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Claire Gantet et Markus Meumann (dir.), Les échanges savants franco-allemands au xviiie siècle. Transferts, circulations et réseaux, Rennes, PUR, 2019, 356 p.

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Claire Gantet et Markus Meumann (dir.), Les échanges savants franco-allemands au xviiie siècle. Transferts, circulations et réseaux, Rennes, PUR, 2019, 356 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

Sébastien Schick*
Affiliation:
Sebastien.Schick@univ-paris1.fr
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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Si l’on peut dire que le domaine « franco-allemand » fut particulièrement porteur dans la seconde moitié du xxe siècle, cela vaut sans doute aussi pour les sciences humaines : on lui doit au moins un concept central, celui de « transferts culturels ». Lorsque Michel Espagne et Michael Werner proposèrent la notion dans les années 1980Footnote 1, afin d’envisager de manière complexe les phénomènes de transformation que subissent les idées, les objets, les biens culturels lorsqu’ils passent d’un pays à un autre, c’est précisément le cas de la France et de l’Allemagne au xviiie et, plus encore, au xixe siècle qui leur sert de terrain. Leur proposition a été, depuis, largement reprise, commentée, également critiquée pour le caractère parfois un peu schématique du processus de production, déplacement, réception ainsi décrit. Le caractère séminal de la notion ne fait toutefois aucun doute, et depuis une trentaine d’années, d’autres concepts ont émergé : celui de « l’histoire croisée », forgé par Michael Werner et Benedicte Zimmermann, puis, dans d’autres contextes historiographiques, ceux de « circulations », d’« échanges culturels » ou même de « traduction », davantage utilisé dans l’historiographie anglophone.

L’ouvrage collectif dirigé par Claire Gantet et Markus Meumann reprend, pour ainsi dire, le dossier trente-cinq ans après et en propose un état des lieux avec, comme point de départ, le « franco-allemand » et la question des circulations entre ces deux pôles. Ce livre se pense avant tout comme un laboratoire historiographique, conceptuel et épistémologique, dont le but est de tester les différentes manières de penser les phénomènes de mobilité et d’échanges d’idées, de savoirs, de contenus intellectuels entre des espaces culturels et/ou politiques distincts. Les trois termes proposés en sous-titre – transferts, circulations, réseaux – sont ceux autour desquels le débat s’engage, comme l’expliquent les directeurs de l’ouvrage dans une introduction passionnante qui fait le point sur l’histoire, les limites et les apports de ces notions, comme sur leur complémentarité et leurs possibles contradictions. Alors que le concept de transfert permet d’insister sur les transformations induites par l’échange, celui de circulation « est plus souple et à même de rendre compte de la complexité des échanges savants au xviiie siècle, mais il pèche par son caractère plat, ce qui circule semblant ne pas se transformer » (p. 16). Le réseau est quant à lui souvent nécessaire au transfert ou à la circulation, mais il s’agit d’un objet extrêmement délicat et exigeant si on veut l’utiliser au-delà de la simple métaphore. Ainsi les directeurs plaident-ils pour « parler successivement de transferts, de circulations et de réseaux, l’essentiel étant d’employer ces termes à bon escient de façon critique » (p. 16). Finalement, le but est de complexifier au maximum l’idée d’un « échange unilatéral de la France vers l’Allemagne » (p. 17). Les différents auteurs et autrices des contributions se servent donc, à leur gré, en fonction du contexte et de leur démonstration, de ce répertoire conceptuel pour décrire et analyser l’ensemble des échanges savants – un terme qui aurait sans doute mérité une définition plus serrée en introduction – entre ces deux pôles qui ne sont pas compris comme des unités politiques, mais plutôt comme des « aires linguistiques et culturelles » (p. 11).

L’ouvrage, d’une richesse indéniable, se divise en quatre parties et seize contributions, auxquelles s’ajoutent une introduction, déjà mentionnée, et une conclusion de M. Espagne. Au fil de la lecture, des lignes de force permettant de mettre en évidence un ensemble d’acteurs, de médias et d’espaces de l’échange qui semblent avoir joué un rôle spécifique entre les deux ensembles culturels se dégagent. En tête du classement des principaux acteurs du transfert franco-allemand, on retrouve sans nul doute les huguenots et le Refuge, omniprésents dans le volume. Antony McKenna décrit ainsi la place des relations que Pierre Bayle entretint avec les huguenots exilés, particulièrement dans le Brandebourg, dans un ensemble d’échanges savants, tandis que Pierre-Yves Beaurepaire explique leur rôle dans la circulation des livres maçonniques francophones, via des réseaux de libraires et d’éditeurs néerlandais, suisses ou encore anglais. Le rôle de certaines institutions telles que les sociétés savantes ou les académies ne saurait toutefois être négligé. Citons le cas passionnant, étudié par Vincent Robadey, de la société économique de Berne et de sa fonction d’intermédiaire, grâce à la création de l’Encyclopédie économique, dans la circulation des savoirs agronomiques français et allemands, ou encore celui de l’Académie royale des sciences et des lettres de Berlin (où les huguenots étaient du reste très impliqués). Avi Lifschitz montre que les concours annuels organisés par celle-ci dans la seconde moitié du xviiie siècle, et remportés à douze reprises en quarante et un ans par des auteurs francophones, contribuèrent à la circulation de ces travaux dans le monde germanophone, mais aussi à faciliter la réception d’auteurs allemands au sein de la république des lettres. Enfin, le cas passionnant de l’université de Göttingen, présenté par Anne Saada illustre en quoi la captation d’un savoir « étranger », en l’occurrence français, a pu participer de la renommée d’une institution : réussir à collecter – le plus rapidement possible – un grand nombre de livres français faisait partie d’une stratégie délibérée, dont la finalité était de faire de la nouvelle université un centre attractif pour l’ensemble des lettrés européens.

