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Pierre Ducrey, Polemica. Études sur la guerre et les armées dans la Grèce ancienne, éd. par S. Fachard, Paris, Les Belles Lettres, 2019, 560 p. et 24 p. de pl.

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Pierre Ducrey, Polemica. Études sur la guerre et les armées dans la Grèce ancienne, éd. par S. Fachard, Paris, Les Belles Lettres, 2019, 560 p. et 24 p. de pl.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

Jérémy Clément*
Affiliation:
jeremyclement.upv@gmail.com
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Ce livre rassemble 22 articles publiés, pour la plupart dans des ouvrages collectifs, par Pierre Ducrey entre 1968 et 2016, dont cinq dans la dernière décennie et l’un inédit (« 4. Guerre et esclavage »). Sylvian Fachard, qui a édité le volume en collaboration avec l’auteur dont il a été l’étudiant, en propose une version révisée et mise à jour par l’ajout de renvois à la bibliographie récente (p. 283 n. 4, sur l’économie de guerre ; p. 287-288 n. 10 et 15, sur la solde des mercenaires ; p. 332 n. 10, sur le coût des fortifications ; p. 413 n. 2, sur la crucifixion dans l’Antiquité). Avec son organisation raisonnée, son index développé et son feuillet central de 46 illustrations, ce recueil fournit un accès pratique et confère une unité et une cohérence à cinquante années de réflexions sur la guerre en Grèce ancienne, desquelles plusieurs problématiques transversales se dégagent.

La première, à notre sens, questionne l’existence et le degré de reconnaissance parmi les Grecs de « lois communes » non écrites contribuant à une limitation sociale de la violence et servant, par leurs multiples expressions religieuses (chap. 3) et iconographiques (chap. 21) – comme les scènes d’Ilioupersis –, à fixer des normes de comportements guerriers dont les transgressions étaient dénoncées comme des injustices (adikiai). Ainsi, le traitement des vaincus, s’il pouvait être des plus rigoureux (massacre des hommes, asservissement des femmes et des enfants) en cas de prise d’une ville par la force, devait aussi respecter certains usages communs, en particulier ceux qui étaient négociés dans des conventions (homologiai) engageant autant le vainqueur que le vaincu. « Ces usages de la guerre ont force de loi morale. Bien que leur nature religieuse soit généralement tombée dans l’oubli, ils tirent de leur origine leur force de persuasion. Toutefois, une infraction à ces usages n’est pas perçue comme une impiété mais comme une injustice, une irrégularité voire une illégalité » (p. 398).

La deuxième problématique consiste à mettre en évidence les réalités guerrières oblitérées par la survalorisation, dans la documentation, d’un idéal hoplitique consubstantiel à la cité. Le combat d’infanterie des citoyens-soldats a ainsi eu tendance à polariser les recherches modernes (dont P. Ducrey estime les résultats limités depuis Le modèle occidental de la guerre de Victor Davis Hanson en 1989, chap. 6) au détriment d’autres versants de la guerre, non conventionnels et souvent invisibilisés par les sources. Ainsi, l’auteur porte son attention sur les femmes, tour à tour victimes et actrices des sociétés en guerre même si leur participation effective aux combats reste circonscrite à des situations exceptionnelles (défaite des hommes et guerre urbaine, chap. 2), réflexions poursuivies par d’autres à partir des contre-modèles de Platon et des AmazonesFootnote 1.

Au fil de l’ouvrage, P. Ducrey réévalue aussi la place des esclaves dans les armées grecques en discutant la thèse de Peter Hunt (Slaves, Warfare, and Ideology in the Greek Historians, 1998), selon laquelle les sources anciennes ont dissimulé le recrutement massif et régulier de forces serviles. Même s’il semble séduit par les arguments concernant les marines de guerre, il émet des doutes sur la systématisation du raisonnement pour les armées terrestres, tant le phénomène semble y être exceptionnel. Les levées d’Hilotes par les Spartiates (encore faut-il distinguer ceux de Messénie de ceux de Laconie) ne sont pas représentatives du traitement des esclaves en Grèce ancienne.

Dans les pratiques également, P. Ducrey porte son intérêt sur cet « autre Guerrier » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de 1990 du regretté François Lissarrague) qu’est le frondeur, dont l’arme, réprouvée par la littérature, semblerait bien secondaire si l’archéologie ne venait attester son importance dans les armées à partir du ive siècle (chap. 9-10). La charge quasi magique dont les Grecs investissent ces projectiles rappelle l’intérêt d’aborder ces formes de violence par une anthropologie du sensibleFootnote 2.

Parmi les aspects a priori non conventionnels de la guerre antique se distinguent les pratiques de la piraterie (chap. 14) et du siège des villes (chap. 16-18). La première est, en fait, difficile à distinguer des actions régulières des marines civiques car, d’une part, ces dernières se livrent fréquemment à des actes de piraterie et, d’autre part, les États n’hésitent pas à engager dans les conflits des flottes de corsaires. Par ailleurs, malgré la légère révision de cet article en 1983 pour tenir compte du Piracy in the Graeco-Roman World de Philip de Souza (1999), P. Ducrey tend à opposer à la piraterie des puissances navales qui auraient cherché à pacifier les mers, ce qui a été réfuté par Vincent Gabrielsen, parmi d’autres, en soulignant les liens de dépendance mutuelle entre activités marchandes, piraterie et politique navale des citésFootnote 3.

