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Mimesis littéraire et connaissance morale La tradition de l’« éthopée »*

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Barbara Carnevali
Affiliation:
Université du Piémont(Vercelli, Italie)

Résumé

Cet article vise à expliquer la valeur cognitive de certaines œuvres littéraires grâce au concept d’« éthopée » (mimesis morale, peinture de mœurs). Cette notion d’origine rhétorique peut être élargie pour indiquer un genre transversal qui se situe au point d’intersection idéal entre littérature et connaissance, et qui peut être pratiqué par toutes les « sciences morales » – l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, etc. – se rapportant à la réalité humaine par le biais d’une représentation phénoménologique de l’ethos(caractère/mœurs au double sens individuel et collectif). On présentera donc cette conception de l’éthopée, dont on retracera la fortune à travers quelques jalons marquants de la tradition « moraliste » occidentale, d’Aristote et Théophraste aux romanciers réalistes modernes, en soulignant les continuités et les discontinuités qui ont caractérisé cette tradition, ainsi que les relations entre littérature et sciences humaines.

Abstract

Abstract

The aim of the article is to explore the cognitive value of certain literary works through the notion of “ethopoiia” (moral mimesis). Originally a rhetorical notion, “ethopoiia” may be developed into a transversal literary genre, ideally situated at the crossroads between literature and knowledge, which may be practiced by any of the “moral sciences”–history, anthropology, psychology, sociology, etc.–which approach human reality through the phenomenological representation of ethos (character/custom, either individual or collective). Having illustrated the theoretical framework of Ethopoiia, I will discuss the development of this long-standing “moralistic” tradition through a number of significant examples from the Western canon, from Aristotle and Theophrastus down to the realist novel of the nineteenth and twentieth centuries, stressing continuities and discontinuities, and focusing on the relationship between literature and the human sciences.

Type
Exemplarité
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2010

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Footnotes

*

Je souhaite remercier Jacques Bouveresse, Jean-Jacques Rosat et l’ensemble des participants au séminaire « Philosophie et Littérature », pour avoir inspiré une première version de ce travail et en avoir discuté avec moi. Ma reconnaissance va aussi à Philippe Audegean et à Antoine Lilti, qui ont contribué de manière importante à cet article.

References

1 - L’idée d’une signification et d’une fonction « morales » des œuvres littéraires est aujourd’hui au centre d’un débat sur la valeur cognitive de la littérature, auquel participent des théoriciens importants comme Jacques Bouveresse, Stanley Cavell, Vincent Descombes, Jon Elster, et Martha Nussbaum. La réflexion proposée dans cet article doit beaucoup à ces auteurs; plus particulièrement, elle doit quelques-unes de ses intuitions fondamentales sur la nature phénoménologico-descriptive de la connaissance morale offerte par le roman à l’ouvrage de Descombes, Vincent, Proust. Philosophie du roman, Paris, Éd. de Minuit, 1987 Google Scholar.

2 - Voir en particulier Carnevali, Barbara, « L’observatoire des mœurs. Les coutumes et les caractères entre littérature et morale », in Darmon, J.-C. et Desan, P. (dir.), Pensée morale et genres littéraires, Paris, PUF, 2009, p. 159-178 Google Scholar.

3 - Dans un sens, à certains égards, analogue à ce qu’avait proposé Levy-Bruhl, Lucien, La morale et la science des mœurs, Paris, F. Alcan, 1903 Google Scholar. Mais voir aussi le sixième livre de John Mill, Stuart, Logic of the moral sciences (1843), Collected works of John Stuart Mill. 7-8, A system of logic ratiocinative and inductive: Being a connected view of the principles of evidence and the methods of scientific investigation... , Toronto/Londres, University of Toronto Press/Routledge and Kegan Paul, 1973-1974 Google Scholar. Le cinquième chapitre, intitulé « Of ethology, or the science of the formation of character », se fonde sur le concept grec d’ethos pour définir l’objet et la méthode de la connaissance morale et sociale.

4 - Voir par exemple Aubenque, Pierre, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, p. 37 Google Scholar.

5 - Il faudrait rappeler aussi le latin mos, qui a donné les termes de morale et de mœurs .

