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Rob van Ginkel, Braving Troubled Waters: Sea Change in a Dutch Fishing Community, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, 344 p.

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Rob van Ginkel, Braving Troubled Waters: Sea Change in a Dutch Fishing Community, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, 344 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

Emilie Mariat-Roy*
Affiliation:
emilie.mariat-roy@mnhn.fr
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Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Braving Troubled Waters paraît en 2009, mais l’anthropologue Rob van Ginkel était déjà familier des communautés de pêcheurs de l’île de Texel, aux Pays-Bas, sujet du présent ouvrage, à l’étude historique et ethno-historique (pour la période 1813-1932) de laquelle il avait dédié ses recherches et travaux de maîtrise puis de doctorat (1989-1991). Il y est revenu en 2005 dans l’idée d’observer une forme de co-management (grand classique des formes de réussites alternatives aux modèles de gouvernance top-down) introduite au début des années 1990, « originale » (p. 243) du fait d’être « encastrée » dans un régime de QIT (quotas individuels transférables) appliqué officiellement en 1985. En combinant efficacement « les théories néoclassiques aux théories des économistes institutionnels » (p. 241), cette association était censée aboutir « au meilleur des deux mondes » (p. 243).

Si un écart notable de situation entre 1991 et 2005 est relevé, l’auteur ne se limite pas pour autant à la seule analyse de conjonctures : il entend livrer tout à la fois une analyse « empirique, théorique et historique » (p. 7) de la pêche aux Pays-Bas à travers l’étude diachronique de deux villages de pêche de « tradition ancienne ». Il confère à son exploration une épaisseur temporelle de près de trois siècles, nécessaire à l’appréhension de dynamiques plurielles et de forces multiples avec lesquelles les pêcheurs, leurs familles et, plus largement, leur communauté et organisations professionnelles ont composé. Cette épaisseur historique s’avère ainsi indispensable à la compréhension des stratégies collectives et individuelles de représentants de « métiers » (terme employé par l’auteur en français, p. 7) ainsi que de l’évolution des représentations sociales de la pêche jusqu’à l’aube du xxie siècle : R. van Ginkel a voulu répondre à la question soulevée une dernière fois dans sa conclusion, « Qu’est-ce qu’être pêcheur aujourd’hui ? », après avoir mis en mouvement des séries de « complexités, hétérogénéités et dynamiques » (p. 291) ouvrant la voie à un équilibre entre précision empirique et généralisation et dialoguant avec les anthropologues familiers de l’étude des formes de développement et régulation des activités de production halieutique dans l’Atlantique Nord.

L’auteur se focalise sur des facteurs contextuels pour saisir d’emblée ces lieux qui forment des « touts » perméables à plusieurs niveaux – local, national, supranational – en cherchant un « locus » qui articule « interfaces internes et externes » (p. 17) là où les micro- et macro-forces « se rencontrent et interagissent les unes avec les autres » (« intersect and interact », p. 18). Ce travail vient combler de manière magistrale un manque récurrent relevé par d’autres auteurs tels que Bonnie J. McCayFootnote 1 et faire émerger un contexte qui ne serait plus un « arrière-plan » isolé et archipélisé, mais un ensemble de variables concrètes agissantes influant le mode d’adaptation des professionnels, localement et à distance, dans différents segments de l’industrie des pêches. L’auteur n’entend pas se cantonner à une « étude de communauté », mais bien faire l’analyse d’une « arène des pêches » qui conjugue l’examen des changements sur le plan de la praxis et sur le plan de la culture.

Les pêcheurs néerlandais ont longtemps été considérés comme des héros dans l’imaginaire national. Pour autant, depuis l’entrée des Pays-Bas dans l’Europe et le développement effréné de l’industrie des pêches dans les années 1960, le changement de perception de l’image des pêcheurs et de celle de l’industrie des pêches a été « radical » : les premiers sont devenus des « pilleurs irresponsables », épinglés tour à tour par les autorités belges, danoises, britanniques puis européennes, par les scientifiques et les environnementalistes. Les conséquences de ce changement dans les représentations que les pêcheurs se font par contrecoup de leur métier sont analysées. L’auteur entend ainsi restituer la vision du monde (worldview) des habitants des villages, une vision de l’intérieur qui exige une enquête ethnographique en propre – ce qui permet à l’auteur de critiquer la notion d’anthropology at home, qui a conduit à des « carences » et à des « aprioris méthodologiques » (p. 25-26).

