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Le miroir du canoniste les images et le texte dans un manuscrit médiéval

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Jean-Claude Schmitt*
Affiliation:
CRH — EHESS

Extract

Au moment où les historiens se soucient de plus en plus de prendre en compte les documents iconographiques — longtemps méconnus et délaissés ou, pire encore, simplement invoqués et reproduits pour illustrer un raisonnement échafaudé sans un regard pour eux —, il est nécessaire que l'histoire sociale et culturelle élabore ses propres méthodes de repérage, d'analyse et d'interprétation des images. Le chantier à peine ouvert se révèle immense et d'une très grande diversité. L'historien ne sous-estimera pas la singularité de tel « chef-dœuvre », la personnalité de tel artiste, que du reste il saura mieux que quiconque replacer dans une histoire sociale et idéologique plus vaste.

Summary

Summary

This study of the iconography of a manuscript from the Decree of Gratian W. 133 from the Walters Art Gallery (produced in the North of France at the end of the 13th century) offers —without ignoring questions with regard to art history or the history of law— a systematic analysis of the thirty-six historiated initiais in the second part, in order to bring to light the ideological function of such an illuminated manuscript. The study focusses in particular on the “great figures”, which the causae textes do not mention explicitly, however, which, in eleven of the images, might be said to incarnate the rôle of arbiter and defender of canon law, or even the very prestige and necessity of canon law itself. This figure shows us the way in which the manuscript functions as a mirror in the hands of its patron or the men of law who came to use it.

Type
Lectures des Œuvres
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1993

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References

* Une première version de cet article a été publiée dans The Journal of the Walters Art Gallery, 49-50, 1991-1992, pp. 67-82 (14 figures). Je tiens à remercier la direction de cette revue de m'avoir autorisé à republier cette étude sous une forme modifiée.

1. Rome, Studia Gratiana, XVI-XVIII, 1975. L'intérêt de ces trois volumes est de reproduire par centaines des miniatures (1800 exactement, dont 200 planches en couleur) provenant de 150 manuscrits différents du Décret.

2. Voir aussi, du même auteur : « The Salient Points of Methodology in the Compilation of “ Corpus picturarum minutarum quae in codicibus manu scriptis Decreti Gratiani continentur ” (“ The Corpus of the Miniatures in the Manuscripts of Decretum Gratiani ” ) », Studia Gratiana, XII, 1967, pp. 325-328.

3. L'insuffisance des travaux sur l'iconographie juridique est soulignée dans son compte rendu de l'ouvrage de Melnikas, A. par Nordenfalk, Cari, Zeitschrift für Kunstwissenschaft, 43, 1980, pp. 318337 Google Scholar. Mais cet auteur reproche avec raison à A. Melnikas de ne pas préciser les critères de sélection des manuscrits et des illustrations, d'avoir négligé des manuscrits importants et de proposer des attributions parfois douteuses.

4. Je tiens à exprimer à Monsieur Anton Schütz ma gratitude pour avoir bien voulu relire cet article et pour m'avoir fait bénéficier de sa grande compétence dans l'étude du Décret de Gratien.

5. Bras, G. Le, Lefebvre, C., Rambaud, J., L'âge classique 1140-1378. Sources et théories du droit, Paris, Sirey, « Histoire du droit et des institutions de l'Église en Occident », VII, 1965, p. 78 Google Scholar.

6. En particulier Jolles, André, Formes simples (trad. frse, Paris, Éditions du Seuil, 1972, pp. 137157 Google Scholar) : le cas est, selon l'auteur, l'une des « formes simples » ou « dispositions mentales » qui peuvent se réaliser dans des formes narratives savantes. A. Jolles distingue trois domaines d'application du cas : les relations amoureuses (les débats de la Cour d'amour), la justice (c'est ce que montre, bien qu'il ne le cite pas, le Décret de Gratien), la religion (la casuistique morale). Sur la casuistique morale, dont le développement historique au Moyen Age est parallèle à celui de la casuistique juridique, voir Michaud-Quantin, Pierre, Sommes de casuistique et manuels de confession au Moyen Age xii-xvi siècles), Louvain-Lille-Montréal, Analecta Mediaevalia Namurcensia, 13, 1962 Google Scholar. Intéressante comparaison de la casuistique médiévale et de la casuistique moderne (celle des jésuites) dans Gritti, Jules, « Deux arts du vraisemblable. I : La casuistique », Communications, 11, 1968, 1, pp. 99114 Google Scholar.