6 - Pour un usage de la notion de mœurs à l’unisson de cette approche, voir Sumner, William G., Folkways: A study of mores, manners, customs and morals, Mineola, Dover Publications, [1905] 2002 Google Scholar. Dans ce livre original et fascinant, hélas presque oublié, le sociologue américain tente de fonder une sorte d’ethnologie universelle comparée en se basant sur le répertoire des mœurs des différentes civilisations.

7 - Cette conception de la philosophie a été défendue par exemple par Georg Simmel: c’est l’exigence de sauvegarder l’unité souterraine de la vie humaine qui, selon lui, rend nécessaire le travail du philosophe, notamment à l’égard des sciences positives modernes. La philosophie se distingue ainsi comme le savoir général encore capable de faire dialoguer les savoirs spécifiques, parce qu’elle aperçoit des ressemblances, des analogies, des rapports d’interdépendance, et qu’elle découvre l’universel dans le particulier au nom de son aspiration à la totalité.

8 - Aristote, Éthique à Nicomaque, 1103 a 17-18. Voir Benveniste, Émile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, éd. par J. Lallot, Paris, Éd. de Minuit, 1987, vol. I, p. 329-333 Google Scholar. Selon É. Benveniste, le possessif latin suus a la même racine – ce qui renvoie à l’autre élément commun aux trois notions: le rapport à soi .

9 - Pour une vision synthétique et récente, voir l’importante étude de Halliwell, Stephen, The aesthetics of mimesis: Ancient texts and modern problems, Princeton, Princeton University Press, 2002 Google Scholar.

10 - Ibid .

11 - Voir Lepenies, Wolf, Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. par Plard, H., Paris, Éd. de la MSH, [1985] 1990 CrossRefGoogle Scholar. Afin de retracer l’évolution du rapport entre littérature et sociologie, W. Lepenies propose une étude analytique de certaines figures ou de certains moments exemplaires de la culture française, anglaise et allemande des deux derniers siècles. Il évoque une rivalité historique entre les deux disciplines nées au milieu du XIXe siècle, au moment où, selon lui, l’affirmation des sciences sociales a provoqué une révolution dans le système traditionnel des connaissances. Pendant des siècles, la culture occidentale n’avait en effet produit que deux formes légitimes de connaissance: le savoir des sciences de la nature et le savoir humaniste des disciplines rhétoriques et littéraires. La constitution de la sociologie comme discipline spécifique aurait compromis cette division historique du travail en donnant le jour à une « troisième culture », qui aurait construit son identité en se frayant laborieusement une voie entre les deux premières et en se développant de manière amphibie: proche de la science par la forme de son discours (le savoir sociologique vise en effet l’objectivité et l’universalité, il suit une méthode rigoureuse et prétend à la précision et à l’exactitude en refusant le culte du style qui, selon W. Lepenies, serait propre aux disciplines littéraires), il partagerait néanmoins avec la littérature l’objet de sa réflexion, soit l’humanitas . Cette manière de poser le problème est toutefois très discutable: non seulement elle offre une interprétation simplificatrice du débat tourmenté des XIXe et XXe siècles sur le rapport entre Geisteswissenschaften et Naturwissenschaften, au profit d’une conception naïve et un peu caricaturale du rapport entre les savoirs; mais elle liquide de manière encore plus simpliste la question de la vérité esthétique et de son rapport avec les autres formes de vérité, en réduisant l’essence de la littérature à une question superficielle de rhétorique et de stylistique (dans le sens le plus creux, par conséquent, qui puisse être donné à la notion de style).

12 - Quintilien, Institution oratoire, trad. par Cousin, J., Paris, Les Belles Lettres, 1976, t. V, IX Google Scholar, 2, 58.

13 - Voir Hamon, Philippe, Du descriptif, Paris, Hachette, [1981] 1993 Google Scholar, et Pellini, Pierluigi, La descrizione, Rome/Bari, Laterza, 1998 Google Scholar. Voir aussi Adam, Jean-Michel et Petitjean, André, Le texte descriptif. Poétique historique et linguistique textuelle: avec des travaux d’application et leurs corrigés, Paris, Nathan, 1989 Google Scholar, et La mimèsis, textes choisis et présentés par Gefen, A., Paris, Flammarion, 2002 Google Scholar.

14 - Quintilien, Institution oratoire, op. cit., t. V, p. 186.

