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Le temps d’un rituel

Anthropologie historique d’une « danse de la conquête » de la Sierracentrale péruvienne(xviie-xxie siècle)

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

Isabel Yaya McKenzie*
Affiliation:
EHESSisabel.yayamckenzie@ehess.fr
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Résumé

En équilibre précaire sur de petits destriers, les conquérants espagnolstentent péniblement de transpercer les troupes du souverain Atahualpa quidéfendent à pied le destin de l’Empire inca. La scène est désordonnée, tantôttendue, tantôt enjouée, car la plupart de ses interprètes sont en état d’ébriétéavancée. Renvoyant à l’épisode tragique survenu en 1532, cette séquence estrejouée depuis la première moitié du xviie siècle au coursde diverses fêtes votives de la Sierra centrale péruvienne. Aujourd’hui, si lesmodalités de cette reconstitution peuvent varier d’un endroit à l’autre, ellessont toujours financées par des laïcs bénévoles ; s’y mêlent messes,processions, beuveries, banquets, danses collectives, jeux de combat,divertissements musicaux et, parfois, un spectacle taurin. Ces pratiquesfestives s’inscrivent en cela dans une histoire connectée, celle de lacirculation et des reconfigurations des représentations de Maures et chrétiensdans le monde ibérique. Cet article propose de saisir les dynamiquesinstitutionnelles, à la croisée du politique et du religieux, qui ont participéau succès et à la stabilité de cette performance dans les Andes. Il interrogeégalement la texture de cette longue durée et son articulation avec d’autrestemporalités. À partir d’enquêtes ethnographiques effectuées à Chiquián(Áncash), l’étude s’attarde en dernier lieu sur les temporalités du rituel :quels passés, quels présents et quels horizons d’attente s’emboîtent dans lescadres d’interaction de cette représentation ?

Abstract

Abstract

Holding on precariously to their small steeds, the Spanish conquerors attemptto break through the ranks of Atahualpa’s army, whose men defend on foot thefate of the Inca Empire. The scene is messy, at once tense and playful owing tothe performers’ advanced state of inebriation. This choreography, which playsout the tragic events of 1532, has been reenacted on various patronal festivalsthroughout the central Peruvian Sierra since the first half of the seventeenthcentury. Although nowadays these reenactments may vary in configuration from oneplace to the next, all are financed by lay volunteers and include masses,processions, drinking, banquets, collective dances, fighting games, musicalentertainment, and occasionally a bullfight. These festive performances are thelatest chapter in a connected history of the circulation and reconfiguration ofrepresentations of Moors and Christians in the Iberian world. This articleattempts to grasp the institutional dynamics, at the intersection betweenpolitics and religion, that have ensured the success and longevity of theseperformances in the Andes. It also questions the texture of this longuedurée and its articulation with other temporalities. Based onethnographic fieldwork carried out in Chiquián (Áncash), the article focuses onthe temporalities of the ritual: What past, present, and future horizons arewoven into these performances’ frameworks of interaction?

Type
Le fait religieux à l'épreuve du monde
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Sire, puisque Dieu vous a conféré cette grâce immense de vous élever par-dessus tous les rois et princes de la Chrétienté à une puissance que jusqu’ici n’a possédée que votre prédécesseur Charlemagne, vous êtes sur la voie de la monarchie universelle, vous allez réunir la Chrétienté sous une seule houlette.Footnote 1

Les rituels racontent-ils une histoire ? Mettent-ils en acte un discours séquencé et porteur de sens sur l’expérience collective du temps dont les modalités spécifiques se distingueraient de celles du récit ? L’anthropologie a apporté des réponses ambivalentes à ces questions. Si le rituel n’est aujourd’hui plus perçu comme la réactualisation immuable du mytheFootnote 2, il n’en est pas moins l’objet d’analyses synchroniques qui cherchent à en dégager les structures internes, indifférentes aux changements socio-historiques, à la diversité des perspectives qui participent à sa reproduction et aux rapports des acteurs sociaux au passé. Les temporalités du rituel – sa mise en scène d’événements ou de comportements attribués aux figures du passé (fondateurs, aïeux, etc.) et leurs articulations avec les nouvelles subjectivités qui émergent de la performance – ne seraient alors que des dispositifs au service de la fonction élémentaire du rituel, celle de restaurer une cohésion là où les tensions, les conflits, voire le désastre menacent la structure socialeFootnote 3. Dans cette perspective, si les participants des « rituels de rébellion » jouent à inverser les rapports de domination qui ordonnent leur quotidien, c’est pour mieux réguler, au sein d’une sphère instituée, les tensions engendrées par ce même système sans pour autant le renverserFootnote 4.

Ce cadre d’analyse a imprégné la lecture d’un phénomène rituel fort répandu dans le monde andin dont l’origine remonte aux premières décennies de l’époque coloniale. La littérature ethnologique le désigne parfois par les termes de « danses de la conquête » ou, sous sa forme théâtralisée, de « tragédies de la mort d’Atahualpa », en référence à l’épisode historique qu’il met en acte. De nos jours encore, d’innombrables collectivités de la Sierra centrale péruvienne rejouent, lors de fêtes votives, la capture du dernier dirigeant inca par les hommes de Francisco Pizarro (1532)Footnote 5, un drame qui mena à la chute du plus vaste empire des Amériques. Sur le plan formel, ces représentations diffèrent sensiblement d’un lieu à l’autre puisqu’elles peuvent être dansées, déclamées en prose bilingue (quechua/espagnol) ou opposer deux factions en un combat de front. Toutes, en revanche, sont exécutées en costumes et en extérieur, que ce soit à la sortie d’un hameau ou dans les ruelles d’une petite agglomération. Dans un ouvrage pionnier ambitionnant de restituer « la vision des vaincus », Nathan Wachtel proposait d’envisager ces représentations comme des expressions séculaires de la mémoire collective des populations andines. Celles-ci auraient emprunté à la culture dominante un cadre de pratique, celui des célébrations liturgiques, pour y perpétuer des catégories de pensée indigènes et mettre en scène l’altérité incommensurable des deux groupes en présence. D’après cette lecture, les communautés rurales des hautes terres andines n’auraient cessé de rejouer au fil des siècles l’affrontement entre Incas et Espagnols afin de donner sens aux bouleversements traumatiques que l’invasion européenne avait entraîné dans leurs structures mentales. Le rituel opère ici comme un processus périodique de recomposition de l’ordre social ébranlé, comme une praxis restructurante « en réponse à une situation vécue, et revécue, comme une catastrophe collectiveFootnote 6 ». Le rituel relèverait donc de l’expérience cathartique, en ce qu’il permet aux acteurs sociaux de revivre le drame historique et de remédier ainsi à ses conséquences encore vivaces – à l’image de la tragédie –, et tendrait enfin à neutraliser l’irruption de l’événement traumatique en l’inscrivant dans un schéma cycliqueFootnote 7.

Si cette analyse a séduit les tenants du messianisme andinFootnote 8 – pour qui les communautés indigènes partagent la croyance du retour d’un Inca libérateur –, elle a aussi été maintes fois critiquée. Elle postule en effet l’existence d’un système de pensée autochtone imperméable aux transformations, aux contradictions et aux ambivalences inhérentes à la situation coloniale, réduisant l’attitude des populations andines à une « résistance passive » face à la dominationFootnote 9. En outre, certaines interrogations persistent sur le versant théorique du rituel : s’il est admis que celui-ci repose sur le respect d’un script codifié et de prescriptions spécifiques, les ethnographies contemporaines soulignent qu’il est aussi sujet à de multiples négociations et ajustements de la part de celles et ceux qui le reproduisentFootnote 10. Aussi, a contrario d’une approche fonctionnaliste trop rigide qui conçoit le rituel comme un dispositif de légitimation d’un ordre social consensuel, il apparaît primordial de se pencher sur les variations qui ont infléchi les danses de la conquête à travers le temps et sur les innovations que les participants déploient dans le cadre des actions prescritesFootnote 11. Cette vision dynamique des processus de reconfiguration rituelle et du rôle des acteurs sociaux dans sa transmission permet de saisir comment, aujourd’hui, les collectivités andines se représentent et construisent leur rôle dans le grand récit de la nation péruvienne. Une telle lecture nécessite d’explorer les transformations du rituel au prisme des changements sociaux et politiques qui ont affecté les collectivités concernées, tout en cherchant à identifier les modalités de sa perpétuation dans le temps.

Je propose d’aborder ces questions à partir de l’étude de l’un des avatars contemporains des danses de la conquête. À Chiquián, chef-lieu du département d’Áncash (carte 1), l’affrontement entre Incas et Espagnols se déroule au cours de la célébration de sainte Rose de Lima, du 28 août au 4 septembre. Durant huit jours, la localité célèbre la fête la plus importante de son calendrier liturgique – au grand dépit de son curé, qui n’a aucune prise sur la conduite de l’événement. En effet, ni les solennités de la Semaine sainte ni celles de Pâques ou du Corpus Christi n’attirent un public aussi fervent et nombreux. Femmes et hommes issus des communautés paysannes environnantes, des grandes métropoles péruviennes et de la diaspora internationale se rendent alors à Chiquián. Cette attractivité a d’ailleurs incité la municipalité à déposer, en 2017, une demande d’inscription de la fête au patrimoine immatériel de la nation. En outre, l’événement a de quoi embarrasser les plus dogmatiques : scènes d’ivresse, banquets, danses collectives, combats, divertissements sportifs et musicaux, feux d’artifice et corridas émaillent le cycle festif. Quant à l’affrontement qui oppose Incas et Espagnols, il relève tant du spectacle que de la lutte. Les actions et l’issue du combat n’y sont pas strictement prescrites puisque, contrairement aux faits historiques, le clan autochtone peut l’emporter. Enfin, l’atmosphère alcoolisée qui y règne est empreinte d’une effervescence tantôt hilare, tantôt agressive qui teinte l’événement d’une couleur émotionnelle variable. L’ensemble de ces réjouissances est financé par des laïcs bénévoles nommés chaque année selon un principe de rotation des charges rituellesFootnote 12. Ces mêmes individus incarnent les personnages principaux du combat originel et, en fonction du sens qu’ils accordent à l’épisode et des relations personnelles qu’ils entretiennent avec les autres protagonistes de la fête, infléchissent son déroulement.

Carte 1 Emplacement de Chiquián dans le département d’Áncash

C’est dans cette bourgade de quelque 3 500 résidents que j’ai effectué des enquêtes de terrain entre 2017 et 2018, au cours des festivités et de ses préparatifsFootnote 13. À partir de l’analyse des matériaux recueillis, je chercherai d’abord à identifier les dynamiques institutionnelles, à la croisée du politique et du religieux, qui ont participé au succès et à la perpétuation de ce rituel à travers le temps. Cette question est d’autant plus fondamentale que l’organisation de l’événement échappe aux autorités ecclésiastiques. Je propose d’éclairer cette stabilité en établissant une continuité entre l’institution des charges qui assure son renouvellement actuel et le système des confréries importé dans les Amériques dès le début de l’époque colonialeFootnote 14. Ce dispositif corporatif à caractère dévotionnel reposait sur une hiérarchie de charges laïques qui s’est déclinée sous différentes formes dans le monde ibérique. Les reconfigurations de cette institution invitent donc à interroger plus largement les continuités et les discontinuités des danses de la conquête sur le temps long. La texture de cette longue durée est au cœur de mon questionnement, tout comme son articulation avec d’autres temporalités et échelles d’analyse, ainsi que Fernand Braudel l’appelait de ses vœuxFootnote 15. Je m’attarderai donc en dernier lieu sur les variations que les participants font subir à la trame canonique du rituel et, en particulier, à la construction du temps et de l’événement historique qui s’y déploie : quels passés, quels présents et quels horizons d’attente s’emboîtent dans les cadres d’interaction de la représentation ?

Afin de répondre à ces questions, mon propos chemine délibérément entre l’unité minimale du terrain ethnographique et l’échelle macroscopique de l’histoire connectée. L’objectif méthodologique de cette démarche est double. Elle vise tout d’abord à restituer l’épaisseur temporelle et les circulations spatiales de ces pratiques alors que l’anthropologie andiniste les a instituées en authentiques productions de la pensée indigène. Plusieurs études littéraires et philologiques ébranlent désormais cette thèse et démontrent la filiation hispanique des danses de la conquête dont la structure, aujourd’hui encore, évoque les fêtes de Maures et Chrétiens et, plus généralement, les drames liturgiques d’extérieur connus sous le nom d’« auto sacramentales » dont la fortune débute dans la première moitié du xvie siècleFootnote 16. Un regard éloigné et diachronique permet donc de saisir, par comparaison, les longues permutations de ces représentations dans l’espace ibérique. Il invalide par là même la thèse d’une supposée résistance culturelle des populations andines aux apports de la modernité et à la transformation historique. Varier les focales d’analyse permet ensuite de décloisonner les identités et les productions culturelles du monde andin. Comme plusieurs travaux l’ont déjà souligné dans le sillage des réflexions d’Orin Starn, l’ethnologie de la seconde moitié du xxe siècle a contribué à marginaliser les populations rurales des hauts plateaux en les dépeignant « sous les traits d’individus demeurés extérieurs au mouvement de l’histoire moderneFootnote 17 ». Un pan considérable des études andinistes a alimenté un imaginaire de communautés paysannes closes sur elles-mêmes, structurellement réfractaires aux changements, habitées par des catégories de pensée immuables et œuvrant à dissoudre les intrusions exogènes par le rituel, lui-même perçu comme une fabrique de temps circulaire. Selon les termes accablants de l’anthropologue péruvien Carlos I. Degregori, la construction de cette altérité andine (lo andino) serait une production des classes urbaines intellectuelles se faisant ventriloques des populations des hauts plateaux, conformément au procédé classique de l’indigénismeFootnote 18. Aussi grossier soit-il, un tel écueil menace cependant toutes les entreprises ethnologiques. Repositionner les interprètes des danses de la conquête dans le mouvement d’une histoire connectée restitue ainsi la fluidité de leurs identités, loin d’un supposé conservatisme âprement défendu. Cette approche conduit dès lors à contextualiser leurs productions culturelles dans un espace pluriséculaire de circulation de savoirs, de personnes et de biens où hommes et femmes ont activement négocié leur place.

