La gouvernance au sein d’une démocratie fédérale renvoie généralement à l’exercice légitime du pouvoir par un groupe de personnes désignées qui agissent pour le compte d’un ordre de gouvernement particulier – celui de l’État central ou encore d’une province, par exempleFootnote 1. Qui plus est, les pratiques qui en découlent se voient nécessairement régies par un ensemble de règles formelles et de normes informelles, en fonction desquelles l’exercice du pouvoir prend la forme d’un réseau complexe, où les différents acteurs interagissent de manière plus ou moins concertéeFootnote 2. Dans cet article, nous nous intéressons aux effets et aux contraintes posés par la pandémie de COVID-19 sur les mécanismes de la gouvernance dans le système fédéral canadienFootnote 3.
Pour ce faire, nous empruntons un cadre analytique bien spécifique, que nous faisons découler expressément des réflexions de la Cour suprême du Canada dans son Renvoi relatif à la sécession du Québec Footnote 4 de 1998. Nous nous intéressons ainsi aux quatre principes sous-jacents à la Constitution canadienne relevés par la Cour – soit le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, de même que la protection des minorités – et à leur respect (ou non-respect) en temps de crise. Nous posons alors la question suivante : dans quelle mesure l’esprit de ces quatre principes constitutionnels fondamentaux a-t-il été respecté par les acteurs clés du système de gouvernance au Canada, alors qu’ils étaient confrontés à la pandémie de COVID-19? Ce faisant, notre objectif est d’évaluer le degré de résistance des principes constitutionnels sous-jacents devant une situation d’urgence.
Se pose alors la question de la justification du présent cadre analytique. Pourquoi choisir les quatre principes sous-jacents du Renvoi de 1998 pour analyser et critiquer la gouvernance et la démocratie fédérale au Canada pendant la crise de la COVID-19? À ce sujet, la Cour suprême fournit elle-même plusieurs éléments de réponse. D’abord, elle écrit que « le respect de ces principes [fédéralisme, démocratie, constitutionnalisme et la primauté du droit, et protection des minorités] est indispensable au processus permanent d’évolution et de développement de notre ConstitutionFootnote 5 ». Ainsi, il nous semble judicieux de chercher à voir si ceux-ci ont effectivement été respectés pendant la gestion de la pandémie de COVID-19.
Par cette affirmation, la Cour suprême ne laisse d’ailleurs aucune ambiguïté quant à la place centrale qu’occupent, selon elle, ces principes dans le système de gouvernance du Canada. Elle ajoute que ces « principes ont dicté des aspects majeurs de l’architecture même de la Constitution et en sont la force vitaleFootnote 6 » et qu’ils « guident l’interprétation du texte et la définition des sphères de compétence, la portée des droits et obligations ainsi que le rôle de nos institutions politiquesFootnote 7 ». On constate ainsi à quel point ces principes sont considérés comme primordiaux au sein de l’ordre constitutionnel canadien.
Qui plus est, la Cour suprême aborde l’éventualité où ces principes sous-jacents pourraient servir à guider l’action politique des gouvernements, dans un processus sécessionniste : « La conduite des parties dans de telles négociations serait régie par les mêmes principes constitutionnels que ceux qui ont donné naissance à l’obligation de négocier : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et la protection des minoritésFootnote 8 ». Toujours dans cette optique, elle précise que, dans un contexte complexe comme celui d’une démarche sécessionniste, « la conduite des parties acquiert une grande importance constitutionnelle », et que les principes constitutionnels sous-jacents doivent alors « guider le comportement de tous les participantsFootnote 9 ». Formulé autrement, loin de se limiter à n’être que des principes interprétatifs, la Cour est d’avis que ces principes peuvent aussi servir à guider, orienter et baliser le comportement des acteurs politiques dans certaines circonstances exceptionnelles.
En ce sens, nous sommes d’avis que, si les principes sous-jacents du fédéralisme, de la démocratie, du constitutionnalisme et de la primauté du droit, de même que de la protection des minorités peuvent servir à régir l’action des gouvernements dans une situation de « crise » comme celle de négociations pour permettre la sécession d’une province, ils peuvent également être utiles et pertinents pour analyser la gouvernance fédérale lors d’une pandémie mondiale comme celle de la COVID-19. Cela est d’ailleurs tout à fait cohérent avec l’affirmation de la Cour selon laquelle le respect des principes sous-jacents est un incontournable du droit constitutionnel canadienFootnote 10.
Une précision s’impose néanmoins : si notre réflexion s’amorce avec le Renvoi relatif à la sécession du Québec et les enseignements qu’il contient quant aux principes sous-jacents qui y sont identifiés, notre raisonnement concernant ces principes dépasse les strictes limites de l’exposé de la Cour suprême, pour plutôt adopter une posture plus large et théorique, comme d’autres l’ont aussi fait par le passéFootnote 11. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle notre question de recherche réfère à l’esprit de ces quatre principes, et non aux principes de manière plus limitative.