15 - Pasquali, Giorgio, « Sui Caratteri di Teofrasto » [1918], in Bornmann, F., Pascucci, G. et Timpanaro, S. (éd.), Letteratura greca, Florence, L. Olschki, 1986, p. 53 Google Scholar et 62. Voir aussi Rostagni, Augusto, « Sui Caratteri di Teofrasto », Rivista di filologia e di istruzione classica, 48, 1920, p. 417-443 Google Scholar. Contre G. Pasquali qui, comme on l’a vu, associe le genre des Caractères à l’Éthique aristotélicienne, et contre d’autres spécialistes qui l’associent au contraire à la Rhétorique, A. Rostagni soutient que l’œuvre doit être interprétée dans le cadre de la Poétique . L’incertitude classificatoire des philologues nous offre une démonstration positive du rôle médiateur que le concept de caractère/mœurs peut exercer entre la morale, l’esthétique et la philosophie. Voir aussi l’introduction et le commentaire de l’éditeur dans Theophrastus, , Characters, éd. par Diggle, J., Cambridge, Cambridge University Press, 2004 Google Scholar.

16 - Casaubon, Isaac, Characteres ethici, sive Descriptiones morum, graece. Isaacus Casaubonis recensuit, in latinum sermonem vertit et libro commentario illustravit, Ludguni, apud F. Le Preux, 1592 Google Scholar. Ce passage est tiré des Prolegomena qui ouvrent les Commentarii . La traduction (que j’ai légèrement modifiée) est de Marc Escola et se trouve dans le deuxième chapitre (consacré à l’influence de I. Casaubon sur la tradition moderne) de son étude sur Jean de La Bruyère: Escola, Marc, La Bruyère I. Brèves questions d’herméneutique, Paris, H. Champion, 2001 Google Scholar.

17 - Ibid .

18 - Voir en particulier les premiers chapitres de M. Escola, La Bruyère..., op. cit . Les travaux de M. Escola sont indispensables à l’étude de l’éthopée moderne. Voir aussi ceux de Louis Delft, Van, notamment Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique, Paris, PUF, 1993 Google Scholar.

19 - Les trente caractères de Théophraste présentent tous la même structure: au titre, qui substantifie une qualité morale, succèdent une brève définition abstraite, puis une description analytique plus étendue qui sert à l’illustrer en juxtaposant les traits caractéristiques de comportement sous forme d’exemples et d’anecdotes.

20 - Stendhal, , « Lettre à Madame Jules Gaulthier, 4 mai 1834 », Correspondance générale, t. V, 1834-1836 , éd. par Litto, V. Del, Paris, H. Champion, 1999, n° 2245, p. 116 Google Scholar.

21 - Voir John Smeed, William, The Theophrastan « character »: The history of a literary genre, Oxford/New York, Clarendon Press, 1985 Google Scholar. La tradition des Caractères s’est surtout diffusée dans la culture anglaise et française des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle a joué un rôle déterminant dans la naissance du novel, le roman réaliste psychologique et social: on reviendra plus loin sur ce genre.

22 - Voir Heilbron, Johan, « La construction des théories sociales », Naissance de la sociologie, Marseille, Agone, [1991] 2006, p. 111-132 Google Scholar.

23 - D’origine idéalement stoïcienne, comme le suggère Ginzburg, Carlo, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001 Google Scholar, qui en trouve la source dans les exercices spirituels de Marc-Aurèle, la technique de la distanciation a développé toutes ses potentialités cognitives dans la littérature des Lumières, où elle est devenue l’un des plus efficaces instruments de la connaissance anthropologique et morale. La description distanciée suspend provisoirement les pôles de sens et de reconnaissance qui naturalisent un éthos et le rendent évident et comme allant de soi pour ceux qui y sont immergés: en permettant de voir les choses avec d’autres yeux et sous une lumière différente, cette épochè permet ainsi d’objectiver scientifiquement les mœurs, de les analyser et de les soumettre à la critique. Voir aussi le bel ouvrage de Orlando, Francesco, Illuminismo, barocco e retorica freudiana, Turin, Einaudi, [1982] 1997 Google Scholar.

