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Jakobina K. Arch, Bringing Whales Ashore: Oceans and the Environment of Early Modern Japan, Seattle, University of Washington Press, 2018, 272 p.

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Jakobina K. Arch, Bringing Whales Ashore: Oceans and the Environment of Early Modern Japan, Seattle, University of Washington Press, 2018, 272 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

Guillaume Carré*
Affiliation:
guillaume.carre@ehess.fr
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Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Les travaux de Jakobina K. Arch s’inscrivent dans le courant actuellement en vogue des études en histoire environnementale, spécialité qu’elle enseigne au Whitman College, dans l’État de Washington, en tant que maîtresse de conférences. La pêche baleinière, choisie par cette universitaire américaine comme sujet d’étude, a pris dans sa culture d’origine et dans celle du Japon, son champ d’investigation, une dimension presque mythique. Cette présence imposante des baleines dans les imaginaires historiques et culturels américain comme japonais se voit d’ailleurs exploitée non seulement dans de fréquentes comparaisons entre pêches japonaise et occidentale des cétacés, mais aussi à travers différentes tentatives d’éloignement des eaux côtières de l’archipel pour donner une dimension transpacifique à l’analyse.

J. K. Arch s’attache d’abord à déterminer quelle catégorie recouvrait le terme japonais kujira, qui désigne plusieurs espèces, non seulement de baleines ou de cachalots, mais aussi des cétacés, comme les orques (également appelées « baleines tueuses » en français) ou même certains dauphins, tous étant d’ailleurs classés comme poissons (sakana/uo en japonais) géants, la taille étant finalement l’élément principal qui distingue cette catégorie d’animaux marins. L’autrice cherche également à décrire quelles espèces ont pu être présentes dans les eaux japonaises au cours de la période d’Edo (1600-1867) et tente d’inscrire sa recherche dans un contexte élargi au pourtour du Pacifique, où la pression des chasses baleinières ne va faire que s’accentuer au cours du xixe siècle.

Comparée à la pêche baleinière nord-américaine qui allait traquer ses proies sur toutes les mers du globe, celle du Japon a pour caractéristique de demeurer, jusqu’à l’ère Meiji, essentiellement côtière et saisonnière : le shogunat interdisait de toute façon plus ou moins la navigation hauturière à ses ressortissants. Les techniques de pêche japonaises décrites par J. K. Arch reposaient sur des flottilles de petites embarcations manœuvrées par des communautés littorales qui, en fonction des espèces, utilisaient des filets, et pas seulement des harpons, pour les captures. Les thuriféraires d’un Japon des Tokugawa écologique avant l’heure ont soutenu que la pêche baleinière japonaise qui prend son essor au xviie siècle présentait un caractère moins destructeur et plus soutenable que celle pratiquée par les Occidentaux dans les eaux du Pacifique. J. K. Arch conteste de telles conclusions, l’activité baleinière dans le Japon prémoderne ne semblant pas avoir été régulée par un souci particulier de préservation des ressources : le développement de la pêche au filet pour des gabarits plus petits pourrait d’ailleurs indiquer la raréfaction de certaines espèces, même s’il reste à prouver que c’est bien la pêche au Japon qui en serait directement responsable. Quoi qu’il en soit, dans la seconde moitié du xixe siècle, l’incidence de l’industrie baleinière occidentale sur la pêche traditionnelle japonaise, en plein déclin, paraît indéniable.

Pourtant, l’activité des baleiniers japonais n’avait rien d’artisanal : elle s’insérait dans une économie des Tokugawa dont l’essor et la sophistication croissante reposaient pour une bonne part sur l’exploitation des ressources maritimes. L’autrice insiste par exemple sur l’emploi de l’huile de baleine comme insecticide, un aspect moins connu que la consommation de viande de cétacés au Japon, dont elle relativise l’importance à l’époque d’Edo. L’ampleur d’une consommation et de circuits économiques qui s’étendaient bien au-delà des communautés littorales explique l’apparition de gros armateurs – au sommet de ce milieu professionnel grâce à leur capacité à y investir des fonds considérables et à les rentabiliser. En dépit de ses barcasses moins impressionnantes que les vaisseaux de Nantucket, la chasse à la baleine du temps des Tokugawa participait donc aussi au développement de formes proto-industrielles. Cette partie de l’ouvrage s’appuie sur des recherches précédentes de J. K. Arch, déjà publiées sous forme d’articles.

