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Tyler Stovall White Freedom: The Racial History of an Idea Princeton, Princeton University Press, 2021, 436 p.

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Tyler Stovall White Freedom: The Racial History of an Idea Princeton, Princeton University Press, 2021, 436 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Jean-Luc Bonniol*
Affiliation:
jldbonniol@gmail.com
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Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Écrire une recension pour un ouvrage dont l’auteur vient de disparaître est quelque peu déstabilisant. Le décès brutal de Tyler Stovall date en effet de la fin de l’année 2021, alors que paraissait son ouvrage consacré à la « liberté blanche ». Historien éminent (il a été président en 2017 de l’American Historical Association) et spécialiste de la France, il a d’abord consacré sa thèse à la « ceinture rouge » parisienne avant de s’orienter vers la thématique de la France impériale à l’heure républicaine, dévoilant par là le paradoxe de l’existence d’une question raciale au sein d’une nation se voulant universaliste, entre invisibilité et prégnance… Citons, au sein d’une production abondante qui n’a malheureusement pas été traduite en français : Paris noir: African Americans in the City of Light  et Transnational France: The Modern History of a Universal Nation , ainsi que les ouvrages collectifs qu’il a eu l’occasion de diriger, tels French Civilization and Its Discontents: Nationalism, Colonialism , Race , avec Georges Van Den Abbeele ; Black France/France noire: The History and Politics of Blackness , avec Trica Danielle Keaton et T. Denean Sharpley-Whiting ; The Color of Liberty: Histories of Race in France , avec Sue Peabody. Un dernier ouvrage collectif dirigé avec Emmanuelle Sibeud et Sylvain Pattieu est paru en 2022 : The Black Populations of France: Histories from Metropole to Colony 1 .

Le présent ouvrage se veut une réflexion sur deux notions parmi les plus centrales du monde moderne : la liberté et la race ; la liberté se situant habituellement plutôt du côté d’un imaginaire lumineux, quand la race incarnerait un côté plus obscur. Toutes deux peuvent cependant être sujettes à des connotations qui ne vont pas dans ce sens : ainsi, la liberté, si elle est excessive, peut déboucher sur l’anarchie et le désordre, et la race peut inspirer un sentiment de fierté, instrument puissant de lutte contre l’oppression. Aussi T. Stovall, loin de concevoir ces notions comme antagoniques, les approche-t-il comme intrinsèquement liées. Partant de la scène de l’esclavage colonial, dont la dimension raciale a été souvent soulignée, la liberté, tout comme sa privation, porte, pour lui, l’empreinte de cette racialisation : la liberté est donc blanche, au contraire de la servitude. En s’appuyant sur une bibliographie impressionnante, l’auteur entend mener une entreprise d’histoire comparée et d’histoire mondiale, centrée sur les cas des États-Unis et de la France. On peut toutefois regretter le nombre limité de références françaises… Alors même qu’est évoqué le cas de l’ancienne Saint-Domingue, l’ouvrage cardinal de l’historien du droit Yvon Debbasch 2 , qui porte justement sur les rapports entre liberté et race, n’est pas utilisé. Ne sont pas non plus exploités les travaux des historiens et des anthropologues français qui, depuis les années 1990, s’essaient à démêler, essentiellement à partir du cas des vieilles colonies des Antilles et de l’océan Indien, les liens entre, d’un côté, l’esclavage puis le post-esclavage et, de l’autre, la mise en place puis la persistance du préjugé de couleur, ce qui aurait ici permis des ouvertures théoriques relativement éloignées des représentations américaines en la matière. Dans cette volonté d’une histoire croisée des États-Unis et de la France, on ne peut certes qu’adhérer à son affirmation selon laquelle les deux pays ont chacun connu une histoire de la race, mais selon des voies différentes : pour les États-Unis, l’histoire de la race s’inscrit dans une évolution interne, celle d’une société esclavagiste puis post-esclavagiste marquée durablement par la ségrégation (et aussi par l’élimination des autochtones) ; pour la France, cette histoire ne peut qu’être dévoilée dès lors que considérée comme une entité impériale, englobant métropole et colonies.

Mais on perçoit aussi l’ancrage de cette histoire dans une réalité proprement américaine, marquée par la centralité de la race dans les catégorisations sociales. Ainsi T. Stovall inscrit-il son ouvrage dans le courant relativement récent des whiteness studies  : il conçoit dès lors la liberté comme une composante première du « privilège blanc » (p. 10 et 11) : seuls les « Blancs » peuvent être libres, alors même qu’ils peuvent concevoir la liberté comme universelle, sans se rendre compte qu’elle est racialement encadrée. Or, le concept de « blanchité » (traduction la plus fréquente du terme whiteness ), s’il doit être utilisé dans la reconnaissance des inégalités raciales (même s’il peut désigner au premier chef un état de conscience identitaire lié au suprémacisme blanc), ne peut l’être que s’il est historiquement situé, au risque de le considérer comme dépendant d’une essence intangible : les réalités auxquelles il peut renvoyer sont en effet extrêmement variables et dépendent des contextes. Malgré la volonté de T. Stovall d’associer ce concept à d’autres variables, notamment de classe et de genre, la lecture de l’ouvrage donne parfois cette impression de tomber dans l’écueil essentialiste, avec des raccourcis interprétatifs parfois systématiques. On aurait aimé poursuivre l’étude du côté de la non-liberté blanche, tout autant que de celui de la liberté non blanche, tout en ayant des aperçus sur les progrès de l’idée de liberté universelle, débarrassée de toute connotation raciale, sur lesquels l’auteur se montre relativement peu disert.