24 - Voir Green, Frederick C., La peinture des mœurs de la bonne société dans le roman français de 1715 à 1761, Paris, PUF, 1924 Google Scholar. Quelques autres exemples postérieurs de ce genre: Delacroix, Jacques-Vincent, Peinture des mœurs du siècle, ou lettres et discours sur différents sujets, par M. de La Croix, Amsterdam/Paris, Lejay, 1777 Google Scholar; Guys, Henri, Un dervich algérien en Syrie. Peinture des mœurs musulmanes, chrétiennes et israélites, Paris, J. Rouvier, 1854 Google Scholar; Tissot, Joseph, Mémoire sur les habitants des Fourgs, peinture de mœurs, Paris, Imprimerie impériale, 1863 Google Scholar.

25 - Mazza, Emilio, Falsi e cortesi. Pregiudizi, stereotipi e caratteri nazionali in Montesquieu, Hume e Algarotti, Milan, U. Hoepli, 2002 Google Scholar.

26 - Voir Elias, Norbert, Studien über die Deutschen: Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, éd. par Schröter, M., in Id., Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 2005, vol. 1 Google Scholar.

27 - Comme le fait par exemple Honneth, Axel, «Une synthèse de Georg Simmel et de Max Weber », Le Monde, 5 février 2002 Google Scholar, lorsqu’il souligne la proximité inattendue entre Pierre Bourdieu et l’école de Georg Simmel, qui a pratiqué le « déchiffrement phénoménologique du quotidien ».

28 - Dans l’essai, la propension à l’hypotypose est souvent proportionnelle à l’imprécision de ses objets. Plus un phénomène humain est difficile à définir, plus se présente spontanément le choix de ce genre hybride entre philosophie et littérature, où la théorie semble coïncider avec la description et l’accumulation d’exemples et de traits caractéristiques. J’ai posé ce problème, qui mériterait toutefois un développement plus approfondi, dans Carnevali, Barbara, « Sur Proust et la philosophie du prestige », Littérature, histoire, théorie, 1, 2006: http://www.fabula.org/lht/1/Carnevali.html Google Scholar. Sur le genre de l’essai comme forme de connaissance, voir l’important travail de Macé, Marielle, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006 Google Scholar.

29 - Voir par exemple Morier, Henri, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, [1961] 1981 Google Scholar.

30 - Voir par exemple Woerther, Frédérique, L’èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, 2e partie, par ex. p. 142 Google Scholar sq .

31 - Aristote, , Poétique, trad. par Dupont-Roc, R. et Lallot, J., Paris, Éd. du Seuil, 1980 Google Scholar, 1450 a 26-28 (trad. légèrement modifiée). C’est toujours moi qui souligne.

32 - Ibid., 1448 a 1-5.

33 - Tasse, Le, Discours de l’art poétique, discours du poème héroïque, Paris, Aubier, 1997, p. 2461 Google Scholar (traduction modifiée). Le long et laborieux travail de révision de la Jérusalem délivrée s’est effectué à la lumière de ce principe, comme l’a montré Matteo Residori, à qui je dois également d’autres suggestions fondamentales sur ces problèmes: Residori, Matteo, L’idea del Poema. Studio sulla « Gerusalemme conquistata » di Torquato Tasso, Pise, Scuola Normale Superiore, 2004 Google Scholar, 3e partie, « Ritorno alle origini dell’epica e ‘pittura di costumi’ ».

34 - Tasse, Le, Giudicio sovra la « Gerusalemme » riformata, éd. par Gigante, C., Rome, Salerno, 2000, p. 163 Google Scholar (c’est moi qui souligne). Voir M. Residori, L’idea del Poema..., op. cit., p. 180.

35 - Voir Merleau-Ponty, Maurice, « Le roman et la métaphysique », Sens et non-sens, Paris, Gallimard, [1966] 1995, p. 34-52 Google Scholar.

36 - On sait qu’Aristote, Poétique, 1450 a 7-22, distingue six composantes de la tragédie (cette distinction vaut aussi pour la poésie épique qui, d’un point de vue généalogique, peut être considérée comme l’ancêtre du roman), tout en précisant que seuls deux de ces éléments sont véritablement fondamentaux: « toute tragédie comporte nécessairement six parties, selon quoi elle se qualifie. Ce sont l’histoire, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et le chant [...]. Le plus important de ces éléments est l’agencement des faits en système [pragmatôn systasis ]. En effet la tragédie est représentation non d’hommes mais d’action, de vie et de bonheur (le malheur aussi réside dans l’action), et le but visé est une action, non une qualité; or, c’est d’après leur caractère que les hommes ont telle ou telle qualité, mais d’après leurs actions qu’ils sont heureux ou l’inverse. Donc ils n’agissent pas pour représenter des caractères, mais c’est au travers de leurs actions que se dessinent leurs caractères. De sorte que les faits et l’histoire sont bien le but visé par la tragédie, et le but est le plus important de tout. »

37 - Ibid., 1450 a 38-b 3.

