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Guillaume Cuchet, Une histoire du sentimentreligieux au xixe siècle. Religion, culture et société enFrance, 1830‑1880, Paris,Éd. du Cerf, 2020,422 p.

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Guillaume Cuchet, Une histoire du sentimentreligieux au xixe siècle. Religion, culture et société enFrance, 1830‑1880, Paris,Éd. du Cerf, 2020,422 p.

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

Caroline Muller*
Affiliation:
caroline.muller@univ-rennes2.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Histoire religieuse (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’ouvrage de Guillaume Cuchet rassemble douze textes publiés entre 2004 et 2017, complétés pour l’occasion d’une contribution inédite. Cette très stimulante Histoire du sentiment religieux au xixe siècle permet d’aborder des questions déjà traitées par l’auteur : l’histoire des spiritualités, l’histoire de la théologie et l’histoire culturelle de la mort. L’ouvrage est divisé en trois parties : « Portraits », qui explore les trajectoires biographiques de penseurs religieux du xixe siècle aujourd’hui tombés dans l’oubli ; « Débats », qui invite à un parcours dans l’histoire des idées et des controverses religieuses ; « Tendances », qui clôt le livre par une série de contributions éclectiques à l’histoire culturelle, de la littérature de piété à l’ésotérisme de 1848. L’ensemble couvre la période allant des années 1830 aux années 1870, depuis ce que G. Cuchet considère comme « le véritable point de départ religieux du xixe siècle » (p. 16) jusqu’aux années 1880, temps de ralentissement des innovations spirituelles.

L’histoire des spiritualités proposée par l’ouvrage suit le fil rouge de la « chance donnée aux morts » (p. 340), soit la façon dont les nouvelles expériences de la perte et du deuil façonnent des attentes et des propositions spirituelles. Il faut bien insister sur ce terme de « spiritualités », car G. Cuchet montre qu’il ne s’agit pas que de catholicisme ; des auteurs aujourd’hui oubliés connaissent alors un grand succès en proposant des systèmes spirituels ajustés aux préoccupations du temps : le Terre et Ciel de Jean Reynaud (1854), « fable dogmatique du xixe siècle » (p. 29), soutient ainsi l’existence d’une pluralité des mondes dans lesquels voyagent des âmes qui se réincarnent. À la même époque, le bouddhisme fait l’objet d’une première attention dans le monde savant sous l’influence d’Eugène Burnouf, avant que la figure de Bouddha ne commence à être connue d’un public plus large, si bien qu’on peut parler d’une « première mode bouddhiste » dans les années 1850. Le livre restitue cette effervescence qui touche particulièrement à « l’Au-delà », dont l’auteur note que la formule même est inventée à la fin des années 1840. Prolongeant les réflexions de Philippe Ariès – et d’autres – sur la densification des relations familiales, G. Cuchet montre que ces transformations de l’affectivité conduisent les contemporains à expérimenter la mort de façon plus douloureuse qu’avant, ce qui expliquerait le succès de tous les dispositifs rendant la séparation plus douce. Le spiritisme, par exemple, est une « formidable machine à faire remonter les morts » (p. 335). Ces transformations émotionnelles travaillent le cœur même du dogme catholique : Henri Lacordaire prêche en 1851 à Notre-Dame la thèse du « plus grand nombre des élus » au paradis, ouvrant ainsi une perspective de retrouvailles avec ses proches. Les passages les plus frappants de l’ouvrage nous montrent ainsi des hommes dévastés par les effets couplés de leur chagrin et de leur agnosticisme : ainsi d’Émile Littré, qui résista jusque sur son lit de mort à son désir de conversion, synonyme de retrouvailles avec sa mère. Cette nouvelle affectivité familiale transforme aussi les façons de célébrer les morts : le fleurissement du caveau, la visite au cimetière scandent désormais la vie des familles bourgeoises, avant que cette « religion des morts » (p. 315) ne se diffuse dans la société tout entière. Cette « théologie intime » est bien incarnée par Frédéric Ozanam et Victor Hugo, dont les Contemplations (1856) donnent à voir cette nouvelle culture de la mort. La dévotion aux âmes du Purgatoire, qui trouve un nouvel essor dans les années 1850, en constitue une autre facette.

