Dans son préambule, la Déclaration du 26 août 1789 veut rappeler, exposer, reconnaître et déclarer des droits de l'hommeFootnote 1. L'article premier énonce : « Les hommes naissent […] ». Par la naissance, les hommes remplissent les conditions d'accès au domaine des libertés publiques. Certes, il n'est point de droit pour qui n'est pas né. Mais la formule peut être lue autrement que comme la reconnaissance de l'existence d'un sujet de droits au moment de sa naissance. Ce n'est pas dès sa naissance, mais par sa naissance que vient au monde un sujet de droitsFootnote 2. Cependant, cette naissance ne désigne pas seulement la mise au monde, l'apparition dans le monde d'un être vivant et humain, qui, de quelque manière, et quel que soit le nombre de semaines de gestation, était présent dans le ventre maternel. Selon cette première lecture, l’être humain se précéderait : il était homme avant que de naître homme. Si la naissance désigne un processus biologique, celui-ci est interprété par des normes juridiques et par des connaissances médicales. Naître homme, selon cette seconde lecture, est naître avec des propriétés physiologiques dont certaines seulement sont retenues et valorisées. À la naissance apparaît un corps dont il est dit et déclaré qu'il est celui d'un être humain. Il faut donc distinguer le processus naturel d'une opération juridiqueFootnote 3. Enfin, de ce corps, des droits sont déclarés, et, à ce corps, des droits sont attribués, qui sont des droits particuliers : les droits de l'homme. Mais tout corps issu de l'homme peut-il être compté parmi les corps humains et, à ce titre, peut-il se voir attribué ou reconnu des droits qui sont les droits de l'homme ?
Avec le « Rapport de la COMEST [Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies] sur l’éthique de la robotique » publié par l'Unesco le 14 septembre 2017, une nouvelle interrogation se fait jour : le rapport évoque l'hybridité homme-machine où les technologies fusionneraient avec l’être humain, dans sa chair mêmeFootnote 4. Peut-on accorder des droits, qui sont des droits de l'homme, à l’être humain issu de l'ingénierie, soit que son identité générique ait été altérée (il est une autre personne que la personne qu'il était ou qu'il aurait été), soit que son identité spécifique soit perdue (il est un autre être que l’être humain qu'il était ou qu'il aurait été) ? La question de la continuité de l'identité de l’être humain à travers les changements qui affectent son corps, pour le réparer, le corriger, l'augmenter ou pour prévenir des manifestations jugées indésirables, soit dans ses composantes artificielles, ponctuelles, et non-reproductibles (transhumanisme), soit dans ses déterminations génétiques héréditaires (posthumanisme) ne coïncide pas avec la question de la pérennité de l'identité de l’être humain en tant que sujet de droits, et, ici, sujet de droits de l'homme. Que l'homme continue à être homme en dépit, ou au-delà, des changements qui affectent ses accidents et ses capacités ou sa nature (s'il peut être établi qu'il y en ait une), cela est une autre affaire que d'examiner s'il s'agit du même homme avec les mêmes droits que ceux consacrés par les textes des déclarations des droits de l'homme.
Les droits reconnus dans le texte de 1789 le sont pour l’être né humain et donc pour un être ainsi incorporé — et non pour la personne que pourraient être, outre les vivants non humains, tous les systèmes intelligents et autonomes produits par l'ingénierie. Mais le présupposé du texte de 1789 peut-il laisser place à des droits de l'homme pour d'autres êtres que ceux qui sont nés ? Pour cela, il est nécessaire d'envisager si « être homme », « naître homme », « être un corps », « être une personne », c'est tout un. En effet, si c'est par le corps que l'homme apparaît, ce corps n'est pas neutre : il est constitué par des représentations sociales, culturelles, religieuses, philosophiques. Si l'homme apparaît en tant que corps, quel doit être ce corps pour qu'il puisse être une personne susceptible de porter des droits — tels que ces droits soient des droits de l'homme ? L'article 3 de la loi du 29 juillet 1994, transcrite dans le Code civil français (art. 16, 16-1, 16-5, 16-6, 16-7), institue le corps comme constitutif de la personne, mais avant cette loi, il n'avait ni ce statut, ni cette fonctionFootnote 5. Par ailleurs, l'article 16-3 de ce même code, introduit par la loi du 6 août 2004, dispose qu'il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps humain « […] qu'en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l'intérêt thérapeutique d'autrui » (Légifrance, 2021, art. 16-3). De quel droit intervenir dans le corps de la personne dépositaire des droits de l'homme ? Et de quel droit le faire si cette « atteinte » supprime ce qui faisait du corps la condition sans laquelle des droits de l'homme ne sont plus possibles ? Tel est le débat ouvert par James Hughes et le combat qu'il inaugure contre les bio-luddistes et le « racisme humain », résumés l'un et l'autre par sa formule : « […] Citizenship is for persons, not humans » (Hughes, Reference Hughes2004, p. 79) ; la capacité à jouir des droits de l'homme ne peut être fondée sur les caractères d'un génome, mais sur les capacités de penser et de sentir.
Une version « pessimiste » (terme à comprendre ici comme l'antonyme de : « mélioriste ») voudrait que les augments corporels privent la personne des aptitudes tenues pour requises au plein exercice des droits de l'homme, voire les lui retirent. Trois versions sont possibles. Les personnes nées sans les avantages donnés par les augments se verraient privées du plein exercice effectif des droits : elles seraient à ce titre « moins égales » que celles nées avec les augments. Pour les personnes nées avec les augments, la nature de ces derniers ne permettrait pas d'accéder aux droits de l'homme, ou elle ne permettrait pas, voire elle ne le permettrait plus, d'exercer ces droits — ces droits n'ayant plus ni sens ni contenu. La supposition hyperbolique concernerait l'humain qui, par les augments, resterait une personne tout en quittant cependant son statut d’être humain, c'est-à-dire en ne disposant pas de la « forme humaine ». Un cyborg dont les aptitudes de calcul lui permettraient de décider en faveur du choix le plus rationnel, sachant alors quelles thèses sont les plus justes, mais aussi quelles thèses, parmi les plus justes, sont les plus socialement acceptables pour maintenir l’« ordre public », pourrait-il disposer des droits reconnus aux articles 10 et 11 de la Déclaration de 1789 ? Inversement, n'y aurait-il pas perte de chances pour celles et ceux nés par les voies communes, qui n'auraient pas pareille puissance de calcul ?
Neil Harbisson, né avec une achromatopsie, a été « […] autorisé par le gouvernement britannique à afficher un dispositif prothétique qu'il porte de façon permanente sur sa photo de passeport […] ». Pour ce « […] premier cyborg autoproclamé et officiellement reconnu » (Kleinpeter, Reference Kleinpeter2015, p. 105)Footnote 6, la modification des perceptions chromatiques par un dispositif technique modifie-t-elle la personne au point qu'elle ne puisse plus être dite sujette de droits ? La réponse la plus évidente semble être que non. Mais qu'en serait-il si le même résultat (voir en couleurs) était obtenu par des interventions sur le génome ? Et si une intervention sur le génome octroyait la capacité d'interpréter les émotions sur le visage d'un tiers, les hommes naîtraient-ils avec les mêmes chances de pouvoir exercer leur capacité d’être libres et égaux en droits ? N'y aurait-il pas perte de chances pour celles et ceux nés sans le résultat de cette modification ?
Aussi, quel doit être le corps de la personne pour que ce corps puisse être dépositaire de droits ? Quelles limites a priori peut-on tracer pour indiquer que le corps outrepasse sa condition de corps dépositaire de droits ? Pour apporter des éléments de réponse, la présente contribution s'intéressera à la notion de « naissance » pour examiner ensuite comment et pourquoi, dans le texte de 1789, l'homme doit naître pour jouir de ses droits, avant de proposer des conditions a priori de possibilité d'attribution de droits de l'homme au trans/posthumain.
