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Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani Race et histoire dans les sociétés occidentales, xve-xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2021, 504 p.

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Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani Race et histoire dans les sociétés occidentales, xve-xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2021, 504 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Domitille de Gavriloff*
Affiliation:
domitille.degavriloff@ehess.fr
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Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Au sein d’un champ historiographique traversé par de vives dissensions autour de la chronologie des processus de racialisation et de la pertinence même de l’usage de la notion de race pour analyser les sociétés modernes Footnote 1 , l’ouvrage de Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani s’impose comme une référence incontournable. Sa richesse tient largement à sa capacité à embrasser l’histoire de la formation des catégories raciales dans la longue durée, à cheval entre le Moyen Âge et l’époque moderne, tout en étant attentif aux réseaux d’influences croisées qui, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, relient l’Europe et ses colonies.

La réflexion des auteurs se déploie en six chapitres finement ciselés qui proposent chacun une analyse de cinq processus historiques présentés comme autant de matrices dans l’élaboration de systèmes politiques raciaux au sein des sociétés occidentales : la naturalisation des privilèges qui permettent l’élection de la noblesse de sang ; le rejet et la persécution des conversos (Juifs convertis) dans la péninsule Ibérique ; les discriminations imposées aux métis lors de l’expansion coloniale intra-européenne et extra-européenne ; le système de la traite et de l’esclavage atlantique ; et enfin le mouvement des Lumières analysé à l’aune de ses contradictions, celles d’un siècle marqué par l’émergence d’un discours universaliste sur les droits de l’homme mais aussi par l’apogée de la traite et la naissance des classifications raciales de l’histoire naturelle.

Si la lecture de ces différents phénomènes au prisme de la race n’est pas neuve, la grande force du livre est d’en proposer un traitement conjoint et de restituer ainsi une cohérence à la fois chronologique et spatiale à une question cruciale abordée jusque-là par une historiographie cloisonnée, éclatée en diverses langues et ici copieusement mobilisée par les auteurs. Cette démarche est facilitée par la dimension collective de l’ouvrage qui se présente comme le résultat d’un dialogue entamé en 2008, dans le cadre d’un séminaire de recherche à l’EHESS, entre un spécialiste de l’histoire politique des monarchies ibériques d’Ancien Régime et une historienne de l’anthropologie des Lumières.

À la lecture de Race et histoire , l’histoire de la traite et de l’esclavage atlantiques n’apparaît pas comme le bon point d’entrée pour étudier la généalogie des catégories raciales. L’ouvrage propose ainsi de remonter au xv e  siècle, au sein de la péninsule Ibérique, où la promulgation des statuts de pureté de sang, dont le premier est édicté à Tolède en 1449, ferme aux descendants de Juifs convertis au christianisme l’accès à certaines charges publiques en raison d’un « sang impur » véhiculé par une généalogie jugée infamante. Ce système d’exclusion, soutenu par l’Inquisition, est pour les auteurs la matrice d’une racialisation des rapports sociaux. La date canonique de 1492 n’apparaît plus dès lors comme une rupture, à vrai dire bien factice, mais comme un pont entre divers processus de racialisation.

C’est en effet une des thèses clefs de l’ouvrage que d’avancer que l’antisémitisme médiéval aurait « préparé le regard racial qui fut porté sur les Africains ou les Amérindiens » (p. 153). Ainsi se dessine la continuité par laquelle les conquistadors exportent aux Amériques l’appareil racial de la «  limpieza de sangre  » pour l’appliquer aux métis, nés d’unions pour la plupart illégitimes entre Européens et Amérindiens, et les exclure des carrières civiles et ecclésiastiques. Un tel renouvellement chronologique permet en outre de dépasser le débat lancé par Eric Williams en 1944 sur le racisme comme cause ou au contraire comme conséquence de l’esclavage africain aux Amériques : bien avant 1492, les sociétés ibériques sont en effet « aux avant-postes de l’expérience européenne de la traite atlantique » (p. 243) du fait d’une importante proportion de Noirs dans leurs populations. Et si la corrélation entre noirceur et esclavage n’est alors pas encore systématique, elle le devient aux siècles suivants, au gré de la consolidation de la traite et des sociétés coloniales esclavagistes qui vouent les Africains à un esclavage racial, c’est-à-dire justifié, entre autres, par leur prétendue infériorité naturelle.

On comprend dès lors que les Lumières constituent le point final de cette enquête historienne sur la race à l’âge moderne. Les classifications racistes émergeant au cours du xviii e  siècle sont en effet analysées comme l’aboutissement d’une histoire occidentale pluriséculaire marquée en particulier par la traite et l’esclavage, qui « fournissent des réservoirs d’objets, d’informations ou d’expériences à la science de l’homme des Lumières » (p. 456). Amplement développées au sein des deux derniers chapitres, les taxinomies qui hiérarchisent l’humanité en races ne peuvent ainsi être comprises sans une prise en compte du rôle joué par les marchands, anatomistes ou administrateurs qui ont opéré depuis les colonies esclavagistes.

