Hostname: page-component-78c5997874-lj6df Total loading time: 0 Render date: 2024-11-18T11:21:25.265Z Has data issue: false hasContentIssue false

De l'indéconstructible justice*

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Mario Dufour
Affiliation:
Université du Québec à Montréal

Extract

On assiste aujourd'hui à un renouvellement et à une intensification du questionnement juridique, lesquels ne vont pas sans susciter une interpellation de la réflexion philosophique par le droit. Plusieurs motifs concourent à cette situation (développement technique, inflation de l'individualisme et des particularismes, crise de l'État et donc de l'autonomie des appareils juridiques, domination du droit international par certains États-Nations, etc.). Cette interpellation de la philosophie est le signe d'un besoin d'élucidation, d'éclaircissement et de nouvelles délimitations conceptuelles, au sein d'une situation historique où les schèmes traditionnels d'interprétation du droit font sentir leurs insuffisances.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 1996

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Notes

1 Cf. Kelsen, Hans, Théorie pure du droit (Reine Rechtlehre, 1934), trad. Henri Thévenaz, Neuchâtel, La Baconnière, 2e édition, 1953, p. 126127;Google ScholarThéorie pure du droit (2e éd. de 1960), trad. Charles Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, p. 281sq.Google Scholar Voir aussi Simone Goyard-Fabre, «La philosophie du droit», dans Encyclopédie philosophique universelle, t.1, publiée sous la direction d'A. Jacob, Paris, PUF, 1989, p. 178.

2 Höffe, Voir Otfried, Principes du droit, trad. J.-C. Merle, Paris, Cerf, 1993, p. 28 (Kategorische Rechtprinzipien. Ein Kontrapunkt der Moderne, Francfort, Suhrkamp, 1990).Google Scholar On devrait aussi parler de style philosophique du juridique, car l'accès au droit, le droit au droit, dépend d'une competence interprétative et linguistique (l'instruction). Cette compétence, dans la «mesure ou il y va de principes universels» passe forcement par la philosophie (cf. Derrida, Jacques, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1991, p. 6364).Google Scholar

3 Derrida, Jacques, Force de lot Le «fondement mystique de l'autorité», 1re éd. bilingue (franç.- angl.), Cardozo Law Review, vol. 11, n° 5-6 (1990), p. 9201039,Google Scholar rééd. Paris, Galilée, 1994, avec de légères modifications; Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1991;Google ScholarPassions, Paris, Galilée, 1993; «Donner la mort», dans L'éthique du don. Jacques Derrida et la pensée du don, Paris, Métailié-Transition, 1993; Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993; Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994. J'utiliserai les abréviations suivantes: F= Force de loi; D = Du droit a la philosophie; S = Spectres de Marx; A = Politiques de l'amitié.

4 Levinas, Emmanuel, Humanisme de I'autre homme, Paris, Livre de Poche, 1987.Google Scholar

5 Cf. Reidel, M., dir., Die Rehabilitierung der praktischen Philosophie, 2 tomes, Fribourg, Rombach, 1974.Google Scholar Sur l'hypothese d'un virage, d'un tournant ethique de Derrida dans ses derniers écrits et déjà dans ses premiers écrits, voir Kearney, Richard, «Derrida's Ethical Re-turn», dans Working through Derrida, sous la dir. de Gary B. Madison, Evanston, IL, Northwestern University Press, 1993.Google Scholar