En effet, le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, de même que la protection des minorités sont des principes fondamentaux qui ne se cantonnent pas aux brèves remarques que la Cour suprême a pu formuler sur chacun d’eux. Au-delà de leur contenu strictement juridique, nous sommes ici en présence de paramètres normatifs et d’idéaux que les sociétés démocratiques fédérales, comme le Canada, aspirent généralement à intégrer et à faire respecter. En fait, pour le dire à la manière de la Cour suprême, ces « principes inspirent et nourrissent le texte de la Constitution : ils en sont les prémisses inexpriméesFootnote 12 ».
Ainsi, les principes sous-jacents relevés par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec peuvent être approfondis bien au-delà de ce que mentionne la Cour relativement à chacun d’eux. Notre article propose d’ailleurs parfois un certain approfondissement de ces principes, en optant pour une interprétation plus large que celle de la Cour. Il importe néanmoins de mentionner que les quatre principes pourraient être détaillés et creusés bien davantage que ce qu’il nous est possible de faire iciFootnote 13.
Avec l’objectif de bien délimiter notre contribution, précisons aussi que le cadre temporel de notre analyse s’ouvre avec le tout début de la pandémie, au mois de mars 2020, et s’étend jusqu’à la fin de l’année 2022, inclusivement. Évidemment, certains moments retiennent davantage notre attention que d’autres : c’est le cas, notamment, de la « première vague » de la pandémie, au printemps 2020, et de la phase de « re‑confinement », qui s’est imposée, vers décembre 2021. L’exhaustivité étant impossible sur une aussi longue période, nous avons choisi de concentrer notre regard sur ce qui nous est apparu comme les principales incidences de la pandémie eu égard aux quatre principes sous-jacents de la Constitution canadienne, ou encore sur les événements ayant fait l’objet d’une plus grande attention de la part des acteurs politiques et des médias.
Concrètement, et à l’image du cadre d’analyse offert par le Renvoi relatif à la sécession du Québec, l’article se décline en quatre parties, soit une par principe sous-jacent. En ce sens, les principes 1) du fédéralisme, 2) de la démocratie, 3) du constitutionnalisme et de la primauté du droit et 4) de la protection des minorités nous serviront tour à tour de prisme d’analyse pour mieux comprendre et évaluer la gouvernance fédérale canadienne au temps de la pandémie de COVID-19.
1. La pratique du fédéralisme en temps de crise
Le premier principe relevé par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec est le fédéralisme. Sans détour, la Cour suggère que les usages politiques et constitutionnels du Canada « ont respecté le principe sous-jacent du fédéralisme et ont appuyé une interprétation du texte de la Constitution conforme à ce principeFootnote 14 ». Adoptant un regard historique, elle ajoute « que le principe du fédéralisme imprègne les systèmes politique et juridique du CanadaFootnote 15 ». Il serait même « l’étoile qui les a guidés depuis le tout débutFootnote 16 ».
Ainsi, en temps de crise comme en temps « normal », l’idéal du fédéralisme amène à imaginer le Canada telle une association politique constituée de partenaires égaux, où nul n’est subordonné à la volonté d’aucun autre dans la mise en œuvre de ses compétences propres. Formulé autrement, le fédéralisme commande – en principe – une non‑centralisation du pouvoir où coexiste, au sein du régime politique, une pluralité de lieux où se prennent les décisions politiques.
Or, dans quelle mesure le principe sous-jacent du fédéralisme a-t-il été respecté dans la gouvernance au Canada pendant la crise de la COVID-19? Afin de répondre à ce questionnement, nous traiterons d’abord du respect de l’autonomie gouvernementale des divers ordres de gouvernement (1.1), puis nous nous pencherons sur la gouvernance partagée et les relations intergouvernementales pendant la gestion de la crise (1.2).
1.1 Le respect de l’autonomie gouvernementale des provinces et du fédéral
La nature du fédéralisme canadien a pour effet que ce sont les provinces qui sont compétentes pour mettre en place la majorité des mesures sanitaires et épidémiologiques nécessaires pour lutter contre un phénomène comme la pandémie de COVID-19Footnote 17. Néanmoins, le gouvernement fédéral demeure compétent pour certains aspects névralgiques, comme la « quarantaineFootnote 18 ». Par conséquent, pour y voir plus clair, il nous importe de tenir compte à la fois des actions entreprises par les gouvernements provinciaux et par le gouvernement fédéral dans la gestion de la pandémie.
Du côté provincial, et surtout en ce qui concerne la « première vague », les provinces canadiennes ont notamment toutes déclaré l’état d’urgence au mois de mars 2020, pour imposer subséquemment un ensemble de mesures visant à prévenir la propagation du virus. On peut penser à la fermeture des écoles primaires et secondaires, des restaurants (à l’exception des services de livraison et du ramassage) et des bars, ou encore aux restrictions relatives aux visites dans les centres de soins de longue durée, où logent des personnes à la santé plus fragile. Certaines provinces ont également implanté des postes de contrôle à leurs frontières, dans le but de limiter les déplacements non essentiels de personnes pouvant être porteuses du virus.