À Chiquián, les danses de la conquête offrent à ces individus une scène pour, selon leurs propres termes, « exposer leur foi » (resaltar la fe) de manière ostentatoire. Ces manifestations dévotionnelles prennent place dans une reconstitution du passé qui n’a pas pour seul référent l’affrontement entre Atahualpa et Pizarro : s’y mêlent des marqueurs temporels issus de multiples époques, depuis la chute de l’Empire inca jusqu’à la constitution du Pérou républicain en passant par la période coloniale. Je propose d’y voir la mise en acte d’un imaginaire partagé de l’histoire, loin d’une élaboration anachronique des événements ou d’une mémoire fragmentaire. Le temps d’un rituel, cette communauté se donne à voir par les liens séculaires de solidarité dévotionnelle qui ont uni et continuent à unir ses membres malgré les bouleversements migratoires du siècle passé. Pour apprécier ce tableau, encore faut-il que l’ethnographe ne centre pas uniquement son regard sur la scène qui a captivé l’Occident, celle de la collision tragique entre les deux mondes, et l’élargisse à l’ensemble des interactions qui se nouent au cours du cycle festif. Cette approche repose in fine sur une lecture interactionnelle du rituel, qui l’envisage comme la mise en acte d’un monde synthétique constitué de relations ordinairement incompatiblesFootnote 19 et, j’ajouterai, de temporalités inconciliables.

Il nous faut désormais examiner comment l’institution des charges cultuelles, la reconstitution ritualisée de l’histoire locale et la mobilisation des participants échafaudent un dispositif rituel qui construit la participation des acteurs sociaux au grand récit de fondation de la chrétienté universelle, un récit qui s’est noué au fil du temps avec celui de la constitution de la république catholique du Pérou. Pour entamer cet examen, restituer la longue histoire des danses de la conquête est un préalable indispensable. Cette histoire est celle des institutions politiques et sociales qui les ont initialement perpétuées, celle des différents usages qu’en ont faits les acteurs sociaux et celle, enfin, de leurs continuités formelles.

Le temps long

Il y a plus de quatre siècles, les voies de passage ouvertes par les conquêtes coloniales ibériques ont répandu dans leurs sillages une littérature orale dont l’empreinte est toujours perceptible aujourd’hui. Ces récits ont notamment pour protagoniste Charlemagne, vainqueur mythifié des Sarrasins d’al-Andalus et fondateur du premier empire chrétien d’Occident, dont la geste se voyait érigée en miroir des conquêtes accomplies par la monarchie catholique espagnole nouvellement constituée (1496). Ce cycle impérial se propage en Amérique du Sud dès les années 1530 sous forme d’imprimés de cordel, ces livrets de qualité médiocre destinés aux plus humbles par une oralisation du texteFootnote 20. Sa diffusion outre-Atlantique va de pair avec l’acclimatation d’un autre genre dramatique qui lui est étroitement associé : les festivités de Maures et Chrétiens qui commémoraient ladite reconquête des territoires musulmans par les royaumes chrétiens ibériques (1492). Les ordres missionnaires, au premier chef desquels les Franciscains, contribuèrent à populariser ces célébrations en Nouvelle-Espagne avant qu’elles ne se propageassent au gré des velléités évangélisatrices des puissances colonialesFootnote 21. Elles sont ainsi attestées dès 1611 aux Philippines, où elles ont donné naissance au moro moro, une forme actuelle de théâtre vernaculaireFootnote 22. Quant aux jésuites installés dans le sud-ouest de l’Inde au xvie siècle, ils sont à l’origine de l’adaptation du cycle carolingien en une épopée nommée Kāralmān Charitam, aujourd’hui interprétée par quelques communautés du KeralaFootnote 23. De fait, si ces drames religieux se sont répandus jusque dans les coins les plus reculés du monde colonial ibérique, ils ont aussi fait preuve d’une extraordinaire longévité. De nos jours, la geste de Charlemagne et les fêtes de Maures et Chrétiens se jouent dans le sud des États-UnisFootnote 24, en Amérique centraleFootnote 25, en Colombie, en Équateur, au Venezuela, au PérouFootnote 26, au ChiliFootnote 27 ou encore au Brésil sous forme de jeux équestres ou nautiques (chegança de mouros)Footnote 28. À Príncipe, dans le golfe de Guinée, Charlemagne et les douze pairs de France affrontent chaque année l’émir Balão venu défier la chrétienté. Sur l’île voisine de Sao Tomé, des interprètes amateurs organisés en corporations mettent en scène le procès légendaire de Dom Carloto, fils impudent de Charlemagne jugé pour l’assassinat du neveu du marquis de Mantoue. Vêtus d’uniformes militaires, de complets-vestons ou d’habits de cour confectionnés par leurs soins, les uns s’affairent à enregistrer le procès sur d’antiques machines à écrire tandis que les autres déploient de longues plaidoiries en ancien portugais. Cette représentation, appelée tchiloli, attire une foule de curieux qui suit pas à pas les rebondissements de l’intrigue dans les rues du bourgFootnote 29.

Chacune de ces performances s’inscrit dans une trajectoire historique spécifique, au cœur d’enjeux locaux qui ont façonné ses reconfigurations et assuré sa pérennité, mais toutes partagent une structure d’ensemble qui témoigne de leur ascendance commune. Elles débutent généralement par la prise d’un château par des païens, le plus souvent des Maures, qui s’inclinent ensuite devant les troupes chrétiennes soutenues au combat par une figure de la Vierge ou d’un saint. Enfin, il n’est pas rare que les vaincus se convertissent au catholicisme, leur défaite ayant démontré la supériorité spirituelle des chrétiens. Ces représentations sont exécutées en plein air à l’occasion de certaines fêtes liturgiques, pendant le Corpus Christi ou la célébration du saint patron local. Dans la plupart des cas, elles sont interprétées par des amateurs laïcs qui prennent part non seulement aux messes, aux processions, mais aussi aux divertissements qui rythment les festivités sous forme de défilés, de danses collectives, de feux d’artifice ou encore de spectacles taurins. Dans la Sierra centrale péruvienne, il existe aujourd’hui plusieurs variantes de ces célébrations, appelées « danse de l’Inca » (danza del Inca), « Inca et Capitaine » (Inca y Capitán) ou « danse des capitaines » (baile de capitanes). Ces désignations sont la marque d’une caractéristique régionale que partagent également certaines manifestations méso-américaines. En effet, dans les Andes centrales, les acteurs originaux du récit ibérique sont remplacés, d’une part, par des personnages incas et, d’autre part, par les conquérants espagnols. De même, dans l’État de Oaxaca (Mexique), les troupes de Moctezuma combattent aujourd’hui celles de Hernán CortésFootnote 30. Au cours de ces danses de la conquête, les Infidèles autochtones affrontent donc l’armée chrétienne venue réclamer possession de leurs terres au nom de la vraie religion. Et, à l’image des représentations traditionnelles de Maures et Chrétiens, une vraisemblance historique est entretenue, certains protagonistes de l’affrontement portant les noms véritables des acteurs de la conquête des Amériques.

Comment ces danses et ces pièces populaires se sont-elles pérennisées à travers le temps ? Quelles institutions et quels acteurs sociaux ont assuré leur transmission ? Soulignons tout d’abord que le règne de la monarchie hispanique sur ses possessions transatlantiques a aussi été celui du faste cérémonielFootnote 31. Sous la domination des Habsbourg (1516-1700), les pouvoirs civils et l’Église ont largement occupé les sujets de l’empire à la mise en œuvre de festivités baroques en tout genre : entrées solennelles, célébrations des naissances, couronnements, mariages et funérailles des membres de la famille royale, commémorations de victoires militaires, fêtes du calendrier liturgique, canonisations, béatifications et autres somptuosités étaient organisées dans les villes, grandes et petites, de l’empire. Les historiens contemporains qualifient ces dispositifs festifs de « pratiques de pouvoir » en ce qu’ils visaient, selon la formule consacrée, à organiser le champ d’action des gouvernés à travers le temps et dans l’espaceFootnote 32. En effet, ces célébrations mobilisaient tous les segments de la société coloniale dans l’exaltation d’un grand récit : celui de l’avènement du royaume de Dieu sur terre sous la conduite militaire et politique de la Couronne espagnole. Chacun et chacune selon sa condition étaient conviés à la réalisation de ces divertissements où s’entremêlaient ambitions impériales et intérêts locaux. Les uns s’employaient à la confection de portraits nobiliaires et d’ouvrages monumentaux à caractère éphémère : chars, arcs de triomphe, portiques, châteaux, figures de tarasques et de dragons qui transformaient l’espace urbain le temps des réjouissances. D’autres peuplaient les tableaux vivants, les scènes historiques et mythologiques qui animaient les ruelles, ou encore défilaient par ordre hiérarchique et conformément à leur appartenance socio-ethnique, leur corporation de métier (gremio) ou leur confrérie (cofradía). Cette mosaïque de célébrants était donc composée, pour reprendre la nomenclature coloniale, d’Espagnols, d’Indiens, de Noirs libres et esclaves, de métis, de mulâtres et autres castas Footnote 33. Membres des élites locales ou artisans, ils incarnaient la diversité des peuples de la chrétienté au même titre que les sujets européens de la Couronne qui, eux aussi, célébraient ces solennités sur leur propre territoire. Ces événements festifs étaient donc l’occasion pour chacun d’éprouver son rôle dans la construction d’une congrégation universelle de fidèles et donnaient à voir l’étendue incommensurable de la souveraineté espagnole. Aussi les enfilades d’ambassades figuraient-elles l’ensemble des royaumes connus, représentés sous les traits de personnages allégoriques : dirigeants européens, roi du Congo ou d’Éthiopie, empereur de Chine ou du Japon, Grand Turc, héros de l’Antiquité et chevaliers du cycle carolingien ou encore Moctezuma et Atahualpa, tous étaient réunis pour rendre hommage aux monarques habsbourgeois dépeints en majesté. Par ailleurs, comme Solange Alberro l’a très justement souligné, ces festivités inscrivaient la monarchie universelle dans un temps long annonciateur de sa venue, depuis la mise en scène du passé antique jusqu’à l’asservissement du Nouveau Monde en passant par l’évocation du premier empire chrétien fondé par CharlemagneFootnote 34. La monarchie espagnole se présentait ainsi comme la digne héritière de ce passé providentiel.

Rien de surprenant, dès lors, à ce que les représentations allégoriques de la reconquista aient participé à ce grand récit de la chrétienté sous forme de combats simulés ou de pièces de théâtre. L’affrontement victorieux des chrétiens contre les Maures entendait unir les fidèles dispersés des terres hispaniques autour d’un dessein commun, comme en témoignent, par exemple, les célébrations organisées à l’issue de la bataille de Lépante (1571). Tandis que les alliés européens de la Couronne commémoraient l’événement dans leurs métropoles respectives, les grands centres urbains de l’Amérique coloniale organisaient des fêtes de Maures et Chrétiens pour, eux aussi, se réjouir de la défaite ottomane en Méditerranée et célébrer la naissance du prince héritierFootnote 35. À Cuzco, ces solennités eurent lieu en mai 1572. Outre la représentation du combat contre les Infidèles, elles comprenaient des jeux d’illumination, des mascarades, des chants de ménestrels, un « combat de galères en feu », des joutes équestres (juegos de cañas) et des processions de Natifs (naturales)Footnote 36.

La scénographie martiale qui animait ce type de réjouissances imprégnait aussi les images dévotionnelles des autels portatifs. Deux thèmes étaient particulièrement populaires dans la vice-royauté du Pérou : saint Jacques terrassant les Maures (Santiago matamoros) et la « défense de l’Eucharistie » où les monarques espagnols étaient dépeints protégeant l’ostensoir contre l’attaque de dirigeants musulmans. Cependant, si l’archétype de l’ennemi de la chrétienté n’a cessé de se répandre en Amérique du Sud sous les traits du Maure belliqueuxFootnote 37, ce topos a aussi coexisté dans l’iconographie baroque avec une autre incarnation de l’Infidèle. En effet, un glissement s’opéra rapidement de la figure du Maure à celle de l’Amérindien. En 1617, Garcilaso de la Vega rapporte ainsi que le pignon de la façade de la cathédrale de Cuzco fut décoré dans les premières décennies de la colonisation d’une peinture murale de saint Jacques terrassant les Incas, une scène qui reproduisait les codes formels du Santiago matamoros Footnote 38. La fresque faisait référence à l’intervention miraculeuse de l’apôtre guerrier et de la Vierge à l’origine présumée de la victoire des Espagnols lors du siège de la ville dirigé par la rébellion indigène (1536-1537). Ce motif, aujourd’hui dénommé Santiago mataindios, connut une grande fortune iconographique au Pérou et en Nouvelle-Espagne à partir de la fin du xviie siècleFootnote 39. Quant aux premières mises en scène de la capture d’Atahualpa par les Espagnols, elles sont avérées à Cuzco dans les premières décennies du xviie siècle lors des célébrations du Corpus Christi et de la béatification d’Ignace de LoyolaFootnote 40.

Ces événements festifs instituèrent un discours de soumission à l’ordre colonial en transposant le répertoire de la chrétienté conquérante en contexte américain. Ils préfigurèrent également le succès des combats festifs d’Indios y cristianos dans les municipalités de la vice-royauté du Pérou pour les siècles à venir, ainsi que l’atteste l’explorateur Amédée François Frézier à partir de témoignages de seconde main recueillis entre 1712 et 1714 :

Dans la plupart des grandes Villes avancées dans la terre, ils célèbrent la mémoire de [la mort d’Atahualpa] par une espèce de Tragédie qu’ils font dans les rues, le jour de la Nativité de la Vierge. Ils s’habillent à l’antique, & portent encore les images du Soleil leur divinité, de la Lune, & les autres symboles de leur idolâtrie […]. Ces jours-là, ils boivent beaucoup, & ont en quelque façon toute sorte de liberté. Comme ils sont très adroits à tirer des pierres avec la main & la fronde, malheur à qui tombe sous leurs coups dans ces fêtesFootnote 41.