7. G. Le Bras, op. cit., p. 273, considère le casus à la fois comme élément de la casuistique (“ il s'agit d'un problème concret, quoique souvent fictif, mais qui reflète un phénomène ou une réalité de la vie sociale, demandant une solution juridique ») et comme genre littéraire (” il se rapproche des distinctiones, car il consiste dans l'exposé d'un cas, ce qui donne l'occasion à l'auteur d'indiquer la solution à donner avec sa justification, en particulier la solution et la réponse aux contraria »). Le casus est donc inséparable des quaestiones qui suivent.

8. J'ai pris connaissance du manuscrit à la Walters Art Gallery en 1981 et en 1987. Je remercie Mrs Lilian Randall de l'aide chaleureuse qu'elle m'a apportée lors de mes visites, et Mrs Elisabeth Burin pour ses remarques constructives. A. Melnikas situe dans le monastère cistercien de Cambron-près-Mons l'origine de ce manuscrit. Même si elles ne portent pas explicitement sur ce manuscrit, les réserves émises par C. Nordenfalk, quant aux attributions proposées par A. Melnikas, incitent ici aussi à ne suivre cette hypothèse qu'avec prudence.

9. Seule exception, l'initiale de la Causa IV ne comporte qu'un motif floral, sans personnage.

10. La troisième partie du Décret, De consecratione, commence par une initiale historiée du même type que celles de la seconde partie. Mais je ne l'ai pas incluse dans les comptages qui suivent.

11. Voir le vol. III, de L. Randall, Médiéval and Renaissance Manuscripts in the Walters Art Gallery, qui donne une description exhaustive de ce manuscrit.

12. Damisch, Hubert, « La peinture prise au mot », Critique, 370, 1978, pp. 270290 Google Scholar, à propos de Schapiro, Meyer, Words and Picture, La Haye-Paris, Mouton, 1973 Google Scholar.

13. Causa V : l-n infamiam cuiusdam episcopi…, Causa IX : S-ententia excommunicationis, Causa XXV : S-ancta romana ecclesia.

14. Seize cas, dont deux enfants pour la Causa XX. Seule la Causa XXV Sancta romana ecclesia… échappe à ce décompte.

15. La jambe: Causae II et III. Un personnage couché: Causae VII, VIII, XII, etc. Une table : Causae XXXV et XXXVI.

16. Causae V, XXVII, XXVIII, XXIX, etc.

17. Causae I, VI, VII, X.

18. Causae VII, XI, XIII, XXI.

19. Causae X, XXXIV.

20. Le même axe « en creux » se retrouve dans un très grand nombre d'images, les plus nettes étant celles des Causae II, XI, XVIII, XIX, XXII, XXIII, XXIV, XXVII, XXX.

21. Dans 7 cas — dans les Causae IX, X, XIX, XXII, XXIV, XXX —, le personnage majeur est un évêque ; dans la Causa IX, l'archevêque, bien qu'excommunié, bénit et procède à l'imposition des mains pour investir des clercs dans un autre diocèse que le sien ; dans la Causa X, il revendique l'immunité d'une église contre le fondateur laïc de celle-ci ; dans la Causa XIX, il écoute deux clercs qui lui demandent la permission d'entrer au monastère ; dans la Causa XXII, il s'oppose à l'archidiacre qui l'accuse avec raison de parjure ; dans la Causa XXIV, bien qu'hérétique, il prive des clercs de leur office et les excommunie ; dans la Causa XXX, il baptise un enfant que son père charnel tient par méprise sur les fonts baptismaux. En revanche, dans la Causa XI, le personnage majeur est un juge séculier assis en face de deux clercs (l'un se soumet à son jugement tandis que l'autre se détourne en affirmant ne devoir répondre que devant un juge ecclésiastique).