À l’image d’un effet de cycle ou d’une courbe sinusoïdale, les mesures sanitaires initialement mises de l’avant ont été progressivement assouplies et les provinces sont entrées dans des phases de déconfinement, avant de renforcer à nouveau ces mêmes mesures, lorsque la contagion connaissait une recrudescence. Concrètement, les diverses provinces ont alors connu différentes phases de fermeture et de réouverture des restaurants, des écoles, et d’autres lieux publics entre mars 2020 et l’année 2022.
Du côté du fédéral, le gouvernement de Justin Trudeau est d’abord intervenu concernant un enjeu fondamental de la lutte contre la pandémie : la fermeture des frontières du paysFootnote 19. Or, au-delà de cette mesure, c’est surtout sur le plan des mesures de nature financière et fiscale, visant à aider les individus et les entreprises durement frappés par la COVID-19, que l’État fédéral s’est illustré pendant la pandémie. Au final, ces diverses mesures ont occasionné un déficit record de 327,7 milliards de dollars pour la première année de la pandémieFootnote 20. En comparaison, ce chiffre s’élève à 90,2 milliards de dollars pour l’exercice financier se terminant le 31 mars 2022Footnote 21.
Les rôles prédominants joués par les gouvernements fédéral et provinciaux dans le cadre de la crise engendrée par la COVID-19 ont ainsi largement différé, et ce, en raison des pouvoirs constitutionnels propres à chaque ordre de gouvernement. En ce sens, on peut dire que les manifestations du fédéralisme canadien et que l’intervention des ordres de gouvernement pendant la crise de la COVID-19 se sont faits dans le respect des compétences de chaque partenaire.
Une possibilité, souvent évoquée au début de la pandémie, mais demeurée inutilisée par rapport à la gestion de la pandémie per se, aurait pu changer la situation : le gouvernement fédéral aurait pu faire appel à la Loi sur les mesures d’urgence Footnote 22 pour se donner des pouvoirs extraordinaires et intervenir dans les champs de compétences des provinces. Or, bien qu’il y ait eu des discussions à cet effet, tant le premier ministre fédéral que ses homologues provinciaux ont semblé d’accord quant à l’absence de nécessité de recourir à cette loi pour faire face à la pandémieFootnote 23. En effet, la possibilité d’utiliser la Loi sur les mesures d’urgence a vite été écartéeFootnote 24, et ce, même si le gouvernement fédéral y a finalement eu recours pour mettre fin à l’occupation de la ville d’Ottawa par les manifestations du « convoi de la liberté », en février 2022.
1.2 La gouvernance partagée et des relations intergouvernementales harmonieuses
Des phénomènes comme celui de la COVID-19 « exigent une adaptation et une flexibilité considérables de la part des gouvernementsFootnote 25 ». En effet, ceux-ci « doivent coopérer, et ce, afin de garantir des résultats politiques efficaces et légitimes, mais aussi pour éviter des résultats négatifs susceptibles d’avoir un impact néfaste sur l’ensemble du système fédéralFootnote 26 ». Dans l’ensemble, c’est ce qu’on a pu observer lors des relations intergouvernementales en ce qui concerne la gestion de la crise de la COVID-19. Autrement dit, la pandémie n’a pas eu pour effet de rendre les relations intergouvernementales plus acrimonieuses ou plus difficiles qu’en temps ordinaires.
Bien que certains leaders provinciaux – comme Jason Kenney en Alberta ou Scott Moe en Saskatchewan – aient manifesté à l’occasion leur mécontentement face à l’attitude du gouvernement fédéral, surtout au début de la pandémie, les relations intergouvernementales se sont plutôt bien déroulées pendant la crise. Cela est d’autant plus remarquable que la conjoncture politique – pensons aux allégeances politiques et idéologiques diverses entre les partis au pouvoir au fédéral et dans plusieurs provinces – aurait pu nuire considérablement à la gestion de crise et à la gouvernance en temps de pandémie. Et pourtant, la politologue Stéphanie Chouinard évoque plutôt une « paix relative » entre les gouvernements fédéral et provinciaux pendant cette périodeFootnote 27; un constat partagé par Robert Schertzer et Mireille PaquetFootnote 28.
Évidemment, ce portrait des relations intergouvernementales en temps de crise n’est tout de même pas parfait, ces relations ayant été partiellement nuancées par divers évènements. Par exemple, au début de la crise, certains premiers ministres provinciaux ont montré des signes d’impatience envers le gouvernement fédéral, pressant celui-ci de bien vouloir fermer les frontières du pays aux touristes étrangers et aux voyageurs non essentiels, craignant que le virus ne se propage encore davantage par l’entremise de ces déplacementsFootnote 29. Le gouvernement fédéral a éventuellement procédé à la fermeture des frontières, mais pas avant que cela n’ait suscité une insatisfaction palpable dans plusieurs provinces. Les rapports tendus entre Québec et Ottawa quant au déploiement de l’armée canadienne dans certains CHSLD de la province viennent également assombrir le portrait d’une certaine harmonie entre les leaders politiques du fédéral et des provinces.