Quelques décennies après cette publication, l’évêque de Trujillo, Don Baltazar Jaime Martínez Compañón, envoya au roi d’Espagne un recueil d’aquarelles où figuraient deux illustrations de la « Danse de la décapitation de l’Inca », une représentation à laquelle il assista lors de sa visite pastorale de 1782-1785. La première représente l’Inca en costume, assis sur son trône au moment de l’acte divinatoire qui lui annonçait l’arrivée funeste des conquérants (fig. 1). La seconde dépeint son corps décapité, pleuré par son épouse et gisant aux pieds d’une petite cavalerie d’Espagnols habillés en soldat du xviiie siècle.

Figure 1 Figure 1 – Danza de la degollación del Inca

Sur place, la trame de ce programme idéologique était évidemment sujette à de multiples appropriations, les individus y tissant leurs intérêts personnels tout en adaptant le pouvoir d’action des images cérémonielles à leur propre environnement. Pablo Ortemberg montre qu’à Lima, sous les derniers Bourbons, la liturgie politique était un lieu de « compétition symbolique » où les différents acteurs – individuels et collectifs – procédaient à de subtiles renégociations des hiérarchies socio-politiques. Toutefois, bien que certains se soient emparés de cette scène publique pour diffuser un discours subversif, les entrées solennelles et les cérémonies d’accession au trône demeuraient avant tout des espaces structurés par la grammaire des dominants, comme en témoigne la compétition à laquelle se livraient les institutions coloniales pour exhiber leur attachement au monarque lors des déambulations de son représentant, le vice-roi, en procession dans l’espace urbain. À chaque lieu de pouvoir où celui-ci faisait halte – plaza mayor, cathédrale, palais vice-royal, cabildo (conseils municipaux), hôpital, hôtel de la monnaie, université, siège de l’Inquisition –, les dignitaires associés à ces institutions lui manifestaient leur allégeance par des démonstrations ostentatoiresFootnote 42. Toujours à Lima, Karine Périssat souligne que, jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle, les cérémonies dynastiques offraient aux Créoles une arène pour revendiquer leur appartenance à la nación espagnole alors que la défiance des Péninsulaires grandissait à leur égard. Les comptes rendus de fêtes qui décrivent avantageusement ces événements les figurent comme serviteurs du monarque et défenseurs de la foi catholiqueFootnote 43. Ces rassemblements étaient donc l’occasion pour les administrateurs coloniaux, l’Église et les élites locales de manifester leur adhésion à l’ordre social dont la Couronne était garante. Individus, institutions civiles et corporations y réaffirmaient leur condition et leur rang au sein du corps politiqueFootnote 44. Les représentations d’Indios y cristianos perpétuaient les mêmes conduites. Elles exaltaient la défaite des dirigeants préhispaniques et renouvelaient à chaque fois la participation des populations locales au statu quo colonial et à la liturgie catholiqueFootnote 45.

Les villes de pouvoir n’étaient pas les seuls lieux où ces affrontements festifs étaient pratiqués. Les archives ecclésiastiques, quoique laconiques sur le sujet, évoquent la tenue de divertissements similaires au milieu du xviie siècle dans le corregimiento de Cajatambo, une province administrative correspondant à la principale aire de diffusion actuelle des danses de l’Inca. Ainsi, à San Francisco de Mangas – qui se trouvait à quelque 25 kilomètres de Chiquián, l’une des 13 doctrinas de indios de cette régionFootnote 46 –, le cacique fut accusé en 1662 de pratiquer des cultes idolâtres au cours du Corpus Christi, de la fête patronale et de la réfection des toits du village. Dans le procès-verbal qui consigne son témoignage, l’inculpé récuse ces charges en affirmant n’avoir jamais réalisé de danses païennes mais, bien au contraire, avoir célébré ces événements en effectuant avec quelques compagnons un simulacre de guerre entre Incas et Espagnols. De telles pratiques festives, affirme-t-il, avaient cours depuis plusieurs décennies dans la régionFootnote 47.

Protéiformes, les représentations d’Indios y cristianos s’inscrivaient aussi bien dans le cycle des festivités politiques des grands centres urbains que dans celui des célébrations communautaires des réductions indiennesFootnote 48 – ces dernières variantes n’ayant pourtant à ce jour pas fait l’objet d’études distinctes. Il faut attendre la fin du xixe siècle pour qu’apparaissent dans les archives des indices de l’étendue des danses de la conquête dans les bourgades et les communautés paysannes de la Sierra centrale. Comme le relève Nelson Manrique, pendant et peu après la guerre du Pacifique (1879-1884), plusieurs districts de la région tentent d’obtenir des licences auprès des municipalités pour effectuer « la danse des Capitaines selon les usages anciensFootnote 49 ». Ces pétitions sont initialement rejetées, car un vent de rationalisation souffle alors dans l’administration républicaine, qui juge d’un mauvais œil ces comportements indigènes « rétrogrades et ridiculesFootnote 50 ». Les récalcitrants se voyaient infliger de lourdes amendes. N. Manrique souligne que ces restrictions n’ont concerné que les communautés paysannes de la province, majoritairement composées d’Indios. Les fêtes civiles et religieuses battent ainsi leur plein dans les grandes métropoles, où les rituels se militarisent progressivement à partir de la seconde moitié du xviiie siècle. À Lima, les messes et les actions de grâce ayant trait aux intérêts de l’État prennent l’allure de parades militaires. Au fil des guerres et des changements constitutionnels qui mènent à l’Indépendance (1821), les drapeaux des corps armés investissent les autels tandis que les cultes de la Vierge et de sainte Rose connaissent une expansion considérable grâce à la ferveur des troupes qui se placent sous leur protection, les érigeant en générales d’armée (generalas)Footnote 51. Aujourd’hui encore, cette militarisation de la liturgie ne manque pas d’imprégner les fêtes votives de la Sierra centrale alors que fanfares, processions de la police armée, banderoles et drapeaux républicains encadrent la conduite de ces célébrations où les participants sont amenés à visiter les institutions civiles et religieuses de leur localité pour y présenter leurs hommages, à l’image des démonstrations coloniales d’attachement à la Couronne.

Ce faste cérémoniel où s’enchevêtrent dévotion cultuelle et loyauté politique trouve également son origine dans l’institution qui l’a perpétué au fil des siècles. Dans les provinces de la vice-royauté, les représentations de la foi triomphante s’inscrivaient dans le cycle festif des fêtes patronales et des grandes solennités organisées par les confréries locales, elles-mêmes réformées à l’ère républicaine par un lent processus de sécularisation qui aboutit à l’élaboration du « système des charges ». Le même processus est à l’origine des corporations de laïcs, appelées tragedias, qui interprètent le tchiloli à Sao Tomé. Il est aussi au fondement du patronage actuel des danses de la conquête mexicaines par l’institution appelée mayordomía tandis que, dans plusieurs États méridionaux du Brésil, les confréries noires sont les principales actrices et patronnes des congadas qui mettent en scène la victoire de Charlemagne, roi du Congo, contre les païens. Issues de l’Ancien Monde et implantées dans l’espace andin dès les premières années de l’occupation espagnole, les cofradías étaient des associations corporatives à qui revenait l’entretien exclusif du culte d’une entité céleste : une Vierge, un Christ ou un saint. En échange de son patronage, les confrères et consœurs lui offraient prières, messes et processions, s’occupaient de sa chapelle et prenaient en charge l’organisation fastueuse de sa fête votive. Le tout était financé grâce aux cotisations annuelles des membres, aux aumônes et aux profits engendrés par l’exploitation des biens de la confrérie. L’autonomie financière de ces institutions leur permettait d’offrir une assistance matérielle à leurs membres par le biais de prêts, du règlement du coût des funérailles et d’une participation aux dots de mariage. La solidarité et les obligations cultuelles qui unissaient confrères et consœurs pouvaient être doublées d’une appartenance professionnelle ou socio-ethnique commune, les deux étant généralement liées puisque les appartenances confrériques reproduisaient les catégories discriminatoires du monde colonial. Métropoles et réductions étaient donc composées de confréries d’Espagnols, d’Indiens, de métis et, selon les régions, de Noirs libres et esclaves autant que de corporations de métier. Enfin, ces associations participaient aux processions des fêtes cardinales de leur paroisse dans un esprit corporatif qui alimentait une culture de l’apparat. Quant à leur gestion, elle reposait sur une hiérarchie de charges rotatives à la tête de laquelle se trouvait un mayordomo principal, élu généralement chaque année, assisté de caporaux. Outre la supervision des comptes de l’institution, la présidence majoritairement masculine de ce directoire veillait à la bonne conduite religieuse des membresFootnote 52. L’accès privilégié du mayordomo principal aux biens de la confrérie ainsi que l’autorité qui résultait des relations qu’il nouait avec les gouvernants et l’Église créaient de fortes rivalités parmi les élites indigènes pour l’obtention de cette chargeFootnote 53.

En dépit des multiples tentatives de reprise en main par le clergé, les confréries coloniales ont donc été les protagonistes du maintien fastueux de la liturgie catholique, tant dans les villes que dans les réductions d’Indiens, grâce à leur financement des rites – ordinaires et exceptionnels – et à leur participation active au culte. Associations religieuses destinées à organiser les manifestations publiques de la foi, elles étaient aussi des unités économiques, disposant de mécanismes solidaires d’intégration sociale, qui proposaient aux élites locales un espace d’exercice de l’autorité. Leur essor exceptionnel dans les mondes ibériques prend fin au xviiie siècle. Elles connaissent alors un lent déclin dû au processus de sécularisation des paroisses entrepris par l’administration bourbonienne, et les désamortissements successifs du xixe siècle finissent par les priver définitivement de leurs ressourcesFootnote 54. Si elles sont nombreuses à disparaître, certaines parviennent néanmoins à préserver leurs capitaux en se plaçant sous la protection juridique des conseils municipaux (cabildos), qui en deviennent titulaires de droit sans intervenir de facto dans leur administration. Cette association historique entre instances civiles et corporations dévotionnelles constitue la matrice de la structure actuelle de l’institution des chargesFootnote 55. Bien qu’elle ait engendré localement des trajectoires diverses, son héritage transparaît dans quelques grandes modalités rituelles du monde andin : nomination rotative d’un groupe d’intendants au culte, dépenses somptuaires, ostentation, émulation entre patrons de la fête, entraide, mais aussi actualisation des liens qui unissent le corps municipal à la communauté de foi. Sur ce dernier point, les travaux de Alejandro Diez Hurtado montrent comment les reconfigurations historiques des modes de gouvernement locaux – des « réductions » indigènes aux « communautés » républicaines – ont infléchi les liens entre exercice du pouvoir et patronage cultuel, les charges festives étant progressivement délaissées par les autorités locales à mesure que le processus de démocratisation ouvrait la voie de la participation politique à un plus grand nombreFootnote 56. Au-delà de ces fluctuations indéniables, l’étroite association de ces deux domaines a néanmoins perduré, ainsi que l’illustrent aujourd’hui les modalités pragmatiques des festivités de Chiquián en l’honneur de sainte Rose de Lima.

Le temps présent

Chiquián est perché à presque 3 400 mètres d’altitude et surplombe des gorges escarpées qui cheminent jusqu’au pied de la cordillère Blanche, à quelque 50 kilomètres de là. Les pluies abondantes de la saison humide, entre décembre et fin février, rendent son accès difficile et parfois même impraticable. Sa population jouit cependant d’une plus grande mobilité le reste de l’année, lorsqu’un temps sec et ensoleillé succède aux précipitations. Depuis le plateau qui l’abrite, la localité se présente sous la forme d’un tissu orthogonal, à l’image des pueblos d’origine coloniale. Au centre, la plaza mayor désormais intégralement bétonnée est le siège des autorités civile et religieuse. L’église y jouxte le conseil municipal, tandis que quelques maisons cossues et les principaux commerces complètent l’urbanisme rigide de cette petite place rectangulaire. Ce triomphe de rationalité urbaine disparaît néanmoins progressivement à mesure que l’on s’éloigne du centre pour laisser place à des habitats de plus en plus défraîchis et des chemins de terre.

La population est principalement hispanophone, même si les adultes de plus de 40 ans sont nombreux à avoir grandi dans des foyers bilingues (espagnols/quechua). En revanche, les travailleurs agricoles, petits artisans, aides domestiques et commerçants itinérants, établis à la périphérie de la ville, sont en majorité quechuaphones. Si les registres du dernier recensement (en 2017) font état de près de 3 500 chiquianos, les maisons ne sont pas occupées toute l’année. Chiquián est pourtant le siège administratif de la province et compte des établissements scolaires, un poste de police et un centre sanitaire, mais les déplacements saisonniers de ses habitants et leur multi-résidentialité lui donnent des airs désaffectés. Cette atmosphère s’estompe une fois par an, au cours de la fête votive de sainte Rose de Lima, lorsqu’un afflux exceptionnel de visiteurs envahit maisons et espaces publics. Même saint François d’Assise, à qui l’église de la bourgade est consacrée depuis 1711 et qui possède sa propre fête votive entre le 2 et le 7 octobre, n’inspire pas une telle dévotion. Il est vrai que les festivités de sainte Rose ont lieu en pleine saison sèche, ce qui rend la localité accessible par la route et facilite le déferlement de petits marchands venus installer leurs étals de fortune dans les ruelles parallèles au parcours des processions. Enfants du pays, mais aussi simples curieux sans attache au lieu profitent du caractère extraordinairement inclusif de l’événement pour se joindre aux banquets, aux danses et aux divertissements offerts par les patrons de la fête.