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1. Définitions
A minima, dans la « nébuleuse transhumaniste »Footnote 7, le posthumanisme désigne un état de l'humanité modifié par les technologies, tandis que le transhumanisme viserait une augmentation ou une amélioration des capacités humainesFootnote 8. Les définitions qui suivent ne prétendent ni résumer ni rassembler l'ensemble de celles qui ont été proposées : « […] il paraît souvent difficile de savoir ce que ce mot [transhumanisme] recouvre avec précision […] » (Damour, Reference Damour2018, p. 144). Sera appelé « transhumain » tout individu auquel des capacités seront ajoutées, retranchées, suspendues (que cela constitue un avantage ou un bénéfice, ou non) par le moyen de la technique (externe — implants et prothèses —, ou interne — séquence du génome). Sera appelé « posthumain » tout individu dont les transformations auront produit un état inédit de l'humanité en tant qu'humanité. La transhumanité serait, dans sa version large, une proposition d'exploitation de capacités déjà existantes, mais prolongées ou augmentées par la technique. Cette version n'est pas sans conséquences : la vaccination ferait alors du patient un transhumainFootnote 9, et l'homme serait, tout au long son parcours historique, celui des techniques médicales notamment, un humain en transformation. Dans sa version plus restreinte, la transhumanité serait une proposition de sollicitation de capacités nouvelles par l'innovation technique, mais telle que ces capacités nouvelles soient une rupture avec les processus biologiques natifs. La posthumanité serait, quant à elle, une proposition nouvelle de l'identité de l'humanité — cette nouveauté consistant dans l'adjonction de capacités jamais vues à ce jour, même à titre exceptionnel, dans les modes de génération de l'espèce. La posthumanité est, donc, conformément à son nom, une humanité au-delà de l'humanité. Sera appelé « augment » tout élément apporté par la technique à l'individu humain, qu'il soit rattachable et détachable, pérenne ou provisoire, et cela dans le but de réparer, corriger, augmenter ou empêcher d'advenir ce qui est tenu pour une déficience soit pour l'individu soit pour la sociétéFootnote 10. Un augment n'est pas seulement ce qui s'ajoute et qui facilite, mais il peut être ce qui retient et prévient une capacité native — sans trancher la question du « pessimisme » ou encore de l'emploi d'un augment pour contrarier une capacité tenue pour avantageuse pour le sujet (les « deteriorative changes » [More, Reference More1995, p. 211]). De fait, Sir Julian Huxley, à qui l'usage attribue la paternité du vocable dans le sens retenu au XXe siècle (Hottois, Reference Hottois2017, p. 35), place le transhumanisme dans une perspective mélioristeFootnote 11.
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2. Naissance et corps
La première apparition physique de l'homme, au moins avant les récentes techniques d'imagerie, est celle d'un corps qui vient au monde. Tant que l'enfant est dans le ventre maternel, il est un corps sans être juridiquement une personne ; il est de l'humain sans être un homme à part entière (« un espoir d'homme », selon Justinien, C. 7, 4, 14, cité dans Lefebvre-Teillard, Reference Lefebvre-Teillard1994, p. 501). Si l'enfant in utero est physiologiquement un petit homme, il est un être sans droits. Cependant, ce qui existe avant la naissance comme ce qui existe par la naissance, est-ce un corps, est-ce déjà une personne, ou est-ce un homme ? Auxquels de ces termes faut-il attacher l'existence de droits ? Auxquels faut-il rattacher le fondement des droits de l'homme ?
2.1. Naître homme. L’âme : naissance et identité chez Platon
La naissance est la manifestation de la personne par sa mise au monde, c'est-à-dire à la fois par son incorporation (aspect anatomo-physiologique) et par sa présentation (aspects sociaux et culturels autour de la venue au monde de l'enfant). La réminiscence permet à Platon de proposer une thèse sur l'incorporation de la personne. Par « personne », il s'agit ici de désigner celui qui dispose d'une identité suffisamment forte pour être tenu pour le même à travers les changements d'existence, et non seulement de corps — non sans difficultés, puisque Ulysse réincarné ne sera plus, dans sa vie future, le héros de l’Odyssée.
Chez Platon, le principe d'individuation de la personne humaine est l’âme : prendre soin de soi, c'est prendre soin de son âmeFootnote 12. Dans le Phèdre, comme dans le Ménon Footnote 13, la réminiscence suppose d'une part que l’âme est immortelle, et d'autre part que le corps fait obstacle à la perpétuation des connaissances acquises lors de la contemplation des Idées. Dans la République, l’âme « première », celle du défunt, amenée à faire le choix d'une nouvelle existence, subit l'influence de sa vie antérieure : lors de la cérémonie présidée par Lachésis, la première qui choisit jette son dévolu sur la vie déplorable d'un tyran, manifestement sous l'emprise de sa vie passée ; de même, celle d'Ulysse, dernière à faire son choix, se porte sur une vie simple : « Le souvenir de ses souffrances passées l'avait guérie du désir des honneurs […] » (République X, 620c, dans Platon, Reference Brisson2008). Le texte platonicien ouvre une possibilité inattendue : les âmes doivent choisir leur prochaine vie mortelle, mais la disposition de l’âme qui entrera dans le corps choisi n'est pas décrite ni apposée sur les modèles de vie entre lesquels elle doit se prononcer. L’âme qui choisit sera altérée par la vie future qu'elle s'engage à menerFootnote 14. Cette âme n'est pas immuable dans son « arrangement » (618b). Elle n'est pas nécessairement celle d'un homme puisque les âmes des animaux peuvent transiter vers des existences humaines. Dans le mythe d'Er, la cérémonie de l’élection de la vie future est une pré-incarnation, l'incarnation se fait après le passage du fleuve Amélès : l'incarnation se fait par la naissance (621b).
Le Phèdre présente deux différences avec le récit eschatologique de la République : d'une part, l’âme n'est ni une, ni homogène (Platon, Phèdre, 246a-b) — l'intellect est le pilote de l’âme (247c) ; d'autre part, le choix d'une vie future est déterminé par la relation de l’âme à la réalité intelligible (248b-c). Ce choix de vie est le choix d'un genre de vie, mais non le choix de la vie d'une personne singulière : le « décret d'Adrastée » distribue les vies futures en neuf sortes d'activités (248c-e). Ce même texte évoque une « implantation » non dans un homme, ni dans une vie, mais dans une « semence » : l'implantation précède l'incarnation. Le corps n'identifie pas la personne chez Platon et il ne la singularise pas.
2.2. Naître homme. Un « quelque chose » ou un « soi »
Pour Aristote, l'enfant n'a pas de statut propre faute de disposer d'un corps qui lui appartienne. En l'engendrant, le père ne saurait « […] être injuste à l’égard de son propre enfant qui, non seulement, lui appartient, mais constitue en quelque sorte le prolongement de son être, du fait de la procréation […] » (Youf, Reference Youf2002, p. 12). La thèse du Stagirite conçoit l'enfant dans sa dépendance juridique et biologique à l’égard du père, dépendance qui le prive de la capacité à la personnalité juridique au sens du droit contemporain. Selon la lecture de Léon Robin, la personnalité serait ce qui fonde l'individualité, le corps étant quelque chose de l’âme (Robin, Reference Robin1967, p. 488). C'est la raison pour laquelle le philosophe refuse les doctrines de la métemsomatose (Aristote, De An. II, 2, 414a 23) : « Socrate est donc tel individu par son âme qui exige tel corps » (Robin, Reference Robin1967, p. 489). Boèce définit la personne comme une « substance individuelle de nature rationnelle » (« Contre Eutychès et Nestorius », III, 1, dans Boèce, Reference Boèce2000, p. 75) ; la personne est individu, de sorte qu'il n'y a pas de personne pour l'humanité en général, mais seulement de Cicéron ou de PlatonFootnote 15. En tant que substance (« Contre Eutychès et Nestorius », III, 22, dans Boèce, Reference Boèce2000, p. 79), l'individu ne fait pas que subsister : il est encore ce qui fonde ses accidents. De l'homme, il y a une substance et une personne (« Contre Eutychès et Nestorius », III, 30, dans Boèce, Reference Boèce2000, p. 81).
2.3. Naître homme. Le corps
La perplexité d'Augustin — « […] je ne sais d'où je suis venu ici […] » — trouve une réponse : « […] je l'ai appris de mes père et mère selon la chair, celui de qui et celle en qui tu m'as donné forme dans le temps […] » (Confessions, I, VI, 7, dans Augustin, Reference Augustin, Skutella, Solignac, Tréhorel and Bouissou1992). Être soi, c'est à la fois être incarné et être placé dans une temporalité, celle de la succession des générations. Alors que le mythe d'Er mettait l’âme au principe de l'identité d'une personne à travers tous les avatars dans lesquels il lui faudra vivreFootnote 16, les analyses de la notion de « personne », de John Locke à Gottfried Leibniz, tiennent pour certain que la personne est définie par la constance de ses caractères, constance assurée par la mémoire, mais parfois aussi, comme dans l’Essai philosophique concernant l'entendement humain de Locke, par la permanence du corps. La personne est « […] une même chose qui pense en différens tems & en différens lieux […] » (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 9, nous soulignons). Le corps devient ainsi le repère spatial qui oriente la personne et qui donne à cette personne la perspective, et cela littéralement, de découvrir un monde. Or que reste-t-il du statut de l'humain si, précisément, le corps de l'homme change de nature, de destination, de fonction ? En effet, être un « être humain » supposerait une présence dans le monde, une corporéité, ainsi qu'une manifestation de cette présence, une capacité d'agir. Être une personne, c'est être incorporé : « […] ces particules [les particules du corps] sont vitalement unies à ce même soi pensant […] » (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 11). L'identité personnelle subsiste quoique la substance qui définisse l'homme, cet homme, change : « […] on ne doute point de la continuation de la même personne, quoique les membres qui en faisaient partie il n'y a qu'un moment, viennent à être retranchés » (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 11). Ainsi, le corps donne à la personne sa présence et sa constance, sans lui donner son identité, qu'elle tient du sentiment d’être soi.