Cela étant, malgré certaines tensions inhérentes au fonctionnement d’un système fédéral, les relations intergouvernementales se sont généralement plutôt bien déroulées pendant la crise. Si le portrait n’est pas sans faille, il faut rappeler qu’il ne l’est également pas en période « normale ».
2. La démocratie confrontée au régime d’exception pandémique
La Cour suprême, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, précise ensuite les contours d’un deuxième principe sous-jacent : celui de la démocratie. Selon elle, la « démocratie est une valeur fondamentale de notre culture juridique et politiqueFootnote 30 ». Elle va même jusqu’à suggérer que le « principe de la démocratie a toujours inspiré l’aménagement de notre structure constitutionnelle, et demeure aujourd’hui une considération interprétative essentielleFootnote 31 ».
La Cour aborde autant la dimension individuelle que la dimension institutionnelle du principe démocratiqueFootnote 32. D’une part, sur le plan individuel, le tribunal écrit que le principe démocratique doit notamment emporter « le droit de vote aux élections à la Chambre des communes et aux assemblées législatives provinciales, ainsi que le droit d’être candidat à ces électionsFootnote 33 ». D’autre part, la Cour suprême écrit que la structure fondamentale de la Constitution du Canada exige « l’existence de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincialFootnote 34 », ajoutant que « ces assemblées législatives sont des “élément[s] essentiel[s] du système de gouvernement représentatif”Footnote 35 » en place au Canada.
À ce titre, nous reviendrons ici sur ces deux dimensions du principe démocratique, et surtout sur les répercussions de la pandémie de la COVID-19 sur celles-ci. Nous traiterons d’abord de la dimension individuelle de la démocratie, soit celle se rapportant à la tenue d’élections (2.1). Nous discuterons ensuite de la dimension institutionnelle de la démocratie et du fonctionnement des institutions parlementaires, en tenant compte des ajustements qu’ont imposés les mesures apportées pour lutter contre la pandémie (2.2).
2.1 La démocratie au plan individuel : la possibilité parfois reportée d’élire ses représentants
Les mesures de confinement et de distanciation sociale imposées par le contexte de la crise sanitaire nous amènent d’abord à nous questionner quant à la capacité même de tenir des élections dans de telles circonstances. L’enjeu n’est pas ici de remettre en cause les droits constitutionnels de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés Footnote 36, mais plutôt de tenter de conjuguer un pilier de la démocratie représentative – soit la possibilité même d’élire les représentants ou de renouveler leur mandat – avec les mesures mises en place pour lutter contre un phénomène comme celui de la COVID-19.
Au fédéral, cette question ne s’est pas vraiment posée lorsque la « première vague » de la pandémie était à son apogée, soit au moment où le virus était encore inconnu et où aucun vaccin n’était disponible pour s’en protéger. Puisqu’à ce moment, les plus récentes élections fédérales générales ne remontaient qu’au mois d’octobre 2019, il était peu probable qu’un nouveau scrutin soit nécessaire, même en contexte de gouvernement minoritaire. Néanmoins, Élections Canada a tout de même travaillé à l’élaboration d’un plan permettant éventuellement de conduire une élection pendant ou après une pandémieFootnote 37.
On a finalement tenu des élections générales en septembre 2021 au Canada, soit pendant une période de relative accalmie de la crise sanitaire. Ce fut le scrutin fédéral pour lequel on compte le plus important nombre de citoyens ayant décidé d’exprimer leur droit de vote par correspondance. Or, malgré les efforts consentis par les autorités publiques, le système a tout de même connu des difficultés significatives : pour diverses raisons, notamment des retards dans les services postaux, environ 90 000 bulletins de votes exprimés n’ont pas pu être comptabilisésFootnote 38, ce qui représente évidemment un accroc important au principe démocratique.
La question s’est posée différemment dans certaines provinces, notamment en ce qui concerne les élections municipales. Par exemple, au Québec, un arrêté ministériel a été pris le 14 mars 2020 pour forcer l’annulation de « tout scrutin électoral et vote par anticipation rattaché à un scrutin électoral » durant la période d’urgence sanitaireFootnote 39. Cela a notamment eu pour effet de repousser à un moment ultérieur les élections municipales partielles initialement prévues à Drummondville pour le 3 mai 2020Footnote 40.
De même, le 17 mars 2020, l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick a adopté la Loi concernant les élections de 2020 Footnote 41. Celle-ci prévoyait que les élections municipales générales, qui devaient avoir lieu le 11 mai de la même année, soient repousséesFootnote 42. Même son de cloche en ce qui concerne certaines élections partielles à des sièges de l’Assemblée législative de la province. Cela a eu pour conséquence de prolonger le mandat des élus déjà en place, et donc, par le fait même, de limiter la capacité des électeurs de choisir de nouveaux représentants pendant cette même période.
