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Diderot et d'Holbach: un système matérialiste de la nature*

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Josiane Boulad-Ayoub
Affiliation:
Université du Québec à Montréal

Extract

Je n'examinerai, au cours de cet article, que I'un des aspects du matérialisme de Diderot: la physionomie du théoricien de la nature, de l'auteur de I' Interprétation de la Nature (1753), du Rêve de d'Alembert (1769). Ces oeuvres versent au dossier du développement de la philosophie des sciences de la nature, une doctrine, le materialisme; une methodologie; un programme de recherche. Mais sur ce sujet on ne peut guere separer la réflexion de Diderot de celle de son ami d'Holbach, réflexion qui lui est complementaire. D'Holbach rencontre les thèses de Diderot et surtout les systématisent. L'enjeu principal de cette systématisation est la diffusion des idées et du programme du « parti des philosophes ». Il s'agit de mettre à la disposition du combat encyclopediste le nouveau Discours de la méthode des sciences expérimentales, sous forme manipulable d'un code, le Code de la Nature. « Système de la Nature », l'expression empruntee au titre de l'ouvrage célèbre du baron, paru en 1779, manifeste cette intention polémique/politique. D'Holbach nomme ainsi son ouvrage, même si à cette époque on entend par opposition au mathematisme cartésien, s'entenir, contre tout système, à l'expérience, à la leçon des faits.

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Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1985

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References

1 J'utilise pourmon analyse les éditions suivantes: Diderot, D., De l'interprétation de la nature, ed. Varloot, J. (Paris: Editions Sociales. 1971)Google Scholar, et Le Rêve de d'Alembert, ed. Varloot, J. (Paris: Editions Sociales, 1971)Google Scholar; d'Holbach, P. T., Le Système de la Nature, éd. phot, de l'édition originate (1770) (Hildesheim: Georg Olms Verlagsbuchhandlung. 1966)Google Scholar, et Le Système Social, extraits, dans D'Holbach, portatif, éd. Cazes, G. et B. (Paris: J. J. Pauvert, 1967)Google Scholar. Les références qui suivront dans le corps de l'article renvoient à ces éditions.

2 Pour ce dernier point, je me référerai d'une part a Particle « Systeme » de I'Encyc-lopédie, dú á Condillac, ainsi qu'a certains passages de son Traité des Systémes (1749), d'autre part au modele minimal d'un systeme de M. Bunge, tel qu'on le trouve presente dans le volume quatre de son Treatise on Basic Philosophy: A World of Systems (Dordrecht: Reidel, 1979)Google Scholarainsi que Scientific Materialism (Dordrecht: Reidel. 1981)Google Scholar.

3 « L'usage des connaissances mathématiques n'est pas moins grand dans l'examen des corps terrestres qui nous environnent. Toutes les propriétes que nous observons dans ces corps ont entre elles des rapports plus ou moins sensibles pour nous. La connais-sance ou la decouverte de ces rapports est presque toujours le seul objet auquel il nous soit permis d'atteindre, et le seul. par consequent, que nous devions nous proposer. Ce n'est done point par des hypotheses vagues et arbitrages que nous pouvons esperer connaitre la nature; e'est par l'etude reflechie des phenomenes, par la comparaison que nous ferons des uns avec les autres, par l'art de reduire, autant qu'il sera possible, un grand nombre d'entre eux a un seul, qui puisse en etre regarde comme le principe… Cette réduction, qui les rend d'ailleurs plus faciles a saisir, constitue le veritable esprit systematique (qui table sur les strategies de l'induction ou regression de la masse des faits vers des principes ou elements premiers] qu'il faut bien se garder de confondre avec I'esprit de systeme », dans Disc, prélim, de I'Encyclopedic (1751)Google Scholar par d'Alembert.