2.4. La personne de l'homme et le corps de l'homme : lequel et quel ?
La notion biologique d'humanité et la notion juridique et métaphysique de personne ne se recouvrent pas exactement l'une l'autre. Dans l'Antiquité, l'esclave romain ne perd pas sa qualité d'homme, mais il n'est pas une personne — sauf en quelques circonstances, par exemple quand il opère une transaction au nom de son maître : « […] la personnalité de l'esclave était moins anéantie qu'absorbée par celle de son maître […] » (Van Wetter, Reference Van Wetter1875, p. 82). La personne peut être reconnue, et être véritablement, un sujet de droits, alors que l'humanité n'est pas manifeste : l’infans conceptus est une fiction par laquelle l'enfant en gestation est déclaré né à chaque fois qu'il en va de son intérêt (Digeste, 1, 5, 7, dans Justinien Ier, Reference Hulot1803)Footnote 17. Toujours est-il que l'enfant à naître n'hérite véritablement qu’à la condition de naître ensuite vivant et viable. Ce serait donc l'incarnation dans un corps et dans un corps vivant, possédant les requis nécessaires pour durer dans la vie, qui attesterait véritablement de la présence d'un être humain. Aristote préconise, pour la cité qui « sera selon nos vœux » (Pol. VII, 4, 1325b, dans Aristote, Reference Aristote2014), une loi pour ne pas élever un enfant difforme (Pol. VII, 16, 1335b, 20 sq.) sans que la nature de cette difformité soit précisée. Plutarque (Vie de Lycurgue, 16.1-2) évoque le sort des enfants difformes (αμορϕον), terme qui, selon l'analyse de Jeannine Boëldieu-Trevet, s'oppose au « […] bon ajustement des membres entre eux » et à leur « conformation équilibrée […] » (Boëldieu-Trevet, Reference Boëldieu-Trevet2018, p. 216). Ces enfants ne disposent d'aucun droit : « L'enfant difforme, par sa difformité même, est illégitime et ne peut prétendre à la citoyenneté » (Boëldieu-Trevet, Reference Boëldieu-Trevet2018, p. 217). Soranos d’Éphèse confie à la sage-femme l'examen du nouveau-né afin de déterminer « […] si l'enfant vaut ou non la peine qu'on l’élève […] » (Soranos d’Éphèse, circa 200 apr. J.-C./Reference Burguière, Gourevitch and Malinas1990, II, 5), ce qui subordonne la forme du corps à la fonction qu'il pourra, ou non, exercer dans la société, et ce qui place la forme sous le regard de l'effort pédagogique qu'elle entraînerait.
Pour Locke, « homme » désigne « […] le même corps formé de parties successives qui ne se dissipent pas toutes à la fois […] » (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 8). L'identité de l'homme lui vient de la continuité et de l'unité de sa substance alors que la continuité de la personne vient de la permanence de la capacité à se penser comme un même soi. De la sorte, un même soi peut être dans différentes substances à travers le temps (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 10). Être un tel homme est une qualité rattachée à une substance, alors que la personne est une capacité rattachée à la conscience de soi : un même homme pourrait être plusieurs personnes (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 14) ; plusieurs substances pourraient être une même personne (Locke, 1690/Reference Locke, Hamou and Coste2009, II, 27, 13).
Il n'est pas évident que le corps soit la personne ni que la personne trouve son identité dans le corps. Dans les « sociétés traditionnelles », « […] le « corps » n'est pas la personne, d'autres principes concourent à la fondation de cette dernière » (Le Breton, Reference Le Breton1990/2013, p. 31–32). Ainsi, chez les Dogon, la personne inclut différents plans : le corps, certes, mais aussi les huit graines symboliques localisées dans la clavicule, la force vitale (nàma), les huit kikinu ou principes spirituels de la personne, divisés en deux groupes de quatre. D'une part, le corps est une construction culturelle et non un fait naturel ; il est un fait de sens et non un fait brutFootnote 18. D'autre part, la personne est une notion qui s'est construite à partir de ce fait de sens qu'est le corps. Inversement, les procès intentés au cadavre montrent que le corps qui reste est encore le corps dans lequel subsiste la personne (Louis XIV, Ordonnance de 1670, titre XXII). La dignité conférée aux dépouilles, dont il ne saurait être question de faire trafic, serait-ce même pour des fins artistiques ou esthétiques (« Our Body »)Footnote 19, prolonge dans le temps cette conviction que le corps, c'est la personne. La naissance biologique n'est pas la seule naissance ; une personne peut avoir plusieurs naissances, l'une selon l'ordre de la nature, l'autre selon les codes et les représentations culturelles qui font naître une seconde fois la personneFootnote 20. La fin du corps biologique ne met pas fin à la personnalité. Si le corps peut porter la personne, la personne ne se résume pas toujours au corps et elle n'est pas limitée au seul corps vivant.
De ces analyses, il s'ensuit que le corps signe l'apparition de la personne dans le monde sans que cette signature soit suffisante : le corps peut n’être ni vivant, ni viable, ni propre à porter la personnalité — comme le corps de l'esclave —, ni suffisant pour ne désigner qu'une seule personne — l'esclave peut être deux personnes s'il appartient à deux maîtresFootnote 21. Cette apparition se fait par la naissance même si la naissance n'est pas seulement une manifestation biologique, mais encore un ensemble de manifestations sociales, anthropologiques, et juridiques.
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3. Corps et droits. L'homme des droits de l'homme
Pourquoi faut-il naître dans un corps et avec un tel corps pour que des droits de l'homme soient reconnus ? Et de quel corps s'agit-il ? Le Conseil d’État commentant le premier article de la Déclaration de 1789 soutient : « Le droit est le corollaire de l'incarnation. Les principes de liberté et d’égalité se fondent sur l’être juridique parce que physique » (Direction de la documentation française et Conseil d’État [France]. Section du rapport et des études, Reference Braibant1988, p. 16).
3.1. Ce que « naître » veut dire
Le verbe « naître » n'est pas sans ambiguïté. D'une part, la construction de la phrase de l'article 1 (« Les hommes naissent… ») pourrait laisser croire que les hommes sont hommes avant la naissance, puis qu'ils acquièrent un ensemble de propriétés et de prérogatives, la liberté et l’égalité des droits, au moment de la naissance. Des attributs leur seraient ajoutés alors qu'ils étaient d'ores et déjà hommes. Cette lecture n'est pas satisfaisante pour deux raisons. La première raison est qu'il y aurait en ce cas une antériorité de l'homme sur l'homme : l'homme serait tout ce qu'il peut être essentiellement, et en tant qu'homme, avant d'entrer dans le monde commun — et comment concevoir que le fœtus réponde exactement à cette caractéristique ? Comment éviter l'accusation d'homicide à propos de toute manœuvre abortive ? Ensuite, il y aurait une antériorité de l'homme sur ses droits : pourquoi la naissance serait-elle le seuil qui fait d'un être naturel un être sujet de droits ? Comment passer du biologique au juridique ? N'y aurait-il pas solution de continuité entre les deux manières de considérer l'homme, avant et après la naissance ? D'autre part, la formule pourrait supposer que l'homme devienne homme au moment de la naissance. Une lecture biologique demanderait s'il y a continuité ou discontinuité entre le vivant humain dans la vie utérine et dans la vie ex utero. La rupture du cordon ombilical marque l'entrée dans un monde dont le mode de vie impose à l’être humain de satisfaire, par ses mouvements propres, aux impératifs vitaux, entre lesquels l'accès à la nourriture est le premier. Philon ouvrait une autre voie dans le De specialibus legibus, celle de la forme d'une humanité trouvée dans l'embryon (voir Philon d'Alexandrie, Reference Mosès1970), mais le texte révolutionnaire ne l'emprunte pas. Il est vrai que le temps de la gestation auquel se manifeste la forme humaine n'est pas indiqué dans le De specialibus legibus.
3.2. Naître homme dans le texte de 1789
Dans la polémique qui a suivi la déclaration de 1789, est en jeu la question de la nature des droits de l'homme : sont-ils propres à la nature de l'homme ou n'existent-ils que dans une société organisée ? Sont-ils attachés à l’état de nature ou à l’état civil ? Ainsi pour Edmund Burke, les droits civils et les droits de l'homme sont incompatiblesFootnote 22. Quelles conséquences l'emploi de la notion de naissance produit-elle dans les domaines du droit et du politique ?
