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Isabelle Backouche, Paris transformé. Le Marais 1900-1980, Ivry-sur-Seine, Créaphis, [2016] 2019, 435 p.

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Isabelle Backouche, Paris transformé. Le Marais 1900-1980, Ivry-sur-Seine, Créaphis, [2016] 2019, 435 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Christian Topalov*
Affiliation:
christian.topalov@ehess.fr
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Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Pourquoi tant de hâte ? C’est autour de cette question qu’Isabelle Backouche organise son enquête sur la rénovation urbaine qui a frappé l’îlot 16, la partie sud de ce qu’on appellera plus tard le Marais, en bord de Seine et à l’arrière de l’Hôtel de Ville, pendant l’Occupation et au lendemain de la guerre. Entre décembre 1941 et l’été 1944, 2 810 familles de locataires – résidents et artisans – ont été expulsées, c’est-à-dire jetés à la rue, parfois en trois semaines (parmi lesquelles 2 406 familles « non juives » et 404 familles « juives », soit 14,4 % d’entre elles – au total, 66,6 % des ménages recensés en 1936). Pour qu’il en soit ainsi, il a fallu au préalable que les autorités de Vichy réforment la procédure d’expropriation de façon à pouvoir l’appliquer à des immeubles en bon état situés dans le périmètre d’un îlot classé comme insalubre, tout en fixant les indemnités par voie d’expertise et non de décision judiciaire – mesures réclamées depuis des décennies par les « urbanistes » et auxquelles s’étaient opposés efficacement jusqu’alors Parlement et Conseil d’État.

Il a fallu aussi que soit bouleversé l’ordre dans lequel le Conseil de Paris, par son classement des « îlots insalubres » établi en 1906 et révisé en 1920, avait prévu de procéder : ces zones destinées à la démolition avaient été numérotées selon un ordre d’urgence fixé par la mortalité par tuberculose, dont l’insalubrité était considérée comme la cause. Quinze opérations auraient donc dû précéder celle-là, alors que seuls les îlots 1, 4, 5 et 9 avaient été partiellement entrepris quand l’îlot 16 fut évacué.

Il a fallu, enfin, que soit abandonnée la convention qui faisait l’accord jusque-là : construire au préalable de quoi reloger les expulsés, détruire en priorité dans chaque îlot les immeubles les plus dégradés. Rien de tel dans le cas de l’îlot 16 : les autorités avaient cessé de craindre la réaction des locataires et chassèrent les habitants sans leur proposer de solution de relogement.

Le paradoxe s’épaissit encore lorsque l’on constate que les démolitions ne pouvaient être suivies de reconstructions faute de matériaux, les autorités allemandes interdisant toute construction nouvelle à partir de mai 1942. Le quartier resta donc un désert de maisons squattées ou pillées, jusqu’à ce que commencent tardivement des travaux qui furent achevés seulement dans les années 1970. Si une telle situation n’avait pas de précédent, même à l’époque d’Haussmann, elle eut cependant un analogue contemporain avec la destruction de la rive nord du Vieux-Port de Marseille en janvier-février 1943. En effet, à la satisfaction des urbanistes, la police française expulsa alors 20 000 personnes de ce quartier « taudifié », dont l’armée allemande dynamita les maisons. S’agissant de la priorité accordée à l’îlot 16, une partie de l’historiographie avance aujourd’hui sans hésiter une explication : ce quartier fut détruit en toute hâte parce que des juifs y habitaient. Cette opération d’urbanisme ne serait qu’un autre nom de la spoliation des juifs de France par les autorités de Vichy et de la collaboration de celles-ci à leur destruction.