22. Ces cas sont les suivants : Causae II, III, VIII, XII, XIV, XVI, XVIII, XX, XXIII, XXV, XXVIII, XXXI, XXXII, XXXIII. Les 3 cas où il s'agit d'un évêque : dans la Causa VIII, un évêque est choisi comme son successeur par un vieil évêque qui va mourir (la scène évoque celle de Causa VII, mais l'orientation des personnages est inversée) ; dans la Causa XVI, l'évêque considère une scène stéréotypée d'oblation (voir aussi la Causa I), qui ne correspond qu'approximativement au problème posé par le texte (des moines peuvent-ils toucher les revenus d'une paroisse ?) ; dans la Causa XX, l'évêque considère les gesticulations de l'enfant qui ne veut pas endosser l'habit monastique.

23. Dans un cas ﹛Causa V), il s'agit d'un évêque, debout, tourné vers la droite, dans le sens de l'écriture dont il désigne du doigt le début. Dans un autre (Causa XXI), on voit l'archiprêtre coupable de cumuler les bénéfices et de mener une vie mondaine ; lui aussi est tourné vers la droite ; il lève l'index, et semble s'adresser à la tête du serpent qui émerge de la lettre A. Son ample vêtement, sa coiffe noire à larges rabattants et le livre qu'il tient, l'identifient comme un personnage socialement important. Le dernier cas concerne le prêtre astrologue (Causa XXVI), assis, tourné vers la droite, tenant l'astrolabe qui l'identifie, l'index pointé vers les cieux.

24. Causa VI : un évêque est accusé de simonie par deux fornicateurs qui se tiennent de part et d'autre de lui ; Causa XXXIV : un autre évêque écoute la plainte d'un ancien captif au sujet du remariage de son épouse ; il sépare les deux espaces occupés d'un côté par la prison et le captif, de l'autre par le nouveau couple.

25. Causa VII : au centre de l'image (bien marqué par l'architecture et la crosse épiscopale), le nouvel évêque se penche vers l'évêque mourant qui vient de le désigner comme son successeur.

26. Avec des moines : Causae I et XVII ; avec des clercs séculiers : Causa XIII.

27. Causae XV, XXVII, XXIX, XXXV, XXXVI.

28. Dans la Causa XXXV, l'image est partagée par la table en deux scènes superposées, celle du repas de noce et celle des funérailles de l'épouse ; dans la Causa XXXVI, on voit successivement le jeune homme offrir à boire à la jeune fille, puis la séduire.

29. Melnikas, A., Corpus, vol. I, p. 138, fig. 18.Google Scholar

30. Ibid., p. 169, fig. 14.

31. Ibid., vol. II, p. 744, fig. 13.

32. Causae III, XII, XIV, XVIII, XXVIII.

33. Causae II, III et XXV, quand il remet un phylactère à l'une des parties, dans un litige concernant les droits d'un monastère sur une église baptismale.

34. Causae VIII, XVI, XX, XXXIV.

35. Causae XIV, XXIII, XXXI, XXXII.

36. Causae II, XXVIII, XXXII.

37. Sur les couleurs au Moyen Age, voir les travaux de Michel PASTOUREAU, Figures et couleurs. Étude sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Le Léopard d'Or, 1986 et Couleurs, images, symboles. Études d'histoire et d'anthropologie, Paris, Le Léopard d'Or, 1989.