Le projet du comité des cinq, en charge de la rédaction d'une déclaration des droits de l'homme, est lu par Honoré Gabriel Riquetti Mirabeau lors de la séance du 17 août 1789. Son premier article proclame : « Tous les hommes naissent égaux et libres […] » (Buchez et Roux-Lavergne, Reference Buchez and Roux-Lavergne1834, p. 271). Cependant, lors de la séance du 19 août, parmi les textes travaillés et concurrents, le sixième Bureau de l'assemblée nationale propose : « Chaque homme tient de la nature le droit de veiller à sa conservation et le désir d’être heureux » (Buchez et Roux-Lavergne, Reference Buchez and Roux-Lavergne1834, p. 309). Guy-Jean-Baptiste Target reformule le premier article : « Chaque homme tient de la nature le droit d'user de ses facultés […] » (Buchez et Roux-Lavergne, Reference Buchez and Roux-Lavergne1834, p. 316). Jean-Joseph Mounier réintroduit la notion de « naissance » lors de la séance du 20 août : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (Buchez et Roux-Lavergne, Reference Buchez and Roux-Lavergne1834, p. 316). Pour quelles raisons la notion de « naissance » a-t-elle été introduite d'abord, et pourquoi a-t-elle supplanté ensuite celle qui indique une dépendance à la nature ? Le comte de Virieu souligne que la nature est « […] un mot vide de sens, qui nous dérobe l'image du Créateur […] » (Buchez et Roux-Lavergne, Reference Buchez and Roux-Lavergne1834, p. 313). Le verbe « naître » est donc une solution et une prise de position : il renvoie à la nature sans renvoyer à la divinité, mais aussi sans renvoyer à une nature extérieure. En avançant, puis en maintenant le verbe « naître », le texte affirme que l'homme tient de lui-même et qu'il contient en lui-même le fondement de ses droits.
L'article 1 est-il une déclaration ou une proclamation ? Énonce-t-il une constatation ou une intention ? C'est sur cette ambivalence que porte la critique de Burke dans Reflections on the Revolution in France : les droits de l'homme ne peuvent jamais être des droits exigibles auprès d'une société puisque la société précède toujours l'individu qui naîtFootnote 23. Pour Burke, les seuls droits de l'homme sont des droits sociaux ; les droits naturels ne peuvent pas être des droits politiques. L'article 1 stipule que la naissance est le moment ou la condition à partir desquels les droits de l'homme sont possibles. Il n'existe pas de liberté ni d’égalité en droits avant la naissance. Autrement dit, les droits de l'homme ne s'attachent qu’à l'homme né. Or qu'est-ce qu'un homme né, sinon un corps mis au monde ? Si l'intérêt de l'enfant exige qu'il ait une réalité fictive aux yeux du droit (l’infans conceptus) et qu'il soit ainsi, par le moyen d'une création juridique, une personne, il n'est pas pour autant le support de droits de l'homme. Il ne peut porter le principe des droits de l'homme, faute d'avoir été mis au monde, et aussi longtemps qu'il est en attente de cette mise au monde. Cependant, si la naissance est une mise au monde, toute mise au monde n'est pas une naissance : les avortons ne sont pas nés stricto sensu ; ils ne sont pas viables, si toutefois ils ont pu naître vivants. Aussi, pour que l'homme naisse en tant que sujet de droits de l'homme, il lui faut non seulement être mis au monde, mais être mis vivant au monde. De telle sorte, disposer de droits de l'homme suppose certes une procréation et une gestation, toutes deux à la fois historiques et naturelles puisqu'il est nécessaire que deux êtres s'accouplent, mais aussi parfois techniques (dans le cas de la procréation médicalement assistée [PMA], mais aussi dans le « mythe » de l'ectogenèseFootnote 24) et sociales (dans la gestation pour autrui [GPA]). Cependant, cela suppose avant tout une manifestation particulière dans le monde : être l'homme des droits de l'homme, c'est naître homme. En cela, le corps devient une condition de la reconnaissance et de la jouissance des droits de l'homme.
3.3. Le corps, la personne et les droits de l'homme
Quel est ce corps mis au monde en tant que corps de l'homme des droits de l'homme ? Dans le contexte révolutionnaire, « naître homme » aurait dû s'entendre sans acception des diversités et notamment de la différence de couleur de peau : « Cette déclaration est irrévocable ; et il est hors de la puissance de l'assemblée nationale de distinguer diverses espèces d'hommes » (Brissot de Warville, Reference Brissot de Warville1790, p. 14–15). Or, la première abolition de l'esclavage est postérieure de cinq ans au texte de 1789 (elle date du 4 février 1794). Restent d'autres situations spécifiques dans lesquelles les états altérés du corps n'ont aucune incidence sur l’état de la personne. Les difformités anatomiques ou les anomalies fonctionnelles n'entrent pas en ligne de compte ; le Droit français ne retire pas la qualité de personne aux être nés difformes suite à l'exposition de la mère à l'alcool, aux médicaments ou aux polluants.
De ce qui précède, il résulte que les droits de l'homme sont des droits attribuables non à la naissance mais par la naissance, et que cette naissance marque l'irruption d'un corps dont certaines altérations ne sont pas dirimantes, mais dont certaines spécificités ont pu jeter le doute sur le bien-fondé de cette attribution. Par crainte de perdre une âme, les théologiens moralistes du XVIIIe siècle encourageaient les prêtres à baptiser, même sous condition, les môles issues de la matrice maternelle : le baptême manifestait la reconnaissance de l'existence d'une personne. Ces situations spécifiques, de même que leurs approches par différentes disciplines, peuvent donner un éclairage sur le statut du corps du trans/posthumain dans la revendication de droits qui soient bel et bien des droits de l'homme.
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4. Quels droits pour quel corps ? Les droits du corps trans/posthumain
Le corps de l'homme né avec des dispositifs techniques ou né avec des dispositions génétiques produits par l'ingénierie humaine est-il un corps en mesure de porter des droits de l'homme ? Peut-il être un tel corps ? Si le corps est le lieu de l'humanité, et si des droits qui soient des droits de l'homme ne sont reconnus qu’à la seule condition de la mise au monde d'un corps, alors il y a lieu de s'inquiéter de la nature même de ce corps.
4.1. Le statut du corps trans/posthumain : les paradigmes
Au terme de son analyse sur le corps surnuméraire des technosciences, David Le Breton évoque le posthumain : « Ni homme, ni femme, Moi, une espè[c]e à moi tout seul » (Le Breton, Reference Le Breton1990/2013, p. 330). L'ingénierie constituerait un individu tel qu'il appartient à une espèce dont il serait cependant le seul échantillon. Ce corps, s'il venait à être produit, aurait un statut dont les contours peuvent être dessinés en le comparant avec d'autres corps possibles, pensables, imaginables. Plus qu'une pensée de l'expérience, jusqu’à preuve du contraire, cette nouvelle voie ouvre sur une expérience de la pensée qui manipulera ici des objets conceptuels de divers ordres : une fiction, un texte fondateur et un texte doctrinal. Ces textes n'ont ni la même ambition, ni le même statut. La comparaison ne cherche pas à niveler ces textes, mais elle veut saisir ce qui ferait, si jamais cela venait à advenir, le propre du corps du trans/posthumain.
Le corps des héros des mythologies gréco-romaines est celui d’êtres hybrides, issus de l'union de deux natures, divine et humaine. Soit, pour répondre aux exigences d'une expérience de pensée, la réalisation d'une telle hybridation : ces héros seraient-ils des êtres jouissant des droits de l'homme ? Il faudrait, pour cela, envisager si le corps des héros porte la marque de l'inscription dans les formes humaines de la corporéité — ce qui pourrait se dire d'Héraclès qui meurt, et non pas de Narcisse, dont la fluidité du corps lui permet par l'ultime métamorphose d’échapper à la mort. La fluidité et la fuite du corps, l'une comme manifestation et l'autre comme objectif du transhumanisme, sont largement soutenues par les divers courants qui traversent ce mouvement : la liberté morphologique est une revendication commune (Transhumanist Declaration, version 2012, art. 8, dans La déclaration transhumaniste, 2015).
Un autre élément de comparaison est apporté par les textes fondateurs du Nouveau Testament. Si la naissance du Christ exprime l'incarnation de Dieu, le Christ a vécu toute la condition mortelle et il ne saurait figurer parmi des prototypes de trans/posthumanité. Ses pouvoirs lui sont donnés par le Père et non par le corps, qui reste un corps souffrant la condition des hommes. Les charismes ne sont pas rattachés directement au corps (Moschetta, Reference Moschetta2019, p. 67). Les réfutations des thèses d'Eutychès par Boèce apportent d'autres arguments : le Christ n'a pas une seule et même nature contrairement à ce que soutient Eutychès. Sinon, la chair du Christ serait le lieu de la conversion du divin en humain ou de l'humain en divin (« Contre Eutychès et Nestorius », VI, 4, dans Boèce, Reference Boèce2000). Paul évoque dans la Première épître aux Corinthiens le corps de Jésus ressuscité (1 Co 15, 42–44), « […] corps totalement transfiguré et habité par l'Esprit […] », commente Moschetta (Reference Moschetta2019, p. 67). Cependant, contrairement à ce qui sous-tend la conception trans/posthumanisteFootnote 25, ce corps n'est pas un vêtement qui recouvre l'esprit ; il est la conscience des limites et la marche d'un changement intérieur (1 Co 15, 53).