On ne peut toutefois qu’admirer l’ampleur d’un travail dont la profusion généreuse emporte l’adhésion. Le chapitre consacré à la statue de la Liberté, symbole depuis 1886 de la liberté et de l’identité américaine à l’entrée du port de New York, est particulièrement convaincant. À travers l’étude du cas de cette statue, don de la France aux États-Unis sur l’initiative du juriste Édouard de Laboulaye et œuvre du sculpteur Auguste Bartholdi, on saisit les relations entre les deux républiques en ces années 1870-1880, l’offre française s’adaptant à l’attente américaine : pas question de célébrer l’émancipation des esclaves à un moment où, aux États-Unis, la différence raciale revient sur le devant de la scène. Bartholdi remplace ainsi les chaînes par un livre de droit, quand les traits du visage de la statue sont manifestement européens. Du côté de la France, c’est aussi l’essor de l’impérialisme qui se fait clairement jour : triomphe d’une république modérée proposant une vision « bourgeoise » de la liberté (pas de bonnet phrygien pour la statue, comme on aurait pu s’y attendre). Certes, le monument, durant les décennies suivantes, devient un symbole éminent face à l’arrivée des migrants européens, mais il est avant tout porteur de l’idéal d’une liberté blanche leur offrant la promesse de devenir « blancs » dans leur pays d’accueil ( the Great Awhitening , soit « le grand blanchiment », p. 90). Il est donc, selon T. Stovall, une représentation puissante de la liberté blanche.

Suit une série de chapitres sur la permanence de la domination blanche, du xviii e  siècle jusqu’à la chute du mur de Berlin. Le premier porte sur la relation esclavage/liberté, en lien avec le projet des Lumières. Comment de ne pas pointer la contradiction entre la guerre d’Indépendance américaine, une guerre pour la liberté, et le maintien de l’esclavage, qui a fait que de nombreux esclaves ont alors rallié les troupes britanniques ? Comment ne pas souligner, dans le cas de la France, que s’ouvre, avec la Révolution, une même discordance, entre proclamation de la liberté et maintien des chaînes pour les esclaves des colonies ? Malgré les résistances du lobby des planteurs, la Convention finit par décréter l’abolition de l’esclavage en 1794, à la suite du soulèvement des esclaves de Saint-Domingue. Liberté de courte durée, puisque Bonaparte y met fin en 1802 : la révolte guadeloupéenne face à ce rétablissement se voit alors écrasée dans le sang, mais le conflit se poursuit à Saint-Domingue ; la victoire finale des insurgés débouche sur l’indépendance d’Haïti en janvier 1804 et sur un épisode d’épuration raciale, avec le grand massacre des quelques milliers de Blancs qui avaient choisi de rester à Saint-Domingue, ordonné par le nouveau maître du pays, Jean-Jacques Dessalines.

Dans les chapitres suivants, le thème de l’association entre liberté et whiteness est quelque peu perdu de vue au profit d’une chronique de la persistance de la domination blanche. Dans la seconde moitié du xix e  siècle, la France, qui est alors à la fois République et Empire, maintient les colonisés dans un statut subalterne en les excluant du droit de vote. T. Stovall donne pour preuve de l’imprégnation des esprits par l’idée de la supériorité blanche l’exemple des communards, exilés en Nouvelle-Calédonie et qui ont participé au système d’oppression coloniale (mais pas tous : il ne mentionne pas Louise Michel, qui durant tout son séjour sur l’île s’est montrée au contraire solidaire des Canaques). En outre, la solidarité que les premières féministes voulaient installer avec les femmes colonisées relève pour l’auteur d’un « maternalisme impérial » (p. 154), nouvel indice que la liberté appartient à ceux qui ont la peau blanche. Aux États-Unis, c’est, à la même époque, l’affirmation d’une démocratie blanche, fondée sur le principe implicite du «  white to vote  » (p. 160 et 164). Après la guerre civile (dont la fin ne fut, selon lui, pas tant l’Abolition mais bien la réaction face à la sécession des États du Sud), la période de la « Reconstruction » n’a qu’un temps ; le Ku Klux Klan reprend vite du service et les mesures de vexation raciale connues sous le nom de Jim Crow deviennent la règle, accompagnées de violences extrêmes, alors même que la Cour suprême adopte le principe « égaux mais séparés », donnant ainsi une base légale à la ségrégation. Pour les immigrants européens, même originaires des pays d’Europe du Sud et de l’Est, se profile une vision racialisée de la citoyenneté, faisant d’eux des « Blancs » ; ce qui fait dire à W. E. B. Du Bois que la ligne de partage des couleurs est amenée à être le problème central du xx e  siècle.