Bref, la crise de la COVID-19 a entraîné certaines conséquences non négligeables en matière électorale au Canada, et ce, même si le fédéral (septembre 2021) et une majorité de provinces et de territoires – le Nouveau-Brunswick (septembre 2020), la Colombie-Britannique (octobre 2020), la Saskatchewan (octobre 2020), Terre-Neuve-et-Labrador (mars 2021), le Yukon (avril 2021), la Nouvelle-Écosse (août 2021), le Nunavut (octobre 2021), l’Ontario (juin 2022) et le Québec (octobre 2022) – ont organisé des élections générales entre le début de la pandémie et la fin de l’année 2022.
Sans avoir restreint directement le droit de vote, la pandémie a donc parfois retardé le moment où la population a pu exercer ce droit et choisir ses représentants, sans oublier les ratés concernant certaines mesures mises en place pour gérer les votes par correspondance en grand nombre.
2.2 La démocratie au plan institutionnel : le fonctionnement altéré des institutions parlementaires
La crise de la COVID-19 a également altéré le fonctionnement des institutions parlementaires au Canada, et ce, surtout pendant les premières vagues de la pandémie. En effet, en vertu des normes sanitaires en place, il devenait impossible pour tous les parlementaires de se réunir en chambre. Par conséquent, les deux chambres du Parlement fédéralFootnote 43 et les assemblées législatives de toutes les provincesFootnote 44 ont ajourné ou considérablement réduit leurs travaux dans les premiers mois de la pandémie, en plus de prévoir des modalités allégées pour les travaux parlementaires essentielsFootnote 45. Par exemple, dans certaines provinces, on a parfois déposé, voté et procédé à l’assentiment royal de nouvelles lois en seulement 30 minutesFootnote 46. Ce sont évidemment là des « ajustements » majeurs à la procédure normale.
Certains auteurs ont depuis analysé ce fonctionnement altéré des institutions parlementaires en temps de criseFootnote 47. Il en ressort que les impacts d’un tel fonctionnement se font sentir avec une intensité variable eu égard aux diverses fonctions – représentation de la population, adoption des lois, contrôle de l’action gouvernementale, etc. – d’une assemblée parlementaireFootnote 48. Si le fonctionnement altéré des institutions parlementaires n’a pas empêché l’adoption de nouvelles lois, nécessaires à la lutte contre la pandémie, les impacts de ce phénomène se sont tout de même faits sentir de manière importanteFootnote 49.
Par exemple, la possibilité de contrôler l’action gouvernementale – par le travail des commissions parlementaires, les périodes de questions, etc. – s’est vue considérablement réduite, alors que le rôle de représentation au sein des assemblées législatives a également été mis à mal. Les pouvoirs extraordinaires que les gouvernements ont pu mobiliser pendant cette période ont aussi temporairement fragilisé le processus démocratique, en permettant bien souvent au pouvoir exécutif de s’accaparer des pouvoirs normalement réservés au législatifFootnote 50.
3. La primauté du droit et le constitutionnalisme en période d’urgence sanitaire
Dans son Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême aborde ensuite un troisième principe sous-jacent, soit celui du constitutionnalisme et de la primauté du droit, tout en distinguant ses deux composantesFootnote 51. Garantissant que « l’exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source d’une règle de droitFootnote 52 », la Cour suprême affirme que « le principe de la primauté du droit assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités. Elle fournit aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’ÉtatFootnote 53 ».
Quant au constitutionnalisme, plus précisément, la Cour suprême s’en remet à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel « exige que les actes de gouvernement soient conformes à la ConstitutionFootnote 54 ». En ce sens, la Cour renvoie à ses propos dans l’affaire Operation Dismantle Inc c La Reine et affirme que la « Constitution lie tous les gouvernements, tant fédéral que provinciaux, y compris l’exécutifFootnote 55 ».
Nous nous attarderons ici à ces deux dimensions différentes du troisième principe sous‑jacent relevé par la Cour suprême dans le Renvoi. D’abord, nous discuterons de la primauté du droit et de l’encadrement législatif des mesures d’urgence (3.1), pour ensuite nous tourner vers le constitutionnalisme et la nature justifiable ou non des mesures prises pour lutter contre la crise sanitaire (3.2).
3.1 La primauté du droit : des mesures d’urgence légales, mais dont la temporalité laisse parfois perplexe
Comme l’écrit Louis-Philippe Lampron, les « pouvoirs conférés aux exécutifs gouvernementaux en temps d’urgence sanitaire leur permettent expressément de restreindre plusieurs droits et libertés protégés par les chartes des droitsFootnote 56 ». À ce titre, malgré leur nature tout à fait exceptionnelle, les mesures d’urgence mises en place au début de la pandémie s’est faite en conformité avec la législation pertinente en vigueur et avec le principe de la primauté du droit.