Enfin, Thomas d'Aquin alimente la réflexion par un texte doctrinal. Les anges sont-ils de la même espèce ? Si chacun est un individu doté d'une individualité numérique, qui est alors aussi une individualité spécifique, comment sont-ils distingués les uns des autres ? Les questions 50 à 64 de la prima pars donnent un éclairage particulier à la supposition de trans/posthumains prototypiques, chacun unique en son genre, chacun à part du genre commun de l'humanité ordinaire. Pour Thomas d'Aquin, l'existence des anges est nécessaire dès lors que Dieu existe et qu'il a créé l'univers : le but de la création est l'assimilation la plus parfaite à Dieu, or le créé s'approche le plus de ce qui a été sa cause s'il en imite le plus possible le principe, à savoir l'intelligence et la volonté : « La perfection de l'univers exige donc qu'il existe des créatures intellectuelles » (I, q. 50, a. 1, R., dans Thomas d'Aquin, 1984). Puisqu'ils sont créés, les anges ne peuvent pas être acte pur — ce qui est le propre de Dieu —, de sorte qu'ils devraient être matériels de quelque manière. D'un côté, leur substance est absolument immatérielleFootnote 26, parce que leur action est purement intellectuelle (I, q. 50, a. 2, S. 3). Mais de l'autre côté, l'Aquinate doit rendre compte des passages de la Bible où des anges sont vus — ce qui accréditerait leur corporéité (Tobie 5. 4) : les anges assument des corps (I, q. 51, a. 2. R.)Footnote 27. « Assumer un corps » signifie que l'ange exerce sa puissance sur une réalité corporelle : il est en capacité de faire se mouvoir un corps, corps qui représente les propriétés intelligibles des anges (I, q. 51, a. 2. S. 2). Mais cette action n'est pas le rapport d'une matière à une forme. Ainsi les anges paraissent parler ou manger (I, q. 51, a. 3. S. 4-5). Comme ils ne sont pas composés de matière et de forme, « […] il ne peut donc y avoir deux anges de la même espèce » (I, q. 51, a. 4, dans Thomas d'Aquin, 1984). « La diversité des natures n'est pas la même chez les anges qui diffèrent entre eux spécifiquement, et chez les hommes qui ne diffèrent que numériquement » (I, q. 62, a. 6, ad. 3, dans Thomas d'Aquin, 1984). Bien plus, s'ils avaient une matière, leur diversité vaudrait différence de genre : « Il n'y a donc pas lieu d'admettre dans ces substances l'existence de plusieurs individus en une même espèce » (Contra Gentiles, II, 93, 3, dans Thomas d'Aquin, Reference Bernier, Corvez, Gerlaud, Kerouanton and Moreau1993).
4.2. Le statut du corps trans/posthumain : les prototypes
Ces lectures permettent de proposer certains résultats sur la nature du trans/posthumain. Il se pourrait que les augments donnent à chaque individu ce qui fait de lui un être un et unique, de sorte qu'il soit alors impossible de trouver deux individus présentant des traits suffisamment semblables pour qu'ils appartiennent à une même espèce : « La technique participe donc pleinement à l'individuation de chacun […] » (Lecourt, Reference Lecourt2011, p. 91). Il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas de droits de l'homme, mais des droits des hommes trans/posthumains, avec, pour conséquence, cette impossibilité de les exposer — faute de pouvoir recenser l'ensemble des individus uniques en leur espèce. Et ainsi, comme pour les anges, le trans/posthumain tiendrait sa singularité de sa perfection, qui ne serait pas ici la réalisation de l'essence divine, ni même l'accomplissement de toutes les capacités humaines portées à leur plus haut point, mais l'expression du savoir technique et du pouvoir de la science sur le vivant — accomplissant la « honte prométhéenne » de Günther AndersFootnote 28. Si la perfection est à chaque fois mesurée à la source créatrice, la différence entre les anges et le trans/posthumain tiendrait, pour les premiers, d'une adéquation avec le Créateur, tandis que les seconds seraient livrés à une histoire : celle des techniques d'abord, celle des représentations sociales de ces transformations ensuite, celle des désirs, enfin, qui lanceraient la trans/posthumanité dans une « évolution choisie » (Kleinpeter, Reference Kleinpeter2015, p. 118).
Reste à apprécier la validité d'une supposition, celle qui ferait du trans/posthumain un être aussi soustrait des éléments corporels biologiques qu'il se peut, jusqu’à parvenir à un état « décorporisé » — qu'il s'agisse d'un corps dans lequel auraient été téléchargés les états de conscience de la même personneFootnote 29, reculant ainsi l’échéance, jusqu'ici invincible, de la mortFootnote 30, qu'il s'agisse des états de conscience d'une autre personne, qu'il s'agisse d'un « technocorps », corps transposé et transcrit dans des codes informatiquesFootnote 31. Les questions soulevées par ces suppositions sont énormes. Toutes demandent s'il faut naître humain pour être une personne, si naître humain exige de naître dans un corps (que dire de l'humain issu de l'ectogenèse ?), si posséder des droits de l'homme au titre de personne née en tant qu’être humain peut valoir possession de ces mêmes droits en tant que personne dont le corps n'est plus numériquement le même (ce qui semble de prime abord acceptable : ôter une prothèse dentaire ne retire aucun droit, mais la prothèse devient redoutable si elle affecte le système nerveux central), si posséder ces droits en tant que personne peut se perdre en altérant la qualité d’être né humain (le cas du cyborg), et si les limites de ce corps peuvent être repoussées au point qu'il ne soit plus humain tout en gardant la qualité de personne. La revendication d'Anders Sandberg pour une liberté morphologiqueFootnote 32 s'inscrit dans ce dernier champ de réflexion : les techniques modernes actuelles permettent de modifier les fonctions et non seulement l'apparenceFootnote 33 ; la nature de l'homme inclut le pouvoir de se définir en tant qu'hommeFootnote 34.
La déclaration de 1789 attache les droits de l'homme à la naissance : les droits de l'homme sont les droits de l’être né. La question est alors de savoir si la naissance, et quelle naissance, est le fondement ou la condition des droits de l'homme. Si elle en est le fondement, les droits de l'homme ne tirent leur légitimité que de la mise au monde par la naissance. Si elle en est la condition, les droits ne tirent leur existence que par ce mode de mise au monde. C'est ici précisément que la notion de « forme humaine » peut être opératoire.
4.3. Le statut du corps trans/posthumain : la « forme humaine »
La théologie, le droit et l'embryologie sacrée ont introduit la notion de « forme humaine » afin de trancher les questions d'infanticide et de transmission du patrimoine. Pour définir le statut de l'enfant au sortir du ventre maternel, la « forme humaine » a servi de pierre de touche — sans que cette notion soit véritablement explicitée.
La notion de « forme humaine » est centrale puisque Dieu est reconnu homme à son aspect (Philippiens 2. 7). Les textes patristiques s'interrogent sur la formation du fœtus en tant qu'il est porteur de l'image divine. Yan Thomas rappelle les thèses de Philon d'Alexandrie (25 av. J.-C.-50 apr. J.-C.), de Tertullien (160–220) et de saint Jérôme (347–420) : « Cette forme […] est atteinte lorsque les membres sont spécifiés » (Thomas, Reference Thomas2017, p. 100) et lorsque l'ensemble offre une image réduite du corps humain. Pour Philon, afin de dédommager de l'avortement provoqué par un coup porté à la femme enceinte, « […] si l'embryon était déjà formé et que tous ses membres fussent en place avec leurs caractéristiques propres, ce sera la peine de mort » (De specialibus legibus, III, 108, dans Philon d'Alexandrie, Reference Mosès1970). Importe ici l'allure d'ensemble des membres, et non le développement particulier de chacun d'eux — ce que conforte le §117 : « […] dans le cas où la femme est enceinte d'un embryon déjà pleinement constitué » (Philon d'Alexandrie, Reference Mosès1970). Pour Tertullien, dans De l’âme, « [l]e fœtus est donc dans le ventre un être humain dès l'instant où la forme est achevée » (Tertullien, Reference Mattei and Leal2019, XXXVII, 2, p. 359). Cette formation est directement dépendante de la capacité à vivre ou à mourir. Dans la lettre 121 à Algasia, saint Jérôme soutient que : « […] les semences prennent peu à peu forme dans la matrice […] » de sorte qu’« […] un avortement n'est pas réputé homicide tant que les éléments confus n'ont pas acquis la ressemblance propre des membres […] » (Jérôme, 1961, p. 22). La forme humaine n'est donc pas immédiate. Il n'est pas dit si chaque membre doit ressembler au membre accompli à l’âge adulte, ou si l'ensemble perceptible des membres doit présenter cette ressemblance — quelque disparate que puisse être chacun des membres : la confusion est-elle due à chaque membre ou est-elle due à leur insuffisante coordination ? Quand Augustin envisage la résurrection des avortons et des monstres, il soutient que « […] pour chacun de ceux qui, par excès, par défaut ou par quelque trop grande difformité, naissent à l’état de monstres : la physionomie de notre nature leur sera rendue par la résurrection » (Manuel, XXIII, 87, dans Augustin, Reference Augustin and Rivière1947). Le corps des premiers n'est pas un corps vivant ; le corps des seconds est un corps qui dérange la disposition régulière et habituelle des membres et des organes. Pour Augustin, la vie sera donnée aux premiers et l'harmonie des formes physiques sera accordée aux seconds. La personnalité des corps n'est donc pas de ce monde, mais elle est reportée et garantie au temps de la résurrection. La forme humaine est tantôt définie par la capacité à perdre la vie — davantage d'ailleurs que par la capacité à l'entretenir —, tantôt par l'arrangement des parties. La Cité de Dieu donne l'argument de la convenance et du rapport à l'ensemble pour rendre compte de l'existence des monstres, mais cet argument est produit à propos de la beauté de l'univers (Augustin, Reference Augustin, Dombart, Kalb, Bardy and Combès1960, XVI, VIII, 2). Ainsi sont en concurrence une vision anatomique et une vision physiologique. Mais la vision physiologique est davantage une perspective anthropo-théologique : la vie ne doit pas être perdue parce qu'un homme, et par voie de conséquence, une âme seraient perdus. Un texte humoristique du début du XXe siècle évoque l'importance de la forme humaine. Au pays des Aztèques, « [t]ous les passants n’étaient pas des Adonis, mais ils avaient tous une forme “humaine” ». Ni trop gros, ni trop minces, ni trop voûtés. Dans ce pays fantastique, la norme est de veiller au maintien de la forme, laquelle ne se limite pas à la morphologie : « Notre devoir est de protéger le type humain, le “moule”, contre toutes les déformations » (Fred, 1924, p. 268).