38 - Ibid ., 1450 a 23-28: « De plus sans action il ne saurait y avoir tragédie, tandis qu’il pourrait y en avoir sans caractères: de fait les tragédies de la plupart des modernes sont dépourvues de caractères, et en général beaucoup de poètes font ainsi; de même, en peinture, c’est le cas de Zeuxis par rapport à Polygnote. Polygnote est un bon peintre de caractères, tandis que la peinture de Zeuxis n’a aucun caractère. »

39 - La possibilité exclue a priori par Aristote semble correspondre, en termes littéraires, à celle pratiquée par Théophraste, dont les caractères sont a-mythiques, privés de toute histoire. En termes picturaux, on pourrait tenter de l’imaginer en évoquant les expériences non figuratives du XXe siècle, en particulier celles de l’expressionnisme abstrait américain ou de Mark Rothko: une peinture où la couleur – et ce n’est pas un hasard – traduit immédiatement l’essence d’un contenu moral.

40 - De nombreux films ont joué sur cette conception de la couleur comme synonyme de la connaissance qualitative du monde humain. Dans Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin, 1987) de Wim Wenders, la véritable expérience humaine – sensible, émotive, concrètement «éthique» – commence lorsque la vision abandonne le noir et blanc (forme de la connaissance angélique, abstraite et intellectualiste) et que la vie, grâce à l’émotion de l’amour, s’éprouve en couleurs. Voir Renouard, Maël, «Une mémoire chérubinique. Sur Les Ailes du désir de Wim Wenders », Trafic, 70, 2009, p. 33-44.Google Scholar

41 - Scaliger, Jules César, Poetices libri septem, Stuttgart, Friedrich Frommann Verlag, [1561] 1964, livre III, chap. 12Google Scholar sq .

42 - Voir Strauss, Leo, La philosophie politique de Hobbes, Paris, Belin, [1936-1952] 1991 Google Scholar; Id ., Pensées sur Machiavel, Paris, Payot, [1953] 1982; Battista, Anna Maria, Nascita della psicologia politica, Gênes, ECIG, 1982 Google Scholar; Id., Politica e morale nella Francia dell’età moderna, éd. par A.M. Lazzarino Del Grosso, Gênes, Name, 1998.

43 - de Montaigne, Michel, « De l’experience », Les Essais, éd. par Balsamo, J., Magnien, M. et Magnien-Simonin, C., Paris, Gallimard, 2007, III-13, p. 1127 Google Scholar.

44 - Voir en particulier les ouvrages cités de L. Strauss et l’interprétation offerte par Tanguay, Daniel, Leo Strauss. Une biographie intellectuelle, Paris, Grasset, 2003 Google Scholar, dans le chapitre sur la révolution anthropologique de la modernité.

45 - Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, [1785] 1992, p. 48 Google Scholar.

46 - Cette façon de considérer le rapport entre anthropologie culturelle et philosophie morale a été proposée par Remotti, Francesco, « La tolleranza verso i costumi », in Viano, C. A. (éd.), Teorie etiche contemporanee, Turin, Bollati Boringhieri, 1990, p. 165-185 Google Scholar.

47 - Ibid., p. 169.

48 - M. de Montaigne, «De la coustume, et de ne changer aisement une loy receue », Les Essais, op. cit., I-21, p. 115-116. Sur le thème de la coutume chez Montaigne, voir surtout Tournon, André, Montaigne. La glose et l’essai, Paris, H. Champion, [1983] 2000 Google Scholar, chap. 4; Langer, Ullrich, « Montaigne’s customs », Montaigne Studies, 4, 1992, p. 81-96 Google Scholar; Goyet, Francis, « La notion éthique d’habitude dans les Essais: articuler l’art et la nature », MLN, 118-4, 2003, p. 1070-1091 CrossRefGoogle Scholar. Voir aussi Ferreyrolles, Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, H. Champion, 1995 Google Scholar.

49 - de La Bruyere, Jean, Discours sur Théophraste (1688) Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle , éd. par Escola, M., Paris, H. Champion, 1999, p. 102 Google Scholar (c’est moi qui souligne).