6 Je dois souligner les limites de la presentation qui suit. Un exposé exhaustif de la théorie du droit, de la justice et de la décision chez Derrida devrait s'élaborer à partir non seulement des textes cités plus haut (note 3), mais aussi, entre autres, de l'lntroduction à l'Origine de la géométrie (Paris, PUF, 1962);Google Scholar«Violence et métaphysique» (dans L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1966);Google ScholarGlas (Paris, Galilée, 1974);Google Scholar«Préjugés, devant la loi» (dans J.-F. Lyotard et al., La faculté de juger, Paris, Minuit, 1983);Google ScholarAutobiographies. L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (Paris, Galilée, 1984);Google Scholar«La loi du genre» (dans Parages, Paris, Galilée, 1986);Google Scholar«Le dernier mot du racisme», «No Apocalypse, Not Now», «Admiration de Nelson Mandela» (dans Psyché, Paris, Galilée, 1987);Google Scholar«Vers une éthique de la discussion» (dans Limited Inc., Paris, Galilée, 1990).Google Scholar Je ne peux bien entendu pas mener ici à terme un tel exposé.

7 Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, §298, 294; Montaigne, Essais, Paris, Gallimard (La Pléiade), p. 1203, 601, cités par Derrida, F, p. 27-30.

8 «Même si le succès de performatifs fondateurs d'un droit (par exemple et c'est plus qu'un exemple, d'un État comme garant d'un droit) supposent des conditions et des conventions préalables (l'espace national ou international), la même limite “mystique” resurgira à l'origine supposée desdites conditions, règies ou conventions» (F, p. 34).

9 Dans la deuxième partie de Force de loi, Derrida discute de la proposition de Walter Benjamin dans son essai de 1921 Zur Kritik der Gewalt (cf. Benjamin, W., «Pour une critique de la violence», dans L'homme, le langage et la culture, trad, franç, de Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 2355)Google Scholar: la loi est par essence violente, à la fois dans sa fondation originaire (rechtsetzende Gewalt) et dans la conservation de son existence (rechtserhaltende Gewalt). Benjamin adopte une position extreme que conteste Derrida: entre la violence de fondation et la violence de conservation, tout comme entre la justice et la loi ou le droit, il y aurait une communication plus étroite que ne le suggere Benjamin.

On pourrait aussi rapprocher cette description de la violence instauratrice de la loi et du droit du décisionnisme de Carl Schmitt (dont la formule de Hobbes, Auctoritas, non veritas facit legem, demeure emblematique) même s'il est clair que pour Derrida il y ait une proximité beaucoup plus grande entre décision et norme que pour Schmitt. Derrida souligne d'ailleurs que Schmitt, qui admirait Benjamin, le félicita pour son essai Zur kritik der Gewalt et il n'hésite pas à parler, dans le cas de la violence de fondation du droit, de décision exceptionnelle (F, p. 76, 98). Selon Schmitt, le normativisme (en particulier celui de Kelsen) feint d'oublier qu'une norme ne saurait produire d'elle-même les conditions de son effectuation. C'est pourquoi il nie l'élément politique du juridique. Pour Schmitt, «l'idée du droit est incapable de s'effectuer elle-même» (Théologie politique, t.1 et II [Politische Theologie, 1922, 1969], trad. J. L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 39). «Le cas d'exception revele avec la plus grande clarté l'essence de l'autorite de l'État. C'est là que la décision se sépare de la norme juridique et (pour s'exprimer paradoxalement) là l'autorité démontre que, pour créer le droit, il n'est nul besoin d'être dans le droit (nicht Recht zu haben braucht)» (Ibid., p. 23-24, trad, legerement modifiée). L'exception, état d'urgence, état d'exception, état de siége, situation a-normale, dictature, précédent judiciaire faisant jurisprudence, ne manifeste pas les bornes du droit: elle en clarifie la composante originaire décisionniste. L'état d'exception révèle, dans sa brutalité, le fondement de l'ordre juridique, et par conséquent de la norme ou de la loi. Notons toutefois que la Grundnorm que Kelsen dit être le fondement ultime supposé de tout système juridique et qui prescrit de se conduire de la façon qui correspond aux commandements de l'autorité, «est particuliérement manifeste dans les cas où un ordre juridique se substitue à un autre, non par la voie légale, mais de façon révolutionnaire», ajoutant aussitôt que «c'est d'ailleurs au moment où un droit est menacé dans son existence que sa nature apparaît le plus clairement» (cf. Théorie pure du droit, trad. H. Thévenaz, p. 126; trad. C. Eisenmann, p. 278). Sur ce point Kelsen ne s'oppose ni à Schmitt ni à ce que dit Derrida à la suite de Benjamin: la situation révolutionnaire, notamment sous le titre de droit de grève générale, est la seule situation qui «permette de penser l'homogénéité du droit et de la violence», une violence intérieure au droit (F, p. 86).