Le livre d’Isabelle Backouche s’interroge sur cette question, bien sûr, mais sur d’autres aussi, car la transformation du quartier a commencé avant et continué après l’Occupation. Elle a noué en un lieu et temps précis toute une série d’histoires indépendantes qui engageaient des acteurs, des enjeux et des échelles d’action différentes

La restitution de l’enquête se fait en trois temps. D’abord, l’événement « expulsion » est décrit (chap. 1) et les raisons de ses instigateurs – préfecture de la Seine (chap. 2) et architectes (chap. 3) – sont analysées. Les implications sur la vie des habitants et les réactions de ceux-ci sont détaillées à l’échelle fine des familles (chap. 4). Sont exposées ensuite les croyances et les catégories évoquées par les acteurs pour définir l’îlot 16 comme un « problème » et prescrire son traitement : insalubrité (chap. 5), ghetto (chap. 6), valeur « archéologique » (chap. 9). Ces catégories sont analysées dans le temps long de leur genèse comme dans le temps court de leur mobilisation locale. Enfin, le conflit des projets est analysé : table rase et reconstruction d’un quartier « moderne », d’abord envisagées, firent place à la sauvegarde d’un quartier historique – le remplacement d’une population pauvre par des « artistes, professeurs, écrivains, fonctionnaires » (ainsi que précisé dans la lettre du préfet de la Seine au délégué général à l’Équipement national, 1er juillet 1944, cité p. 61) étant le trait commun assumé des deux projets. Ce fut une « bataille de Paris », car elle engageait une conception d’ensemble de l’avenir de la capitale (chap. 7). Vient ensuite la description de la « ville fantôme » que laissèrent derrière elles expulsions et démolitions (chap. 8), avant que l’aménagement du quartier ne soit effectivement engagé (chap. 9).

Ce livre est comme un manifeste, car il met en œuvre une conception clairement affirmée de l’histoire urbaine. Il s’agit, en premier lieu, d’une histoire du changement urbain : c’est en observant les institutions et les hommes qui travaillèrent à transformer cette région de Paris, leurs analyses, leurs arguments, les réactions suscitées par leurs actions, que l’état antérieur du quartier se trouve décrit, en même temps que son processus de mutation. Le changement révèle ce qu’il fallait, disait-on, changer, mais aussi ce qui ne voulait pas changer. Un avantage de la méthode est que ces batailles produisent des sources : des enquêtes administratives et des mesures (sur l’« insalubrité », par exemple), des descriptions à hauteur d’homme aussi (sur les « taudis » et sur le « ghetto », notamment), des traces de procédures (l’arbitraire le plus violent s’accompagnant d’une obsession bureaucratique) – jusqu’aux archives de la persécution, qui permettent d’entrer dans l’intimité des familles et des voisinagesFootnote 1. Globalement, les sources produites par les vainqueurs dominent, mais certaines protestations ont aussi été enregistrées et mises à profit.

On peut parler, en deuxième lieu et malgré l’emphase de l’expression, d’une « histoire totale » d’un morceau de ville. Non que l’enquête procède en travaillant par couches, comme au temps de l’histoire économique et sociale, ni ne prétende épuiser le sujet ou les sources possibles. Si cette histoire urbaine est totale, c’est au sens où elle est une histoire sociale qui ne laisse à l’écart de l’analyse ni la sociologie des acteurs, ni leurs pratiques, ni leurs savoirs. Elle est une étude à la fois des pierres et des gens, de la morphologie de la ville et de la société qui la peuple et la façonne. Elle prend en compte, autant que faire se peut, les puissants et les humbles. Elle s’intéresse à ce qu’ils font non seulement sur le lieu étudié, mais sur tous les autres théâtres où cette action locale prend aussi sens.

C’est ainsi que Paris transformé démontre qu’une histoire localisée peut ne pas être une histoire locale. En suivant méthodiquement les acteurs, I. Backouche élargit la focale. On ne peut comprendre l’acharnement hygiéniste sans savoir comment s’est imposée, à partir de la fin du xixe siècle, une étiologie environnementale de la tuberculose et comment elle s’est trouvée mise en cause ensuite par des bactériologistes. On ne peut comprendre l’intensité de la controverse sur l’avenir du quartier sans la relier aux conceptions en concurrence des rapports entre le centre et la périphérie de la « région parisienne », mais aussi à la bataille menée par la Société française des urbanistes et l’Institut d’urbanisme de Paris contre les architectes modernistes de la Charte d’Athènes. On ne peut comprendre non plus la dénonciation d’un « ghetto » largement imaginaire en cette rive sud de la rue Saint-Antoine sans s’interroger sur la différence et l’articulation entre la stigmatisation des habitants des taudis en général, celle des juifs d’immigration récente et l’antisémitisme officiel du régime de Vichy. Bref, lorsque chacune des catégories d’acteurs de l’histoire de l’îlot 16 est observée sur des scènes plus vastes, on comprend beaucoup mieux ce qui se joue sur les 14,6 hectares de ce quartier de Paris.