50 - Jean-Jacques Rousseau, à la fois dernier des moralistes classiques et premier des grands romanciers modernes, est peut-être la figure de transition la plus emblématique.

51 - Voir B. Carnevali, « L’observatoire des mœurs... », art. cit., en particulier p. 174 sq . Voir aussi Tortonese, Paolo, « Romanzo, morale e psicologia », in Macor, L. A. et Vercellone, F. (dir.), Teoria del romanzo, Milan, Mimesis, 2009, p. 13-23 Google Scholar, qui insiste toutefois sur l’intention moralisante et normative des moralistes classiques, aux dépens de leur projet descriptif qui me paraît plus déterminant encore pour la continuité avec le roman.

52 - Sur la prose du monde, M. Merleau-Ponty a écrit des pages profondes où, pour définir l’aptitude phénoménologique du roman, sa capacité à faire parler les choses et l’expérience concrète, il recourt à la même formule (« montrer du doigt ») que celle dont se servaient les traités de rhétorique pour illustrer l’hypotypose: voir M. Merleau-Ponty, « Le roman et la métaphysique », art. cit., p. 36. Alfred Schutz, sociologue d’orientation ouvertement phénoménologique, s’est lui aussi intéressé au lien entre l’idée de Lebenswelt et le champ de compétence du roman: ses écrits contiennent de précieuses suggestions pour la théorie littéraire. Voir Embree, Lester E. (éd.), Alfred Schutz’s « Sociological aspect of literature »: Construction and complementary essays, Dordrecht/Boston, Kluwer Academic Publishers, 1998 CrossRefGoogle Scholar. Voir aussi Natanson, Maurice A., The erotic bird: Phenomenology in literature, Princeton, Princeton University Press, 1998 Google Scholar; Romano, Claude, Le chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner, Paris, Gallimard, 2005 Google Scholar. La parenté entre roman et phénoménologie a également été remarquée par les écrivains, en général peu disposés à revendiquer une appartenance philosophique. Voir par exemple Kundera, Milan, L’art du roman. Essai, Paris, Gallimard, 1986 Google Scholar.

53 - Stevenson, Robert Louis, « À bâtons rompus sur le roman », Essais sur l’art de la fiction, éd. par Bris, M. Le, Paris, Éd. Payot et Rivages, [1988] 2007, p. 219 Google Scholar.

54 - Ibid., p. 222.

55 - Ibid., p. 221 et 224.

56 - Ibid, p. 224 (traduction modifiée).

57 - Voir James, Henry, « L’art de la fiction » (1884) et Stevenson, Robert Louis, « Une humble remontrance » (1884), in le Bris, Michel, Une amitié littéraire: Henry James - Robert Louis Stevenson, Paris, Éd. Payot & Rivages, [1987] 1994 Google Scholar.

58 - H. James, « L’art de la fiction », art. cit, p. 87. Il faut rappeler que James refuse de distinguer nettement entre novel et romance, et donc entre caractère et histoire: il insiste au contraire sur leur nécessaire complémentarité, seule à même de faire du roman un organisme compact.

59 - Voir Mazzoni, Guido, « Mimesi, narrativa, romanzo », Moderna. Semestrale di teoria e critica della letteratura, 7-2, 2005, p. 21-58 Google Scholar.

60 - Dans les œuvres de sa période dite des Lumières, qu’on pourrait aussi définir comme moraliste, Frédéric Nietzsche a montré toute la fécondité scientifique de cette conception de la morale fondée sur la connaissance sans prévention des mœurs humaines: l’éthopée littéraire d’un romancier comme Stendhal, plus « implicite », y rivalise à armes égales avec celle, plus réflexive, de Montaigne et de Blaise Pascal. Parmi les métaphores favorites de Nietzsche, on trouve celles du moraliste comme anatomiste travaillant à sa table de dissection et de la « chimie des sentiments moraux ». Voir Donnellan, Brendan, Nietzsche and the French moralists, Bonn, Bouvier, 1982 Google Scholar; et surtout Pippin, Robert B., Nietzsche, moraliste français. La conception nietzschéenne d’une psychologie philosophique, Paris, O. Jacob, 2006 Google Scholar.

61 - Pavel, Thomas, La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003 Google Scholar.