Au-delà du souhait de présenter une vision de l’intérieur du vécu et du ressenti de professionnels aux prises avec des transformations majeures de leur environnement sur de multiples plans, R. van Ginkel parvient de manière convaincante à démontrer que la métaphore balistique ne saurait opérer et que les professionnels, en réagissant aux mesures de gestion des flottilles, des ressources et aux politiques commerciales engagées aux échelons nationaux puis européens, ont une véritable agentivité : ils ne sont pas tant les destinataires de nouvelles normes techniques, juridiques, commerciales que les acteurs composant, négociant en permanence pour faire le monde qui est le leur, avec des conséquences non anticipées, non intentionnelles. Une norme n’est jamais autant « implémentée » qu’elle n’est traduite comme arrangement spécifique entre sociétés, marchés et gouvernements par les professionnels au sein d’un processus permanent d’adaptation.

R. van Ginkel consacre donc une étude aux trajectoires de deux communautés, Oosterdend et Oudeschild, qui sont liées l’une à l’autre par le partage de longue date d’activités maritimes et par l’adhésion aux mêmes structures professionnelles. Toutefois, elles forment deux ensembles distincts sur le plan de l’organisation économique, sociale, religieuse et « idéologique », à savoir en termes d’« ethos du travail ». Bien que les deux villages soient situés sur la partie orientale de l’île de Texel, leurs activités et spécialités ne sont pas les mêmes, avec des sorties en mer à la semaine à Osterende, à la journée à Oudeschild. Leur rythme de développement ainsi que leurs secteurs de pêche diffèrent également : Mer du Nord d’un côté, Zuiderzee de l’autre. L’un, Oosterend, est qualifié, en raison de la piété de ses habitants, de « Jérusalem du Nord ». Peuplé de familles étendues, il arme des embarcations hauturières de fort tonnage qui engagent de larges équipages en grande partie familiaux, ce qui conduit à une réduction des coûts d’armement et à l’accumulation de capital. Dans cette ville triomphante, les pêcheurs se sentent « entrepreneurs ». L’autre, Oudeschild est le village « rouge » ; les pêcheurs s’y perçoivent comme « travailleurs ». Il arme de petites embarcations familiales côtières. Les explications de type emic, c’est-à-dire par les pêcheurs et habitants eux-mêmes des motifs d’épanouissement et de déclin de leurs communautés, sont éloquentes quant à l’image que les uns et les autres se font de leurs destinées respectives. Ces « idéologies » ayant une influence sur le comportement et l’ethos professionnel ont pu avoir un caractère déterminant qu’une seule analyse du contexte général ne saurait expliquer. Ces communautés que tout sépare sauront pourtant se rapprocher au moment où l’État se fera plus interventionniste et intrusif.

Ainsi, l’histoire de chacune d’elles, le développement d’activités ostréicoles (du xviiie siècle jusque dans les années 1840), de la collecte de zostères et de la pêche dans toute sa diversité en termes d’espèces, de milieux écologiques et de formes entrepreneuriales au cours du xxe siècle sont autant d’occasions de description et d’analyse des initiatives locales et des mesures étatiques laissant tantôt place à un libre accès ou laisser-faire (l’huître), tantôt place à une privatisation (zostères). Cette dernière autorise un contrôle étatique renforçant le commerce. De leur côté, les producteurs oscillent entre appétence pour un régime de communs ou pour un régime de propriété et font tantôt preuve d’individualisme en période faste, tantôt usage de formes coopératives en période difficile. Le chalut à perche y est le métier de prédilection depuis les années 1960, où il a refait surface à la faveur de la course à la puissance motrice : il est particulièrement adapté aux sols souples et de faible profondeur pour la capture des poissons plats (plie commune, sole). Dans la gestion des différentes pêcheries, la notion de territorialité n’est jamais abordée ex nihilo, mais toujours étudiée au prisme de praxis, contextes et enjeux bien situés. L’étude de l’émergence de nouveaux régimes « socio-naturels » et de nouveaux cadres institutionnels dans les pêcheries ainsi que la manière dont les pêcheurs y répondent pour garder la main sur ce qu’ils estiment être leur domaine est le fil rouge de cet ouvrage.