En effet, au Québec par exemple, c’est en vertu de la Loi sur la santé publique Footnote 57, adoptée en 2001, que le pouvoir exécutif a été principalement habilité à agir pour lutter contre la pandémie de COVID-19. Cette loi permet notamment au gouvernement de déclarer un état d’urgence sanitaire – ce qu’il a fait le 13 mars 2020Footnote 58 –, lui octroyant alors plusieurs pouvoirs importants. Les autres provinces canadiennes ont également procédé à des déclarations d’état d’urgence pour lutter contre la pandémie de COVID-19, et ce, en vertu de lois similaires à celle du QuébecFootnote 59.
De son côté, le gouvernement fédéral était habilité à agir, notamment en vertu de la Loi sur la mise en quarantaine Footnote 60 ou de ses lois en matière de santé publiqueFootnote 61. Enfin, pour ce qui est des nombreux programmes d’aide financière et fiscale qu’il a mis en place, certaines de ces mesures ont été adoptées par le biais de structures administratives déjà en place, alors que d’autres ont nécessité une intervention législativeFootnote 62. En ce sens, les mesures extraordinaires mises de l’avant pendant la crise de la COVID-19 l’ont toutes été en respectant le cadre législatif en place ou le pouvoir de légiférer sur certaines matières.
Cela étant, la durée pendant laquelle certaines juridictions ont été placées en état d’urgence suscite des questions quant au respect de l’État de droit et de la séparation des pouvoirsFootnote 63. S’il était tout à fait justifié de déclarer un état d’urgence quand la pandémie a éclaté, en mars 2020, il est tout autant possible de s’interroger quant à la nécessité d’un prolongement continu, sur une période aussi longue, d’une situation se voulant par définition « exceptionnelle ».
C’est pourtant ce qui s’est produit au QuébecFootnote 64. Et même lorsqu’une loi a été adoptée pour mettre fin à l’état d’urgenceFootnote 65, elle prévoyait le maintien de certaines mesures exceptionnelles. Cet enjeu de la temporalité d’un régime d’exception et de son renouvellement constant est fondamental, comme le rappellent plusieurs auteursFootnote 66, et peut in fine constituer une réelle menace à l’État de droit.
3.2 Le constitutionnalisme : des mesures prises dans un contexte exceptionnel, mais à l’intensité variable
Le principe du constitutionnalisme exige « que les actes de gouvernement soient conformes à la ConstitutionFootnote 67 ». Il importe donc, même en période de crise, que les pouvoirs exceptionnels des gouvernements et les mesures sanitaires qu’ils adoptent respectent les différentes normes constitutionnelles, y compris les droits et libertés consacrés dans la Charte canadienneFootnote 68.
Avec l’ensemble des mesures sanitaires très restrictives mises de l’avant par les gouvernements provinciaux partout au pays pendant les différentes vagues de la pandémie, plusieurs droits et libertés ont très certainement été restreintsFootnote 69. Or, ces limitations peuvent prendre forme dans un contexte qui respecte la Constitution, et ce, suivant des balises que celle-ci prévoit explicitement à l’article premier de la Charte canadienneFootnote 70.
En ce sens, pour qu’une limitation des droits et libertés prévus par la Charte puisse entrer dans le cadre de cet article, elle doit respecter ce qu’il est convenu d’appeler le « test de l’arrêt OakesFootnote 71 ». Les étapes de ce test sont les suivantes : 1) L’objectif poursuivi est-il suffisamment important? 2) Y a-t-il un lien rationnel entre le moyen et cet objectif? 3) L’atteinte aux droits satisfait-elle le critère du caractère minimal? 4) Enfin, y a-t-il proportionnalité entre les effets préjudiciables et ceux bénéfiquesFootnote 72?
À ce titre, plusieurs observateurs abondent dans la même direction, à savoir que le caractère exceptionnel de la situation au début de la pandémie, pouvait probablement entrer dans le cadre de l’article premier de la Charte canadienne, et justifier ainsi les mesures sanitaires mises en place pendant le confinementFootnote 73. Par exemple, Maxime St‑Hilaire est d’avis que la plupart de ces mesures « réussiraient sans doute le “test” de justification de l’article premier de la Charte canadienneFootnote 74 ». Emmett MacFarlane y va d’un raisonnement similaireFootnote 75. Il est également intéressant de noter que la disposition de dérogation, qui aurait pu être un outil constitutionnel utile en pleine période de crise, n’a pas été employée pour lutter contre la COVID-19.
Toutefois, ici encore, l’enjeu de la temporalité est, selon nous, important à considérer. Une limitation imposée à un droit ou une liberté fondamentale pourrait ainsi être jugée justifiable au plus fort d’une crise, mais devenir tout à fait injustifiable lorsque les choses rentrent progressivement dans l’ordre. C’est d’ailleurs ce qui explique que les gouvernements provinciaux, pendant la gestion de la pandémie, ont mis des mesures de l’avant, puis les ont retirées, avant de les remettre en place, etc.
À ce titre, nous en tirons la leçon suivante : pour respecter le principe du constitutionnalisme, non seulement est-il fondamental de limiter les mesures exceptionnelles à ce qui est nécessaire, mais également de les appliquer uniquement pendant la période où elles sont nécessaires.