4 Cassirer, E., La philosophie des Lumieres (Paris: Fayard, 1966)Google Scholar, et Desne, R., Les matérialistes français de 1750 á 1800 (Paris: Buchet-Chastel, 1965)Google Scholar. Cf. aussi Daumas, M., Les instruments scientifiques aux XVIIé et XVIIIé siecles (Paris: P.U.F., 1951)Google Scholar; Guyenot, E., L'évolution de la pensee scientifique (Paris: Albin Michel, 1941)Google Scholar; Hazard, P., La pensee européenne au XVIIIé siecle (lere ed., 3 vol.; Paris: Boivin, 1946Google Scholar; reed. Paris: A. Fayard, 1963); Mousnier, R. et Labrousse, E., Le XVIIIe siecle, vol. 5 de I'Histoire generate des civilisations (Paris: P.U.F., 1955)Google Scholar; Mayer, J., Diderot, homme de sciences (Rennes, 1959Google Scholar; Roger, J., Les Sciences de la vie dans la pensée francaise du 18é siecle (Paris: Armand Collin, 1963)Google Scholar.

5 Cf. notamment Introduction de Roger, J. á son edition critique des Epoques de la Nature (Paris: Ed. du Muséum, 1962)Google Scholar. L'originalité de la penseé des Lumieres consiste précisemént, dans son mouvement, écrit Hazard, « de passer d'une conception du monde heritee de la physique mathematique, a celle de la physique descriptive s'ap-puyant surtout sur les progres realises en biologic en physiologie, en medecine. A Tin verse de I'esprit de systeme cultive par le dix-huitieme siecle. les philosophes de I'experience vont considerer que les phenomenes decouverts par la science sont les données premiéres et que ce n'est qu'a partir d'eux qu'on doit remonter aux principes » (Hazard, La pensée européenne).

6 Badinter, E., Emilie, Emilie, I'ambition feminine an XVIIIé siécle (Paris: Flammarion, 1983) 143Google Scholar.

7 Diderot, Interprétation, Pensée IV.

8 Cf. Diderot, , Memoires sur Differents Sujets de Mathématiques (1748)Google Scholar.

9 Diderot, , Oeuvres complétes, ed. Tourreux, Assézat el (Paris: Gamier, 18751879)Google Scholar.

10 Dans Roger, Les Sciences de la vie.

11 Dans Mousnier et Labrousse, Le XVIIIé siécle.

12 Erhard, J., L'idée de nature en France (Chambéry, 1963)Google Scholar.

13 Rappelons que I'ntérpretation est de 1753, le Rêve de 1769, le S. N. de 1775.

14 On se rappellera le mot de Laplace, qui dans le sillage direct de l'esprit des Lumiéres, repliquait a Napoleon: « Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothese »—pour expliquer le systeme astronomique.

15 « L'homme n'est malheureux que parce qu'il méconnait la Nature. Son esprit est tellement infecté de préjuges, qu'on le croirait pour toujours condamné a l'erreur … C'est a l'erreur que sont dues les chaines accablantes que les tyrans et les pretres forgent partout aux nations. C'est a l'erreur qu'est du l'esclavage ou, presque en tout pays, sont tombes les peuples que la nature destinait a travailler librement a leur bonheur. C'est a l'erreur que sont dues ces terreurs religieuses qui font partout secher les hommes dans la crainte, ou s'egorger pour des chimeres. C'est a l'erreur que son dues ces haines inveterees, ces persecutions barbares, ces massacres continuels, ces tragedies revoltantes, dont, sous pretexte des interets du ciel, la terre est devenue tant de fois le theatre. Enfin, c'est aux erreurs consacrees par la religion, que sont dues l'ignorance et l'incertitude ou l'homme est de ses devoirs les plus evidents, de ses droits les plus clairs, des verites les mieux demontrees: il n'est presque en tout climat qu'un captif degrade, depourvu de grandeur d'ame, de raison, de vertu, a qui des geoliers inhumains ne permettent jamais de voir le jour. Tachons done d'ecarter les nuages qui empechent l'homme de marcher d'un pas sur dans le sentier de la vie. inspirons-lui du courage et du respect pour sa raison; qu'il apprenne a connaitre son essence et ses droits legitimes; qu'il consulte l'experience, et non une imagination egaree par l'autorite; qu'il renonce aux prejuges de son enfance; qu'il fonde la morale sur sa nature, sur ses besoins, sur les avantages reels que la societe lui procure; qu'il ose s'aimer lui-meme: qu'il travaille a son propre bonheur, en faisant celui des autres; en un mot, qu'il soit raisonnable et vertueux, pour etre heureux ici-bas; et qu'il ne s'occupe plus de reveries, ou dangeureuses, ou inutiles: qu'il se persuade, enfin, qu'il est tres important aux habitants de ce monde d'etre justes, bienfaisants, pacifiques, et que rien n'est plus indifferent que leurfacondepensersurdesobjetsinaccessiblesa la raison » (dans Preface au S. N. par d'Holbach).