Ces activités durent huit jours et, le 4 septembre, le tumulte de la fête prend fin. La ferveur religieuse et l’animation qui s’étaient emparées de Chiquián s’évanouissent aussi rapidement qu’elles s’étaient installées. La foule dansante, les processions, les repas collectifs, les fanfares, les fusées pyrotechniques et les émigrés de passage s’éclipsent de l’espace public. L’après-midi, seuls quelques curieux et les commissaires annuels de la fête, les traits tirés, patientent sur la plaza mayor, où ils sont rejoints par les responsables chargés des « élections ». L’opération, pourtant, ne requiert aucun vote : il s’agit d’entériner la liste des laïcs bénévoles qui organiseront la prochaine fête patronale. Cependant, si les suffrages ne s’expriment pas, le déroulement de la procédure s’articule autour d’interactions et de techniques issues de la bureaucratie civile.

Les autorités locales, les conseillers municipaux et le maire de la commune (alcalde provincial) s’installent autour d’une table sous la tonnelle centrale de la place tandis que la population, de plus en plus nombreuse, s’attroupe autour d’eux. La session débute par un discours fervent de l’alcalde qui exalte la beauté des traditions locales, rappelle son engagement personnel à les perpétuer et remercie les responsables de la fête passée, ceci sous le regard de sainte Rose de Lima, dont la statue s’élève sur un brocart face à l’orateur. D’autres prises de parole se succèdent : le curé de rappeler l’importance de persévérer dans la foi et les organisateurs sortants de la fête de remercier solennellement amis et proches. Les heures suivantes sont consacrées à l’enregistrement des prochains « fonctionnaires » (funcionarios), terme désignant les individus – hommes, femmes et enfants – qui s’acquittent chaque année des différentes charges rotatives de la fête en procurant repas, boissons et divertissements associés à chaque fonction. Parmi eux, les trois principaux incarnent les personnages du grand récit de la conquête : le Capitaine (Francisco Pizarro), l’Inca (Atahualpa) et son général d’armée (appelé Rumiñawi). Le premier est le détenteur de la charge unanimement décrite comme la plus prestigieuse et la plus coûteuse. Il est escorté dans tous ses déplacements par un porte-drapeau (abanderado) et cinq compagnons (acompañantes) qu’il sélectionne dans son cercle familial et amical pour, dit-on, le protéger des attaques de l’Inca. Pendant les jours de fête, ces hommes du camp chrétien endossent en guise de costume un complet-veston, une chemise blanche, une cravate, des chaussures cirées et un chapeau de type borsalino. Pour compléter le tout, ils ceignent une écharpe par-dessus leur épaule, insigne des fonctions électives où apparaît leur nom ainsi que les images de sainte Rose de Lima et de l’Eucharistie (fig. 2). Quant à l’abanderado qui précède tous les déplacements du groupe, c’est le drapeau rouge et blanc de la nation péruvienne introduit en 1825 qu’il arbore. Le groupe de conquérants historiques a donc des allures d’administrateurs de l’État moderne, œuvrant sous le drapeau de la République et sous la tutelle de la sainte patronne.

Figure 2 Figure 2 – Le Capitaine et ses compagnons en costume d’administrateur face à l’Inca (2017)

Les deux autres principaux fonctionnaires appartiennent donc au clan autochtone. L’Inca et son général portent un costume semblable aux habits d’apparat des mayordomos des confréries de la noblesse inca coloniale (fig. 3). Un large col et des manches bouffantes en dentelle recouvrent un plastron de velours où figure sainte Rose encadrée de broderies. Leur pantalon est orné de jambières fraisées tandis qu’une couronne faite de velours, de plumes et de verroteries colorées ceint leur tête (fig. 4). Certains jours de fête, Rumiñawi porte autour du cou un crucifix attaché à un ruban aux couleurs nationales et tient une hallebarde en bois enrubannée de galons rouge et blanc (fig. 5). Ici encore, les costumes n’évoquent pas spécifiquement des temps préhispaniques, mais superposent des référents coloniaux et républicains. Par ailleurs, ces deux fonctionnaires sélectionnent parmi leur parentèle six à huit jeunes femmes célibataires, appelées pallas, pour danser et chanter à leurs côtés. Elles représentent les Vierges du Soleil instituées sous l’Empire inca, mais sont souvent coiffées de chapeaux à calotte haute ornées de dentelle noire. Elles signaleraient ainsi leur deuil collectif du dirigeant rebelle Túpac Amaru II exécuté par les Espagnols en 1781, une mort survenue quelques années avant les guerres d’IndépendanceFootnote 57.

Figure 3 Figure 3 – Portrait de Don Marcos Chiguantopa Coronilla, alférez real inca (porte-étendard) en 1739

Figure 4 Figure 4 – Le clan inca mené par Rumiñawi en costume (2017)

Figure 5 Figure 5 – Rumiñawi arbore un crucifix aux couleurs républicaines (2017)

S’ajoutent à ces trois principaux fonctionnaires plusieurs détenteurs de charges religieuses et civiles à qui reviennent l’exécution d’une tâche spécifique et, certains jours, la distribution de repas à la population. Parmi eux, la porte-étendard (estandarte) est à la tête d’un groupe de femmes qui ouvre les processions en brandissant un mât à l’effigie de sainte Rose. On compte également quatre hommes, les mayordomos, chargés d’édifier une chapelle temporaire à chaque angle de la plaza mayor où les cortèges de fonctionnaires font halte. Il existe aussi quatre mayoralas, qui ont la responsabilité d’orner de plantes aromatiques et de fleurs le palanquin de saint François d’Assise afin que celui-ci seconde dignement sainte Rose de Lima lors des processions. Quant aux novenantes, ce sont généralement des femmes ou un groupe de parents qui mènent les neuvaines des messes vespérales. Enfin, les deux à huit comisarios sont soit des enfants en bas âge, soit des jeunes gens mariés dans l’année qui font don des taureaux de la corrida. Lorsqu’ils sont mineurs, leurs parents les représentent aux élections et s’acquittent du coût de la bête.

Ce dispositif de charges rotatives est extrêmement répandu dans le monde andin. Il en existe plusieurs variantes, qui diffèrent en nombre et en désignation, mais dont l’organisation interne et le mode de reproduction demeurent relativement homogènes d’une localité à l’autre. À partir des années 1960, une abondante littérature ethnologique traitant de cette institution a suggéré qu’elle reposait, d’une part, sur une hiérarchie de cargos au coût et au prestige croissants et, d’autre part, sur un système de redistribution de prestations et/ou de biens7Footnote 58. D’après cette lecture, chaque individu devrait accomplir au cours de sa vie les différentes charges de cette institution, de la plus modeste à la plus coûteuse. À chaque occasion, il ou elle se procure les biens cérémoniels grâce à ses propres revenus et à un système d’échange réciproque de services (ayni) qui crée des liens de solidarité pérennes entre membres de la communautéFootnote 59. Le prestige temporaire acquis par le porteur de charge à cette occasion découlerait de la générosité de ses dépenses fastueuses. Les ethnographies actuelles montrent cependant que, dans la pratique, cette hiérarchie statutaire est relative. Elle dépend du nombre de charges impliquées et de leur imbrication éventuelle avec la structure des autorités civiles. Souvent, seules quelques charges sont onéreuses et ceux qui les assument se sont rarement acquittés de l’ensemble des autres cargos plus modestes. Enfin, certaines charges sont strictement dévotionnelles et attirent un nombre restreint de bénévoles. C’est le cas à Chiquián comme dans de nombreuses localités du monde andin où, contrairement aux interprétations proposées par le passé, ce mécanisme fait rarement « système »Footnote 60.

À Chiquián, aujourd’hui, cette institution offre l’opportunité à chacun, selon son sexe, son âge et son statut, de participer à l’organisation et au financement des réjouissances patronales. Seuls les groupes évangéliques et les nouveaux cultes, divers mais minoritaires, échappent à ce système en s’excluant de toute participation à la liturgie catholiqueFootnote 61. Dans cette bourgade, les charges de Capitaine, d’Inca et de Rumiñawi sont les plus dispendieuses. Il revient à chacun d’entre eux non seulement d’assembler les ingrédients des banquets collectifs qu’ils offrent en leur nom, de fournir les costumes de fête de leur clan, mais aussi d’engager individuellement des cuisiniers, des artificiers et une fanfare. Les fonctionnaires aisés tirent d’ailleurs un orgueil non dissimulé à s’assurer les services des artisans les plus réputés de la région et d’un groupe de musiciens populaires pouvant compter plus de trente instrumentalistes (fig. 6). Cette fierté découle de l’esprit de compétition qui règne entre patrons de la fête, lesquels n’hésitent pas à se flatter publiquement de mieux accomplir leur tâche que leurs confrères actuels et passés, en prodiguant divertissements et festins de qualité en plus grande quantité.

Figure 6 Figure 6 – La fanfare du Capitaine (2017)

Le coût de l’ensemble de ces prestations, désormais intégrées à une économie de marché, nécessite un réseau de solidarité étendu constitué de parents, d’amis et de collaborateurs qui contribuent à fournir, selon leurs moyens, les différents composants de la fête à charge de rétribution. Dans la plupart des communautés paysannes du monde andin, la bonne exécution de ces charges donne un droit prioritaire au plein usage des ressources communales : eaux d’irrigation, terres de culture et de pâturageFootnote 62. Dans une localité telle que Chiquián, ces prérogatives n’ont pas cours, car les individus qui disposent d’un important capital économique et social travaillent dans les missions d’autorité publique, l’industrie minière, les transports routiers, le tourisme ou le commerce régional. En effet, à partir des années 1940, la bourgade est progressivement reliée aux autres districts de la province par une route asphaltée, ce qui facilite ses échanges commerciaux et la migration de sa population vers les grands centres urbains. Ces transformations s’accompagnent, deux décennies plus tard, d’une révolution agricole dans les vallées attenantes, où la culture du maïs est délaissée au profit d’une fruiticulture destinée aux marchés de la côte. Enfin, l’implantation de concessions minières à partir du milieu des années 1990 achève de redessiner les contours économiques, infrastructurels et écologiques de la région. Le très puissant complexe minier Antamina est un acteur prédominant de ce changement depuis le début des années 2000, bien qu’il n’emploie que peu de personnel local. Sa présence a néanmoins redéfini les enjeux socio-économiques de la régionFootnote 63.

À Chiquián, les travailleurs de ces nouveaux secteurs sont extrêmement mobiles. Une grande majorité d’entre eux ont leur résidence principale à Lima, dans les districts du nord de la ville où se multiplient les associations d’émigrés chargées de célébrer dans la capitale la fête votive de leur localité de naissance. Ces collectifs, qui se comptent par milliers, n’ont pourtant pas étouffé le désir de chacun d’accomplir son devoir cultuel sur son lieu d’origine. Ainsi, de l’avis de tous mes interlocuteurs, il est préférable de « renouveler sa foi » auprès de sainte Rose à Chiquián et, mieux encore, d’y endosser la charge principale de Capitaine, quel qu’en soit le coût. Ce sont donc ces hommes et ces femmes, titulaires d’une résidence dans la bourgade mais demeurant la plupart du temps dans les métropoles de la côte, voire à l’étranger, qui s’acquittent de la charge la plus importante de la célébration. Communément appelés estranjeros (étrangers) par les résidents permanents, ils accaparent les postes de haute représentation politique et alimentent une économie principalement extra-locale. De même, ils n’ont subi que marginalement les conséquences du séisme dévastateur de 1970, qui a presque intégralement détruit la bourgade, et l’intrusion de groupes armés du Sentier lumineuxFootnote 64 entre les années 1980 et 1990. Leur retour à Chiquián lors des festivités de sainte Rose de Lima entraîne proches et amis dans leur sillage, également retornantes, qui les épaulent avec enthousiasme en gonflant les rangs de leur cohorte de danseurs. Lors de la messe du jour central, le 30 août, ces mêmes visiteurs affichent leur présence avec magnificence. Une élégance toute citadine se dégage alors de l’église, où les femmes font leur apparition vêtues de leurs plus belles toilettes : robes moulantes, talons aiguilles, accessoires de luxe aux initiales rutilantes et ombrelles de protection contre le hâle indésirable des hauts plateaux. Les hommes se recueillent en costume sobre et, une fois la messe achevée, s’enquièrent discrètement des prochains candidats à l’élection des fonctionnaires.

L’organisation des cargos s’est donc reconfigurée au gré des transformations socio-économiques qui ont affecté la mobilité des personnes et leurs modes de subsistanceFootnote 65, ce qui a amplifié le réseau de solidarité des fonctionnaires à l’échelle internationale. Ces changements sont aussi la conséquence d’un phénomène migratoire plus large. Dès les premières décennies du xxe siècle, la Sierra centrale du Pérou connaît d’importants mouvements de population vers la province de Lima qui s’intensifient à partir des années 1940. De nombreux émigrés importent alors dans leur localité de naissance le culte d’une entité céleste allochtone dont ils font reposer l’organisation sur les charges traditionnelles, s’acquittant eux-mêmes des principales responsabilités somptuaires. Il n’est pas rare qu’au fil du temps les festivités de ces nouvelles figures dévotionnelles supplantent, par leur faste, celles du saint patron local. C’est le cas à Vichaycocha (Huaral), où les émigrés liméniens introduisent en 1946 le culte du Señor de los Milagros dont la popularité évince rapidement celle de San Miguel, le saint patron originelFootnote 66. L’implantation du culte de sainte Rose de Lima à Chiquián suit vraisemblablement une trajectoire analogue, même si la date précise de son introduction semble avoir échappé à la mémoire de mes interlocuteurs, toujours prompts à faire remonter l’origine de cette célébration à des temps immémoriaux. Seule certitude, la doctrine et ses annexes accueillent au xviie siècle la constitution de plusieurs confréries responsables des cultes du Santísimo Sacramento, de Nuestra Señora de Copacabana ou encore de la Purísima Concepción Footnote 67. Nulle trace à cette époque d’une confrérie dédiée à sainte Rose, pourtant présente ailleurs dans la région. Bien que saint François soit officiellement le saint patron de Chiquián, c’est la célébration de sainte Rose qui jouit désormais d’une popularité sans égale, alimentée par les dépenses somptuaires des non-résidents permanents, et ceci malgré les rares discours déplorant sa perte d’authenticité coutumière. Cette popularité de la sainte auprès des retornantes n’est certainement pas étrangère au statut exceptionnel qu’elle acquiert dans la société créole liménienne dès sa béatification (en 1668), un statut amplifié par une décision pontificale qui la nomme « patronne universelle de l’Amérique et des domaines de l’Espagne » (en 1670). D’une part, en raison de l’ampleur de son culte au-delà des frontières du pays, sainte Rose de Lima incarne par excellence la dévotion des émigrés transnationaux. D’autre part, à l’image de sa défense légendaire de l’Eucharistie lors de l’attaque du port de Lima par une flotte hollandaise (en 1615), elle représente la dévotion inaliénable des Créoles de la capitale à l’Église de la Contre-Réforme et aux intérêts patriotiques de la républiqueFootnote 68.

