSR 122, 158, 171–172, 206.

28 Kuhn invoque du reste le fait que les hommes de science sont «raisonnables » à ce propos (SSR 158). Sur l'allégation d'irrationnalisme, voir SSR 192–193, 175, 191–205, 4, 95, 186, 195. Kuhn parle d'arguments recevables (SSR 152–154, voir 190, 202), de critères (SSR 205–206, voir 102), de conditions (SSR 169, voir 77, CGK 234). Dans CGK 246, Kuhn énumère les conditions suivantes: la cohérence des prédictions obtenues grâce à une technique qui a ses racines dans une théorie qui les justifie en expliquant les limites de leur succès et en suggérant des voies d'amélioration en précision et en extension, lesquelles voies doivent comporter des défls.

29 SSR 46–47, 175, 192.

30 SSR 88. 175, 189–192, 200; voir 44, 49.

31 Notons que cette analogie est donnée afin d'élucider le type de question que Kuhn pose à l'activité scientifique. Voir SSR 62, 111, 113; SST 506.

32 Pour Kuhn. il est de la nature de la perception de rendre impossible toute démonstration directe (SSR 113, voir 53, 84, 114, 126, 194, 197), ce qui a son avis relance le débat sur les rapports entre perception et interprétation (voir SSR 194, 198. 96 et l'exemple Priestley-Lavoisier à ce sujet 120–121). Pour des analogies entre perception ou vision courante et scientifique, voir SSR 47, 102, 111. 115, 117, 149, 175. CGK 273.

33 Kuhn attribue la différence d'habileté dans la perception de ressemblances (plus grande chez l'homme de science) à l'initiation scientifique. Voir SSR 18, 62, 85, 128, 111–112, 150, 189; SST 471, 511; SS 87; CGK 273.

34 SST 478, 505–506; SSR 200.

35 SST 474; SSR 192, 197.

36 Dans ce contexte, Kuhn dit qu'il faudra même à long terme abandonner l'analogie de la vision courante; voir SSR 64, 196–197.

37 SSR 114–115. Kuhn se réfère aux travaux de l'lnstitut de Hanovre. en particulier a ceux de N. R. Hanson; Kuhn dit ignorer si les caractéristiques des perceptions d'anomalies de l'homme ordinaire correspondent à celles dont sa notion de paradigme entend rendre compte. Je retiendrai cette remarque dans ma conclusion.

38 Peirce, . «Issues of Pragmatism», The Monist, vol. XV, 1905, pp. 481489CrossRefGoogle Scholar. Sur la notion kuhnienne de dogmatisme scientifique, voir SS.

39 Je pense ici à la thèse de Stout, G. F., dans Mind and Matter (Cambridge, 1931)Google Scholar, pour qui le caractère plastique des croyances du sens commun en explique la tendance auto-correctrice. Sur le caractère vague des croyances du sens commun, voir Sidgwick, H., «The Philosophy of Common Sense», Mind, vol. XIV, avril 1895, pp. 145148CrossRefGoogle Scholar.

40 SSR 151: «Life long resistance… is not a violation of scientific standards but an index to the nature of science itself».

41 Lorsqu'il rejette des expressions comme «donné immédiat», «expérience immédiate», ou même «donné», recherchant des expressions plus «fluides» (SSR 125), Kuhn ne doit pas être interprété comme à la recherche du «plastique» dont parle Stout: il cherche une alternative à la dichotomie inhérente à la version «cartésienne» du processus perceptuel en tant que «unconscious version of what we do after we have perceived». Voir SSR 127, 195. À propos du réalisme, voir SSR 206.

42 Je pense ici à la thèse de Broad, C. D. dans The Mind and its Place in Nature (London, 1925Google Scholar) et dans «A Reply to my Critics» dans Schilpp, P. A. (ed.). The Philosophy of C. D. Broad (N. Y, 1959)Google Scholar.

43 Berkeley, Three Dialogues between Hylas and Philonous (Londres, 1713), en particulier le troisième dialogue.

44 Sur ces questions et les implications qu'elles ont concernant les notions de vérification et falsification, voir SSR 146–149, 171, 159, 115, 101, 95.

45 SSR 164–168, 178; CGK 254, 263. Sur le fait que la communauté scientifique est coupée de la vie courante, voir SSR 20, 30, 34, 93, 96; CGK 234, 253; SS 93. De ce point de vue, en mettant l'accent sur les révolutions, l'image officielle évoque l'attitude de l'homme ordinaire qui ne s'intéresse qu'à des découvertes spectaculaires. Pour une différence entre science et philosophic dans ce contexte, voir SSR 20.

46 C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter l'ambivalence de Kuhn dans la désignation de ses paradigmes comme sociologiques ou idéologiques (cette dernière expression ayant le défaut d'occulter la critique de l'idéologie scientiste à laquelle se livre Kuhn), ou épistémologiques. Si l'on considère les termes de cette ambivalence à partir de l'auto-suffisance de la communauté scientifique, on voit qu'ils se renvoient l'un à l'autre. Voir SSR 8, SST 467. C'est aussi dans ce contexte qu'il faut comprendre en quel sens Kuhn qualifie «d'externes» les conditions qui rendent possible le progrès scientifique: elles sont toujours internes à la communauté, même si elles sont externes du point de vue de, et par rapport aux conditions privilégiées par la version officielle. Voir SSR 41–49, 57, 208. Comme le dit Kuhn: «we must learn to ask this question differently». SSR 153.

47 J'ai laissé de côté la question de la démarcation entre disciplines scientifiques et disciplines proto-scientifiques ou non-scientifiques. Dans la mesure où l'incapacité de restreindre (partant de contrôler) leur domaine de recherche expliquerait le caractère proto-scientifique de certaines disciplines (voir SSR 12, 18, 61, 91, 121, 162, 178), ces disciplines se rapprocheraient davantage du bon sens, ayant alors un rapport direct, mais sous l'angle de la critique fondamentale, avec lui. L'explication kuhnienne se situerait alors sur un axe partant du bon sens et aboutissant à la science, en passant par des disciplines intermédiates. Cependant, je n'ai pas trouvé d'élucidation de la portée de la notion d'articulation par les «paradigmes II» dans son rapport avec les disciplines non ou protoscientifiques.

48 C'est le sens principal de la critique kuhnienne de ce qu'il appelle «l'invisibilité» ou l'occultation que recèle l'image officielle. Voir SSR 136 ff.

49 Il n'est d'ailleurs pas impossible que pour mener l'enquête historique à laquelle la théorie kuhnienne nous renvoie il devienne nécessaire de reconstruire et d'articuler plus rigoureusement les éléments fort hétérogènes inclus dans la notion de paradigme, et en particulier dans le «paradigme I». Bien que ceci n'ait pas été mon propos, il peut être intéressant de remarquer que si mon analyse est juste, c'est aussi à la lumière de l'histoire et a posteriori que Kuhn trouverait éclairant et fécond de procéder à une telle reconstruction.