16 Le S. N. a pour sous-titre: les lois du monde physique et du monde moral.

17 Le S. N., VInterpretation demeurent les monuments commemoratifs d'une certaine maniere de penseret decombattre pour la transformation du monde et de la societe, en un grand siecle: « O Nature, souveraine de tous les etres! et vous ses filles adorables, vertu, raison, verite! Soyez a jamais nos seules divinites » (S. N., chap. 12, 2).

18 Cf. Naville, P., D'Holbach et la philosophie scientifique cm 18é siécle (Paris: Gallimard. 1967)Google Scholar.

19 Diderot. Interpretation, Pensee XLV.

20 Ibid., Pensee XI.

21 Ibid., Pensee LVIII, I.

22 Ibid., Pensée XI.

23 Ibid., Pensee LVIII.

24 D'Holbach, S. N., t. 1, chap. 4.

25 En fait il s'agit detrois dialogues s'intitulant: « la Suite d'un Entretien entre d'Alembert et Diderot », « le Reve de D'Alembert », « Suite de l'Entretien precedent ».

26 Diderot. Rěve, 16.

27 Ibid., 17.

28 Ibid., 19.

29 Ibid., 20.

30 D'Holbach. S. N., 1, 1.

31 La farine humectee d'eau donne naissance á des étres microscopiques: ceci nous fait assister au passage de la matiere inanimee a la matiere organique.

32 Diderot a repris plusieurs fois, notamment dans Particle « Art » de I'Encyclopedic cette conception de l'organisation interdisciplinaire de la recherche.

33 Cette idee est acceptée universellement aujourd'hui, mais les articles « Hypothese ». « Eclectisme » et « Systeme » de VEncyclopedic devaient l'affirmer encore pour la faire prevaloir.

34 Diderot, Interprétation, Pensée XV.

35 Ibid., Pensée XX.

36 Ibid., Pensée LVIII.

37 Ibid., Pensée XXIV.

38 Diderot, Rěvc. 9.

39 Ibid., 40.

40 Dans Mayer, Diderot, homme de sciences.

41 Diderot, Rěve, 9–10.

42 Maillet, Entretien d'un philosophe indien (1748); Ch. Bonnet, Contemplation de la nature (1764); Robinet, De la nature (1776) et Considérations philosophiqiies sur la gradation natitrelle des formes de I'ětre (1768).

43 Diderot. Interprétation, Pensée LVIII, 2.

44 Diderot, Rěve, 43.

45 Ibid., 42.

46 Ibid., 28.

47 Ibid., 12.

48 Ibid., 45.

49 Cf. l'article « Eclectisme » de Diderot dans I'Encyclopedic.

50 Dans l'article « Systeme » de Condillac, Encyclopédic, t. 15 (1765). Cf. photoc. de l'edition originale. Readex microprint corp. New York, 1969Google Scholar.

52 Diderot dira pareillement « recueillir les faits et les Her », dans Interpretation, Pensée XV.

53 Extrait.de l'article « Systeme » de I'Encyclopedic: « M. Locke compare ingènieuse-ment ces faiseurs de systémes a des hommes, qui sans argent et sans connaissance des especes courantes. compteraient de grandes sommes avec des jetons, qu'ils appel-leraient louis, livre, ecu. Quelques calculs qu'ils fissent, leurs sommes ne feraient jamais que des jetons: quelques raisonnements que fassent des philosophes a systemes abstraits, leurs conclusions ne serontjamais que des mots. Ordetels systemes, loinde dissiper le chaos de la metaphysique, ne sont propres qu'a eblouir l'imagination par la hardiesse des consequences ou ils conduisent, qu'a seduire l'esprit par de fausses lueurs d'evidence, qu'a nourrir l'entetement pour les erreurs les plus monstrueuses, qu'a eterniser les disputes, ainsi que l'aigreur et remportement avec lequel on les soutient. Ce n'est pas qu'il n'y ait de ces systemes qui ne meritent les eloges qu'on leur donne. II y a tels de ces ouvrages qui nous forcent a les admirer. Ils ressemblent a ces palais ou le gout, les commodites, la grandeur, la magnificence concourraient a faire un chef-d'oeuvre de l'art; mais qui se porteraient surdes fondements si peu solides, qu'ils paraitraient ne se soutenirque parenchantement: ondonnerait sans doute des eloges a l'architecte; mais des eloges bien contrebalances par la critique qu'on ferait de son imprudence. On regarderait comme la plus insigne folie d'avoir bati sur de si faibles fondements un si superbe edifice; et quoique ce fut l'ouvrage d'un esprit superieur, et que les pieces en fussent disposees dans un ordre admirable, personne ne serait assez peu sage pour y vouloir loger ».