La notion de race – entendue comme une catégorie imaginaire mais performative – est définie par les auteurs comme la conviction selon laquelle le fondement de l’altérité n’est pas seulement social mais est aussi naturel et transmis d’une génération à une autre à travers des processus où le corps intervient comme véhicule de la différence. La posture consistant à refuser d’employer le terme au motif que celui-ci serait exogène aux sociétés étudiées ne résiste pas à l’analyse des sources mobilisées dans l’ouvrage. Car le mot de « race » n’est pas qu’une catégorie étique mais appartient bel et bien au vocabulaire de l’époque. C’est ce dont le livre rend compte en exploitant la multiplicité des discours ayant participé à la construction de la race : par l’histoire naturelle, les récits de voyage et la littérature, les traités nobiliaires, médicaux et philosophiques, les textes d’agronomie, mais aussi par les sources d’histoire sociale telles que les registres paroissiaux ou les archives notariales qui usent des catégories raciales, ou enfin par la peinture qui tente d’en faire une représentation visuelle.

Lorsqu’il est utilisé, le terme de « race » renvoie alors surtout à la notion de « lignage » ou de « sang ». Il est employé pour distinguer les nobles des roturiers ou encore les vieux chrétiens des conversos . Comme les premiers chapitres s’attachent à le montrer, l’idée selon laquelle des caractères non seulement physiques mais aussi moraux se transmettent par le sang, le sperme ou le lait ne doit pas être considérée comme une simple métaphore mais bien comme la traduction d’une réelle croyance des hommes et femmes du passé dans le pouvoir joué par ces fluides dans le processus de gestation, d’où par exemple l’inquiétude vis-à-vis des nourrices d’origine africaine. La question raciale ne saurait donc être confondue avec celle de la couleur de peau.

L’ouvrage retrace toutefois une évolution qui voit s’affirmer au xviii e  siècle une obsession pour la couleur de peau comme « démarcation des différences entre les ‘races’ humaines » (p. 321). Dès le xvi e  siècle, des catégories raciales telles que «  negro  », «  mulato  », «  mestizo  », «  zambo  », «  morisco  » ou « quarteron » ont envahi le vocabulaire social des métropoles et des sociétés coloniales pour désigner les individus issus du métissage. Celles-ci ne peuvent toutefois être réduites à des adjectifs chromatiques décrivant un phénotype qui renverrait seulement à la « culture visuelle » et à la subjectivité de celui qui les utilise Footnote 2 . Elles ancrent de fait l’individu dans une généalogie considérée comme entachée par une goutte de « sang noir » ou de « sang indien », et l’usage parfois flou ou inadéquat de ces catégories par les acteurs n’en renvoie pas moins à un système racial rigide mis en place pour faire face à la hantise de la dégénérescence.

Cette attention accrue pour la couleur trouve son apogée dans le système de classification établi par Carl von Linné dès 1735 qui divise l’humanité en quatre « races », distinguées par leur couleur de peau. Au fil des chapitres de Race et histoire , les visions et définitions de la race apparaissent donc mouvantes mais aussi concurrentes, au xvi e comme au xviii e  siècle où les catégories raciales se fixent pourtant avec une prétention scientifique. Une telle affirmation prend sa source dans une vision renouvelée des Lumières vues comme un espace de débats et non comme un corps de doctrines figées.

Nul besoin cependant d’une doctrine raciale cohérente pour que celle-ci ait des effets bien réels, comme le démontre le livre. La race y apparaît en effet d’abord non pas comme le fruit d’idéologies préétablies mais comme une ressource politique de domination. En voyant la race comme « un outil permettant de contrôler le changement dans les sociétés » (p. 8), les auteurs offrent une proposition stimulante pour penser les liens entre discours et pratiques de la race ainsi que sa malléabilité en fonction des contextes historiques. Classer et hiérarchiser, distinguer et privilégier, purifier, exclure ou animaliser sont ainsi autant de processus socio-politiques que la race permet d’opérer dans les sociétés de l’époque moderne.

Elle distingue d’abord, ce que peut constater le lecteur à travers la question de la noblesse mais aussi celle de la construction de la blanchité. Elle est en outre une façon de réagir à l’effacement de la différence ou à l’invisibilisation de l’altérité : les statuts de pureté de sang infligés aux conversos sont ainsi une manière de tenir à distance des individus que la conversion au christianisme a mêlés aux vieux chrétiens. C’est la même logique qui conduit les colons anglais à se désigner à partir de la fin du xvii e  siècle non plus comme « Christians » mais comme « Whites » dès lors que la conversion des esclaves africains et leur affranchissement ont effacé les distinctions religieuse ou statutaire entre Européens et Africains.