Ce lien qui unit la communauté de foi au corps républicain s’exprime non seulement lors de la fête de Chiquián au travers des termes descriptifs se rapportant à l’« élection » de « fonctionnaires » en apparat d’administrateurs républicains, mais aussi, et bien plus encore, se révèle dans les artefacts graphiques qui scellent la nomination des patrons de la prochaine fête. En effet, le 4 septembre, une fois les discours des autorités locales et du curé achevés, les futurs fonctionnaires se présentent un à un devant la secrétaire municipale chargée de leur inscription dans le livre des actes du Conseil. Elle y consigne le lieu, la date et le déroulement précis des prises de parole, puis chaque bénévole y appose son nom, son numéro d’identité nationale et sa signature avant que les pages du registre ne soient apostillées du tampon du juge de paix. L’acte d’inscription se clôt par les signatures et les cachets des autorités municipales, le livre étant enfin entreposé dans les archives de la municipalité. Ces élections entremêlent donc plusieurs types d’iconicité : images dévotionnelles, enregistrement d’état civil, signatures des mandataires, apostilles notariales, etc. Si un tel déploiement de techniques confère à l’événement un caractère d’authenticité juridique – elle a valeur d’engagement –, il donne aussi à voir comment autorités civile et religieuse travaillent main dans la main à la bonne exécution de la fête patronale, laquelle est certifiée par la présence d’officiers publics, du curé et de l’image de sainte Rose. En outre, le livre des actes fait foi de la participation à travers le temps de chaque membre de la collectivité. Il enregistre l’engagement des individus, souvent répété au fil d’une vie, à redistribuer une partie de leur richesse et de leur temps à la congrégationFootnote 69. Ces manifestations individualisées de religiosité s’expriment également pendant la fête par le biais des innombrables affiches, banderoles et tracts confectionnés par les fonctionnaires les plus zélés. Les uns y apparaissent en costume de fête, les autres y montrent les biens et les services offerts à la communauté quand certains y remercient la population de « partager cette expérience avec eux ». Si ces représentations graphiques prennent des formes variées, toutes mentionnent le nom et la charge du fonctionnaire concerné. Elles sont ensuite distribuées ou suspendues à la porte du domicile de l’élu, sur les lieux de passage de la procession ou, mieux encore, sur la plaza mayor. L’engagement pieux et communautaire des fonctionnaires se trouve ainsi mis en scène publiquement de manière nominative.

L’individu et son réseau d’entraide ont donc supplanté la corporation pour assumer les dépenses cérémonielles. Si cette substitution a entraîné de nouvelles pratiquesFootnote 70, elle n’a pas altéré l’armature principale du rituel qui noue, de manière répétitive, des liens de réciprocité entre la congrégation des fidèles et les institutions civiles. En effet, outre les offices religieux et les processions, la célébration est rythmée par les innombrables visites que les fonctionnaires effectuent les uns chez les autres et aux différents lieux du pouvoir civil. Ces scènes débutent la nuit du 29 août et durent jusqu’au 3 septembre, laissant peu de répit aux intéressés qui doivent aussi offrir aux célébrants de riches banquets dans leurs maisons respectives. Au fil de ces longues journées, chaque fonctionnaire circule bruyamment dans l’espace urbain, accompagné de son cortège de proches et de musiciens, pour se rendre à la maison d’un confrère ou d’une consœur. Ces visites sont l’occasion pour les patrons de la fête et leur entourage de partager des bières et de danser ensemble suivant un protocole rituel strict qui met en scène la communion des participants. Les porteurs de charges religieuses (à l’exception des novenantes) ainsi que le Capitaine, l’Inca et Rumiñawi sont donc tour à tour des hôtes dans leur demeure et des convives en dehors. Cet entêtant cérémonial est également l’occasion pour les trois principaux fonctionnaires de rejouer une première version pacifiée de la rencontre historique entre Atahualpa et Pizarro. La scène s’ouvre sur le seuil de la maison-hôte où se rassemblent le clan autochtone et son orchestre traditionnel. Les pallas entonnent un chant de salutation en castillan « créolisé » de termes quechuas, puis se joignent à l’Inca et à son général pour quelques rondes de danses. Ces réjouissances sont soudainement interrompues par l’arrivée du clan espagnol mené par les compagnons du Capitaine et sa bruyante fanfare. Alors que les pallas invitent d’abord les nouveaux arrivants à s’unir aux danseurs, l’Inca fait mine d’attaquer le Gran Pizarro avec une petite hache cérémonielle. Les deux clans finissent cependant par baisser la garde et la rencontre se conclut par un partage de bières et par une danse très arrosée à laquelle se joignent tous les spectateurs présents.

Reproduit inlassablement au cours des festivités, ce ritual característico propose une lecture singulière de la conquête. Il commémore l’union des dirigeants en présence autour d’une destinée commune, celle de la construction d’une chrétienté universelle – chère à Charles Quint –, ce malgré la dispersion des fidèles à travers le monde. Allégeance est faite au pouvoir politique et militaire des conquérants, mais aussi aux institutions civiles de la république catholique, car, à l’exemple des fêtes de pouvoir de l’époque coloniale, les principaux fonctionnaires de la célébration de sainte Rose rendent visite aux différentes administrations de la localité de Chiquián pour y exhiber les liens de réciprocité qui les unissent au corps municipal. Aussi peut-on assister, le 31 août, aux manifestations d’allégeance des clans autochtone et espagnol aux intendants de la sous-préfecture, de la police, de la mairie et du centre de santé. Suivant le protocole habituel, la scène primordiale de la rencontre entre Atahualpa et Pizarro est rejouée solennellement devant les locaux de ces institutions, sous le regard de leurs représentants en habits de fonction. C’est à ces derniers que revient l’achat des caisses de bières, qu’ils partagent ensuite avec les célébrants avant de s’unir de plus en plus éméchés au groupe de danseurs. Drapeaux de la nation, banderoles républicaines et effigies de sainte Rose encadrent ces scènes surprenantes où la communauté des fidèles, incarnée par les patrons de la fête en costume de célébrants, se lie aux administrateurs municipaux, aux soignants et aux forces armées, képi vissé sur la tête et fusil à l’épaule. Par ailleurs, ce même jour au matin, la police en uniforme mène une procession de sainte Rose à travers les ruelles de la bourgade. Le curé ouvre la marche et conduit successivement le cortège armé devant les quatre chapelles érigées par les mayordomos pour y accomplir des prières. Leur déambulation prend fin lorsque sonne l’heure de la messe de la mi-journée. Ces activités festives reposent donc sur la participation simultanée de plusieurs acteurs civils et religieux, individuels ou corporatifs, qui communient dans un cadre dévotionnel commun. La commensalité, les danses collectives et le partage d’alcool donnent chair à ces démonstrations d’allégeance et d’unité qui, de fait, excluent les groupes non catholiques tout en reposant activement sur le patronage des émigrés. Car si l’extrême mobilité des populations de la Sierra centrale au xxe siècle a affecté leurs pratiques somptuaires, elle n’a pas pour autant ébranlé le dispositif rituel par lequel ces festivités fabriquent et reproduisent la localité, une localité qui est avant tout confessionnelle et non strictement résidentielle.

La temporalité du rituel

Au sein de ce dispositif, la reconstitution de la conquête ne représente pas l’unique rouage de la fabrique rituelle du tissu social, car cette scène s’intercale entre une multitude d’activités festives qui visent à inscrire la localité – résidents permanents et émigrés – dans une assemblée de fidèles qui ne connaît pas les limites du territoire communal. Et bien que les travaux antérieurs aient fait de l’affrontement entre Incas et Espagnols leur principal objet d’analyse, celui-ci ne constitue pas non plus la seule référence historique que les célébrants mettent en acte. Au contraire, le rituel construit un espace singulier où s’enchevêtre une multitude de plans temporels qui donnent à voir le rapport des acteurs sociaux au passé et à leur devenir. Pour l’observateur extérieur, ces temporalités imbriquées se manifestent par des incongruités, la première d’entre elles étant l’invraisemblance des rencontres entre les autorités civiles actuelles et les figures historiques de la conquête. En ce sens, la visite de l’Inca au conseil municipal de Chiquián ou celle du Gran Pizarro au sous-préfet interdit toute lecture historiciste des événements : les acteurs rituels ne cherchent nullement à mettre en scène une reconstitution fidèle de la conquête. De même, les costumes de fête des principaux fonctionnaires ne visent pas à restituer l’apparence authentique de personnages réels, car ces tenues entremêlent sciemment plusieurs références historiques. Les hommes du clan autochtone sont parés des attributs du pouvoir inca, mais exhibent les emblèmes dévotionnels des confréries coloniales tout en se parant d’accessoires aux couleurs républicaines. À leurs côtés, les pallas porteraient le deuil du précurseur de l’Indépendance du Pérou, Túpac Amaru II, tandis que des Espagnols endossent le costume-cravate de la bureaucratie contemporaine. De tels enchevêtrements temporels se retrouvent dans l’ensemble des danses de l’Inca à l’échelle provinciale. Chiquián n’est pas, en effet, la seule localité où les conquérants espagnols revêtent des habits de hauts fonctionnaires. Ailleurs dans le département d’Áncash, certains d’entre eux défilent en tricorne républicain, leur veston paré d’épaulettes militaires et de cocardes. Un tel accoutrement n’est pas sans rappeler les tenues arborées par les troupes de Hernán Cortés au cours des danses de la conquête de l’État de Oaxaca au Mexique. Les Espagnols y sont interprétés par des enfants de 6 à 12 ans, engloutis dans des uniformes militaires tapissés de décorationsFootnote 71. Un tel esprit de dérision contraste néanmoins avec la gravité des attitudes adoptées par les fonctionnaires de la fête de Chiquián. En cela, les représentations mexicaines se rapprochent de la gestuelle parodique des ministres de Charlemagne qui arpentent la cour de justice du tchiloli revêtus des atours des administrateurs coloniaux. Elles s’apparentent également au « simulacre de formalisme protocolaireFootnote 72 » qui se joue dans certaines danses d’Afrique de l’Ouest mettant en scène des masques de grands hommes blancs. Contrairement à ces incarnations rituelles de figures coloniales donc, aucune ironie n’est perceptible dans les comportements sentencieux des patrons de la fête de sainte Rose. Le bricolage hétéroclite de leurs costumes de fête n’a pas vocation à la caricature. La raison en est peut-être, j’y reviendrai, que la dimension ludique de l’événement se manifeste à Chiquián lors du combat entre factions qui a lieu le jour central de la célébration, le 30 septembre.

Sans en faire un ressort comique, les acteurs sociaux ont pleinement conscience des dissonances historiques qui traversent cette représentation, ce qu’ils expriment ouvertement. Ils savent que l’« orchestre typique » qui accompagne le clan inca dans ses déambulations urbaines ne se compose pas d’instruments d’époque préhispanique. La harpe, le violon, la trompette à sourdine et les saxophones de cet ensemble évoquent néanmoins à leurs yeux des temps révolus, ce qui est accentué par l’usage d’un répertoire traditionnel et lancinant. Face à eux, les énormes cuivres et les percussions de la fanfare du Capitaine emplissent l’espace sonore d’un air martial et de mélodies d’inspiration étrangère introduites dans la région « par un processus de globalisationFootnote 73 ». Un tel arrangement ne vise pas à restituer une réalité historique, mais plutôt à accentuer un contraste entre des temps anciens et la période actuelle. Ces discordances temporelles ne sont donc ni des anachronismes ni des amalgames résultant du travail de la mémoire comme l’a suggéré N. WachtelFootnote 74. En effet, la temporalité du rituel n’est pas celle de l’historiologie, qui appréhende le mouvement de l’histoire au prisme du paradigme de l’événement. Elle ne vise pas uniquement à restituer ou à rejouer les faits survenus pour en proposer une exégèse alternative. Le propre du rituel est de condenser une multiplicité de positions, d’accommoder les dissensus et de recomposer un monde synthétique qui échappe aux principes d’intelligibilité ordinairesFootnote 75. C’est pourquoi la temporalité du rituel ne constitue pas non plus une tentative obstinée de « résister à l’histoire », pour reprendre les termes employés par Claude Lévi-Strauss pour décrire l’attitude des sociétés qu’il qualifia de « froides » face au changementFootnote 76. Dans les hautes terres du Pérou central comme sur les scènes occidentales des reconstitutions historiques, ce qui se joue déborde la reproduction du script contraignant d’un événement. Les participants agissent dans le cadre d’une performance à la fois éminemment sérieuse et ludique qui engage une grande diversité d’expressions affectives et qui possède à leurs yeux une valeur propreFootnote 77. Il serait donc erroné d’attribuer aux uns et aux autres des régimes d’historicités distincts à partir de la seule analyse des modes de temporalités qui informent leurs pratiques rituellesFootnote 78. Tout comme les autres districts de la province, Chiquián a bénéficié de la massification de l’éducation scolaire dès la seconde moitié du xxe siècle. Ses résidents ont fréquenté les espaces formels de diffusion du savoir, de l’école primaire au lycée, et ont assimilé les schèmes interprétatifs de l’histoire événementielle. Les festivités de sainte Rose construisent un cadre de production du passé distinct de celui des savoirs formels. En effet, les manifestations ostentatoires de la foi, la compétition ouverte entre fonctionnaires, l’ébriété constitutive des situations d’interaction, la bataille centrale qui oppose les membres de la localité divisés en camps adverses et la violence parfois fatale des spectacles taurins produisent un cadre qui se situe en dehors des pratiques et des discours ordonnés de la vie quotidienne. Dans ce contexte, le rituel s’approprie certains événements du passé pour construire un espace polychronique qui condense plusieurs époques et faits historiques. Il compose ainsi sa propre temporalité à partir de références hétéroclites qui sont autant de synecdoques mettant en scène la participation de la collectivité à un grand récit reproduit inlassablement par les célébrants : celui de la foi révélée à un empire païen que ses descendants n’ont eu de cesse de préserver sous la tutelle des autorités civiles et religieuses.