La notion de « forme humaine » a également une application en droit. Du point de vue du droit romain, « [à] la naissance, l'enfant apparaît corps et âme » (Thomas, Reference Thomas2017, p. 101), mais cette apparition est un événement juridique qui permettra à l'enfant de disposer des droits du posthume. Selon Polynice Alfred Henri Van Wetter, trois conditions donnent à l'enfant l'existence pleine et entière : le fait d’être séparé de la mère, la viabilité et la forme humaine. Cependant le droit peut-il arbitrer à lui seul ? Ce qu'il faut entendre par forme humaine, pour Van Wetter, n'incombe pas au domaine du droit, mais à la physiologieFootnote 35, tandis que Yan Thomas propose une autre lecture : « L'unique concession que le droit, sous cette très vague référence, veuille bien consentir au réel l'est à un réel fabriqué par lui » (Thomas, Reference Thomas2017, p. 101). Le Corpus juris canonici distingue le fœtus de la matière inerte selon qu'il est formé ou non (secunda pars, causa 32, quaest. 2, cap. 8, dans Friedberg, Reference Friedberg1879, I, c. 1122). Pour Jean Domat (1625–1696) dans ses Lois civiles (II, I, II, 4), ne peut ni hériter ni transmettre ce qui n'a pas reçu la forme humaine : « Et la même incapacité exclut à plus forte raison ce qui peut naître d'une femme sans la forme humaine, quoiqu'il ait eu vie ; car c'est ou un monstre, ou une masse de chair qu'on ne peut mettre au nombre des personnes » (Domat, Reference Domat, d'Héricourt du Vatier and de Bouchevret1735, p. 313). Le « monstre » peut toutefois être compté parmi les enfants s'il a « […] l'essentiel de la forme humaine […] » (Livre prél., Tit. II, sect. I, XIV, dans Domat, Reference Domat, d'Héricourt du Vatier and de Bouchevret1735, p. 13). L'article 345 du Code pénal de 1810 donne lieu à des commentaires sur la détermination entre l'enfant qui a vécu et l'enfant mort-né. Émile Garçon refuse la pertinence de l'arrêt qui estime que doit être considéré comme n'ayant pas vécu l'enfant qui n'a respiré qu'une ou deux minutes (Garçon, Reference Garçon1901, p. 959). Le corps de l'homme des droits de l'homme doit avoir la « forme humaine » (Chauveau et Faustin, Reference Chauveau and Faustin1887, p. 456, n. 1) — sans cela, il est soit un produit innommé, soit un être non viable. À propos du jugement de Marie-Zélie Bohard, la Cour de cassation, dans son arrêt du 7 août 1874, énonce qu'après cinq mois et demi de grossesse, elle « […] n'est point accouchée d'un enfant qui pût vivre, mais bien d'un être simplement ébauché […] » ; « […] cette gestation a été trop courte pour la création d'un être organisé » (Duchesne, Reference Duchesne1874, n. 224, p. 419 ; Sirey et al., Reference Sirey, Villeneuve, Carette and Gilbert1875, p. 41–42). L'enfant ne peut être réputé viable qu'après les 180 jours de gestation mentionnés dans le Code civil français (France, 1804, art. 312). Garçon cite d'autres décisions judiciaires admettant que « […] la mère a la faculté de prouver que le produit de l'accouchement, expulsé après plus de six mois de gestation, est un môle, un œuf dégénéré, ne contenant plus d'embryon […] » (Garçon, Reference Garçon1901, p. 961). Tout ce qui sort du ventre de la femme n'est pas une personne, ni au sens biologique, ni au sens juridique.
L'embryologie sacrée apporte au prêtre les connaissances médicales nécessaires pour déterminer s'il doit ou non administrer le baptême à la forme qui sort du corps de la mère. Pour Francesco Emanuele Cangiamila (1702–1763), l'animation étant le moment où le vivant accède aussi à la personnalité, il s'agit de baptiser aussitôt la « masse abortive » : « […] rien n'est plus condamnable que la coutume de jeter dans les ordures la petite masse abortive, quelque peu avancé que soit le terme de la fausse couche […] » (Cangiamila, Reference Cangiamila1774, p. 22). Alors que pour le droit, le fruit des entrailles n'est pas nécessairement une personne, la simple supposition que ce fruit peut être une personne suffit pour devoir le baptiser. Cangiamila illustre son propos par une anecdote : la femme de l'ouvrier typographe qui compose le livre du prêtre recueille le fruit d'une fausse couche, « comme un grumeau de sang » en qui « elle reconnut un enfant mâle bien formé, à qui elle donna le baptême ; & qui ne mourut que quatre minutes après : elle vint m'apprendre cette nouvelle, & je donnai la sépulture à l'enfant » (Cangiamila, Reference Cangiamila1774, p. 23). Cangiamila accepte la validité du sacrement du baptême et il accorde la sépulture chrétienne au produit de la fausse couche, en s'en tenant au principe de la probabilité — « […] il est assez probable que le fœtus est animé dès les premiers jours […] » (Cangiamila, Reference Cangiamila1774, p. 23) — et au principe de l’équité : « Le temps de l'animation étant incertain, on pourroit douter si un fœtus, qui n'est point encore formé, a une âme ; mais l’équité demande qu'on embrasse l'opinion la plus favorable, & qu'on lui donne le baptême sous condition » (Cangiamila, Reference Cangiamila1774, p. 45–46). Si le prêtre doit refuser le baptême en présence de preuve positive de mort, il doit baptiser sous condition en l'absence de certitude sur la vie du fœtusFootnote 36. Ces deux lignes de conduite s'appliquent chacune à deux sortes d'avortons : ceux qui disposent des principaux membres ; ceux qui, antérieurs au quarantième jour de la conception sont enveloppés dans la membrane (Cangiamila, Reference Cangiamila1774, p. 45). Le prêtre devra ondoyer autant de têtes ou de poitrines que présente l'enfant monstrueuxFootnote 37. Cependant, comme le prêtre peut prendre pour un fœtus un caillot et baptiser ainsi une substance sans âme, il doit redoubler de vigilance : « Quand ce qui naît n'a aucune forme, on ne donne point le baptême, car c'est une mole ou un faux germe, ou un polype, & non un fœtus » (Cangiamila, Reference Cangiamila1774, p. 214).
4.4. Les apories de la forme. Approches fictives
Le critère de la forme n'est ni suffisant ni complet. Deux expériences de pensée, rétrospective et prospective, en sont le signe.
Et si Homo neanderthalensis, espèce du genre Homo mais séparée de Homo sapiens, avait survécu et que cette espèce séjournât parmi nous, pourrait-elle avoir les droits qui sont attachés à l’être humain Homo sapiens ? Timothy, personnage d'Isaac Asimov, retiré de l’ère temporelle du Néandertal pour arriver au laboratoire futuriste de Stasis S. A., est-il un garçon-singe, « […] créature sur le point de devenir humaine » (Asimov, Reference Asimov and Watkins1988, p. 373), ou bien est-il « […] un vrai petit garçon » comme le soutient sa tutrice Miss Fellowes (Asimov, Reference Asimov and Watkins1988, p. 407) ? Timothy a-t-il des droits ? « Est-ce que cela ne veut pas dire que Timmie a droit à un traitement humain ? » (Asimov, Reference Asimov and Watkins1988, p. 380) — aller à l’école, sortir au jardin d'enfants, etc. (Asimov, Reference Asimov and Watkins1988, p. 396). Tout au contraire, est-il « […] celui qui n'a pas le droit de sortir […] » (Asimov, Reference Asimov and Watkins1988, p. 404) ? La nouvelle d'Asimov nous demande de préciser ce qu'est cette « forme humaine » sans laquelle un corps ne peut pas être porteur des droits de l'homme.
