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Manuel Covo Entrepôt of Revolutions: Saint-Domingue, Commercial Sovereignty, and the French-American Alliance New York, Oxford University Press, 2022, xi + 304 p.

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Manuel Covo Entrepôt of Revolutions: Saint-Domingue, Commercial Sovereignty, and the French-American Alliance New York, Oxford University Press, 2022, xi + 304 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Éric Roulet*
Affiliation:
eric.roulet@univ-littoral.fr
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Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’histoire de Saint-Domingue suscite toujours autant l’attention des chercheurs, et il ne passe pas une année qui ne voit un ou plusieurs nouveaux livres, souvent majeurs, rarement mineurs, lui être consacré. Il est vrai que la question du passage de l’île de la colonisation à l’indépendance dans les affres et les douleurs d’une révolution qui donne naissance à un nouvel État libéré de l’emprise coloniale et du sceau de l’esclavage est particulièrement riche et complexe. Se distinguer dans ce vaste ensemble historiographique devient compliqué, sinon à trouver un angle pour aborder cette question et en renouveler l’approche. Dans son dernier ouvrage, Manuel Covo fait le choix de nous parler des relations franco-étasuniennes au prisme de Saint-Domingue entre 1784 et 1804 en mobilisant l’ample documentation disponible notamment dans les archives françaises et américaines (AN, ANOM, MHS-Baltimore, DPL-Detroit, pour ne citer que les principales), mais aussi les correspondances et les récits des principaux acteurs de l’époque.

Quelle place occupe le commerce dans les rapports entre les deux nations ? Comment et à quelles conditions les Américains échangent-ils avec Saint-Domingue ? Quoiqu’amis, la France et les États-Unis n’en sont pas moins rivaux. Si la France voit les États-Unis comme un acteur secondaire et plutôt régional, ces derniers – bien que jeune puissance ne bénéficiant pas de tous les attributs de pouvoir pour s’affirmer pleinement, notamment une flotte digne de ce nom – aspirent à avoir leur part du commerce des Antilles. Mais on voit aussi une forme de dépendance entre les uns qui ont besoin de s’appuyer sur les États-Unis pour soutenir leurs colonies quand elles sont en difficulté, et les autres qui veulent pouvoir compter sur l’aval français pour développer leur commerce. De nombreux débats animent les élites sur la nature de celui-ci, alimentés par les évolutions politiques et sociales considérables qui conduisent à des remises en cause profondes des politiques menées. M. Covo mobilise alors le concept de révolutions atlantiques développé par Robert Palmer et Jacques Godechot, car elles se produisent de part et d’autre de l’Atlantique, chacune ayant une influence sur l’autre et s’entretenant les unes les autres. Les changements d’échelles auxquels se prête M. Covo sont particulièrement riches d’enseignements. Que de divergences de vues entre les commissaires dans les îles, les consuls aux États-Unis et le pouvoir central parisien ! On ne saisit pas les mêmes choses et on n’a pas les mêmes priorités. Les conditions du commerce sont donc particulièrement changeantes, non seulement en raison de l’éloignement de la métropole, mais encore des soubresauts révolutionnaires, de l’évolution de la situation à Saint-Domingue, en particulier après 1791 et la guerre.

M. Covo trace cette histoire de façon chronologique en neuf chapitres, dont certains dédoublés, constitués de séquences courtes de quelques années qu’il arrive à caractériser suffisamment pour en saisir les inflexions : 1776-1784, 1784-1788, 1789-1790, 1790-1793, 1793-1794 et 1794-1797. Les deux premiers chapitres plantent le décor de la relation franco-américaine fondée sur l’appui apporté en 1778 par Louis XVI aux Insurgents . La fondation d’un nouvel État, les États-Unis, rebat les cartes au niveau régional, avec de nouvelles implications économiques qui interrogent tout autant la liberté du commerce que les relations coloniales et la diplomatie. Si le mot d’ordre de la monarchie française est l’exclusif, comme cela a été proclamé au début du xviii e  siècle, Saint-Domingue est une place largement dominée par le commerce interlope. Après 1763, elle devient la pièce centrale de l’empire colonial français d’Amérique. L’exclusif est mitigé et des ports francs institués. Saint-Domingue bénéficie du commerce avec les Nord-Américains et continue de prospérer en obtenant des produits qui lui font défaut de la part de la métropole (chap. 2).