Bien plus qu’une étude fine et classique de stratégies adaptatives, l’apport de cette recherche est d’ordre théorique et méthodologique, avec les notions de locus et de « régime socio-naturel » (p. 21) qui ont une véritable efficacité heuristique. L’auteur tente d’accorder autant d’importance aux structures et stratégies qu’aux conjonctures et contingences. Aussi met-il en lumière, en s’appuyant sur elles, de nombreuses oscillations : entre compétition et coopération, indépendance et dépendance (vis-à-vis des transformateurs, des organisations professionnelles, des pouvoirs publics), individuel et collectif, « indépendance subjective » et « interdépendance objectives des pêcheurs » (p. 292), niveau local et niveau national, communautés côtières et État, centralisation de l’Union européenne et décentralisation des politiques de gestion nationales. Les ambivalences individuelles et collectives des pêcheurs face aux structures étatiques sont également appréhendées, car c’est à ce niveau que les rapports de force les plus âpres et les paradoxes sont révélés ; l’ambiguïté, enfin, de matelots se sentant tantôt « travailleurs » tantôt « auto-entrepreneurs » est analysée. L’auteur entend trouver une issue aux réductionnismes économique, social ou psychologique qui minimisent la complexité et la dimension multifactorielle des situations ainsi qu’aux binarités simplistes et simplificatrices : la formule « compétiteur coopérants » (p. 292) en est la meilleure illustration.

Pêcheurs, équipages, flottilles et communautés ne sont pas des touts autonomes. Les pêcheurs « n’agissent pas dans un vacuum culturel, historique, social et économique » ; R. van Ginkel critique sur ce point la confusion faite par Garrett HardinFootnote 2 entre « communs » et « accès commun » (p. 93) et son absence de prise en compte de la coopération et de l’esprit de communauté. Pour autant, c’est dans l’analyse, depuis la fin des années 1960, de l’évolution des modes de rémunération à la part (c’est-à-dire fluctuant en fonction du produit des ventes ou d’autres éléments du chiffre d’affaires de l’armement) des matelots que se trouve l’une des explications les plus déterminantes et décisives d’un affaiblissement lourd de conséquences des formes de solidarité et d’un « ethos égalitaire » (p. 178) certes discuté, mais longtemps caractéristique de l’organisation du travail à la pêche. Du fait de la modernisation de la flottille, de l’intensification des pêches et de l’augmentation des coûts d’armement, les armateurs dédiant une part plus importante à l’embarcation, les pêcheurs sont passés du statut de « partenaires » à celui de « travailleurs ». Ces transformations, qui vont de pair avec une immixtion de l’État par la création d’un salaire minimum et de congés, ont suscité une opposition de pêcheurs n’acceptant pas la remise en cause du système des parts, susceptible de réduire leurs rémunérations et de ruiner l’idée d’une « communauté d’intérêt » (p. 178).

Ce texte, d’une brûlante actualité, montre en définitive que la pêche est un « régime socio-naturel » en évolution permanente, ayant traversé nombre de crises écologiques, économique, politique, au sortir desquelles les pêcheurs ont fait acte de résilience et d’une flexibilité qui ne saurait être toutefois à toute épreuve. Outre la décision d’État de la construction de la digue de fermeture du Zuiderzee en 1932, très lourde de conséquences pour les pêcheurs et leurs communautés, la réflexion sur les relations entre communautés de pêcheurs et État est édifiante concernant la période de « modernisation » au cours de laquelle les premiers, craignant un épuisement des stocks de soles, ont réclamé une limitation de la puissance des embarcations. L’auteur dénonce une « erreur historique de l’État » (p. 184), lorsque celui-ci a renoncé à la restriction des capacités motrices des embarcations qui aurait dû être appliquée à un échelon non plus national mais européenFootnote 3 et a abouti à des fraudes systémiques avec des « pêcheurs pris dans les mailles du filet des bureaucraties nationales et européennes » (p. 289). Cet ouvrage réactualise finalement de manière originale le thème de la mètis à l’aune des enjeux du très contemporain pour révéler de manière située l’art des pêcheurs de composer avec les éléments.

References

1 Bonnie J. McCay, « Emergence of Institutions for the Commons: Contexts, Situations, and Events », in E. Ostrom et al. (dir.), The Drama of the Commons, Washington, The National Academies Press, 2002, p. 361-402.

2 Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 162-3859, 1968, p. 1243-1248.

3 David Symes, « The European Community’s Common Fisheries Policy », Ocean & Coastal Management, 35-2/3, 1997, p. 137-155.