4. La protection des minorités face à l’incertitude de la crise
Le quatrième et dernier principe sur lequel la Cour suprême se penche dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec de 1998 consiste en la protection des minorités. À cet égard, le plus haut tribunal écrit que « [p]lusieurs dispositions constitutionnelles protègent spécifiquement des droits linguistiques, religieux et scolaires de minoritésFootnote 76 ». Plus encore, la Cour suggère que ce principe constitutionnel de « la protection des droits des minorités a clairement été un facteur essentiel dans l’élaboration de notre structure constitutionnelle, même à l’époque de la Confédération », tout comme il « continue d’influencer l’application et l’interprétation de notre ConstitutionFootnote 77 ». Elle poursuit en ajoutant que ce quatrième principe fondamental « se reflète clairement dans les dispositions de la Charte relatives à la protection des droits des minoritésFootnote 78 ».
Ainsi, il apparaît que la Cour suprême intègre, dans le principe de la protection des minorités, autant les mesures relatives à la gestion de la diversité sociétale historique que celles relatives à la diversité ethnoculturelle qui résulte des mouvements migratoires et que protège notamment la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, pour la Cour, il « ne fait aucun doute que la protection des minorités a été un des facteurs clés qui ont motivé l’adoption de la Charte Footnote 79 ».
Pour aborder les enjeux relatifs à la protection des minorités dans le contexte de la crise de la COVID-19 au Canada, nous traiterons ici d’entrée de jeu de la situation des droits collectifs des minorités linguistiques et des peuples autochtones (4.1), pour ensuite revenir sur l’enjeu des droits individuels de communautés minoritaires ou de groupes plus vulnérables (4.2).
4.1 Les droits collectifs des minorités linguistiques et des peuples autochtones
D’abord, en ce qui concerne les minorités linguistiques et les obligations en matière de langues officielles au Canada, certains experts ont constaté un relâchement des obligations linguistiques dans les institutions publiques au début de la pandémie, et ce, dans diverses juridictions au CanadaFootnote 80. Par exemple, Stéphanie Chouinard et Martin Normand affirment que le gouvernement fédéral a graduellement assoupli – ou mis de côté – ses obligations en matière de droits linguistiques au début de la pandémieFootnote 81. Même si cette situation a plus tard été corrigéeFootnote 82, cela illustre néanmoins une brèche importante dans la protection des minorités linguistiques du pays. Le Commissaire aux langues officielles du Canada, Raymond Théberge, s’est d’ailleurs montré très préoccupé par la questionFootnote 83.
Parmi les exemples de relâchement dans certaines provinces, on peut penser aux actions du premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs : « Despite the availability of simultaneous interpretation during briefings, Premier Blaine Higgs has not made use of the service, and has occasionally refused to answer questions fielded by Francophone reporters Footnote 84 ». Pourtant, comme le soulignent Chouinard et Normand, il est particulièrement important de maintenir des services de qualité en matière de langues officielles en temps de crise, notamment pour des raisons de santé publique, mais aussi de sécurité publique – accès à l’information, compréhension des instructionsFootnote 85, etc.
La situation des peuples autochtones est bien différente, et ce, même si la question de la langue de communication demeure un enjeu de tailleFootnote 86. En effet, les principaux écueils concernant les impacts de la COVID-19 sur les peuples autochtones sont d’abord de nature sanitaire et se rapportent parfois à leur statut socioéconomique plus précaire. En ce sens, plusieurs observateurs ont soulevé les problèmes importants auxquels les Autochtones, tant sur les réserves qu’à l’extérieur de celles-ci, ont été spécifiquement confrontés dans la lutte contre la COVID-19Footnote 87.
Par exemple, selon Perry Bellegarde, alors Chef national de l’Assemblée des Premières Nations, un certain nombre de problèmes systémiques ont rendu les populations autochtones plus vulnérables à la contamination par le virus. À cet égard, il évoque la surpopulation des logements, l’insuffisance des services de santé dans de nombreuses communautés, l’insécurité alimentaire, le manque d’eau potable et l’éloignement des communautés du NordFootnote 88. Les mesures sanitaires recommandées, dont le lavage des mains et la distanciation sociale, étaient également très difficiles à respecter dans de nombreuses communautés autochtones, comme l’a fait remarquer l’organisme Human Rights WatchFootnote 89.
4.2 Les droits individuels des communautés minoritaires et des groupes vulnérables
Comme l’écrit José Woehrling, dans ses différentes acceptions, le concept de minorités peut notamment renvoyer à celui de « groupe vulnérableFootnote 90 ». Or, la crise de la COVID-19 a certainement eu des impacts significatifs sur les droits individuels de plusieurs de ces groupes minoritaires ou plus vulnérables. On peut penser, par exemple, à la fermeture imposée des lieux de culte, ayant pour effet de restreindre la liberté de religion consacrée à l’article 2 a) de la Charte canadienne.