Quant à l’attaque des villes, P. Ducrey s’appuie essentiellement sur le corpus des 67 sièges mentionnés dans La guerre du Péloponnèse de Thucydide pour parvenir à des conclusions importantes, et acceptées depuis longtemps, selon lesquelles une ville emportée par assaut ou trahison (25 cas) appartenait entièrement (hommes et biens) à l’ennemi. Pour une communauté, l’alternative à une résistance acharnée était de négocier une convention (14 cas) qui, en principe, livrait la ville au pillage mais protégeait la population. Cependant, dans 28 cas, le siège est levé sans résultat car, selon P. Ducrey, la réduction par la faim, considérée par l’auteur comme la seule méthode poliorcétique valable à l’époque classique, présente l’inconvénient de durer longtemps (selon les vivres stockés par les assiégés) et de coûter cher à l’assiégeant. En reprenant ce dossier, Thierry Lucas, dans un article de la Revue des Études anciennes (2021), a récemment réévalué à la hausse la fréquence des prises de ville par assaut et soutenu que la pratique était déjà commune à l’époque de Thucydide.

Les murailles ont représenté pour les cités des investissements considérables, consentis progressivement à partir du vie siècle (cela ne concerne encore que 10 % des cités), ce qui interdit tout lien de causalité avec le développement de la polis. En revanche, elles sont devenues rapidement un moyen symbolique d’affirmer l’indépendance d’une communauté, leur entretien et surveillance étant une affaire publique, notamment en matière de contrôle des portes, point névralgique révélateur des fractures internes de la communauté en temps de siège à l’occasion des trahisons (chap. 19)Footnote 4. Selon P. Ducrey, l’objectif des fortifications est de créer, par un rapport de force avec l’assiégeant, un effet dissuasif permettant les conditions d’une négociation, et donc de protéger la population. Le développement de la poliorcétique et des tactiques d’assaut systématiques sous Philippe II semble toutefois marquer une rupture dans le relatif équilibre dépeint par l’auteur, comme en témoigne l’exemple de la prise d’Olynthe en 348.

Les réflexions de P. Ducrey dépassent de loin les deux problématiques que nous venons d’identifier, car elles embrassent aussi la question du commandement militaire en démocratie, dont l’auteur souligne, comme plus tard le Périclès de Vincent Azoulay (2010), que ce pouvoir militaire a toujours été collégial et responsable devant les institutions athéniennes (chap. 1). L’inflexion des cités, au ive siècle, en faveur des forces mercenaires que P. Ducrey justifie par une supposée « désaffection pour les valeurs civiques traditionnelles, au nombre desquelles figurait la participation aux activités militaires » (p. 297 et 315), est une idée désormais dépassée, mais ses explications de l’essor du mercenariat emportent l’adhésion. Plutôt que la conséquence d’une conjoncture (ravages de la guerre du Péloponnèse, émigration économique spontanée, staseis et exils politiques), l’auteur met en évidence, à travers la comparaison des cités crétoises avec la Suisse moderne (chap. 15), les facteurs structurels d’une émigration temporaire, supervisée et régulée par les cités pour surmonter l’incapacité des structures agraires à répondre au défi démographique.

Cela rappelle que le mercenariat a bien souvent été affaire de relations diplomatiques entre États plutôt que d’aventures individuelles, comme le confirme l’inscription du traité d’Attale Ier avec la cité crétoise de Malla que P. Ducrey a publié en 1970 (chap. 12), avec des conclusions décisives sur les modalités du recrutement de mercenaires en Crète, notamment le montant et la nature de l’opsônion (la solde), lequel ne comprend pas l’indemnité de nourriture (sitos), versée à part et en nature.

En somme, même si les révisions et ajouts bibliographiques ne suffisent pas toujours à réactualiser tous les articles, cet ouvrage demeure un outil utile par la qualité des synthèses sur certaines questions, notamment le chapitre 3 sur la religion, par l’habileté de l’auteur à exposer les problèmes historiographiques et par son intuition pour ouvrir de nouveaux champs.

References

1 Nathalie Ernoult, « La guerre et le genre : le contre-exemple platonicien », in V. Sebillotte Cuchet et N. Ernoult (dir.), Problèmes du genre en Grèce ancienne, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2007, p. 171-184 ; Violaine Sebillotte Cuchet, « Femmes et guerrières, les Amazones de Scythie (Hérodote, IV, 110-117) », Mètis, no hors-série « Des femmes en action. L’individu et la fonction en Grèce antique », 2013, p. 169-184.

2 Benoît Lefebvre, « Faire la guerre avec des mots. L’exemple des glandes plumbeae », Mètis, 16, 2018, p. 215-235 et id., « Le visible et l’invisible : réflexions romaines sur l’utilisation des projectiles dans la guerre antique », HiMA, 7, 2018, p. 135-156.

3 Vincent Gabrielsen, « Economic Activity, Maritime Trade and Piracy in the Hellenistic Aegean », Revue des Études anciennes, 103-1/2, 2001, p. 219-240 ; Hans-Ulrich Wiemer, Krieg, Handel und Piraterie. Untersuchungen zur Geschichte des hellenistischen Rhodos, Berlin, Akademie Verlag, 2002, p. 160. Voir la synthèse récente de Pascal Arnaud, « La piraterie dans la Méditerranée antique », in G. Buti et P. Hrodej (dir.), Histoire des pirates et des corsaires. De l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 21-70.

4 Sur la livraison des cités par trahison, voir le récent collectif Mathieu Engerbeaud et Romain Millot (dir.), Livrer sa patrie à l’ennemi dans l’Antiquité, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, à paraître en 2023.