Cette réflexion sur les auteurs s’adosse nécessairement à une analyse fine des médias du transfert et des effets qu’ils pouvaient avoir sur eux. Sans surprise, la correspondance se taille la part du lion, comme dans le cas des relations épistolaires d’Albrecht von Haller étudiées par Florence Catherine. On y lit que les lettres voyagent rarement seules, accompagnant souvent des objets – des imprimés, bien entendu, mais parfois aussi des « objets matériels du savoir » (p. 45) – à travers des parcours qui ne sont que rarement directs, et nécessitent souvent une ou plusieurs étapes. Les imprimés jouent également, sous différentes formes, un rôle essentiel : on retiendra l’article de Flemming Schock, qui montre que les périodiques savants formaient une « constellation textuelle » dès lors qu’ils « renvoyaient aux uns et aux autres, se citaient, s’extrayaient et se reproduisaient en partie les uns les autres » (p. 101). Ainsi, chaque type de média crée son propre espace, sa propre géographie, ses propres parcours selon des logiques qui sont spécifiques à leur nature et à leurs caractéristiques.

En redéfinissant les centres et les périphéries de la sorte, le volume contribue dès lors à remodeler notre géographie européenne du savoir. Par un biais qui résulte, en partie, de la nature même de l’ouvrage (fruit d’un colloque organisé, en 2016, à Fribourg, en Suisse), la confédération helvétique apparaît comme un nouveau centre, un point de passage nodal entre les espaces français et allemands. On a déjà cité le rôle de la société économique de Berne, ou celui d’Albrecht von Haller, sur lequel reviennent également Lisa Kolb et Martin Stuber à propos de la production de sel : Haller tenta d’introduire, à l’intérieur des terres, une technique de production de sel par l’évaporation solaire, très usuelle sur les côtes atlantiques, et eut, à cette occasion, un rôle pivot dans le processus des transferts savants au sein des Lumières économiques. Certains cas permettent de suivre la complexité des parcours à la fois géographiques et institutionnels de textes sur plusieurs décennies : la tradition d’une approche critique et historique du canon biblique suivit, comme l’explique Martin Mulsow, des chemins qui passèrent par l’Angleterre, les Provinces-Unies, le Saint Empire. Surtout, redécouvrir l’itinéraire de cette tradition qui mène des travaux de Richard Simon, à la fin du xviie siècle, à ceux de Johann Salomo Semler, autour de 1770, suppose une enquête policière, à travers non seulement un ensemble d’imprimés, mais aussi de textes manuscrits et clandestins, longtemps ignorés des manuels de théologie. On observe ici toute la fragilité des circulations, qui ne sont jamais sûres. Parfois, le transfert n’a pas lieu – ou que très tardivement –, comme dans le cas du néologisme d’« esthétique », et de la discipline qui en résulta. Élisabeth Décultot montre que la notion, inventée par Baumgarten en 1750, connut un rapide succès en Allemagne, mais bien des résistances en France, où elle ne s’imposa qu’à partir des années 1820-1830.

On l’aura compris, le volume convainc non seulement par la richesse des terrains, des thématiques et des objets abordés, mais aussi, et surtout, par la discussion méthodologique et épistémologique qu’il suscite autour des termes permettant de dire et de conceptualiser le principe même de circulation. La notion qui, au fil des pages, s’évapore finalement bien vite est celle de « franco-allemand », dont on perçoit rapidement les limites. Dès lors que les auteurs savent le danger qu’il y aurait à présupposer l’existence de deux sphères séparées et autonomes à partir desquelles on pourrait observer un « transfert » – c’est d’ailleurs un des reproches que l’on adressa, dès les années 1980, à la notion –, ils insistent sur la complexité des circulations observées : celles-ci mènent en fait, le plus souvent, à travers des circuits largement européens, par la Suisse, les Provinces-Unies, mais aussi l’Angleterre. On se demande ainsi si la « France » et l’« Allemagne » n’apparaissent comme point de départ et d’arrivée qu’en vertu de l’objet de recherche construit a priori, et si ces deux espaces ne pourraient pas, avec une autre focale, n’être eux-mêmes que des étapes dans un transfert entre deux autres pôles.

Si le « franco-allemand » comme catégorie spécifique – elle-même créée à un moment politique bien déterminé de notre histoire récente – ne semble pas toujours adéquat, on en mesure toutefois la valeur heuristique comme un espace d’expérimentation dont le choix est, d’une certaine manière, secondaire, soit un terrain dans lequel on peut appliquer un ensemble de « boîtes à outils » ou d’approches méthodologiques qui relèvent, le plus souvent, d’autres espaces – on pense, par exemple, à « l’histoire transnationale ». Ce n’est pas le moindre mérite des auteurs de ce volume que de finir par faire exploser les cadres géographiques qu’ils s’étaient d’abord imposés à eux-mêmes et ainsi de permettre un pont vers d’autres traditions historiographiques.

References

1 Michel Espagne et Michael Werner (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand ( xviiie- xixe siècles), Paris, Éd. Recherche sur les civilisations, 1988.