10 Cf. Kant, E., «Introduction à la doctrine du droit», dans Métaphysique des mœurs. Deuxieme partie: Doctrine du droit, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1988, p. 106.Google Scholar La référence à la Doctrine du droit de Kant apparaît au tout début de Force de loi (p. 17-18). Selon Kant et Kelsen c'est la contrainte et la sanction extérieure et autorisée qui distingue le droit strict de la morale. Celle-ci joue sans doute une rôle plus important au niveau de la motivation psychique du respect de la loi, mais elle est étrangère au domaine strict du droit. «Nous nous sommes bornés», dit Kelsen dans sa Théorie pure du droit, «à formuler en termes scientifiquement exacts la vieille vérité que le droit ne peut pas subsister sans la force, mais qu'il ne lui est pas cependant identique. Nous le considérons comme un mode d'organisation de la force» (Théorie pure du droit, trad. H. Thévenaz, p. 128; trad. C. Eisenmann, p. 289; voir aussi Derrida, D, p. 64).

11 Cf. Levinas, E., Autrement qu'être ou au-delà de l'essence [1974], Paris, Livre de Poche, 1990.CrossRefGoogle Scholar

12 A, p. 259. Telle que l'expose Derrida, la question de l'amitié comme problématique du lien social primaire, en particulier telle que la présente Aristote qui ne la sépare pas de la question de la démocratic, conduit à la nécessité de penser les conditions d'une pensée autre de la décision et de la responsabilité, une hyperaporétique (A, p. 225) des rapports entre la singularité et l'universalité, l'incalculable et le calculable.

13 Un rapprochement stimulant entre positivité chez Kelsen et performativité chez Derrida est fait par Adolfo Bardera del Rosal, dans «Détour: Derrida et le positivisme (juridique)» (dans Le passage des frontières. Autour du travail de Jacques Derrida [textes du Colloque de Cerisy], Paris, Galilée, 1994).Google Scholar

14 Strauss, Leo, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. De Dampierre, Paris, Flammarion, 1986, p. 14.Google Scholar

15 Comme le suggère au début de son essai Derrida (F, p. 18, 39, mais aussi dans Passions), l'inadéquation entre légalité et justice n'était pas étrangère à Kant. Dès 1785, dans ses Fondements de la metaphysique des mœurs (trad, de V. Delbos, Paris, Vrin, 2e édition, 1987, p. 61-62, 75), Kant distingue au sein du devoir les actions accomplies par devoir (aus Pflicht) des actions simplement conformes au devoir (Pflichtmässing), anticipant ainsi la division bipartite de sa métaphysique des mœurs en une doctrine du droit et une doctrine de la vertu. Or, dès les Fondements, Kant admet qu'il est «absolument impossible d'établir avec une entière certitude un seul cas» dans lequel on puisse réduire le soupçon des «mobiles secrets» (amour propre, etc.) qui permettrait de distinguer entre les actions accomplies par devoir de celles accomplies conformement au devoir (Ibid., p. 75-76). La moralité pure devrait excéder tous les calculs, conscients et inconscients, mais rien ne peut garantir l'identité à soi de la bonne conscience et de la bonne volonté. Cette hantise du calcul ne devrait jamais cesser d'inquieter le devoir. Le respect de la singularité et de l'altérité de l'autre fait de toute décision juste une expérience angoissante et inquiétante. Cette inquiétude, cet affect non pathologique (voir Passions, p. 39-40), ne devrait jamais permettre la simple équivalence du devoir et de l'être: comme le dit Derrida, on ne peut dire «je suis juste, ceci est juste». Comme le dit Kant, dans le domaine pratique on a affaire non à «ce qui arrive», mais à «ce qui doit arriver, quand même cela n'arriverait jamais» (Fondements…, p. 102). La justice, tout comme la moralité au sens strict, ne peut faire l'objet de vérification empirique, mais peut-être y a-t-il au moins un certain «progrès» dans l'ordre légal (cf. l'ecrit de 1784, contemporain des Fondements, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, trad. S. Piebetta, dans Kant, La philosophie de l'histoire, Paris, Aubier, 1947).Google Scholar