À l'autre extrémité de l’échelle temporelle, imaginons un augment qui permettrait au trans/posthumain de disposer de facultés réservées à une élite — par exemple l'extension de la vision au monde nocturne par injection de nanoparticules capables de se fixer aux récepteurs optiques, à l'instar de ce qui s'est fait sur des souris (Ma et al., Reference Ma, Bao, Zhang, Li, Zhou, Wan, Huang, Zhao, Han and Xue2019). Imaginons une autre extension obtenue par une modification du génome : l’équipe de He Jiankui a supprimé, par la technique CRISPR, le gène CCR5, qui jouerait un rôle dans la transmission du VIH. Mais il semble que cette suppression augmente les capacités intellectuelles (Regalado, Reference Regalado2019). La question se pose : « Aurons-nous des humains génétiquement modifiés (HGM) ? » (Foldscheid et al., Reference Foldscheid, Lécu and Malherbe2018, p. 99). Il faut ici distinguer le mode d'obtention de l'humain et le résultat. À propos de la fécondation in vitro (FIV), qui est certes un procédé issu de la technique, nul ne contestait la parentalité des ascendants : les gamètes ont été réunis et ils ont fusionné ailleurs que là où ils l’étaient ordinairement. Mais la question de « l'humain-OGM » se pose si l'augment est une séquence ADN : jamais les gamètes n'auraient pu fusionner sans une intervention technique pour donner cet être nouveau. Il ne s'agit plus de reproduire de manière délibérée et accélérée ce que la nature aurait pu faire : l'artificialisation dénoncée serait permise par le savoir et par les techniques. À cette heure, la directive européenne 2001/18 écarte l'emploi de l’appellation OGM pour un être humain, en lui réservant un statut à part dans la natureFootnote 38. En France, l'article 16-4 du Code civil interdit de porter atteinte à l'intégrité de l'espèce humaine.
4.5. Les apories de la forme. Approches conceptuelles
Les augments incorporés dans le trans/posthumain entrent-il dans la liste des propriétés du corps ou dans celles de la personne ? La notion de « forme humaine » est-elle opératoire ? Au critère de la « forme humaine », « […] critère qui n'est clair qu'en apparence […] » (Garçon, Reference Garçon1901, p. 960), Garçon préférait celui de la durée de la gestation pour déterminer la viabilité de l'enfant. La « forme humaine » peut désigner soit une organisation, c'est-à-dire la relation des organes l'un à l'autre, soit la conformation, c'est-à-dire le moindre écart entre l’état de l'enfant in utero et l’état de l'enfant dans sa forme tenue pour aboutie. Or, l'organisation peut être viable sans être conforme — ce qui est le cas des formes dites monstrueuses.
Pour préciser la notion de « forme », un élément de solution peut être apporté avec la distinction, établie dans l'article 16 al. 3 du Code civil français, entre le corps d'une part, et ses éléments et ses produits d'autre part. Les augments incorporés dans le trans/posthumain entrent-il dans la liste des propriétés du corps ou dans celles de la personne ? La question devient alors celle de la relation des augments au corps selon qu'ils sont dits de la personne ou selon qu'ils sont dits dans la personne. Le premier cas de figure est l'arrêt du 11 décembre 1985 de la Cour de cassation, qui affirme que le droit de rétention ne s'applique pas aux objets qui font partie intégrante de la personne humaineFootnote 39, de sorte que des chirurgiens-dentistes ne sauraient se dédommager des impayés de leurs clients en réclamant la restitution d'une prothèse dentaire. Ainsi, ces augments sont tantôt des choses et des choses dans le commerce, tantôt des « personnes par destination »Footnote 40. Dans le droit des biens, une personne par destination est « […] une chose, [qui peut] devenir personne par destination en raison de son intégration à la personne […] » (Bertrand-Mirkovic, Reference Bertrand-Mirkovic2003, p. 395). Les augments qui sont ajoutés à l’être humain, existant (comme HarbissonFootnote 41) ou en gestation, sont alors des augments de la personne, et l'emploi de la notion de « forme humaine » doit être étendu pour l'appliquer à tous les artefacts qui sont de la personne — quel que soit son aspect physique.
Comme second cas de figure, considérons les augments intrants, telle une séquence ADN apportée avant la conception (par correction des séquences de protéines à la suite d'un DPI), ou telle une séquence ADN apportée pendant la gestation, ou telle encore une séquence ADN apportée à l'humain qui est né (thérapie génique). S'agit-il ici d'augments qui peuvent être des personnes par destination ? En intégrant le corps, l'augment deviendrait alors, dans cette construction juridique, identifié à la personne. Rien n'empêcherait dès lors de considérer le corps du trans/posthumain, avec ses augments, comme un corps porteur des droits de l'homme, à la condition toutefois d’éclaircir la nature et la destination de l'augment : une prothèse est rétractable (un appareil dentaire se retire, se pose, se vole) ; elle peut parfois être retirée sans ôter la fonction pour laquelle elle a été conçue (l'absence de dentier n'empêchera pas la nutrition par pipette). Mais une séquence ADN ne peut être retirée sans altérer la personnalité ou sans amoindrir les facultés.
4.6. Les apories de la forme du corps trans/posthumain
Le corps trans/posthumain n'est pas un corps mis au mondeFootnote 42. Sans réserve et sans faculté de repli, bien qu'il puisse ensuite échapper au projet qui l'a conçu, ce corps est ce qu'il est, par la volonté de le faire être comme il est. Unique en son genre, il n'est pas classable parmi les autres espèces vivantes : il est mis à part. Le corps trans/posthumain possède ces trois caractéristiques — dont les deux premières sont contraires l'une à l'autre : l'absence d'intimité ; la discrétion (la séparation des autres corps) ; la fluidité morphologique. Il est par un autre dont il est séparé par sa constitution ; il est pour un tiers à qui il doit ses composantes et de qui il tient son être-tel, comme, inversement, il est avec d'autres, desquels il ne peut être indépendant. Le dernier caractère est proclamé par l'article 8 de la Transhumanist Declaration (version 2012) : « We favour morphological freedom […] » (La déclaration transhumaniste, 2015). En marquant la possibilité d'une rupture avec l’état précédent, il pose à nouveau la question de la continuité de l'identité personnelle : la personne modifiée par son corps et dans son corps est-elle la même que celle qu'elle était ? La réponse de Max More tient dans la « direction du soi » (self direction) : seuls les changements orientés par le projet de vie, quels qu'ils soient, assurent la continuité du moiFootnote 43. Cette réponse suppose que les changements sont consentis, voire délibérés, mélioratifs, intégrables surtout par l'investissement d'un sens — et elle laisse de côté les possibles modifications du génome avant la naissance de l’être modifié, et par conséquent avant toute possibilité de consentement.
Les propriétés de séparation et d'absence d'intimité se trouvaient déjà dans les textes médicaux de la Renaissance, mais elles s'y exprimaient autrement. Si l'anatomie médicale ouvrait le corps pour entrer dans son intimité, elle ne séparait pas le corps du monde social : dans le manuscrit de gynécologie de Mustio, au IXe siècle (Morel, Reference Morel2009, p. 16), ou dans les traités de Trotula de RuggieroFootnote 44 et d'Ambroise Paré (Reference Paré1573, p. 78–81), les images représentent les fœtus comme des hommes. Les gravures des ouvrages d'obstétrique, entre 1513 et 1604, montrent les enfants in utero sous la forme des hommes accomplis qu'ils seront (Pancino et Yvoire, Reference Pancino and Yvoire2006, p. 39–48) ; les femmes affichent leur statut social, par leurs vêtements ou par leurs posesFootnote 45. Et pourtant, l'anatomie divisait le corps pour le connaître. Marie-Christine Pouchelle insiste sur l'approche arithmétique de Henri de Mondeville, chirurgien de Philippe le Bel : « Dénombrer suppose qu'on isole au préalable les unités constitutives d'un ensemble donné. Or, c'est bien dans un morcellement raisonné, qui permettra à la fois de compter et d'ordonner les parties du corps, que réside pour Mondeville la clef [sic] de la connaissance anatomique » (Pouchelle, Reference Pouchelle1983, p. 55). À ce corps morcelé en organes distincts, des droits ne pouvaient être reconnus ou accordés : ce corps n'est en réalité le corps de personne. Le corps doit jouir d'une certaine unité — celle sur laquelle veille la « forme humaine » ; l'attribution du corps à la personne et l'incorporation de la personne sont les conditions de l'attribution de droits.