L’époque révolutionnaire connaît de nombreux bouleversements, les régimes se succèdent, et la question du commerce est diversement appréciée et se complexifie avec le positionnement des principaux acteurs et la diversité des allégeances politiques. Les ambitions coloniales de la France s’affirment avec la proclamation de la république en 1792 – la maîtrise des flux commerciaux et le retour de la souveraineté française deviennent des priorités – (chap. 3 et 4), mais se voient bientôt contrariées par l’évolution de la situation à Saint-Domingue qui met à jour les contradictions entre les buts des marchands et l’intérêt de « l’empire ». Les Américains y voient une opportunité pour se débarrasser des Français (chap. 5). Il apparaît que le concept de commerce libre, qui est en vogue à la fin du xviii e  siècle, est très diversement compris et pratiqué par les États-Unis et la France ; il n’est en fait jamais véritablement défini, et ce flou entretenu permet bien des compromis. Par ailleurs, c’est davantage la situation sur place qui décide, et non les imprécations des métropoles. Ces deux chapitres sont assurément parmi les plus réussis. Les chapitres 6 et 7 prolongent la réflexion pour les années suivantes en mettant en lumière les fractures qui existent sur cette question de la liberté du commerce, d’abord au sein du monde politique étasunien qui apparaît divisé, ensuite entre les États-Unis et les puissances européennes, dans leur ensemble plutôt attachées à une forme de contrôle. La France républicaine tente bien de s’organiser malgré la guerre contre l’Angleterre, mais elle ne peut empêcher l’effondrement du système colonial suite aux invasions étrangères et à la concurrence des pouvoirs à Saint-Domingue entre ses envoyés et les chefs de l’insurrection, et aussi entre ces derniers. Il existe alors une pluralité de situations entre les différents territoires qui composent l’île. Dans ce contexte, le commerce libre s’établit de fait. Le chapitre 8 se veut plus thématique en interrogeant l’identité des marchands. Nous y reviendrons. Le chapitre 9 suit la formation d’un quasi-État par Toussaint Louverture qui conduit à la fin de l’entente franco-américaine, à la guerre en 1798, et à l’indépendance d’Haïti.

Cette histoire du commerce de Saint-Domingue et des marchands américains est foisonnante. Certains chapitres sont assez attendus, notamment ceux qui ont trait au contexte de la fin du xviii e  siècle (chap. 1 et 2) et ceux rebattant la question de la quasi-guerre (chap. 9), mais il en est d’autres plus originaux qui se distinguent par la qualité de la réflexion apportée ou le point de vue adopté. Ces derniers sont centrés sur la réflexion des marchands, véritables acteurs de cette entreprise commerciale entre les États-Unis et Saint-Domingue. Nous retiendrons à ce titre le chapitre 8, le plus singulier et le plus original de ce livre et qui fait la part belle aux prises de position des marchands et à la façon dont ils se pensent dans le commerce. M. Covo pose notamment la question de leur positionnement politique afin de savoir s’il a une incidence sur leur activité. L’alliance des révolutionnaires français et des Américains comme alliance idéologique ne va pas de soi. Qu’en pensent les marchands ? Quelques Américains manifestent leur soutien à la France par francophilie et proximité républicaine. Samuel Smith se fait le fervent défenseur de la France, ce même au moment de tensions, justifiant les saisies de navires faites par les Français à Saint-Domingue et à la Guadeloupe devant le Congrès. Les Américains accueillent les réfugiés français. Ils s’entendent aussi avec les autorités françaises pour consolider leurs affaires et obtenir des marchandises. Cela ne les empêche pas non plus de faire dans le même temps du commerce avec les Anglais, n’y voyant aucune contradiction avec leur engagement républicain. Il s’agit avant tout pour eux de continuer à faire des affaires et de défendre leurs intérêts dans la zone caraïbe.