On peut aussi revenir sur la réponse apportée par l’autrice à la question posée en ouverture de ce bref compte rendu. L’affaiblissement général des capacités de résistance des expulsés avait créé pour les autorités préfectorales, débarrassées aussi du contrepoids d’un conseil municipal élu, un « effet d’aubaine », une occasion inespérée d’agir dans les îlots insalubres comme sur la « Zone »Footnote 2. Un régime autoritaire avait, pour ce faire, changé la législation de l’expropriation selon les vœux anciens des urbanistes et donné à ceux-ci d’importants pouvoirs consultatifs. Un préfet modernisateur voulait étendre les locaux de son administration dans le quartier mitoyen de l’Hôtel de Ville et faire de celui-ci un terrain d’expérimentation. L’image du ghetto, convenablement manipulée, et la précarisation totale des familles juives par la législation antisémite favorisèrent la précocité et la brutalité de l’action dans l’îlot 16 – une action que les services préfectoraux envisagèrent ensuite dans plusieurs autres îlots à forte population juive, mais où les raisons d’agir locales furent sans doute insuffisantes pour qu’on essaie de surmonter tous les autres obstacles liés au temps de guerre. La transformation de l’îlot 16 pendant l’Occupation ne résultait donc pas seulement de circonstances propres à un régime politique, mais était aussi liée à des contextes emboîtés dotés chacun d’une histoire longueFootnote 3 : la continuité des paradigmes et, surtout, des acteurs, en amont et en aval de Vichy, en témoigne.

References

1 Sources qui ont permis à I. Backouche, Sarah Gensburger et Éric Le Bourhis de développer une autre enquête, sur les traces des « appartements juifs » à l’échelle de Paris tout entière. Voir, de ces trois auteurs : « Opportunities and Antisemitism: Housing in Paris, 1943-1944 », Politika, [2017] 2022, https://www.politika.io/en/notice/opportunities-and-antisemitism-housing-in-paris-19431944 ; « Spoliation et voisinage. Le logement à Paris, 1943-1944 », Histoire urbaine, 62, 2022-1, p. 79-102 ; « Une opinion publique située. Les gérants immobiliers parisiens et la disparition des locataires juifs (1941-1944) », in L. Joly (dir.), La France et la Shoah. Vichy, l’occupant, les victimes, l’opinion, 1940-1944, Paris, Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy, 2023, p. 333-376.

2 La zone non aedificandi au-delà des fortifications, détruites depuis peu, fut vidée de sa population entre les années 1920 et 1960, une histoire parallèle à celle de l’îlot 16 qui fait l’objet d’une autre enquête d’I. Backouche : Isabelle Backouche, « La Zone et les zoniers parisiens. Un territoire habité, un espace stigmatisé », in E. Bellanger et al. (dir.), Genres urbains. Autour d’Annie Fourcaut, Ivry-sur-Seine, Créaphis, 2019, p. 49-66 ; ead. « La fabrique d’un espace urbain qui fait peur : la zone de Paris (1900-1950) », in P. Chassaigne, A. Delaporte et C. Le Mao (dir.), Peurs urbaines, xvie- xxie siècle, La Crèche/Pessac, La Geste/MSHA, 2022, p. 245-257 ; ead. , « La Zone de Paris : un interstice urbain ? Question de point de vue », colloque « Espaces à saisir : interstices et communs urbains. La ville à l’épreuve de l’interdisciplinarité », Tours, 20-11 déc. 2020, actes à paraître.

3 Isabelle Backouche, « Élucider le changement urbain. Le tuilage des contextes de l’îlot 16 à Paris (1920-1980) », in F. Brayard (dir.), Des contextes en histoire. Actes du forum du CRH, 2011, Paris, Centre de recherches historiques, 2014, p. 151-179.