Le passé n’est d’ailleurs pas le seul composant de la texture du temps rituel à Chiquián. La reconstitution de l’affrontement entre Incas et Espagnols présente chaque année un autre agencement temporel incongru qui s’inscrit en faux face aux faits réellement survenus en 1532. À l’occasion de cette rencontre, les célébrants peuvent réécrire le cours des événements et permettre à l’Inca de s’échapper de l’emprise des conquérants grâce à la ruse et à la force. L’issue du combat simulé est donc toujours incertaine et ouvre la possibilité de mettre en récit un futur non advenu, celui de l’histoire contrefactuelle de l’évasion d’Atahualpa. Si une telle liberté interprétative est possible, c’est que la reconstitution de l’affrontement oscille, dans cette bourgade, entre le jeu et la lutte. L’événement implique un véritable engagement physique de la part des participants et il est sous-tendu, ici encore, par un esprit de compétition. L’émulation est d’autant plus importante que cette séquence rassemble l’ensemble des célébrants, souvent en état d’ébriété avancé. Parents, amis, résidents permanents, membres des communautés paysannes alentour, émigrés de passage et simples curieux peuvent, s’ils le souhaitent, gonfler les rangs des fonctionnaires qui incarnent les personnages historiques de la scène.

Tout commence le 1er septembre, vers 4 heures du matin. Les fonctionnaires des clans inca et espagnol quittent alors leurs demeures respectives, accompagnés de leur conjoint, enfants, proches et musiciens, pour parcourir séparément les ruelles de la bourgade en dansant. Pendant de longues heures, ils frappent à la porte des habitations afin de solliciter l’aide des résidents en vue du combat à venir. Les premiers soutiens peinent à se montrer à une heure si matinale, mais la persévérance enjouée des troupes ambulantes finit toujours par payer. Un à un, quelques résidents ensommeillés se présentent au pas de leur maison pour partager un verre d’eau-de-vie (chinguirito) avec le fonctionnaire. Ils échangent des nouvelles de leurs proches, s’enquièrent de leur santé et des événements heureux de l’année, puis le nouvel allié épingle un billet de banque au poncho de son solliciteur (fig. 7). Cette scène se répète inlassablement pendant plusieurs heures et, leur quête achevée après le lever du jour, chaque fonctionnaire regagne sa demeure recouvert de petites coupures. Le gain demeure cependant une maigre compensation pour les amples dépenses qu’il aura effectuées cette année-là. Enfin, après un banquet arrosé dans les maisons des patrons de la fête, chacun se positionne à l’entrée de la bourgade, face à la rue principale. C’est ici que débute l’avancée de la cavalerie espagnole accompagnée de ses alliés. Face à eux, les partisans du clan inca tentent d’entraver la marche de leurs opposants à l’aide de longs troncs d’eucalyptus maintenus horizontalement. Les seules armes à disposition des participants sont des projectiles – fruits verts et caramels durs –, que tous décochent sur leurs adversaires avec un enthousiasme hilare qui cache parfois une animosité personnelleFootnote 79. À la périphérie de la cohorte, des adolescents et de jeunes adultes chahutent pour attirer l’attention d’un flirt ou engager une bataille avec un groupe d’amis. Au centre, protégé des attaques par son général d’armée et les pallas, l’Inca tente d’esquiver les agressions de la troupe du Capitaine jusqu’à leur entrée sur un terrain ouvert, de l’autre côté de la bourgade, où doit avoir lieu sa capture. L’agitation est alors à son comble. La fatigue, l’ivresse, les blessures et l’acharnement des uns conduisent certains participants à agir de manière erratique. D’autres, plus lucides, s’ingénient à s’emparer de l’Inca ou, au contraire, à le libérer de ses adversaires. L’enjeu est d’autant plus sérieux que les perdants doivent s’acquitter d’une amende (multa) auprès des vainqueurs sous forme de caisses de bières.

Figure 7 Figure 7 – La collecte de soutien de l’Inca accompagné de sa fille (2017)

Ainsi, contrairement à l’ordre édicté des séquences et des conduites qui organisent les activités des jours précédents, le combat entre Incas et Espagnols instaure un espace qui n’est pas contraint par une trame narrative fixée d’avance. La possibilité d’un récit uchronique racontant la débâcle de Pizarro se situe précisément au cœur de cet espace immersif au sein duquel les acteurs du rituel peuvent manifester leurs inimitiés autant que leurs sympathies, entremêlant ainsi les relations et les enjeux du présent avec ceux du passé. Sur ce terrain d’actions, la distance ironique constitutive de la compétition et du jeu permet aux affects de s’exprimer de manière encadrée, car tout écart y est condamné, voire réprimé par la foule. Enfin, c’est aussi le lieu où, une fois par an, les membres dispersés de la localité se rassemblent et s’affrontent en fonction de leur réseau de solidarité et de leurs aspirations. Les émigrés et leur tissu social forment généralement les rangs du Capitaine, tandis que les résidents permanents rejoignent le clan autochtone. J’ai suggéré ailleurs que l’évasion de l’Inca, généralement fomentée plusieurs jours à l’avance par les proches du fonctionnaire, pouvait être interprétée comme une réponse de la gente del pueblo à la mainmise des émigrés sur l’économie festiveFootnote 80. L’histoire contrefactuelle qu’elle met en scène dessine un horizon d’attente au sens formulé par Reinhart Koselleck : une aspiration collective des résidents permanents toujours en prise avec les bouleversements des dernières décennies qui ont largement modifié la démographie de la bourgade. La reconstitution ritualisée de la conquête s’inscrit en cela dans les enjeux sociologiques contemporains de sa production. Elle n’est pas tant une pratique de remémoration, ni un procédé d’enregistrement de l’expérience, qu’une fabrique de futurs possibles fondée sur le rejet de l’autorité hégémonique des retornantes liméniens.

L’articulation des différents plans temporels qui structurent ces activités rituelles instaure un imaginaire commun, celui de la participation de la localité au grand récit d’une nation qui aurait été fondée historiquement sur une foi commune. Cette élaboration narrative du passé s’articule autour de plusieurs interprétations cumulatives de l’histoire : elle met en scène la supposée libre adhésion des dirigeants incas à la religion révélée par les conquérants ; elle fait ressortir le rôle central des confréries autochtones à la diffusion et au maintien du culte catholique ; elle présente le rôle précurseur du dirigeant indigène Túpac Amaru II dans la fondation de la république ; elle dépeint enfin la cohabitation harmonieuse des institutions civiles et des autorités indigènes sous la protection de l’Église. Elle relate donc une uchronie plutôt qu’une histoire de ce qui a véritablement eu lieu : célébration après célébration, elle inscrit les populations rurales au cœur d’un grand récit dont elles sont les actrices, un récit qui débute avec le projet de la chrétienté universelle pour aboutir à la construction de la république catholique du Pérou. Enfin, la temporalité éclatée du rituel permet d’ancrer la communauté des célébrants dans la durée. L’assemblage de vignettes d’époques distinctes et inévitablement inconciliables crée un temps cumulatif, une sorte de concrétion de séquences historiques. Le processus de condensation propre au cadre rituel d’interactions allonge le temps, tout comme il construit un monde de relations de réciprocité bâti sur la continuité. Ainsi, le principe de rétribution des prestations, structuré par la rotation des fonctionnaires, lie les participants pour une durée indéfinie. Ce qui nous est montré, c’est donc une localité résolument ancrée dans l’histoire et dans un espace mondialisé ; une localité qui s’affranchit de son implantation strictement spatiale et qui, grâce aux reconfigurations de l’institution des charges, perpétue un dispositif de solidarité et de pratiques dévotionnelles qui façonnent le groupe, tout en l’insérant dans un lieu constitué non pas par la résidence, mais par la relation du groupe à sainte Rose. En d’autres termes, la localité se reproduit non pas malgré, mais grâce à la mobilité de ses membres qui ont choisi de se constituer autour du culte de la sainte patronne des Créoles cosmopolites. Le discours allégorique qui a sous-tendu dès l’origine les représentations d’Indios y cristianos a contribué à forger cette structure pérenne du rituel. Depuis l’époque coloniale, ces fêtes votives donnent à voir la participation des populations andines à la construction d’une assemblée universelle de fidèles. Si la dispersion à travers le monde des membres de cette congrégation était une caractéristique des premières festivités, elle a trouvé un terreau particulièrement fertile dans la démographie de Chiquián.

Ces conclusions tendent à nuancer les distinctions opératoires entre histoire et mémoire pour faire émerger d’autres manières d’articuler la temporalité et le rapport au passé dans les pratiques rituelles andines. En ce sens, les danses de la conquête racontent une expérience collective du temps qui n’est pas celle du récit événementiel, mais qui articule des noyaux narratifs passés, présents et à venir. Chaque nouvelle subjectivité qui émerge de l’action rituelle contribue ainsi à perpétuer de manière ostentatoire ce récit du catholicisme triomphant. De tels résultats permettent enfin d’invalider toute interprétation essentialiste des danses de la conquête qui se sont développées au cœur d’un espace qui n’a cessé d’être traversé par le mouvement de l’histoire et la mobilité des personnes. Cette perspective permet enfin d’appréhender le bricolage temporel de ces manifestations non comme l’expression d’une esthétique invraisemblable ou anachronique, mais comme une manière originale d’articuler l’histoire locale au grand récit de la globalisation. C’est d’ailleurs avec succès que la municipalité de Chiquián a récemment fait valoir ce récit dans un champ différent de sa relation à l’État : en août 2018, la fête de sainte Rose a été officiellement reconnue patrimoine culturel de la nation, perpétuant sous un nouveau régime de visibilité les manifestations ostentatoires de la foi de ces célébrants. Ce statut est consigné formellement dans une résolution vice-ministérielle lourdement estampillée, à l’image du livre des actes et au plus grand plaisir de celles et ceux qui m’ont accueillie et remis solennellement une copie du précieux document.

Footnotes

*

Un grand merci à mes collègues du Laboratoire d’anthropologie sociale, dudépartement d’anthropologie de l’université Toulouse-Jean Jaurès et de l’EREA(université Paris Nanterre) pour leurs commentaires avisés sur les présentationsorales de ce papier. Toute ma reconnaissance va aux relecteurs et éditricesdes Annales pour leurs suggestions qui ont considérablementamélioré la structure de l’argument.

References

1 Mercurino Arborio di Gattinara, lettre à Charles Quint, 12 juil. 1519. Cité dans Jean Bérenger, Histoire de l’empire des Habsbourg, 1273-1918, Paris, Fayard, 1990, p. 161.

2 Robert A. Segal, « Myth and Ritual », in J. Kreinath et al. (dir.), Theorizing Rituals: Issues, Topics, Approaches, Concepts, Leyde, Brill, 2006, p. 101-121.

3 Victor Turner, Schism and Continuity in an African Society: A Study of Ndembu Village Life, Manchester, Manchester University Press, 1957.

4 Max Gluckman, Rituals of Rebellion in South-East Africa: The Frazier lecture, 1952, Manchester, Manchester University Press, 1954.

5 Chaque collectivité commémore l’épisode au cours de sa fête patronale, si bien que les dates de ces célébrations varient d’un lieu à l’autre, selon l’identité du saint patron local. Un premier inventaire de ces représentations a été dressé par Marina Bruinaud (« Les représentations théâtrales de la mort d’Atahualpa. État de la question d’un produit de la rencontre de deux mondes », mémoire de M1, université Paris-Sorbonne, 2009). Son travail concerne uniquement lesdites « tragédies de la mort d’Atahualpa », dont les dialogues et la scénographie ont suscité un immense intérêt universitaire. Il faut ajouter à ce catalogue les variantes pantomimes de ces représentations, dont il est question ici, bien plus nombreuses que leurs versions théâtralisées.

6 Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971, p. 98.

7 Pour N. Wachtel, le rapport au temps relève de la structure mentale dans le sens formulé par Claude Lévi-Strauss. Tout comme la pensée mythique, la temporalité en contexte de traduction interculturelle subit l’altération de motifs mais maintient sa structure sous-jacente.

8 Voir notamment Juan M. Ossio A. (éd.), Ideología mesiánica del mundo andino, Lima, Edición Ignacio Prado Pastor, 1973.

9 César Itier, La littérature orale quechua de la région de Cuzco, Pérou, Paris, Karthala, 2004, p. 7-8 ; Valérie Robin Azevedo, Sur les sentiers de la violence. Politique de la mémoire et conflit armé au Pérou, Paris, Éd. de l’IHEAL, 2019, ici p. 66-70.

10 Emma Gobin et Maxime Vanhoenacker, « Innovation rituelle et réflexivité. Retours aux rituels : une introduction », ethnographiques.org, 33, 2016, http://www.ethnographiques.org/2016/Gobin-Vanhoenacker.

11 Catherine Bell, Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 169-223.

12 La charge rituelle (cargo) est une prestation institutionnalisée, endossée temporairement par un individu ou un groupe qui s’engage à accomplir une série d’actes en vue de la réalisation d’un culte.