La situation de ces marchands peut tout de même sembler menacée quand, en 1796 à Paris, l’Assemblée nationale légalise la prise des neutres venant des colonies anglaises ou de la partie occupée de Saint-Domingue. Le risque grandit et les taux d’assurance maritime augmentent fortement, de 5 à 6 % en 1796 à 10-15 % et même 25 % en 1798. Les circuits se réorganisent. Les ports occupés par les Britanniques tirent leur épingle du jeu. Les marchands américains diversifient les destinations, sans préférence. Leurs navires fréquentent tout autant les grands ports (Port-au-Prince) que les petites localités. Les marchands entendent surtout que les capitaines les mènent en toute sécurité à bon port, aussi leur laissent-ils une large marge de manœuvre qui les conduit parfois à rechercher la protection des convois anglais. Les Français, de leur côté, défendent leurs intérêts en favorisant la course. Il est difficile de définir la ligne de partage entre marchands et flibustiers, car les mêmes hommes et équipages peuvent changer d’activité selon les circonstances. Les navires corsaires sont souvent de petites embarcations dans le cas des Antilles, mais il existe aussi des bases françaises aux États-Unis favorisées par les consuls. On peut noter que certains colons français qui ont fui Saint-Domingue pour s’implanter aux États-Unis développent des partenariats avec les Américains malgré la dévastation de leurs anciennes plantations tandis que d’autres font le choix de fonder de nouvelles plantations aux États-Unis avec les esclaves qu’ils ont pu emmener. L’identité des marchands français est changeante, nous dit M. Covo, et suit les temps de la guerre. Sont-ils des réfugiés ou des exilés au sens de la loi française de 1793, qui définit ces derniers comme ayant fui la Révolution ? Quand la guerre est ouverte avec les États-Unis, seule une minorité de marchands établis aux États-Unis demeurent fidèles aux idéaux révolutionnaires. La guerre consolide les liens commerciaux entre Saint-Domingue et les États-Unis, et ces derniers s’émancipent de la France après le traité Jay (1795).

L’affirmation du pouvoir de Toussaint Louverture et la peur de perdre le contrôle de l’île et son commerce conduisent à l’expédition française de 1802 dont M. Covo, dans son épilogue, montre bien à quel point elle était attendue et espérée par les marchands qui aspirent plus que tous les autres à la paix. La paix d’Amiens (1802) signée avec les Anglais augure de temps plus apaisés. L’ordre doit logiquement, dans cette suite, être restauré à Saint-Domingue. Les marchands français, d’ailleurs, anticipent ce mouvement en fondant de nouvelles maisons de commerce. Farouchement opposés aux Américains, ils prennent aussi position en faveur du monopole. M. Covo y voit la tentative des puissances européennes de restaurer leur domination aux Amériques et l’ordre ancien, qui les coupent de l’amitié avec les Américains, avec lesquels les intérêts divergent. L’auteur pose alors la question assez moderne de la place des économies et des acteurs nationaux dans un système mondialisé et des moyens d’intervention de ces derniers. En 1804, les Haïtiens ne s’y trompent pas, et s’offrent finalement aux commerçants étasuniens. Cependant, pourrions-nous objecter, l’indépendance d’Haïti, proclamée en 1804 et enfin reconnue par la France en 1825 après la défaite militaire, ne conduit pas à une relation équilibrée, et bien des auteurs parlent d’une souveraineté incomplète tant la France impose par les dédommagements négociés et le service de la dette sa présence à Haïti. Avec ce livre qui se focalise sur la question du commerce américain à Saint-Domingue, M. Covo pose assurément un regard nouveau sur un épisode bien connu de l’histoire de l’île.