38. Causae, II, III. XXVIII, XXXII.

39. Causae, V, XVI, XXX.

40. Sur la discussion canonique des conséquences, quant à la validité du mariage, de l'impuissance sexuelle du mari, voir, Brundage, James A., Law, Sex and Christian Society in Médiéval Europe, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1987 CrossRefGoogle Scholar, qui reproduit (pi. 14) l'image de notre manuscrit, avec le commentaire suivant : « One mode of proof involved examination of the parties by experienced women, who attempted to produce sexual arousal in the allegedly impotent man. In the case illustrated hère the husband had clearly failed to respond ». Je doute fortement qu'il ait été concevable à la fin du xmc siècle qu'une telle image, à la place qu'elle occupe dans un tel manuscrit (il s'agit d'une lettrine, non d'une figure marginale grotesque) pût représenter une érection. De plus, l'artiste ne visait pas à représenter une scène réelle, mais à figurer le problème juridique de l'impuissance sexuelle : c'est ce que signifie le sexe.

41. Stephan Kuttner. Repertorium der Kanonistik (1140-1234), Cité du Vatican, « Prodromus Corporis Glossarum I », 1937, pp. 228-232.

42. Rufinus, Summa decretorum, H. Singer éd.. Paderborn, F. Schôningh, 1902, 3 : « Has igitur celestis famille officinas Incessablltter conspicantes et velut unus de gentillbus admirantes, quonam pacto ecclesiarum status ponderentur, dericorum dignitates et officia imponantur et reponantur, non quidem manibus introsus attingere, sed per cancellos canonum velut emlnus suspenso tligito templavimus indicare, longam et spatlosam vlam decretorum summis vestigiis percurrere ». Je remercie M. Anton Schiitz de m'avoir signalé ce texte.

43. J'entends « distinction » au sens sociologique que lui donne Bourdieu, P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979 Google Scholar.

44. A. Melnikas, Corpus, vol. I, p. xxvi. Pour ne prendre qu'un exemple particulièrement frappant de ces ressemblances, voir par exemple les initiales historiées de la Causa XVII (l'infirme qui marche avec une béquille et veut entrer au monastère) dans les manuscrits de Troyes (ibid., vol. II, fig. 11), Berlin (fig. 13), Douai (fig. 14) et Baltimore (fig. 15).

45. C. Nordenfalk, pp. 326-329.

46. Branner, Robert, Manuscript Painting in Paris during the Reign of St. Louis. Berkeley- Los Angeles, University of California Press, 1977 Google Scholar, et Avril, François, « A quand remontent les premiers ateliers d'enlumineurs laïcs de Paris? », Les dossiers de l'Archéologie, XVI, 1976, pp. 3644 Google Scholar (cité par C. Nordenfalk, p. 328).

47. Causa III, Cambrai, BM, ms. C 967, fol. 87 (A. Melnikas, vol. I, fig. 11).

48. On le voit pour les Causae III (Berlin, fol. 90, A. Melnikas, vol. I, PI. II), XII (Troyes, fol. 124v., ibid.,vol. II, PI. I), XXIII (Cambrai, fol. 144v., ibid., vol. II, fig. 2), XXVIII (Berlin, fol. 192v.. ibid., vol. III, fig. 2), XXXI (Berlin, fol. 198v„ ibid., vol. III, fig. 5), XXXII (Troyes, fol. 194, ibid., vol. III, fig. 2).

49. Ibid., vol. II, p. 409 (à propos de la Causa XII, manuscrit de Troyes).

50. Causa XXV, ms. de Berlin, fol. 180, ibid., vol. II, fig. 10.

51. Causa II, ms. de Douai, fol. 73, ibid., vol. I, PI. I. et ms. de Troyes, fol. 83, ibid., vol. I, fig. 14.

52. Causa III, ms. de Troyes, fol. 95, ibid., vol. I, fig. 10.

53. Causa III, ms. de Cambrai, fol. 87, ibid., vol. I, fig. 11.

54. Berlin, Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz, ms. Hamilton 193, France du Nord, 1283 (63 miniatures), par exemple l'illustration du fol. 34.