Cette religion des morts n’est pas le seul facteur de dynamisme du catholicisme en France. Le livre permet de retracer une histoire sociale du catholicisme, attentive aux effets de générations, aux entrées et sorties de religion et leurs effets pastoraux, montrant que le « trend sécularisateur » ne fut « ni linéaire, ni homogène, ni irréversible » (p. 312). Si la noblesse a fait son retour dans les églises dès le début du siècle, la bourgeoisie libérale la rejoint dans les années 1830. Ce regain de pratiques devient encore plus visible après 1848, temps révolutionnaire catalyseur de conversion : hantées par la peur sociale, les élites voient dans le catholicisme un moyen de stabiliser la société. Suivant ce fil, G. Cuchet estime que les années 1850 sont le véritable temps de « gain spirituel » pour l’Église : les fils de la bourgeoisie libérale, passés par les collèges catholiques, souhaitent désormais approfondir le catholicisme de convenance de leurs pères et deviennent le lectorat de best-sellers spirituels tels que Les sources d’Alphonse Gratry (1901). Ce public reconquis oblige le clergé à se confronter à des questions nouvelles, en particulier « les conditions de la transaction avec le monde moderne » (p. 22), c’est-à-dire le degré de souplesse à adopter à l’égard de ce public pour tout ce qui touche à l’interprétation du dogme. Les chapitres proposent ainsi une relecture sociale de la querelle entre catholiques « intransigeants » et « libéraux », donnant à voir les stratégies de conversion de grands prédicateurs et confesseurs (les pères Huvelin, Gratry, Perreyve, Ravignan, etc.) Cette interrogation conduit à des controverses d’autant plus intenses qu’elles interviennent au temps du Second Empire « autoritaire » et du musèlement de la presse : les thématiques spirituelles deviennent le terrain de la polémique là où la discussion politique est proscrite. La querelle du « naturalisme historique » (Dieu est-il acteur de l’histoire et selon quelles modalités ?) est révélatrice des différentes positions possibles face au « désir de raison » de ce nouveau public catholique : souplesse et esquisse d’historicisation de l’histoire du catholicisme (Louis de Broglie), refus de toute concession sur ce terrain (Jean Guéranger). Cette question de l’adaptation pastorale au public se retrouve dans un autre objet, celui de la littérature de piété, dont la production évolue visiblement selon les souhaits des fidèles d’une religion plus individualisée et centrée sur les dévotions dites « particulières » (Sacré-cœur, martyrs, piété mariale, etc.). C’est cette « tectonique des plaques » (p. 398) des recompositions religieuses – pratiques et spiritualités – que l’ouvrage de G. Cuchet permet d’explorer autrement.

L’intérêt du livre ne réside cependant pas uniquement dans cela : il réfléchit aussi à des questions d’ordre méthodologique, des « problèmes d’histoire religieuse » pour emprunter la formule de Dominique Julia. Les chapitres dessinent une histoire culturelle des spiritualités dont l’auteur précise les difficultés et les apports ; la spiritualité, d’après G. Cuchet, est « la partie la plus populaire et la plus plastique du système […], celle où s’opère le plus facilement la synthèse du christianisme et de la culture contemporaine » (p. 21). Il s’agit donc de lire les textes de spiritualité comme des révélateurs d’une époque et de ses préoccupations, de son régime d’affectivité. Cette démarche n’est pas sans difficulté du fait de l’historicité problématique de ce type de sources, qui se présentent comme des ressassements d’ouvrages plus anciens que l’on commente et augmente, en particulier la littérature spirituelle du xviiie siècle. Ce sont des textes ardus, ajoute G. Cuchet, qui exigent une érudition, une culture philosophique et théologique substantielle si l’on veut pouvoir y discerner ce qui relève du ressassement ou de la nouveauté. C’est à ce travail méticuleux que se livre le chapitre consacré à Monseigneur Gay (De la vie et des vertus chrétiennes, 1874), qui propose une « généalogie » de la modernité spirituelle dès les années 1870, méconnues de l’historiographie. Voilà une autre interrogation qui traverse tout l’ouvrage : comment expliquer que tant d’auteurs et de livres à succès, diffusés et lus jusque dans les années 1930, aient aujourd’hui totalement sombré dans l’oubli ? Le livre de G. Cuchet donne à voir un monde dans lequel lecteurs et lectrices abordent sans difficulté particulière des volumes de plusieurs centaines de pages traitant de questions techniques qui paraissent obscures et fatiguent même, de l’aveu de l’auteur, le lecteur historien. L’oubli de cette mystique, ascétique, disait-on, est aussi l’oubli de pseudo-théologiens, prophètes laïques et prédicateurs en vogue qui déplaçaient les foules. C’est aussi l’effacement des expériences spirituelles et ésotériques des insurgés de 1848, dont la mémoire et l’histoire ont ensuite gommé cet aspect au profit d’une mise en avant du rationalisme républicain. Le livre redonne donc une place à ce temps de l’histoire culturelle française. Un autre geste, à l’inverse de celui de rendre visible des auteurs désormais méconnus, est celui de banaliser les témoins « extraordinaires » passés à la postérité, tels Hugo ou Ozanam. Le chapitre « Hugo spirite » invite à regarder chez ce « grand écrivain » non pas le destin littéraire et politique, mais les marques d’un groupe social (bourgeois), d’une affectivité en transformation (deuil familial) et d’une nouvelle culture des morts (spiritisme et religion du deuil). Ozanam fait l’objet de ce même geste de « désingularisation du cas » et incarne une figure de « transition spirituelle », « théologiquement classique et affectivement romantique » (p. 362).

Dans un ouvrage précédent, G. Cuchet montrait que l’histoire du fait religieux au xixe siècle revenait à « suivre un objet dans ses transfertsFootnote 1 » en traversant des thématiques et des dossiers à première vue hétéroclites. Le recueil, qui conclut sur la « grande latence du sacré » (p. 401), témoigne de la pleine réussite de ce projet.

References

1 Guillaume Cuchet, Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.