Nicole De Silva fait d’ailleurs ressortir que, pendant que les mesures sanitaires étaient mises en place par les différents gouvernements, les commissions des droits de la personne partout au Canada s’activaient pour défendre du mieux possible les droits et libertés de la population en période de criseFootnote 91. Parmi les communautés minoritaires et les groupes vulnérables principalement ciblés par ces commissions des droits de la personne, on compte les minorités ethnoculturelles, les personnes souffrant d’un handicap et les personnes âgées.
En ce sens, on remarque que la pandémie a eu des impacts souvent plus importants sur les membres de groupes minoritaires et plus vulnérables. Comme le soulignent certains, divers facteurs concourent simultanément à expliquer ce phénomène; on pense, entre autres, aux « conditions de précarité, notamment, par rapport à la santé, les soins, le travail ou encore la protection sociale [inadéquate]Footnote 92 ». Ainsi, puisque ces conditions affectent déjà les membres des communautés minoritaires et des groupes vulnérables en temps « normal », il n’y a rien de très surprenant dans le fait que le phénomène se soit accentué avec l’avènement de la pandémie, tel que l’illustre la situation dans les quartiers les plus « chauds » de l’île de Montréal, lesquels hébergent une part considérable des communautés culturelles de la provinceFootnote 93.
En outre, parmi les groupes les plus touchés par la COVID-19, les personnes âgées ont été celles chez qui la pandémie aura fait le plus de victimes. Cela s’explique d’abord en raison du fait que plus une personne est âgée, plus elle risque d’avoir des symptômes importants – et potentiellement fatals – de la maladie. Il n’en demeure pas moins que le manque de préparation dans les résidences de personnes âgées et dans les centres de soins de longue durée représente assurément un autre motif pour expliquer l’ampleur que la crise a pu prendre chez les aînés. En effet, dans la province de Québec, les résidences de personnes âgées et les Centres d’hébergement et de soins de longue durée ont représenté « l’angle mort » et le « maillon faible » de la lutte contre la pandémieFootnote 94, une situation qui représente certainement une faille dans la protection des minorités et des groupes vulnérables au Canada.
Conclusion
Au final, on constate que la pandémie de COVID-19 a eu des conséquences différenciées selon que l’on s’intéresse à l’un ou l’autre des quatre principes constitutionnels sous‑jacents que sont le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et la protection des minorités. Alors que les effets eu égard au principe du fédéralisme semblent plutôt raisonnables ou mineurs, les principes de la démocratie et de la protection des minorités ont été davantage écorchés pendant les périodes fortes de la crise. Quant au principe du constitutionnalisme et de la primauté du droit, bien qu’il ait été majoritairement respecté, il a néanmoins été affecté, sur le temps long, par un prolongement parfois inutile ou excessif de l’état d’urgence ou de certaines mesures sanitaires.
S’il est inévitable qu’une crise de l’ampleur de la COVID-19 ait des répercussions néfastes sur une société, sa population et ses institutions, il demeure fondamental de limiter, autant que possible, ses conséquences. Ainsi, à la lumière de l’expérience canadienne au temps de la COVID-19, deux paramètres devraient, selon nous, guider l’action des acteurs responsables de la gouvernance d’une société traversant une crise similaire : l’intensité des mesures qui doivent être prises pour faire face à la menace, de même que la temporalité de celles-ci. Alors que certains auteurs décrivent la période que nous vivons toujours, au moment d’écrire ces lignes, comme une époque où les crises (de diverses natures) se succèdent et se superposentFootnote 95, il devient encore plus important de limiter l’impact que les différentes situations d’urgence peuvent apporter avec elles.
D’une part, il nous apparaît ainsi raisonnable d’affirmer qu’il importe que les acteurs politiques s’efforcent de limiter à ce qui est strictement nécessaire l’intensité des mesures prises pour lutter contre une situation exceptionnelle. Toute mesure qui ne contribue pas à combattre directement la crise devrait être évitée, au risque de remettre en cause les principes fondamentaux d’une société démocratique libérale et, ajoutons-nous, la confiance du public envers nos institutions et nos gouvernants. D’autre part, les mesures d’exception ne devraient être en place que pour la durée pendant laquelle elles sont absolument nécessaires. Un état d’urgence ou d’exception ne doit jamais devenir permanent ou s’étirer inutilement dans le temps, ce qui mènerait également à l’effritement des principes fondamentaux d’une société libre et démocratiqueFootnote 96.
Gouverner en temps de crise est nécessairement un exercice périlleux, et la ligne est parfois bien mince entre une « bonne » décision, qui permet réellement de lutter contre la crise, et une « mauvaise » décision, qui impose des restrictions inutiles ou injustifiables. Mais ces arbitrages sont essentiels à la préservation des idéaux et des principes structurants d’une société démocratique. Les acteurs responsables de la gouvernance doivent en être conscients. Par conséquent, ils doivent s’imposer la retenue nécessaire dans l’activation, le choix et le maintien des mesures d’urgence qu’ils mettent de l’avant.