54 Diderot, Interprétation, Pensée I.

55 M. Bunge, A World of Systems.

56 Ibid., 1.

57 Ibid., 3.

58 Ibid., 35.

59 Diderot, extraits de Particle « Eclectisme » de I'Encyclopédic: « D'ou Ton voit qu'il y a deux sortes d'eclectismes; l'un experimental, qui consiste a rassembler les vérites connues et les faits donnés, et a en augmenter le nombre par l'etude de la nature: l'autre systematique, qui s'occupe a comparer entre elles les verites connues et a combiner les faitsdonnespouren tirerou l'explication d'un phenomene ou I'idee d'une experience. L'eclectisme experimental est le partage des hommes laborieux; l'eclectisme systematique est celui des hommes de genie; celui qui les reunira verra son nom place entre les noms de Democrite, d'Aristote et de Bacon. »

60 Cf. Condillac, « Systéme » dans I'Encyclopédic.

61 Cf. déf. classique: « System: an organic or organized whole », Webster.

62 Condillac, « Systeme » dans I'Encyclopédic.

63 La deuxiéme partie de I'ouvrage, plus polémique, est modetèe surlescirconstances de l a lutte anti-clericale et sur ses points d'application.

64 D'Holbach, Systéme Social, t. I, parag. 20.

65 Definition dun systeme: « A system is a device, procedure, or scheme which behaves according to some description, its function being to operate on information and/or energy, and/or matter in a time reference to yield information and/or matter » dans Ellis, D. et Ludwig, F., Systems Philosophy (Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall, 962, 3).Google Scholar « The term system emphasizes that an overall operational process is under consideration rather than a collation of pieces. »

66 Bunge, A World of Systems, 4.

67 Ibid., 6.

68 D'Holbach, S. N., t. 1, 1.

69 D'Holbach, Systéme Social, t. 1, parag. 24–25. Par ailleurs, il aurait fallu citer et expliciter aussi et surtout, la description du « systeme » homme par d'Holbach. A relever que le concep t de « machine » sert a d'Holbach, a faire passer en depit des connotations mecaniques du concept dont il herite, et a travers lequel il pense. son intuition d'un systeme. Je dirais que si on a pu parler chez lui. d'un mecunisme organique, quasi contradiction dans les termes, c'est a cause de cette idee nouvelle de systeme qui travaille son idee ancienne de « machine »; le determinisme servant de notion de jonctio n entre les deux idees.

70 D'Holbach. S. N., t. I. 4.

71 Bunge. A World of Systems, 6.

72 Ibid., 6.

73 Ibid., 44.

74 Montesquieu. Oenvrcs complétes, ed. Caillois, R., Pleiade, Bibliotheque de La (Paris: Gallimard, 1951), t. I. 11701172Google Scholar.

75 Cf. Bunge, M., chapitre intitule « Materialism Today », dans Scientific Materialism (Dordrecht: Reidel, 1981), 17 sqCrossRefGoogle Scholar.

76 Voir á ce propos I'ouvrage récent Changeux, de J. P., professeur au Collége de France et á l'lnstitut Pasteur: L'hoinmc neitronal. Coll. Le Temps des Sciences (Paris: Fayard. 1983).Google Scholar Diderot a su pressentir, par sa culture et sa curiosite scientifiques, que les phenomenes physiques et chimiques, biologiques, spirituels etaient en leur fond identiques: il a entrevu la theorie de l'evolution des especes. Mais le developpement scientifique de son temps ne pouvait lui permettre d'aller plus loin.

77 D'Holbach, Système Social, t. 2, chap. 2.