La disparition de l'intimité est aussi la mise en relation du corps avec un ensemble d'autres corps : les instruments techniques nécessaires, les opérateurs, les agents veillant à la maintenance ou au contrôle des techniques. Cette mise en relai est à la fois technique par ses moyens (les dispositifs nécessaires) et par sa finalité (le corps est connecté à un monde technoscientifique)Footnote 46. Le corps du trans/posthumain est un corps de relations avec un environnement technique. Il est un corps mis en réseaux : il dépend d'un ensemble de connaissances ; il résulte d'un ensemble de volontés, concordantes ou discordantes ; il alimente un débat d'idées. Fereidoun M. Esfandiary expose le projet de télécommunautésFootnote 47, remplaçant les villes de l’âge industriel, où tout est relié instantanément, où tout se fait à distance, télé-éducation, télémédecine et télécommerce (Esfandiary, Reference Esfandiary1981, p. 73) : « We are entering the age of the telehuman » (FM-2030, 1989, p. 16). Grâce à des nanorobots, « human brains will be able to connect to the cloud » (Kurzweil et Miles, Reference Kurzweil and Miles2015, p. 24). En cela, cette conception du corps, son élaboration, ainsi que les représentations culturelles auxquelles elle se prête, peuvent être comparées à celles d'autres sociétés, bien plus anciennes. Par exemple, dans la société Canaque, le corps n'a pas de réalité séparée et il n'a pas une identité atomique : il est essentiellement identique au monde végétal, comme il est essentiellement défini par sa relation aux autresFootnote 48.
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Éléments de conclusion
Quel est le corps nécessaire pour que des droits de l'homme soient accordés à l’être dont il porte l'existence ? L'enjeu du trans/posthumanisme est, dans les limites étroites du champ ouvert par cette étude, d'une part, de déterminer quels peuvent être la place et le statut du corps en tant qu'il est le fondement des droits de l'homme, et, d'autre part, de déterminer quelles sont les limites de sa transformation au-delà desquelles il cesserait de pouvoir être ce support pour un être humain. Les transformations du corps par l'ingénierie humaine peuvent-elles atteindre un passage à la limite au-delà duquel le corps ne peut plus incorporer une personne humaine ni prétendre désigner un être humain — mais former, peut-être, une nouvelle espèceFootnote 49 ? La fluidité choisie du corps, revendiquée par Sandberg, ne produirait-elle pas un corps qui n'est plus le support ni d'un humain, ni d'une personne, ni d'un corps humainFootnote 50 ? L'immortalité espérée se gagne au prix d'une désincarnation pour entrer dans le corps d'un flux continu d'informationsFootnote 51 ; la perpétuité de la personne s'obtient par un téléchargement sur un réseau informatique des pensées, souvenirs et sentiments (Hughes, Reference Hughes2004, p. 101–103).
La « forme humaine » donne une réponse. Elle ne propose pas une définition de la forme normale (attendue, fréquente, ou exigible) du corps en tant que corps humain ; elle ne s'adresse pas davantage à l'ingénierie pour normer les transformations du corps. La « forme humaine » est une expression opératoire qui indique la limite de la désincorporation du corps de la personne. Ce qu'apporte la « forme humaine », c'est la présomption qu'un corps désincorporé, retiré à la chair, ne peut servir de support à un être humain ni fournir à une personne, en tant que cette personne est un être humain, le fondement des droits de l'homme. En retour, la « forme humaine » pose deux questions au trans/posthumanisme : tout corps peut-il être le support d'un être humain ? tout corps peut-il être le fondement de la jouissance des droits qui sont les droits de l'homme tels qu'ils sont définis dans le texte de la déclaration inaugurale de 1789 ?
Peut-on dire que ce qui augmente, corrige ou altère le corps de l'homme transforme l'homme dans sa qualité de personne au point que des droits ne puissent plus lui être attribués ou au point que des droits subjectifs qui sont les droits de l'homme ne puissent pas être accordés ? Quel augment pourrait transformer le corps de l'homme de sorte qu'il ne puisse plus être le corps de l'homme des droits de l'homme ? Cet augment fera-t-il partie du patrimoine de la personne ? Fera-t-il partie de la personne elle-même au même titre que certaines prothèses (organes greffés, implants dentaires), pour lesquelles le droit de rétention ne peut être appliquéFootnote 52 ? Selon la nature des modifications apportées, selon leur portée (caractéristiques transmissibles ou non par l'hérédité), il restera à apprécier ce qui a « forme humaine ». Où se trouve donc la forme humaine ? Est-elle la totalité des membres dans leur intégrité et dans leur conformité à ce que la nature produit le plus souvent, ou est-elle dans l'aspect général et l'allure ? L'empreinte du visage du Christ sur le voile tendu par Véronique suggère une réponse possible : la « forme humaine » est la trace de l'humanité, recueillie, reconnue, conservée par un autre être humain, et qui rappelle la forme désormais disparue.
Les droits du trans/posthumain peuvent être a priori esquissés dans ce cadre : le corps du trans/posthumain, en tant qu'il est considéré comme le corps porteur des droits de l'homme, est celui dont la forme permanente est conservée, sinon au travers de la constance des traits physiques (l'humanité n'a-t-elle pas changé de morphologie au cours des âges ?), du moins par la reconnaissance des témoins vivants. Ainsi le corps du trans/posthumain ne peut être un corps porteur des droits des droits de l'homme que si sa « forme humaine » est attestée. C'est par un tiers que l'humanité de la forme du corps, porteur des droits de l'homme, peut être affirmée. Pas d'humanité sans médiation ; la rencontre de l'autre ne peut être immédiate et frontale qu'au risque de la violence — à s'en tenir au célèbre « Maîtrise et servitude » (Hegel). L'exemple de Harbisson le montre : c'est une institution qui lui accorde la possibilité de faire valoir ses droits humains. L'accession à la reconnaissance ne se fait pacifiquement que par un tiers. Ce tiers peut être un particulier (Véronique pour le Corps du Christ) ou une institution (le gouvernement britannique pour Harbisson).
Reste l'autre versant et la nuée de difficultés soulevées par l'existence de la personne qui, elle, n'aura pas été « modifiée ». Son sort dépendra désormais des avancées permises par les techniques biomédicales qui feront de l'humanité d'aujourd’hui la possible vassale de la post/transhumanité de demain. Comment protéger les descendants naturels des avantages donnés par ces techniques aux humains transformés ? Y aurait-il un droit de réclamation pour les personnes qui seraient restées hors de l'ingénierie et qui n'auraient pas pu bénéficier de ces avantages ? Faudrait-il reconnaître un droit de recours aux personnes nées sans pouvoir bénéficier de tous les avantages procurés par l'ingénierie comme à celles pour lesquelles la technique aurait avorté ou manqué la plénitude de son effet ? Pourrait-on concevoir des recours en justice pour être né sans l’équipement physiologique permettant de jouir des mêmes avantages, en revendiquant ainsi « […] un droit à ne pas être ce que l'on est […] » (Cayla et Thomas, Reference Cayla and Thomas2002, p. 92) ? Il y aurait alors une rupture d’égalité des corps, annulant « […] la réciprocité habituelle entre égaux de naissance » (Habermas, 2001/Reference Habermas and Bouchindhomme2015, p. 98). Resterait-il seulement la liberté toute négative de ne pas disposer des avantages permis par l'action technique sur le corps, une sorte de droit de réserve ? Resterait-il un droit de refuser ce qui est présenté comme un avantageFootnote 53 ? Enfin, quelles seraient les responsabilités pour les actions commises par le trans/posthumain alors qu'il ne les aurait commises qu'en raison de la nature de cet augment — augment voulu, conçu et posé par d'autres ?
Parmi les éléments de réponse à prendre en considération se trouve la relation de la personne à son corps, ce corps « […] foncièrement plastique, évolutif, polymorphe et hanté du désir d’être quitté » (Hottois, Reference Hottois1999, p. 66). Si le corps est un fait du droit, et si le corps est le lieu dans lequel la personne se manifeste, il appartient au droit de borner les aspirations de la personne à tout changement sur son corps comme sur celui des êtres à venir. Mais quels critères doivent guider le droit ? Pour qu'il y ait reconnaissance et attribution de droits qui soient des droits de l'homme, la première condition est de permettre au corps qui naît de faire un, de lui reconnaître cette « forme humaine » qui est moins la reconnaissance des détails de l'anatomie, laquelle procède par division des organes, que la réalisation d'un projet humain, c'est-à-dire, et tout ensemble, le rassemblement en une totalité, celle des diverses parties unies pour donner lieu à un corps vivant, et celle des diverses manifestations de l'existence humaine qui s'y trouvent concrétisées, des savoirs techniques jusqu'aux finalités politiques espérées. Si la modification du corps permet un ordre de coexistence équitable, volontaire et raisonnable, c'est-à-dire un ordre de configuration d'un espace politique, elle peut alors produire un corps qui soit le sujet de droits de l'homme. Mais c'est bien depuis un monde ancien, celui qui reconnaît la valeur des droits de l'homme pour des êtres venus au monde par la naissance, que peut être affirmée l'existence d'une forme humaine pour des êtres qui viendraient à « naître » par l'ingénierie.
Remerciements
Je remercie chaleureusement les relecteurs de ce travail dont les conseils bienveillants et l'exigence légitime m'ont permis de progresser. Je remercie Camille de Belloy pour ses prudentes recommandations. Les travaux de Bernard Baertschi et de Jean-Yves Goffi m'ont été d'un précieux secours. Mme Françoise Pignol m'a généreusement guidé dans les arcanes de la mise en page. Cécile Facal a relu avec grand soin le texte, et je ne saurais trop la remercier. Les erreurs et les inexactitudes qui demeureraient sont de mon seul fait.