16 Levinas, E., Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, p. 248.Google Scholar

17 F, p. 59-60. Levinas, Voir E., «Vérité et justice», dans Totalité et infinie, La Haye, Nijhoff, p. 62;Google Scholar et S, p. 48-49. Un rapprochement entre la pensée de Levinas et la théorie des actes de langage est tenté par Greef, Jan De, dans «Scepticisme et raison», Revue philosophique de Louvain, vol. 82 (1984), p. 365383.CrossRefGoogle Scholar Sur les rapports entre la theorie des actes de langage et le domaine du droit en général, voir le recueil publié sous la direction de Paul Amselek, Théories des actes de langages, éthique et droit, Paris, PUF, 1986.Google Scholar

18 F, p. 60. C'est au sens de cette vérité à faire que j'ai tendance à discerner un certain privilège du droit à (effectivité, exigibilité, être capable) sur le droit de (virtualité, autorisation, être autorisé) chez Derrida comme le laisse entendre le seul intitulé de Du droit à la philosophie. On sait que cette différence de régime marque une mutation historique, disons moderne, dans le droit. Cette mutation est inséparable de l'idée de positivité, de performativité, de déclaration du droit et d'une détermination croissante des droits dits sociaux.

19 Cf. A, p. 247; D, p. 356; Donner le temps, Paris, Galilée, 1991, p. 208, note.Google Scholar

20 A, p. 88. Cette manière de comprendre la décision, même si elle rejoint le caractère exceptionnel que lui attribue Carl Schmitt, est en rupture avec l'idée classique de sujet libre et volontaire que partage encore le célèbre juriste, et done de tout «décisionnisme (naïf ou élaboré)» (F, p. 55). Comme le souligne Derrida, «la décision n'est pas seulement toujours exceptionnelle, elle fait exception de moi» (A, p. 87).

21 Habermas, Voir Jürgen, Le discours de la modernité, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988;Google ScholarFraser, Nancy, «The French Derrideans: Politicizing Deconstruction or Deconstructing the Political?», New German Critique, n° 33 (1984) p. 127154;CrossRefGoogle ScholarMcCarthy, Thomas, Ideals and Illusions: On Reconstruction and Deconstruction in Contemporary Critical Theory, Cambridge, MIT Press, 1991;Google ScholarCritchley, Simon, The Ethics of Deconstruction: Derrida and Levinas, Oxford, Blackwell, 1992.Google Scholar

22 LaCapra, D., «Violence, Justice and the Force of Law», Cardozo Law Review, vol. 11, n° 5-6 (1990), p. 10651078.Google Scholar

23 Cornell, Drucilla, The Philosophy of the Limit, New York-Londres, Routledge, 1992, p. 155sq.Google Scholar

24 Cf. Bernstein, Richard, The New Constellation: The Ethical-Political Horizons of Modernity/Postmodernity, Cambridge, MIT Press, 1992;Google ScholarGasché, Rodolphe, The Tain of the Mirror: Derrida and the Philosophy of Reflection, Cambridge, Harvard University Press, 1986;Google ScholarInventions of Difference, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1994;Google ScholarNorris, Christopher, Derrida, Cambridge, MA, Harvard University, Press, 1987.Google Scholar