Intitulé « Liberté et race à l’heure de la guerre totale », un chapitre est consacré aux deux conflits mondiaux et à l’entre-deux-guerres. La conférence de paix de Paris, en 1919, ne concerne que les États européens, installant un monde réputé sûr pour la « blanchité ». La color bar (ou la « barrière de couleur ») demeure par ailleurs aux États-Unis, où bon nombre d’esprits sont anxieux devant le retour d’Europe des soldats noirs, présumés « gâtés » (p. 209) par la magnanimité française à leur égard, ce qui provoque un regain de violence pour maintenir le pouvoir racial, alors que de nouvelles mesures sont prises contre certains courants d’immigration en provenance d’Europe du Sud. En Europe, la montée du fascisme installe un « empire de la race » (p. 220), qui correspond selon l’auteur au principe de la liberté blanche porté à son paroxysme. Pas d’opposition absolue, donc, entre démocraties libérales et régimes fascistes, qui mettent au contraire en pratique certains principes fondateurs du libéralisme occidental depuis le xviii e  siècle : les nazis s’inspirent d’ailleurs explicitement des lois de ségrégation raciale et du sort réservé aux autochtones amérindiens aux États-Unis pour mettre en place leurs propres lois raciales. Le fascisme n’apparaît dans ces conditions que comme une variante de la domination blanche, selon une idée qu’Aimé Césaire avait développée dans son Discours sur le colonialisme  : « […] il vaudrait la peine […] de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du xx e  siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, que Hitler l’habite  […], et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme , ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi , c’est le crime contre l’homme blanc […] et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes […] 3 . »

Le dernier chapitre porte sur l’après-guerre et sur le destin de la liberté blanche durant la guerre froide, au nom du « monde libre ». Le principe de la liberté individuelle est alors mis en regard avec les luttes de libération des nations colonisées, souvent liées, comme en Indochine, au communisme, lui-même porteur de restrictions des libertés, ainsi qu'en témoignent les pays de l’Europe de l’Est passés dans l’orbite soviétique. En 1989, l’émancipation des nations colonisées, où est censé s’exprimer un « triomphe de la liberté », se produit en fait dans la partie la plus blanche du monde, aboutissant à une réaffirmation, selon T. Stovall, de la relation entre liberté et « blanchité » (nouvel exemple de sa tendance au systématisme…). Moins attentif en général aux résistances antiracistes, il reconnaît toutefois qu’on assiste désormais à une contestation grandissante de la liberté blanche ; mais combien difficile lui apparaît la mise en pratique de la liberté universelle ! Le racisme semble ne jamais disparaître ; de nouvelles croisades raciales sont lancées après 2001 alors que montent le populisme et une hostilité grandissante envers les migrants. Après avoir souligné les origines raciales de l’universalisme occidental, nécessairement limité, l’auteur assimile la persistance de la liberté blanche à l’échec de l’idéal démocratique. Pour autant, il ne rejette pas, bien au contraire, cet universalisme hérité des Lumières : afin de le conserver comme un idéal régulateur, l’idéal démocratique doit être en fait universalisé 4 . Dernier enseignement que T. Stovall aura été en mesure de nous transmettre.

References

1. Tyler Stovall, The Rise of the Paris Red Belt , Berkeley, University of California Press, 1990 ; id. , Paris noir: African Americans in the City of Light , Boston, Houghton Mifflin, [1996] 2012 ; id. , Transnational France: The Modern History of a Universal Nation , Boulder, Westview Press, 2015 ; Tyler Stovall et Georges Van Den Abbeele (dir.), French Civilization and Its Discontents: Nationalism, Colonialism, Race , Lanham, Lexington Books, 2003 ; Tyler Stovall, Trica Danielle Keaton et T. Denean Sharpley-Whiting (dir.), Black France/France noire: The History and Politics of Blackness , Durham, Duke University Press, 2012 ; Tyler Stovall et Sue Peabody (dir.), The Color of Liberty: Histories of Race in France , Durham, Duke University Press, 2003 ; Emmanuelle Sibeud, Sylvain Pattieu et Tyler Stovall (dir.), The Black Populations of France: Histories from Metropole to Colony , Lincoln, University of Nebraska Press, 2022.

2. Yvon Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste , Paris, Dalloz, 1967.

3. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme , Paris, Présence africaine, [1950] 1955, p. 77-78.

4. Nicolas Martin-Breteau, « Une liberté racialisée ? », La vie des idées , 26 mai 2022, https://laviedesidees.fr/Tyler-Stovall-White-Freedom.