13 Le caractère inclusif de ces festivités a grandement facilité l’observation participante. Un premier séjour m’a permis de conduire de nombreux entretiens et d’être présente auprès de l’un des patrons de la fête (Rumiñawi) que j’ai suivi pendant les répétitions de danse et de chant, les séances d’habillage, les repas et les apparitions publiques. Un second séjour chez l’habitant m’a donné accès au quotidien d’une famille et aux nombreux ragots qui entourent les acteurs de l’événement. Je remercie chaleureusement l’ensemble des chiquianos qui ont répondu patiemment à mes questions, qui m’ont entraînée dans le flux de la célébration et qui, parfois, ont partagé avec moi leur perplexité face à l’ampleur de cet événement qu’ils et elles contribuent malgré tout à perpétuer.

14 Les spécialistes de la Mésoamérique ont été les premiers à évoquer cet héritage. Sur ce débat, voir Eloy Gómez Pellón, « El sistema de cargos en Mesoamérica : de fundación piadosa a institución políticoreligiosa », Revista española de antropología americana, 46, 2016, p. 49-70. Les recherches andinistes ont été plus discrètes sur le sujet, bien que les travaux précurseurs d’Olinda Celestino et Albert Meyers (Las cofradías en el Perú : región central, Francfort-sur-le-Main, Verlag Klaus Dieter Vervuert, 1975) offrent de formidables matériaux pour penser les continuités et les discontinuités historiques entre le système confrérique et le système des charges.

15 Fernand Braudel, « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Annales HSS, 13-4, 1958, p. 725-753. Ce programme a été réexaminé et prolongé par les auteurs de la présente revue ; voir notamment les contributions du dossier « La longue durée en débat », Annales HSS, 2015, 70-2, p. 285-378.

16 Berta Ares Queija, « Las danzas de los Indios : un camino para la evangelización del virreinato del Perú », Revista de Indias, 44-174, 1984, p. 445-463 ; Pierre Duviols, « La representación bilingüe de ‘La muerte de Atahuallpa’ en Manás (Cajatambo) y sus fuentes literarias », Histórica, 23-2, 1999, p. 367-392.

17 Orin Starn, « Sourds à la révolte : les anthropologues et la guerre au Pérou » [1991], in G. Rozenberg (dir.), « La culture en débat, l’anthropologie en question », Les Carnets de Bérose, 13, 2020, p. 112-150, ici p. 113.

18 Carlos I. Degregori, Qué difícil es ser Dios. El partido comunista del Perú – Senderoso luminoso y el conflicto armado interno en el Perú, 1980-1999, Lima, Instituto de estudios peruanos, 2010, chap. 2.

19 Michael Houseman et Carlo Severi, Naven ou Le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle, Paris, CNRS Éditions/Éd. de la MSH, 1994.

20 Il est documenté pour la première fois à Río de la Plata en 1536, soit une quinzaine d’années à peine après la publication de sa première traduction à Séville sous forme de romances. Voir Yolando Pino Saavedra, « Historia de Carlo Magno y de los doce pares de Francia en Chile », Folklore Americas, 26-2, 1966, p. 1-29. Voir aussi Jean-François Botrel, « Littérature et imprimés de cordel dans la péninsule Ibérique », in R. Lemaire et A. Moreau (dir.), Des conquêtes de Charlemagne au Brésil. Le Moyen Âge européen dans la littérature populaire brésilienne, Poitiers, Médiathèque François Mitterand, 2000, p. 21-29 ; Rafael M. Mérida Jiménez, « Los libros de caballerías en América : huellas culturales y cultura impresa (1492-1516) », Tirant : Butlletí informatiu i bibliografic, 10, 2007, http://hdl.handle.net/10459.1/46930.

21 Dans son Historia verdadera de la conquista de la Nueva España (chap. 174) achevée vers 1575, Bernal Díaz del Castillo mentionne la tenue d’un combat simulé entre Maures et chrétiens pour divertir les hommes de Hernán Cortés pendant leur avancée vers le Nicaragua en 1524-1525. La plus ancienne description minutieuse, non publiée, d’une telle mise en scène remonte cependant au voyage de Vasco de Gama le long de la côte caribéenne en 1532 (Heather J. Paudler, « La Danza Bugabita: The History and Performance of Los Moros y Cristianos from Spain to the Municipality of Bugaba, Panamá », thèse de doctorat, Florida State University, 2015, p. 77-78). La représentation de La conquista de Jerusalén (1538) à Tlaxcala est considérée comme la première festivité de ce type organisée sous la coupe de missionnaires. Voir notamment Robert Ricard, « Contribution à l’étude des fêtes de ‘moros y cristianos’ au Mexique », Journal de la société des américanistes, 24-1, 1932, p. 51-84.

22 Nicolás Cushner, « Las fiestas de ‘Moros y Cristianos’ en las Islas Filipinas », Revista de Historia de América, 52, 1961, p. 518-520 ; Isaac Donoso Jiménez, « El Renacimiento europeo en la formación de la literatura clásica de Filipinas », eHumanista, 19, 2011, p. 407-425.

23 Joly Puthussery, « Chavittanātakam: Music-Drama in Kerala », Comparative Drama, 37-3/4, 2003-2004, p. 321-341 ; Gilles Tarabout, « Charlemagne en pays malabar. Enjeux locaux », in C. Cazanave (dir.), no spécial « Mémoire épique et Génie du lieu », Bien dire et bien aprandre, hors-série 2, 2017, p. 317-328.

24 Josie Espinoza de Luján, « Los Moros y Cristianos »: A Spectacular Historical Drama, Chimayó, New Mexico Quincentenary Commission, 1992 ; Max Harris, « The Arrival of the Europeans: Folk Dramatizations of Conquest and Conversion in New Mexico », Comparative Drama, 28-1, 1994, p. 141-165.

25 Arturo Warman Gryj, La danza de Moros y Cristianos, Mexico, Secretaria de educación pública, 1972 ; Héctor A. Pinto, Moros y cristianos en Chiquimula de la Sierra, Guatemala, Departamento de arte folklórico nacional, 1983 ; Fernando Horcasitas, « El reto de caballería de los reyes moros », Indiana, 9, 1984, p. 59-68 ; Gisela Beutler, « Algunas observaciones sobre los textos de ‘Moros y Cristianos’ en México y Centroamérica », in D. Kossoff (dir.), Actas del octavo Congreso de la Asociación Internacional de Hispanistas (Brown University, Providence Rhode Island, 22-27 agosto 1983), Madrid, Ediciones Istmo, 1986, p. 221-233 ; Carlos R. García Escobar, El Español : danzas de moros y cristianos en Guatemala, Guatemala, Ministerio de cultura y deportes, 1990.

26 Marcel Bataillon, « Por un inventario de las fiestas de moros y cristianos : otro toque de atención », Mar del Sur, 3-8, 1949, p. 1-8 ; María Angélica Ruiz, « Doce pares de Francis en el Ande peruano », Folklore americano, 16, 1969-1970, p. 211-229 ; Rogger Ravines, « ‘Moros y Cristianos’ : espectáculo tradicional religioso de San Lucas de Colán, Piura », Boletín de Lima, 56, 1988, p. 41-52 ; Bernardino Ramírez Bautista, « Danza de moros y cristianos en Huamantanga (canta). Tradición y teatro popular en la sierra de Lima », Anthropologica, 19, 2001, p. 195-210 ; Martha Chávez Lazarte, « Danza de Moros y Cristianos. Una supervivencia cultural en el valle de Nepeña », in XIII Congreso peruano del hombre y la cultura andina (Lima, 30 de Julio-5 de Agosto 2001), t. 1, Lima, Universidad nacional Federico Villarreal, 2003, p. 62-72 ; Milena Cáceres Valderrama, La fiesta de moros y cristianos en el Perú, Lima, Pontificia universidad católica del Perú, 2005 ; Luis Cajavilca Navarro, « Ceremonias y teatro medieval en el Perú contemporáneo », Investigaciones sociales, 18-33, 2014, p. 155-166.

27 Humberto Olea Montero, « La ‘historia de Carlo Magno’ en el desarrollo del romancero a la décima espinela », Revista chilena de literatura, 78, 2011, https://revistaliteratura.uchile.cl/index.php/RCL/article/view/11021.

28 Robert Ricard, « Maures et Chrétiens au Brésil », Bulletin hispanique, 51-3, 1949, p. 334-338 ; Marlyse Meyer, « Charlemagne, roi du Congo. Notes sur la présence carolingienne dans la culture populaire brésilienne », Cahiers du Brésil contemporain, 5, 1988, p. 59-76 ; José Rivair Macedo, « Mouros e cristãos : a ritualização da conquista no velho e no Novo Mundo », Bucema, in E. Magnani (dir.), no spécial « Le Moyen Âge vu d’ailleurs », hors-série 2, 2008, https://doi.org/10.4000/cem.8632 ; Kevin Dawson, « Moros e Christianos Ritualized Naval Battles: Baptizing American Waters with African Spiritual Meaning », in C. Fromont (dir.), Afro-Catholic Festivals in the Americas: Performance, Representation, and the Making of Black Atlantic Tradition, University Park, Pennsylvania State University Press, 2019, p. 42-58.

29 Les avis divergent sur l’origine de ce théâtre populaire qui est une adaptation de l’Auto da Floripès. Pour certains auteurs, son importation remonte au xvie siècle, avec l’arrivée des maîtres sucriers de Madère. Pour d’autres, elle date du xixe siècle, lorsque des éditions bon marché du cycle carolingien furent diffusées en masse à São Tomé-et-Principe. Voir Françoise Gründ, « Le tchiloli de São Tomé (inventer un territoire pour exister) », in La scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie I, Paris, Babel, 1996, p. 159-176 ; Caroline Shaw, « Oral Literature and Popular Culture in Cape Verde and in São Tomé and Príncipe », in P. Chabal et al. (dir.), The Postcolonial Literature of Lusophone Africa, Evanston, Northwestern University Press, 1996, p. 248-273 ; Paulo Valverde, « Carlos Magno e as artes da morte : estudo sobre o Tchiloli da ihla de São Tomé », Etnográfica, 2-2, 1998, p. 221-250.

30 Mercedes Díaz Roig, « La danza de la Conquista », Nueva revista de filología hispánica, 32-1, 1983, p. 176-195 ; Jeffrey H. Cohen, « Danza de la Pluma: Symbols of Submission and Separation in a Mexican Fiesta », Anthropological Quarterly, 66-3, 1993, p. 149-158 ; Demetrio Brisset, « Cortés derrotado : la visión indígena de la conquista », in J. Jáuregui et C. Bonfiglioli (dir.), Las danzas de conquista, vol. 1, México contemporáneo, Mexico, Fondo de cultura económica, 1996, p. 69-90 ; Max Harris, Aztecs, Moors and Christians: Festivals of Reconquest in Mexico and Spain, Austin, University of Texas Press, 2000 ; Barbara Bode, « The Dance of the Conquest of Guatemala », in M. Harrison et R. Wauchope (dir.), The Native Theater in Middle America, New Orleans, Middle American Research Institute/Tulane University of Louisiana, 1961, p. 203-298.

31 Il existe une littérature considérable sur les enjeux idéologiques, politiques et doctrinaux des fêtes baroques dans le monde hispanique. Les principales références qui touchent à notre propos sont citées ci-après. Pour un aperçu historiographique plus exhaustif, voir Santiago Martínez Hernández, « Cultura festiva y poder en la monarquía hispánica y su mundo. Convergencias historiográficas y perspectivas de análisis », Studia historica. Historia moderna, 31, 2009, p. 127-152.

32 Pour un aperçu des travaux sur ce thème, voir Patricio Hidalgo Nuchera, « De cortes y fiestas cortesanas en la América hispana : una aproximación bibliográfica », Libros de la Corte, 16, 2018, p. 26-85.

33 Casta est une catégorie coloniale qui désigne les individus issus de différents métissages.

34 Solange Alberro, « Modèles et modalités : les fêtes vice-royales au Mexique et au Pérou, xvie-xviie siècle », Annales HSS, 62-3, 2007, p. 607-635.

35 Iain Fenlon, « Lepanto and the Arts of Celebration », History Today, 45-9, 1995, p. 24-30 ; Carlo Campana et Marie Viallon, « Les célébrations de la victoire de Lépante », in M.-F. Viallon (dir.), La fête au xvie siècle. Actes du X e colloque du Puy-en-Velay (octobre 2002), Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2003, p. 55-78 ; Víctor Mínguez, « Lepanto en los virreinatos americanos », in R. López Guzmán et al. (dir.), América : cultura visual y relaciones artísticas, Grenade, Universidad de Granada, 2015, p. 175-182.

36 José López de Toro, « Lepanto en América. Relación de las fiestas que se hicieron en la ciudad del Cuzco por la nueva de la batalla naval », Cuadernos Hispanoamericanos, 10, 1949, p. 93-102.

37 Hernán Taboada, La sombra del Islam en la conquista de América, Mexico, Universidad nacional autónoma de Mexico, 2004 ; Ramón Mujica Pinilla, « Apuntes sobre moros y turcos en el imaginario andino virreinal », Anuario de historia de la Iglesia, 16, 2007, p. 169-179 ; Lucila Iglesias, « Moros en la costa (del Pacífico). Imágenes e ideas sobre el Musulmán en el virreinato del Perú », Diálogo andino, 45, 2014, p. 5-15.

38 Inca Garcilaso de la Vega, Historia general del Perú, Cordoba, por la viuda de Andres Barrera, 1617, vol. 2, chap 25, p. 180.

39 Rafael Heliodoro Valle (Santiago en América, Mexico, Editorial Santiago, 1946) conçut la désignation de Santiago mataindio pour décrire la figure de saint Jacques terrassant les Indiens. De nombreuses études lui sont désormais consacrées qui mettent en relief les adaptations de cette représentation à travers le temps et l’espace. Voir Emilio Choy, De Santiago matamoros a Santiago mata-indios, Lima, CIP, 1958 ; Teresa Gisbert, Iconografía y mitos indígenas en el arte, La Paz, Gisbert, 1980, p. 196-199 ; Javier Domínguez García, « Santiago Mata : la continuación de un discurso medieval en la Nueva España », Nueva revista de filología hispánica, 54-1, 2006, p. 33-56.