J. K. Arch s’intéresse ensuite aux représentations de la baleine dans la production éditoriale de l’époque d’Edo – ouvrages de sciences naturelles ou littérature – et au développement d’un imaginaire autour de cette espèce à laquelle vont être assimilés d’autres animaux absolument étrangers au milieu maritime (le sanglier comme « baleine des montagnes », yama kujira, p. 142). Le traitement plutôt rapide de la question à partir seulement de quelques auteurs de l’époque d’Edo, surtout un ouvrage de Takizawa Bakin en fait, ne donne guère l’impression d’une étude approfondie, et les conclusions pour le moins nébuleuses ne font rien pour dissiper ce sentiment. Quant au dernier chapitre du livre, il s’attache à un aspect complètement différent de l’importance des cétacés dans le Japon prémoderne : leurs représentations et les sentiments nourris à leur égard, manifestés notamment par des formes de dévotion religieuse, comme des cénotaphes ou des services bouddhiques dédiés à la mémoire et aux âmes de cétacés défunts, tués par l’homme ou expirant sur les rivages. Cette inscription mémorielle de baleines trépassées dans les paysages de l’archipel n’est cependant guère creusée, et l’on reste sur sa faim.

Bien que cet assemblage hétéroclite cherche à se donner l’allure d’une démonstration (car, nous le verrons, il y a une thèse à démontrer), l’association de focus pointus avec des truismes verbeux rend l’ensemble confus et laisse par endroits un sentiment de superficialité. Certes, l’ambition affichée par J. K. Arch n’était nullement, en dépit de la variété des approches et des sujets abordés, de publier une encyclopédie baleinière. En revanche, le sous-titre de l’ouvrage (mais peut-être faut-il incriminer l’éditeur) promet de nous instruire sur les « océans et l’environnement dans le Japon prémoderne », un projet dont, lecture faite, la portée historiographique nous échappe. S’il s’agissait, à travers le cas des baleines, de souligner les connexions profondes de la société japonaise avant l’ère Meiji (1868-1912), tant sur les plans culturels qu’économiques, avec son espace littoral, ce n’est en effet pas une nouveauté. Tout au plus ces sympathiques cétacés apportent une contribution supplémentaire à des recherches conduites depuis des décennies au Japon sur la pêche à la sardine, sur la récolte des algues, de coquillages, etc. Malheureusement, dialoguer avec les historiennes et les historiens japonais ne semble pas le souci premier de cet ouvrage, plutôt destiné à un public occidental auprès de qui tout ce qui concerne le Japon peut passer pour neuf.

Quelques assertions à l’emporte-pièce sur une prétendue déficience de l’étude des espaces maritimes et littoraux dans l’historiographie prémoderne du Japon sont à cet égard plus que contestables (introduction, p. 12 et suivantes). On n’attribuera pas ces critiques à une connaissance insuffisante des travaux abondants au Japon en la matière, puisque l’autrice les exploite volontiers. De façon significative, dans l’introduction, les sciences sociales japonaises sont surtout convoquées pour souligner l’engagement de certains travaux dans le soutien à la chasse baleinière. Ce n’était pourtant pas la seule préoccupation des chercheurs et chercheuses japonais s’intéressant à ce sujet et utilisés dans l’ouvrage, à l’instar de Sueta Tomoki ou de Koga Yasushi, pour ne citer que des travaux relativement récents.

En réalité, J. K. Arch, comme elle l’annonce dès l’introduction, a un objectif principal : insister sur le caractère largement illusoire et artificiel d’un ancrage culturel de la chasse aux cétacés (dauphins compris) au Japon, pourtant régulièrement mis en avant lors des polémiques que suscite sa persistance, plus ou moins déguisée, dans l’archipel à l’heure actuelle. De fait, comme le rappelle l’autrice, c’est surtout la pêche industrielle de l’après-guerre qui a répandu, dans la population japonaise, une appétence pour cet aliment plus qu’une tradition de consommation séculaire qui, bien que réelle, n’en restait pas moins limitée par les moyens de conservation et la disponibilité de la ressource. Plusieurs chapitres de ce livre à thèse s’attachent donc à examiner les uns après les autres les arguments les plus divers mis en avant par les défenseurs de la chasse baleinière – pour montrer qu’ils n’expriment la plupart du temps qu’une vision biaisée, voire carrément fantasmée, des faits historiques. Mais comme J. K. Arch s’égare souvent en cours de route, le résultat ne convainc pas, peut-être parce qu’au fond, l’autrice hésite perpétuellement entre une instruction à charge, qui structure son ouvrage, et une curiosité plus profonde et plus désintéressée (car quoi qu’il en soit, la question des rapports passés entre le Japon et les baleines ne se résume pas à mesurer le degré de mauvaise foi déployée dans les commissions internationales). Ce qui ne laisse pas de surprendre, malgré tout, c’est l’efficacité apparente de l’argumentation culturaliste employée par les Japonais partisans d’une reprise de la pêche à la baleine, puisqu’elle a suscité un tel ouvrage pour la réfuter. Doit-on le prendre comme le symptôme d’un malaise d’une partie de l’Occident, piégée entre, d’une part, un discours qui affiche son respect de l’altérité et de la diversité et, d’autre part, le difficile renoncement à imposer ses normes et ses tabous ?