Dans chacune des situations étudiées, la tension fondamentale entre ouverture et fermeture est mise en avant, aussi bien dans les sociétés métropolitaines que coloniales. On appartient à la noblesse de par son sang, mais on peut aussi intégrer ses rangs au terme d’un processus d’anoblissement qui permet toutefois aux dominants de contrôler le rythme d’intégration des nouveaux venus. C’est cette même tension que les auteurs retrouvent dans le délai imposé aux conversos pour accéder à la « vraie religion », ainsi qu’aux métis et à tous ceux auxquels il faut plusieurs générations avant d’atteindre le statut de « Blanc ». Ce point permet d’aller à rebours de l’idée selon laquelle les sociétés coloniales étudiées – en particulier ibériques – se caractériseraient par une fluidité du fait du métissage, de la présence de libres de couleur ou de la possibilité pour un individu de « passer » d’une catégorie à une autre.

S’il n’y a certes jamais de stricte équivalence entre noirceur et esclavage, ou entre réduction en esclavage et racialisation, il y a bien construction d’un ordre racial dans lequel la noirceur demeure toujours un stigmate pour les affranchis et descendants d’affranchis. Ainsi, en Jamaïque, on accède au statut de Blanc si l’on naît libre et que l’on n’a plus d’ascendant africain sur quatre générations tandis qu’à Saint-Domingue, à la fin du xviii e  siècle, le juriste Michel-René Hilliard d’Auberteuil propose de pousser jusqu’à six générations. Cette possibilité de « blanchiment » traduit-elle une souplesse du système ? Les auteurs voient au contraire dans cette obsession pour la généalogie la manifestation d’un régime politique fondé sur la race. Au même moment, d’ailleurs, dans les métropoles européennes, la crainte du métissage s’accentue et la peur d’une « contamination raciale » conduit par exemple en 1777 à interdire aux « noirs, mulâtres et autres gens de couleur » de pénétrer sur le territoire de la France métropolitaine.

La race contribue enfin à faire de la différence visible un marqueur d’identité naturel mais aussi un mode de classement et de hiérarchie. Les savants en viennent ainsi à disséquer le corps des Africains afin d’expliquer leur noirceur à l’aide de théories que certains utilisent pour justifier leur aptitude naturelle au travail. La découverte, dès les années 1630, des ressemblances anatomiques entre l’orang-outan et l’homme participe également, en atténuant la frontière entre humanité et animalité, à figer les frontières au sein même de l’humanité. En humanisant les grands singes, les savants animalisent les Africains et offrent ainsi, dans le contexte du débat abolitionniste, un argument majeur au camp des pro-esclavagistes.

La démarche à laquelle obéissent les auteurs n’est pas de faire de la race la seule grille de lecture des sociétés étudiées. Il n’est pas question non plus de nier ou minorer la capacité des groupes subalternes à s’approprier des catégories raciales ou à s’affranchir des normes, mais plutôt de proposer un mode d’emploi essentiel pour qui veut comprendre et interpréter les mécanismes de hiérarchisation et de discrimination qui ont informé aussi bien les sociétés d’Ancien Régime que leurs prolongements coloniaux. Un appel, en somme, à considérer combien le racisme constitue une des dimensions fondamentales de l’histoire des sociétés modernes qui ont forgé notre monde contemporain.

References

1. Pour un panorama de ces différentes approches, voir Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial , Paris, Points, 2020 ; Claude-Olivier Doron et Élie Haddad (dir.), n o  spécial, « Race, sang et couleur à l’époque moderne : histoires plurielles » (1) et (2), Revue d’histoire moderne et contemporaine , respectivement 68-2 et 68-3, 2021 ; Cécile Vidal, « L’ordre de la race dans les mondes atlantiques, xv e -xviii e  siècles », in  P. Ismard (dir.), B. Rossi et C. Vidal (coord.), Les mondes de l’esclavage. Une histoire comparée , Paris, Éd. du Seuil, 2021, p. 881-895.

2. Voir Jean-Paul Zúñiga, «  ‘Muchos negros, mulatos y otros colores’ . Culture visuelle et savoirs coloniaux au xviii e  siècle », Annales HSS , 68-1, 2013, p. 45-76 ; id. , « Recensements et proto-démographie impériale en Amérique espagnole au xviii e  siècle : racialisation précoce ou biais historiographiques ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine , 68-3, 2021, p. 37-63.