40 Tom R. Zuidema, « Batallas rituales en el Cuzco colonial », in R. Thiercelin (dir.), Andes et Meso-Amérique. Cultures et sociétés. Études en hommage à Pierre Duviols, t. 2, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1991, p. 811-834 ; Berta Ares Queija, « Representaciones dramáticas de la conquista : el pasado al servicio del presente », Revista de Indias, 52-195/196, 1992, p. 231-250 ; Carolyn Dean, Inka Bodies and the Body of Christ: Corpus Christi in Colonial Cuzco, Peru, Durham, Duke University Press, 2003, p. 40-44. Contrairement à ce qu’affirme Bartolomé Martínez Arzans de Orsúa y Vela dans sa chronique tardive (Historia de la Villa imperial de Potosí, 1705-1736), la première mise en scène de la capture d’Atahualpa n’eut probablement pas lieu en 1555. Dans ce témoignage de seconde main, l’auteur affirme que les pouvoirs civils de Potosí organisèrent une série de comedias en l’honneur de saint Jacques et de l’Immaculée Conception qui relataient l’histoire de la dynastie inca. Le dernier tableau aurait figuré la capture, puis l’exécution du dernier souverain inca par les Espagnols. L’analyse de cette œuvre montre que les scènes décrites correspondent plus vraisemblablement à un genre et une scénographie plus tardifs ; voir Pierre Duviols « Las representaciones andinas de ‘La muerte de Atahualpa’. Sus orígenes culturales y sus fuentes », in K. Kohut et S. Rose (dir.), La formación de la cultura virreinal, vol. 1, La etapa inicial, Francfort-sur-le-Main/Madrid, Vervuert/Iberoamericana, 2000, p. 213-248.

41 Amédée François Frézier, Relation du voyage de la mer du Sud aux côtes du Chily et du Pérou, fait pendant les années 1712, 1713 & 1714, Paris, Chez Jean-Geoffroy Nyon et al., 1716, p. 249.

42 Pablo Ortemberg, Rituels du pouvoir à Lima. De la Monarchie à la République (1735-1828), Paris, Éd. de l’EHESS, 2012.

43 Karine Périssat, « Les festivités dynastiques à Lima : la célébration d’une histoire locale », Caravelle, 73, 1999, p. 71-93.

44 Jaime Valenzuela Márquez, « Les voies persuasives du politique. Pivots et enjeux des fêtes du pouvoir dans l’Amérique espagnole coloniale : le cas de Santiago du Chili (xviie-xviiie siècles) », Genèses, 3-72, 2008, p. 82-101.

45 Thierry Saignes, « ¿Es posible una historia ‘chola’ del Perú ? Acerca del Nacimiento de una utopía de Manuel Burga », Allpanchis, 22-35/36, 1990, p. 635-657, ici p. 640.

46 Les « doctrines » ou « paroisses » d’Indiens étaient le résultat d’une politique de regroupement des populations autochtones originellement dispersées pour faciliter leur évangélisation.

47 Contrairement à ce qui a été avancé par Manuel Burga (Nacimiento de una utopía. Muerte y resurección de los Incas, Lima, Instituto de apoyo agrario, 1988), le procès pour idolâtrie du cacique de Mangas n’a pas visé le simulacre de combat entre Incas et Espagnols. Au contraire, il lui a été reproché des actes de déviance rituelle (soûleries, consommation de coca, danses païennes) et de vénération d’idoles. Sa défense prouve bien que l’affrontement entre Incas et Espagnols était considéré comme une célébration du catholicisme triomphant. Pour la retranscription du procès-verbal, voir « Causa de ydolatría contra los yndios echiseros del pueblo de señor San Francisco de Mangas, 9 de agosto-21 de octubre de 1662 », in P. Duviols (éd.), Procesos y visitas de idolatrías. Cajatambo, siglo xvii, Lima, Institut français d’études andines, 2003, p. 579-656.

48 En milieu rural, les « réductions » étaient des regroupements forcés de populations natives dans des villages gérés par des autorités indigènes dont les fonctions consistaient à faciliter le recouvrement du tribut colonial et la mobilisation de la main-d’œuvre.

49 Nelson Manrique, Yawar Mayu, sociedades terratenientes serranas, 1879-1910, Lima, Institut français d’études andines, 1988, p. 44-45.

50 Ibid., p. 45.

51 P. Ortemberg, Rituels du pouvoir à Lima, op. cit., p. 110 sq.

52 Une littérature grandissante fait état du rôle central joué par les femmes mariées, célibataires ou veuves dans la confrérie coloniale, « seule institution où les femmes indigènes étaient admises et où elles pouvaient exercer une certaine influence » : Paul Charney, « A Sense of Belonging: Colonial Indian Cofradías and Ethnicity in the Valley of Lima, Peru », The Americas, 54-3, 1998, p. 379-407, ici p. 393. Voir aussi Luis Rodríguez Toledo, « ‘Hermanas 24 y mayordomas’ : la participación femenina en las cofradías de prestigio de Lima, siglo xviii », Revista del archivo general de la nación, 2019, 34-1, p. 101-124.

53 Olinda Celestino et Albert Meyers, « La dinámica socio-económica del patrimonio cofradial en el Perú colonial : Jauja en el siglo xvii », Revista española de antropología americana, 11, 1981, p. 183-206 ; Olinda Celestino, « Les confréries religieuses à Lima », Archives de sciences sociales des religions, 80, 1992, p. 167-191 ; Beatriz Garland Ponce, « Las cofradías en Lima durante la colonia. Una primera aproximación », in G. Ramos (dir.), La venida del reino. Religión, evangelización y cultura en América, siglos xvi- xx, Cuzco, Centro de estudios regionales andinos Bartolomé de las Casas, 1994, p. 199-228 ; Walter Vega, « Cofradías en el Perú colonial : una aproximación bibliográfica », Diálogos, 1, 1999, p. 137-152.

54 Dans la première moitié du xixe siècle, le gouvernement péruvien s’inspire de la politique libérale espagnole pour mettre en place un processus connu sous le nom de « désamortissement », consistant en la vente publique des terres et des biens improductifs majoritairement détenus par l’Église, les ordres religieux, les confréries et, dans une moindre mesure, les municipalités. Il s’agissait d’élargir le marché foncier, tout en augmentant la productivité agricole, et de renflouer les caisses de l’État.

55 Il y a 50 ans, Fernando Fuenzalida Vollmar (« La matriz colonial de la comunidad de indígenas peruana : una hipótesis de trabajo », Revista del museo nacional, 35, 1979, p. 92-123) suggérait déjà que les structures de la communauté indigène traditionnelle dérivaient du système des confréries et de l’institution du cabildo, tous deux d’origine péninsulaire.

56 Alejandro Diez Hurtado, « Charges religieuses, confréries et organisation politique dans la longue durée. Agents et pouvoir aux villages de Catacaos et Sechura (Pérou) », in A. Ariel de Vidas (dir.), Pour une histoire souterraine des Amériques. Jeux de mémoires – Enjeux d’identité. Mélanges offerts à Nathan Wachtel, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 197-221.

57 Cette interprétation ne m’a été communiquée qu’une seule fois par l’un de mes interlocuteurs qui était particulièrement enthousiaste de partager son savoir de la fête. Connaissant l’objet de ma recherche, il venait me retrouver au milieu de la foule pour commenter la scène qui se déroulait devant nous. Les autres informations ont été glanées au fil de discussions informelles au gré de rencontres quotidiennes et de moments de convivialité.

58 Pour une présentation de cette littérature andiniste, voir Alejandro Diez Hurtado, « Los sistemas de cargos religiosos y sus transformaciones », in M. Marzal (dir.), Religiones andinas, Madrid, Ed. Trotta, 2005, p. 253-286.

59 La conflictualité n’est pas absente de ces échanges et les quémandeurs doivent s’armer de patience pour négocier avec diplomatie. Certaines demandes de prêt ou d’apport matériel peuvent être considérées comme déplacées. Il arrive qu’elles soient rejetées pour des raisons personnelles (relation trop éloignée, conflit familial, etc.) ou condamnées ouvertement pour leur coût. Ces tractations sont secrètes, sauf pour celles qui concernent les objets de peu de valeur, et tous les biens et sommes concédés sont enregistrés dans un cahier de comptes que chaque fonctionnaire conserve individuellement.

60 A. Diez Hurtado, « Charges religieuses… », art. cit.

61 Parmi les nouvelles religions identifiées en 2017 à Chiquián se trouvaient les Témoins de Jéhovah, la Asociación Evangélica de la Misión Israelita del Nuevo Pacto Universal (AEMINPU) et l’Église adventiste du septième jour (IASD).

62 Román Robles Mendoza, « Las iglesias andinas : huellas de la cristianización y religiosidad popular », Revista de antropología, 3-3, 2005, p. 103-162, ici p. 140-141.

63 Id., « Efectos de la minería moderna en tres regiones del Perú », Revista de antropología, 1-1, 2003, p. 31-70.

64 Entre les années 1980 et 2000, le mouvement d’inspiration maoïste connu sous le nom de Sentier lumineux mena une lutte armée contre l’État péruvien afin de « libérer » les masses paysannes de l’oppression des dominants. Les actions de la guérilla et la répression des forces gouvernementales firent approximativement 70 000 victimes, pour la plupart issues des communautés andines quechuaphones. Voir V. Robin Azevedo, Sur les sentiers de la vilence, op. cit.

65 Isabel Yaya McKenzie, « Une histoire de la violence. La reconstitution ritualisée de la capture de l’Inca dans les Andes centrales », Ethnologie française, 49-3, 2019, p. 493-506, ici p. 502.

66 Juvenal Casaverde, « Santos, cargos religiosos y procesos sociales », Revista del museo nacional, 45, 1981, p. 291-310.

67 Lima, Archivo arzobispal (ci-après AAL), cofradías, leg. 46, exp. 2, 1622 ; AAL, cofradías, leg. 46, exp. 34-35, 1685 ; Huacho, Archivo del opispado (ci-après AOH), cofradías, leg. 2, exp. 22, 1672-74 ; AOH, cofradías, leg. 3, exp. 1, 1685.

68 Ramón Mujica Puntilla, Rosa limensis. Mística, política e iconografía en torno a la patrona de América, Mexico, Centro de estudios mexicanos y centroamericanos/Institut français d’études andines/Fondo de cultura económica, 2004, 10.4000/books.cemca.2303 ; Ismael Jiménez Jiménez, « Las cofradías de indígenas de Santa Rosa. Fundaciones y propagación en la archidiócesis de Lima durante la década de 1670 », Temas americanistas, 39, 2017, p. 146-182.

69 Le livre des actes en usage actuellement remonte aux années 1990, car les registres plus anciens ont disparu dans des circonstances obscures.

70 Román Robles Mendoza, « Representaciones de la memoria en los eventos festivos andinos », Investigaciones sociales, 19-35, 2015, p. 11-30, ici p. 21-22.

71 D. Brisset, « Cortés derrotado », art. cit. ; Max Harris, « The Return of Moctezuma: Oaxaca’s ‘Danza de la Pluma’ and New Mexico’s ‘Danza de los Matachines’ », The Drama Review, 41-1, 1997, p. 106-137.

72 Julien Bonhomme, « L’art de la dérobade. Innovations rituelles et pouvoir colonial en Afrique centrale », Cahiers d’études africaines, 228, 2017, p. 951-972, ici p. 964. Voir aussi id., « Masque Chirac et danse de Gaulle. Images rituelles du Blanc au Gabon », Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, 11, 2010, p. 80-99.

73 R. Robles Mendoza, « Las iglesias andinas », art. cit., p. 140.

74 Nathan Wachtel, Paradis du Nouveau Monde, Paris, Fayard, 2019, p. 164.

75 M. Houseman et C. Severi, Naven ou Le donner à voir, op. cit.

76 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 42.

77 Rory Turner, « Bloodless Battles: The Civil War Reenacted », The Drama Review, 34-4, 1990, p. 123-136 ; Mark Auslander, « Touching the Past: Materializing Time in Traumatic ‘Living History’ Reenactments », Signs and Society, 1-1, 2013, p. 161-183 ; Audrey Tueillon Demésy, « ‘Passer’ un costume pour se glisser dans le passé. Savoir-faire et apparence corporelle en reconstitution historique », Ethnologies, 40-1, 2018, p. 27-48. Sur la dimension affective du rituel, voir Marika Moisseeff et Michael Houseman, « L’orchestration rituelle du partage des émotions et ses ressorts interactionnels », in L. Kaufmann et L. Quéré (dir.), Les émotions collectives. En quête d’un « objet » impossible, Paris, Éd. de l’EHESS, 2020, p. 133-168.

78 Sur la notion de régime d’historicité, voir François Hartog et Gerard Lenclud, « Régimes d’historicité », in A. Dutu et N. Dodille (dir.), L’état des lieux des sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 18-38 ; François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003. Pour un commentaire critique de la notion, voir Ludivine Bantigny, « Historicité du xxe siècle. Quelques jalons sur une notion », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, 117, 2013, p. 13-25.

79 I. Yaya McKenzie, « Une histoire de la violence », art. cit., p. 497.

80 Ibid.

Figure 0

Carte 1 Emplacement de Chiquián dans le département d’Áncash

Figure 1

Figure 1 Figure 1 – Danza de la degollación del Inca

Figure 2

Figure 2 Figure 2 – Le Capitaine et ses compagnons en costume d’administrateur face àl’Inca (2017)

Figure 3

Figure 3 Figure 3 – Portrait de Don Marcos Chiguantopa Coronilla, alférez realinca (porte-étendard) en 1739

Figure 4

Figure 4 Figure 4 – Le clan inca mené par Rumiñawi en costume (2017)

Figure 5

Figure 5 Figure 5 – Rumiñawi arbore un crucifix aux couleurs républicaines (2017)

Figure 6

Figure 6 Figure 6 – La fanfare du Capitaine (2017)

Figure 7

Figure 7 Figure 7 – La collecte de soutien de l’Inca accompagné de sa fille (2017)