62 - Voir Auerbach, Erich, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, [1946] 1968 Google Scholar; Girard, René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961 Google Scholar. Sur la réception de ces deux ouvrages, voir le dossier critique consacré à Girard, R.: « Aspects nouveaux de l’analyse littéraire », Annales ESC, 20-3, 1965 Google Scholar (avec des interventions de Michel Crouzet et Jean Cohen), et Tortonese, Paolo (dir.), Erich Auerbach. La littérature en perspective, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009 Google Scholar.

63 - L’appel célèbre du chapitre 15 du Prince à faire l’expérience réelle des choses au lieu de les imaginer, repris et réinterprété de manières infiniment différentes par des philosophes, psychologues, anthropologues et sociologues, est devenu la devise programmatique de la connaissance moderne de l’homme.

64 - Pour E.Auerbach comme pour R.Girard, le réalisme moderne a aussi fait sienne la leçon du réalisme anthropologique chrétien. Il faudrait ici ouvrir l’important chapitre de l’héritage chrétien et augustinien de la tradition moraliste moderne: je me borne à renvoyer à Benichou, Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, [1948] 1992 Google Scholar, et Lafond, Jean, L’homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Paris, H. Champion, 1996 Google Scholar.

65 - En particulier Montaigne, Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, Montesquieu, Rousseau, outre Helvétius et Hobbes qui sont plus traditionnellement philosophes.

66 - Stendhal, , Théâtre, éd. par Litto, V. Del, Genève/Paris, Slatkine Reprints, 1986, t. I, p. 247 Google Scholar. Telle est également la raison, selon Blin, Georges, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, J. Corti, 1953, p. 69 Google Scholar, pour laquelle Stendhal a été défini comme un « historien des mœurs ». Sur ses rapports avec les moralistes, voir aussi les études de Crouzet, Michel, et notamment, en particulier sur la passion par excellence des moralistes qu’est l’amour-propre, Nature et société chez Stendhal. La révolte romantique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1985 Google Scholar. Sur la peinture de mœurs chez Stendhal, j’ai recueilli de nombreuses et précieuses indications dans la transcription encore inédite du séminaire de Giulia Oskian sur l’« esprit démocratique » chez Tocqueville et Stendhal (Scuola Normale Superiore, Pise, 2008).

67 - Stendhal, , Filosofia nova. Pensées, marginalia, éd. par Martineau, H., Cœuvres-et-Valsery, Ressouvenances, [1931] 2009, p. 37 Google Scholar (c’est moi qui souligne).

68 - Stendhal, « Lettre à Pauline Beyle, 3 août 1804 », Correspondance générale, op. cit., t. I, n° 94, p. 189 (c’est moi qui souligne).

69 - de Balzac, Honoré, « Avant-propos » [1842], La Comédie humaine. I. Études de mœurs: scènes de la vie privée, Paris, Gallimard, 1976, p. 11 Google Scholar (c’est moi qui souligne).

70 - de Balzac, Honoré, Lettres à Madame Hanska, Paris, R. Laffont, 1990 Google Scholar, t. I, n° 72, 26 octobre 1834, p. 204.

71 - H. de Balzac, « Avant-propos », La Comédie humaine, op. cit., voir les n. 1 et 2, p. 7.

72 - P. Hamon, Du descriptif, op. cit., p. 17-18.

73 - H. de Balzac, « Avant-propos », La Comédie humaine, op. cit., p. 11.

74 - Ibid . Sur ce thème, voir les pages encore fondamentales d’e. Auerbach, Mimésis..., op. cit., chap. XVIII.

75 - Voir plus haut le parallèle esquissé à la fin de la partie intitulée « L’éthopée », p. 304.

76 - Voir surtout les études Henry, d’Anne, notamment Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Paris, Klincksieck, 1981 Google Scholar et Proust romancier. Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, 1983 Google Scholar.

77 - Voir note 11.

78 - Proust, Marcel, Le temps retrouvé. À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, t. IV, 1989, p. 477 Google Scholar (c’est moi qui souligne). Sur l’interprétation de ce passage et sur le rapport entre les deux formes de la connaissance proustienne, irrationnelle et épiphanique d’une part, phénoménologique et sociale de l’autre, je renvoie à l’importante étude de V. Descombes, Proust..., op. cit . Voir aussi Piazza, Marco, Passione e conoscenza in Proust, Milan, Guerini, 1998 Google Scholar.